Les stratégies d’évitement des crises entre la France et Rome sous Henri IV
Texte intégral
1Entre l’absolution de Henri IV par Clément VIII, le 17 septembre 1595, et son assassinat par Ravaillac, le 14 mai 1610, trois papes se sont succédé. Pour bien comprendre l’évolution des relations entre le roi de France et la papauté pendant cette période et les stratégies réciproques d’évitement des crises, il n’est pas inutile d’évoquer les personnalités des pontifes auxquels le premier Bourbon a eu affaire pendant ces quinze années1.
Un roi, trois papes
2Avec Clément VIII (1592-1605), Henri IV a entretenu des rapports privilégiés2. Clément VIII considérait qu’en absolvant ce prince hérétique deux fois relaps, il lui avait donné une nouvelle naissance, et il le considérait quasiment comme son fils spirituel. Aussi fit-il preuve à son égard de la plus grande bienveillance, allant aussi loin qu’il le pouvait dans la voie des concessions, sans porter atteinte à la doctrine de l’Église. Non content de lui avoir accordé son absolution, il accède dans les années suivantes à la plupart des grâces que le nouveau roi Très Chrétien lui demande et s’attache à consolider son trône et sa dynastie: en 1599 il déclare nul son premier mariage avec Marguerite de Valois ; en 1601 il accepte d’être le parrain du dauphin ; en 1600 il intervient de façon décisive dans les préparatifs et la célébration de sa nouvelle union avec Marie de Médicis ; en 1604 il va même, chose inouïe, jusqu’à accorder la dispense de consanguinité nécessaire à la régularisation du mariage de Catherine de Bourbon, sœur huguenote du roi, avec le très catholique duc de Bar, célébré irrégulièrement en 1599. Henri IV de son côté multiplie les gestes pour manifester sa reconnaissance au pontife qui l’a réintégré dans le giron de l’Église romaine : en 1601, il lui demande d’être le parrain du dauphin ; en 1604, il fait don à la basilique du Latran, cathédrale de Rome, et à son chapitre, de l’abbaye Saint-Pierre de Clairac en Agenais, ce qui lui vaut d’être nommé chanoine d’honneur de la basilique ; et il distribue largement des pensions à des cardinaux et à d’autres membres de la cour pontificale. Le roi et le pape échangeaient une double correspondance : des lettres officielles, préparées en France par le secrétaire d’État chargé des affaires étrangères (Nicolas de Neufville de Villeroy) et à Rome par le cardinal-neveu (Pietro Aldobrandini), et des lettres de caractère privé, autographes ou d’apparence autographe (di proprio pugno)3.
3Le 1er avril 1605, l’élection de Léon XI, ancien légat en France, un Médicis ouvertement francophile, oncle de la reine Marie, fut un triomphe éclatant pour la diplomatie française. Mais ce pontificat dura moins d’un mois, et les espoirs que la France avait mis dans ce pape furent réduits à néant.
4Le 16 mai 1605, l’élection de Paul V fut à nouveau présentée comme un succès par la France, une tactique qui relevait probablement de la propagande politique. Certains observateurs en effet s’étonnèrent et virent là une opération de désinformation, car jusqu’alors le cardinal Camillo Borghese n’avait pas été considéré comme particulièrement favorable à la France ; il avait d’ailleurs été nonce extraordinaire en Espagne en 1593, et il était pensionné par le roi Catholique. D’où la réaction de l’envoyé du grand-duc de Toscane, par exemple, surpris de la satisfaction manifestée en France à la suite de cette élection4. Il reste que Paul V, contrairement aux papes du temps de la Ligue, observa une stricte neutralité dans ses rapports avec les couronnes catholiques et que ses relations avec Henri IV furent empreintes de courtoisie. Mais elles furent moins chaleureuses que sous le pontificat de Clément VIII. En particulier, l’usage de la double correspondance, officielle et privée, fut abandonné.
Légats, nonces et ambassadeurs
5Les envoyés pontificaux qui se succédèrent pendant la même période à la cour de France furent de même très différents. Le premier fut un légat a latere, Alexandre de Médicis, cardinal de Florence (futur Léon XI), un prélat très favorable à la France et qui avait beaucoup œuvré à l’absolution du roi. Le choix fait de lui par Clément VIII est d’ailleurs très révélateur de la volonté du pape de tout faire pour plaire au roi réconcilié avec l’Église romaine et favoriser au maximum le rétablissement de relations confiantes entre la cour de France et la cour de Rome. Le cardinal de Florence présida les négociations qui aboutirent à la signature du traité de Vervins entre la France et l’Espagne, le 2 mai 1598. Un autre légat, le cardinal- neveu Aldobrandini, vint en France deux ans plus tard pour interposer la médiation du Saint-Siège entre le roi de France et le duc de Savoie5.
6Au légat Médicis succédèrent quatre nonces ordinaires. Le premier, Gasparo Silingardi, évêque de Modène (1599-1601), était relativement âgé (62 ans). Dernier nonce en France qui ait été directement témoin du concile de Trente (où il avait été commensal d’un des pères conciliaires), il renouait avec la tradition des diplomates de Grégoire XIII, eux aussi évêques résidentiels en Italie, sur qui la papauté comptait pour faire triompher partout l’esprit du concile et, dans le cas de la France, pour faire recevoir celui-ci. Sa correspondance publiée par Bertrand Haan nous fait toucher du doigt le décalage culturel qui existait à cette époque entre Français et Italiens. L’incompréhension du nonce devant la situation religieuse de la France éclate quasiment dans chaque lettre. Il se laisse aller à des lamentations et à des réflexions désabusées sur la ruine de l’autorité du souverain pontife dans le royaume et les infortunes du Saint-Siège. Ces notations qui semblent dénoter un caractère dépressif contrastent avec la relative indulgence dont font preuve de leur côté Clément VIII et le cardinal-neveu Aldobrandini6.
7Son successeur Innocenzo Del Bufalo, évêque de Camerino (1601-1604), s’il partage en grande partie ses vues, est d’un style tout différent. Beaucoup plus jeune (36 ans), homme d’appareil issu de la curie, créature du cardinal-neveu, dépourvu d’expérience pastorale, il est en quelque sorte le prototype d’une nouvelle espèce de diplomate pontifical dont le modèle s’imposera partout à partir du XVIIe siècle. Bien accueilli d’abord par le roi, il perdra sa confiance dès 1602 au moment de la crise internationale provoquée par la conspiration de Biron. Le 9 septembre 1602, Henri IV écrit à son ambassadeur Philippe de Béthune : « Il y a longtemps aussy que je m’aperçois que ledit nonce favorise le party espagnol. » C’est seulement à la fin de la nonciature, en octobre 1604, lorsque la médiation de Del Bufalo permit de mettre fin à la guerre des tarifs, que les préventions du roi à l’égard du nonce se dissipèrent. Il n’empêche que la méfiance persistante du roi à l’encontre du nonce eut des répercussions sur le mode de gestion des litiges pendant la plus grande partie du séjour en France de Del Bufalo7.
8Avec Maffeo Barberini, archevêque de Nazareth (1604-1607), l’ambiance change du tout au tout. Ce nonce, qui était venu apporter les langes bénits au dauphin à l’automne 1601, était déjà connu à la cour de France où il s’était fait apprécier. L’annonce de sa nomination comme nonce ordinaire, trois ans plus tard, fut donc favorablement accueillie. Pendant son deuxième séjour, il sut nouer des contacts et se faire des relations, au premier rang desquelles le duc de Sully, qui, quoique protestant, entretint avec lui d’excellents rapports qui se prolongèrent jusqu’au pontificat d’Urbain VIII8.
9Le quatrième nonce, Roberto Ubaldini, évêque de Montepulciano (1607-1616), contre toute attente, ne suscita pas le même enthousiasme, bien qu’il fût pensionné par la France, cousin éloigné de Marie de Médicis et ancien maître de chambre du très francophile Léon XI. Henri IV craignit sans doute que ce Florentin ne vînt renforcer l’entourage de son épouse, à une époque où les relations conjugales du couple royal n’étaient pas idylliques. Il fallut bien cependant l’accepter9.
10Parallèlement, Henri IV, après les deux courtes missions du duc de Luxembourg-Piney en 1597 et de Nicolas Brulart de Sillery en 1599-1600, envoie à Rome trois ambassadeurs ordinaires : Philippe de Béthune (1601-1605), Charles de Neufville d’Alincourt (1605-1608) et François Savary de Brèves (1608-1614). Ces diplomates, dans les audiences régulières que le pape leur accorde, assurent un autre type de liaison entre les deux cours, qui n’est pas toujours en harmonie avec ceux qui s’établissent entre le roi et les nonces. Selon les occurrences et la nature des affaires à traiter, le roi et les papes utiliseront l’une ou l’autre voie pour régler les affaires. Le roi dispose d’autres relais importants à Rome avec les cardinaux français dont certains (Arnaud d’Ossat, Séraphin Olivier-Razali) résident en permanence tandis que d’autres (François de Joyeuse, Jacques Davy du Perron) font des séjours plus ou moins fréquents et plus ou moins longs à la cour pontificale10.
11Tel est le cadre général des relations que Henri IV entretint avec les papes. Ces données permettent de mieux comprendre la stratégie conduite par les deux protagonistes pour faire face aux tensions, litiges et autres crises qui surgirent à cette époque. Il est intéressant de constater que dans ce rapport de force les stratégies du roi et du pape furent changeantes en fonction de la nature des affaires à traiter. Il importe donc d’esquisser une typologie des affaires qui formèrent la trame du contentieux franco-romain. L’étude qui suit portera principalement sur la période 1599-1607 correspondant aux trois premières nonciatures (Silingardi, Del Bufalo et Barberini), période fertile en incidents de toute sorte.
Le contentieux franco-romain : essai de typologie
12Les relations entre la France et Rome, dans les années qui suivirent l’absolution de Henri IV, sont marquées par une volonté de réconciliation durable, manifestée par quelques épisodes symboliques déjà mentionnés plus haut, mais dans l’ensemble les sujets de friction, voire d’affrontement, furent nombreux, et les diplomates tant français que pontificaux eurent fort à faire pour éviter des ruptures et maintenir un dialogue entre les deux cours, même si ce dernier ressembla parfois à un dialogue de sourds. On peut distinguer trois types de contentieux.
13En premier lieu les trois grands dossiers politico-religieux qui mettaient en jeu les intérêts supérieurs de la chrétienté catholique et auxquels, compte tenu de la situation propre à la France, aucune solution satisfaisante ne pouvait être apportée, à savoir : la réception en France des décrets du concile de Trente (dossier en discussion depuis la clôture du concile), le rappel des jésuites (expulsés en 1595 et rétablis en 1603) et la promulgation de l’édit de Nantes. Dans le règlement des deux premiers dossiers, le roi n’était pas dans la même position vis-à-vis du Saint-Siège. La réception du concile de Trente était l’une des conditions mises par Clément VIII à son absolution (l’équivalent de ce que nous appelons aujourd’hui la « pénitence » ou la « satisfaction » imposée à la suite de l’administration du sacrement de réconciliation). En revanche, le rappel des jésuites relevait d’une simple promesse faite par le roi au pape et plusieurs fois réitérée à ses légats11.
14Une autre source de conflits potentiels est la mise en œuvre des dispositions fixées par le concordat de Bologne pour la nomination des évêques. Il s’agit là d’une série de cas individuels dans le cadre d’une procédure administrative régulière.
15Enfin, à côté de ces questions qui s’inscrivent en permanence dans le jeu normal des relations diplomatiques, surgissent sans cesse, à l’improviste, des problèmes ponctuels qui relèvent de la sphère doctrinale ou pastorale : prédicateurs zélés qui enflamment le peuple du haut de leur chaire, livres suspects que le laxisme de la censure royale laisse paraître et circuler, ministres réformés et magistrats gallicans qui attaquent le pape et l’Église romaine.
16Les diplomaties française et pontificale sont donc en permanence sur la brèche pour tenter de résoudre, au cas par cas, les litiges soulevés. En fond de tableau, deux grands sujets de différend interfèrent constamment dans les négociations et entretiennent une méfiance réciproque. Le premier, très ancien mais plus que jamais vivace, est la défense des libertés de l’Église gallicane, sur lesquelles veille jalousement, en première ligne, le Parlement de Paris, cible des plaintes continuelles des nonces. Mais plus encore que les résistances gallicanes à la politique de réforme catholique orchestrée par la papauté, c’est la présence inquiétante de l’hérésie en France au sortir des guerres de religion qui préoccupe le Saint-Siège. Après le cardinal de Florence, les nonces dressent des constats alarmistes de cette situation si étrange aux yeux d’évêques italiens. Silingardi ne comprend pas ce pays où les protestants sont présents jusque dans le gouvernement et dans l’entourage proche du souverain. Del Bufalo déplore qu’il soit possible de publier des livres pleins d’hérésies. Tous deux stigmatisent la liberté de conscience qui règne sans entrave. Cet état de choses propre à la France est inconcevable pour les prélats italiens, que le cardinal-neveu a pourtant prévenus dans les instructions qu’il leur a remises avant leur départ en multipliant les conseils pratiques pour parvenir à l’extirpation de l’hérésie.
17Aussi bien Henri IV que Clément VIII étaient conscients des difficultés suscitées par ce contexte très particulier. Aucun d’eux ne cherchait l’épreuve de force. Le roi était profondément reconnaissant au pape de l’avoir réintégré dans le giron de l’Église catholique deux ans après l’abjuration de Saint-Denis et d’avoir ainsi permis le ralliement des derniers ligueurs et la pacification intérieure du royaume. Le pape, de son côté, avait conscience qu’il devait tout faire pour maintenir une bonne entente avec le roi Très Chrétien, faute de quoi le risque était grand de voir contesté par les catholiques les plus intransigeants le bien-fondé de l’absolution qu’il lui avait accordée en 1595, en dépit des objections et des mises en garde qu’il avait rencontrées au sein de la curie romaine.
18De part et d’autre, il fallait donc éviter les crises. Il n’est pas sans intérêt d’analyser, en observant quelques cas concrets, les stratégies qui ont été mises en place à cet effet.
Les grands dossiers politiques
19 Le concile de Trente. – Henri IV en 1600, à l’issue des négociations insistantes menées par le nonce Silingardi, paraissait résolu (ou plutôt résigné) à recevoir les décrets du concile de Trente. Un projet d’édit fut dressé à cet effet. Mais en prévision de l’opposition inévitable du Parlement de Paris, il contenait une sorte de clause de sauvegarde réservant les droits de la Couronne et les libertés de l’Église gallicane. Avant de l’envoyer au Parlement, Henri IV décida de le soumettre au pape. À l’automne 1601, le nouvel ambassadeur Philippe de Béthune fut chargé de le présenter à Clément VIII. L’affaire échappait dès lors au nonce (Silingardi jusque-là avait mené les négociations avec beaucoup de ténacité et même une certaine efficacité). Mais les réserves mises par le roi de France à l’application du concile, qui ne suffisaient déjà pas à désarmer le Parlement, ne pouvaient non plus être agréées à Rome, où le projet royal fut mis à l’étude. C’est en vain que le nouveau nonce Del Bufalo aborda la question avec le roi dès son arrivée. Henri IV lui répliqua qu’il entendait bien tenir l’engagement pris lors de son absolution, mais que l’affaire se traitait désormais à Rome. Or, jusqu’à la fin de sa nonciature Del Bufalo ne reçut plus la moindre instruction sur ce sujet. On sait que ce dossier ne devait jamais aboutir12.
20 Le rappel des jésuites. – Autre dossier dans lequel Henri IV réussit à faire prévaloir ses vues: le rappel des jésuites bannis du royaume de France le 7 janvier 1595 à la suite de l’attentat de Jean Chastel. Les négociations commencées dès 1596 aboutirent en septembre 1603 avec la promulgation de l’édit de Rouen. Henri IV se trouvait dans une situation difficile : sincèrement désireux de rappeler la Compagnie, il devait tenir compte de l’opposition gallicane et parlementaire. Il posa donc dès le début comme condition au rétablissement des jésuites leur engagement à ne pas s’ingérer dans les affaires d’État et des preuves de loyalisme, exigeant d’eux entre autres un serment annuel de fidélité à sa personne : une exigence qui était difficilement compatible avec le serment spécial d’obéissance que les membres de la Compagnie devaient prêter au pape.
21Pour imposer ses conditions, Henri IV s’employa à éviter autant que possible de négocier avec le Saint-Siège et ses représentants. Plutôt que de discuter avec les nonces, il préféra traiter avec des membres de la Compagnie, d’abord en 1598 avec le P. Lorenzo Maggio, proche collaborateur du général Claudio Aquaviva désigné par lui à cet effet, puis à partir du printemps 1603 avec le P. Ignace Armand, provincial de France en exil, réfugié à Pont-à-Mousson en Lorraine, et le P. Pierre Coton, nommé à cette occasion prédicateur ordinaire du roi. Par ailleurs, à partir de 1601, Henri IV renonça à traiter de ce dossier avec le nonce Del Bufalo, dont il se méfiait, et en chargea son ambassadeur à Rome Philippe de Béthune. Dès lors, l’affaire échappa totalement au nonce en France, qui apprit avec stupeur, en septembre 1603, la promulgation de l’édit, que le Parlement de Paris enregistra non sans réticence le 2 janvier 1604. Quand la nouvelle fut connue à Rome, le pape et le P. Aquaviva venaient de communiquer au nonce leurs réserves sur le projet que leur avait soumis l’ambassadeur Béthune, et ils le chargèrent de protester. Mais les démarches du nonce furent vaines : Henri IV refusa d’apporter au texte les amendements souhaités par le pape et le cardinal-neveu. Tout au plus avait-il accepté, à la demande des P. Armand et Coton, de faire prêter serment par les jésuites une seule fois au moment de leur retour dans le royaume et non pas chaque année comme cela avait été initialement prévu. Une fois de plus, Henri IV avait fait triompher ses vues et placé le pape devant le fait accompli. Clément VIII dut en prendre son parti, trop heureux finalement du résultat, d’autant que le roi combla aussitôt la Compagnie restaurée de ses bienfaits, en lui donnant notamment son château de La Flèche pour y fonder un collège et un noviciat. Dans l’instruction de Barberini en 1604, le pape alla jusqu’à le charger de féliciter le roi de sa décision. L’édit de Rouen ouvrait une ère nouvelle dans l’histoire de la Compagnie de Jésus en France. Il lui donnait une existence légale dans le royaume et créait comme un rameau national de l’ordre. C’était le début d’une sorte de naturalisation de l’ordre dans la monarchie gallicane13.
22L’édit de Nantes. – L’édit de Nantes, qui accordait un statut légal aux réformés de France, fut signé et scellé en avril 1598, mais, par égard pour le cardinal de Florence, légat a latere, qui se trouvait encore en France à cette époque, Henri IV différa son envoi aux parlements aux fins d’enregistrement. Le roi profita donc d’un intérim de la représentation diplomatique du Saint-Siège en France (assurée de l’automne 1598 au printemps 1599 par un simple chargé d’affaires, Giovanni Bandini) pour faire passer son édit, tandis que Clément VIII, dans l’instruction qu’il remit au nonce Silingardi le 9 février 1599, chargeait celui-ci de s’opposer à cette funeste mesure. Mais quand l’évêque de Modène arriva à Paris, le 30 avril 1599, l’édit était enregistré depuis deux mois. Il fallut toute l’habileté de Nicolas Brulart de Sillery, envoyé à Rome peu après, pour apaiser le pape en lui annonçant notamment le rétablissement du culte catholique en Béarn, conformément à l’article 3 de l’édit. Clément VIII finit par prendre son parti de la situation nouvelle créée dans le royaume de France et il adopta par la suite sur ce point une attitude singulière, consistant à affecter d’ignorer l’existence même de l’édit : ainsi, dans les instructions remises en 1601 et 1604 aux nonces Del Bufalo et Barberini, le cardinal Aldobrandini se contente, dans le passage relatif à l’hérésie, de faire référence à l’édit de Poitiers de 1577, le plus important des édits de pacification qui, avant celui de 1598, avaient jalonné la période des guerres de religion. Henri IV avait donc réussi fort habilement à promulguer son édit sans se brouiller avec le pape. Ce dernier, notons-le, ne s’interdisait d’ailleurs pas d’invoquer l’édit lorsqu’il avait intérêt à en demander l’application (par exemple pour obtenir l’interdiction du culte réformé dans les territoires situés au-delà des monts) 14.
23Dans les trois grands dossiers qui viennent d’être évoqués, le roi avait donc adopté des stratégies identiques : conscient que les nonces étaient mal préparés à accepter des solutions par trop étrangères à leur univers intellectuel, il avait fait appel à d’autres négociateurs et s’était notamment reposé sur son ambassadeur à Rome, profitant par ailleurs à deux reprises d’un « vide diplomatique ». Cette méthode de contournement lui a réussi dans deux cas. Dans le troisième cas, celui de la réception du concile, il a laissé l’affaire s’enliser, une stratégie qui a d’ailleurs réussi également dans plusieurs dossiers particuliers, comme on le verra plus loin.
Les nominations épiscopales
24 Depuis les dispositions prises par Grégoire XIV, qui en 1591 avait chargé les légats et les nonces d’instruire les enquêtes de vie et mœurs des candidats à l’épiscopat (procès de promovendis), le nonce avait un rôle décisif à jouer en matière de nominations épiscopales. Plus encore que l’ambassadeur du roi à Rome, il était en première ligne dans ce genre de dossiers. Compte tenu de la situation du royaume, où la présence de l’hérésie était officiellement reconnue et admise, le choix des hommes destinés à l’épiscopat, dévolu au roi par le concordat, faisait l’objet d’un examen particulièrement vigilant de la part du Saint-Siège. Si la plupart des candidats proposés dans les années qui suivirent l’absolution de Henri IV furent agréés par Clément VIII, quelques-uns attendirent leurs bulles assez longtemps. Ainsi, Renaud de Beaune, évêque de Mende en 1568 puis archevêque de Bourges en 1581, prélat connu pour ses sympathies gallicanes, dut patienter huit ans avant d’obtenir ses bulles pour l’archevêché de Sens où Henri IV l’avait nommé dès 1594. Un autre exemple est celui de Jean Garnier, nommé en 1602 évêque de Montpellier, un diocèse « sensible ». Dans un premier temps, le nonce Del Bufalo avait félicité le roi de son choix. Mais peu après il reçut une mise en garde de Rome car le prélat, dont le comportement était devenu apparemment irréprochable, avait jadis publié des ouvrages qui avaient été brûlés sur ordre de la Sorbonne. Le nonce reprit son enquête et de nouveau donna un avis favorable. Garnier reçut donc l’institution canonique après quelques mois d’attente. Une seule nomination fut refusée par Clément VIII : celle de René Benoist à l’évêché de Troyes.
25 René Benoist (1521-1608) avait commencé sa carrière comme confesseur de la reine Marie Stuart, en France et un temps en Écosse. Nommé en 1568 curé de Saint-Eustache, il fut d’abord ligueur puis se rallia en 1593 à Henri IV et joua un rôle important dans l’abjuration du roi, dont il devint le confesseur, et il fut nommé la même année à l’évêché de Troyes. Le Saint-Siège refusa d’entériner sa nomination, principalement à cause de sa traduction de la Bible, qui empruntait beaucoup à la traduction de Calvin et avait été condamnée par Grégoire XIII en 1575. Benoist s’était soumis à la censure pontificale en 1598 en devenant doyen de la Faculté de théologie. Néanmoins, son repentir parut gravement suspect quand en 1601 il prononça un sermon à Orléans en présence du roi, où il critiquait les indulgences. Peu après son arrivée à Paris, à l’automne 1601, le nonce Del Bufalo le fit comparaître en présence du nonce extraordinaire Maffeo Barberini, et fit sur lui en janvier 1602 un long rapport dont la conclusion était plutôt favorable. Mais Clément VIII, prudent, jugea bon de consulter le Saint-Office. Le temps passait et Henri IV s’impatientait, déplorant que ce retard pût donner à penser qu’il avait choisi un hérétique comme confesseur. Le pape tint bon, et en janvier 1604 Benoist dut se résoudre à résigner son évêché en faveur d’un des aumôniers du roi, René de Breslay, en échange de bénéfices d’un revenu équivalent à celui auquel il renonçait. Pour une fois, Clément VIII avait réussi à imposer sa volonté à Henri IV en matière de nominations épiscopales. On peut noter qu’ici le pape n’a pas suivi son nonce15.
26Dans l’ensemble, les nominations de Henri IV ont donc été agréées à Rome et, hormis le cas de René Benoist, qui a d’ailleurs été réglé avec une relative discrétion, n’ont pas donné lieu à des crises aiguës. On ne peut en dire autant des nombreuses affaires ponctuelles qui, sans relâche, ont jalonné les nonciatures de Silingardi, de Del Bufalo et de Barberini, affaires qui ont été déclenchées de diverses manières, principalement par la parole et par l’écrit. Sans chercher à dresser un inventaire exhaustif ni à établir des catégories précises, on retiendra quelques cas qui permettront de mettre en lumière divers aspects des stratégies déployées par les pouvoirs, en France et à Rome, pour éviter des ruptures16.
Des extrémistes virulents : religieux et pasteurs
27 1599 : deux prédicateurs bien encombrants. – Au début de l’année 1599, deux capucins, Archange de Lyon et Jean-Baptiste de Paris, attaquèrent en chaire l’édit de Nantes, respectivement à Saint-Germain-l’Auxerrois et à Saint-Étienne-du-Mont, organisant des prières publiques pour qu’il ne fût pas enregistré par le Parlement (la procédure était alors en cours). Jean-Baptiste de Paris était un Brulart, frère de Nicolas Brulart de Sillery, conseiller d’État et président au Parlement, futur garde des sceaux et chancelier, que Henri IV s’apprêtait à envoyer à Rome pour négocier la déclaration de nullité de son mariage avec Marguerite de Valois. Sur ces entrefaites, une femme apparemment possédée, Marthe Brossier, confiée aux soins de deux exorcistes capucins, se déchaîna à son tour dans son délire contre l’édit. Le Parlement intervint et la déclara de prise de corps. Les capucins s’emportèrent contre cette intervention. Le Parlement les cita à comparaître. Le 6 mai, il interdit au P. Archange de Lyon de prêcher pendant six mois, une interdiction dont les deux religieux ne tinrent aucun compte. Finalement, le roi, par l’intermédiaire de son ambassadeur à Rome Sillery et du cardinal de Joyeuse, obtint du général de leur ordre, avec l’accord du pape, leur éloignement temporaire de Paris : le P. Jean-Baptiste fut envoyé à Vérone et le P. Archange à Toulouse. Le nonce Silingardi, qui appréciait le zèle des capucins, pourfendeurs de l’hérésie, fut tenu à l’écart de ces tractations, dont l’issue le surprit. Il se refusa à croire que le pape eût donné son accord à l’exil des deux religieux, jusqu’à ce que le P. Jean-Baptiste lui eut montré son « obédience » (décision de son supérieur qui le transférait dans un autre couvent).
28Ce premier cas mérite de retenir l’attention : en l’occurrence, ce ne sont pas des hérétiques ni des hérauts du gallicanisme qui ont déclenché la tempête, mais des religieux dont l’orthodoxie ne pouvait être mise en doute. D’où l’embarras du roi et du pape, dont les intérêts étaient convergents et qui ont œuvré en plein accord pour désamorcer une crise qui prenait des proportions inquiétantes et qui, de surcroît, mettait en cause un proche d’un personnage haut placé. Clément VIII voulait éviter le bannissement de l’ordre tout entier, que Henri IV avait semblé un moment envisager. Les capucins furent invités au calme et à ne plus se mêler des affaires d’État. Il est intéressant de noter que dans ce cas Clément VIII a pris des dispositions qui ont paru surprenantes à son nonce17.
29 1602-1607 : des huguenots audacieux. – Le 5 février 1602, le pasteur de Nîmes Jérémie Ferrier soutenait une thèse dans laquelle il développait, entre autres, un thème récurrent depuis Luther dans l’idéologie réformée, à savoir que le pape était l’Antéchrist. Le nouveau nonce Innocenzo Del Bufalo, qui avait pu se procurer un exemplaire de la thèse, se plaignit au chancelier, qui saisit aussitôt la chambre de l’édit de Castres, juridiction compétente pour juger les procès civils et criminels mettant en cause des protestants. Del Bufalo aurait voulu que le roi évoquât l’affaire à son Conseil, mais le secrétaire d’État Villeroy donna tous apaisements à l’ambassadeur à Rome Philippe de Béthune et l’assura que la chambre de Castres prendrait les mesures appropriées. De fait, le parlement de Toulouse (dont la chambre de Castres était l’une des composantes) fit peu après brûler publiquement les thèses. Le pape ne s’en montra qu’à moitié satisfait : il pressa le nonce d’obtenir la punition du pasteur lui-même. L’affaire connut d’ailleurs un rebondissement quand le synode de Gap, en octobre 1603, décida d’insérer dans la profession de foi réformée un article désignant le pape comme l’Antéchrist18. Cette décision suscita aussitôt le courroux du roi, d’autant plus que la même assemblée avait noué des relations avec les princes protestants d’Allemagne, les Provinces-Unies et l’Angleterre. Henri IV intervint alors directement et interdit purement et simplement l’insertion de l’article sur l’Antéchrist. Les députés s’inclinèrent, suivant en cela le conseil qui leur fut donné par Philippe Duplessis-Mornay, la principale autorité morale du calvinisme à cette époque. Mais l’article sur l’Antéchrist, dont il ne fut pas question au synode de Châtellerault en 1605, fut de nouveau inscrit à l’ordre du jour du synode de La Rochelle en mars 1607. De nouveau, il fallut une intervention de Duplessis-Mornay et du ministre huguenot du roi, Sully (qui représentait alors ce dernier à l’assemblée), pour empêcher l’insertion de l’article. Cependant, la confession de foi avait déjà été imprimée, et même si sa diffusion fut aussitôt interdite et le stock saisi chez l’imprimeur, un exemplaire en était parvenu à Rome. Le cardinal Borghèse, neveu du pape Paul V, chargea le nonce Barberini de se plaindre. Barberini s’exécuta, mais n’obtint du roi et de Villeroy que des regrets assortis du constat de l’impossibilité où ils étaient de faire disparaître tous les exemplaires d’un texte dont la diffusion était commencée. Le nonce fit alors remarquer qu’il en serait allé autrement si le roi avait fait un exemple en punissant sévèrement l’un des responsables de ces désordres. On touche ici du doigt une limite des interventions royales : Henri IV, dans des situations extrêmes, prenait des mesures contre les œuvres mais non contre les auteurs (seuls les imprimeurs étaient éventuellement poursuivis et incarcérés)
30Au-delà de l’agitation d’un pasteur et des délibérations des synodes, l’affaire Ferrier met en lumière le rôle de l’imprimé et de sa diffusion, ainsi que la médiocre efficacité de la censure.
Le contrôle de la production imprimée
31 Le contrôle de la production imprimée était rendu d’autant plus nécessaire aux yeux de Rome que l’organisation de la censure en France laissait beaucoup à désirer. C’était particulièrement le cas sous Henri IV, à une époque où la Faculté de théologie, chargée de la censure des ouvrages religieux, était divisée entre gallicans et « ultramontains ». Or, c’est par le livre ou le libelle que se propagent les idées les plus pernicieuses, qui non seulement circulent librement dans le royaume, mais risquent même de pénétrer en Italie, ce que le Saint-Siège redoute par-dessus tout. Les nonces sont donc toujours sur le qui-vive et s’efforcent de faire preuve de la plus grande vigilance, d’autant que ce sont eux, en l’occurrence, qui ont toujours l’initiative dans ce genre d’affaire et qui doivent alerter les autorités françaises et romaines. En effet, contrairement aux nominations épiscopales, qui, faisant partie du jeu concordataire, sont préparées et relèvent d’une sorte de routine, les publications d’ouvrages sont par nature imprévisibles et le nonce doit le plus souvent réagir « à chaud » lorsqu’il a connaissance des publications litigieuses, alors que celles-ci, parfois, circulent déjà depuis un certain temps.
32Entre 1599 et 1607, un grand nombre de cas de ce genre se sont présentés, qu’il est impossible d’analyser tous dans le cadre de la présente communication. On tentera plutôt, en s’appuyant sur quelques exemples, de dégager des constantes et de proposer une vue d’ensemble des contentieux qui se sont développés pendant cette période, et des solutions qui leur ont été apportées. On commencera par un état des lieux.
33Chronologiquement, les affaires qui ont déclenché l’intervention des nonces sont inégalement réparties pendant notre période (1599-1607). Silingardi n’a eu à traiter qu’une seule affaire, mais elle était d’importance : l’Institution de l’Eucharistie de Duplessis-Mornay en 1599. Del Bufalo en a eu beaucoup plus (outre la thèse de Jérémie Ferrier sur l’Antéchrist en 1602) et surtout cinq coup sur coup de novembre 1603 à février 1604 : la traduction française de la Méditation sur la Révélation du roi d’Angleterre Jacques Ier, le plaidoyer de Louis Servin et l’arrêt du Parlement sur le bréviaire d’Angers, La Fournaise ardente de Palma-Cayet, l’Histoire de Jacques-Auguste de Thou et la Sagesse de Pierre Charron. Quant à Barberini, il eut à intervenir deux fois en 1605 : sur l’Histoire de Pierre Mathieu et la Chronologie septenaire de Palma Cayet) ; et il eut fort à faire en 1606-1607 face à la littérature à laquelle donna lieu l’interdit de Venise. On peut noter ici que la vigilance des nonces a parfois été prise en défaut. Ainsi, Del Bufalo ne parle pas, en 1602, du Catéchisme des jésuites d’Étienne Pasquier ni du Franc et véritable discours d’Antoine Arnauld, deux pamphlets dirigés contre le rappel des jésuites et qui ont été aussitôt inscrits à l’Index (16 et 19 novembre 1602). Rome disposait donc d’autres canaux d’information.
34Si l’on considère maintenant la nature des ouvrages incriminés, on constate qu’il est difficile de les répartir en des catégories bien tranchées, tant les thèmes traités s’entremêlent. Ceux qui suscitent prioritairement l’intervention des nonces sont évidemment les traités théologiques dus à des protestants (par exemple l’Institution de l’Eucharistie) et ceux (ce sont parfois les mêmes) qui contiennent des attaques personnelles contre les papes. Sont également dénoncées les publications qui mettent en cause les évêques, les interventions du Parlement dans l’exercice de la juridiction ecclésiastique par le jeu de l’appel comme d’abus, ainsi que les ouvrages de caractère historique qui portent atteinte dans des portraits trop véridiques à l’image officielle et à la réputation de personnages depuis longtemps disparus (De Thou ou Palma Cayet), ou ceux qui semblent préconiser et appeler de leurs vœux l’établissement d’une Église nationale en France.
35La revendication identitaire gallicane et l’hérésie sont les deux fléaux que Rome s’attache à combattre prioritairement avec la dernière énergie, tant ils paraissent redoutables aux yeux de la papauté et de ses agents. S’il s’agit en principe de problèmes distincts, les interférences et les amalgames entre les deux idéologies sont vite réalisés : ainsi Del Bufalo assimile sans hésiter l’avocat général du roi au Parlement Louis Servin, un gallican intransigeant, à un huguenot, et il voit des hérésies partout. Le protestantisme et le gallicanisme sont donc réunis dans la démarche accusatrice des nonces. Ceux-ci sont en rapport essentiellement avec deux ministres : Pomponne de Bellièvre, chancelier de France de 1599 à 1607, et Nicolas de Neufville de Villeroy, secrétaire d’État. Bellièvre surtout est l’interlocuteur privilégié des diplomates pontificaux, qui trouvent généralement chez lui une oreille bienveillante. C’est un personnage clé en matière de contrôle de la production imprimée depuis qu’en 1566 l’ordonnance de Moulins a prescrit que les privilèges de librairie (autorisations d’imprimer) seraient délivrés par lettres patentes scellées du grand sceau. De plus, étant le chef de la magistrature, il a autorité sur le Parlement.
36Il nous faut maintenant essayer, à partir de quatre exemples, d’analyser les stratégies déployées de part et d’autre dans ce contentieux à rebondissements.
371599 : Duplessis-Mornay et le Traité de l’Eucharistie. – À peine arrivé à Paris, au début de mai 1599, Silingardi eut à se plaindre dans la première audience que lui accorda Henri IV de la publication de l’Institution de l’Eucharistie, un traité que Philippe Duplessis-Mornay, figure de proue du calvinisme et conseiller très proche de Henri de Navarre avant son abjuration, avait fait imprimer à La Rochelle l’année précédente et qui circulait librement à Paris19. Dans cet ouvrage, le « pape des huguenots » attaquait la doctrine de la Présence réelle, assimilait le pape à l’Antéchrist et l’Église romaine à la grande prostituée de Babylone. Le nonce remontra au roi qu’il était personnellement diffamé, puisque Mornay stigmatisait comme idolâtres tous ceux qui assistaient à la messe. Henri IV répondit qu’il avait ordonné la destruction du livre et exprimé son mécontentement à l’auteur. Ce dernier s’était d’ailleurs excusé en faisant valoir que le livre avait été publié contre sa volonté et que le vrai coupable était l’imprimeur, lequel avait été incarcéré. En outre, le livre, selon lui, n’était qu’une traduction d’un vieux texte latin. Le roi ordonna alors à Pomponne de Bellièvre d’interdire toute attaque contre le pape et l’Église catholique sous peine de mort. Il chargea l’évêque de Paris de veiller à ce que la vente du livre fût interdite à Paris. De fait, des saisies eurent lieu peu après chez plusieurs libraires. Au début d’août 1599, l’interdiction fut enregistrée par le Parlement de Paris, et le livre fut brûlé. Parallèlement, une censure de la Faculté de théologie fut imprimée en latin et en français, dont Silingardi envoya un exemplaire à Rome. On sait que cette affaire fut à l’origine de la célèbre controverse connue sous le nom de « conférence de Fontainebleau », le 4 mai 1600, dont l’évêque d’Évreux, Jacques Davy du Perron, fut déclaré vainqueur après avoir démontré la fausseté de plusieurs citations figurant dans l’ouvrage.
38Henri IV avait en l’occurrence fait preuve de détermination pour donner satisfaction au pape, devant une attaque aussi frontale contre le souverain pontife. Cependant, même s’il n’hésita pas à humilier publiquement son fidèle conseiller et ancien mentor, qui avait succombé dans la conférence de Fontainebleau, il se montra fort modéré dans le châtiment : Duplessis-Mornay ne connut jamais qu’une demi-disgrâce20.
39 1603 : le bréviaire d’Angers. – Avec le bréviaire d’Angers, nous quittons le domaine de l’hérésie pour aborder celui des rapports entre la religion et le pouvoir judiciaire, des conflits entre l’épiscopat et le Parlement de Paris. Cette affaire mit aux prises en 1603 le nonce Del Bufalo et l’avocat du roi au Parlement Louis Servin, grand magistrat, fort érudit mais aussi gallican extrémiste. Henri IV lui-même le considérait comme un fou (un matto). En le nommant avocat général en 1589, il aurait déclaré (selon L’Estoile) : « Puisque les sages ont mené l’État à sa ruine, les fous doivent le restaurer. »
40L’origine du conflit entre le nonce et le magistrat remonte à l’année 1599, quand Charles Miron, évêque d’Angers, sans consulter son métropolitain, l’archevêque de Tours, ni le clergé de son diocèse, avait prescrit aux chanoines de la collégiale de la Trinité d’utiliser le nouveau bréviaire approuvé par le concile de Trente. Ces chanoines, désireux de maintenir les les anciennes traditions, avaient interjeté appel comme d’abus au Parlement. En février 1603, Servin prononça un violent réquisitoire à la suite duquel l’évêque fut condamné Aussitôt Del Bufalo essaya de persuader le chancelier Pomponne de Bellièvre d’interdire la publication de la harangue et de l’arrêt. Dans un premier temps, Bellièvre répliqua que le nonce devait avoir été mal informé. Mais quand la harangue et l’arrêt eurent été publiés quelques mois plus tard21, en tête d’un recueil des plaidoyers de l’avocat général, Del Bufalo alerta le cardinal de Gondi, évêque de Paris, et plusieurs autres prélats ; il leur demanda de protester auprès du roi contre cet affront fait à l’épiscopat et de s’enquérir de la position de la Faculté de théologie. Celle-ci, dont le doyen était alors René Benoist, confesseur du roi et évêque nommé de Troyes, refusa de se prononcer dans sa séance du 1er décembre. Quant à Servin, il se plaignit à Henri IV de ce que le nonce, simple ambassadeur d’un souverain étranger (c’était le point de vue classique des gallicans), osât traiter avec les évêques. Convoqué devant le Conseil du roi, le cardinal de Gondi prit la défense du nonce et accusa Servin. Le roi reprocha alors à ce dernier d’avoir diffamé Del Bufalo et il essaya de dissuader le nonce de rendre compte de l’incident à Rome. Del Bufalo répliqua qu’il continuerait à protester jusqu’à ce que les autorités désavouent une prise de position jugée par lui « hérétique ». Il ne reçut en réponse que de bonnes paroles : Servin retirerait les exemplaires de son livre en circulation et les amenderait à l’avenir ; les textes incriminés disparaîtraient d’une prochaine édition. Mais Del Bufalo insistait, harcelait le roi, Bellièvre, Villeroy, sans jamais obtenir d’assurances formelles, d’autant que le Parlement avait interdit à la Faculté de théologie de débattre de ce dossier. À Rome, Clément VIII félicita le nonce de son acharnement, mais décida d’attendre de plus amples informations avant de se plaindre éventuellement à l’ambassadeur.
41Le chancelier Bellièvre autorisa enfin la Faculté de théologie à se saisir de l’affaire. Le 16 février, une assemblée où ne siégeaient que la moitié des docteurs censura le livre de Servin. Dès le lendemain, le Parlement convoqua le syndic de la Faculté, le bedeau et trois docteurs. Il apparut que le doyen de la Faculté, René Benoist, et au moins trente ou quarante autres docteurs avaient boycotté la séance ; que celle-ci aurait dû, en conséquence, être ajournée ; que la procédure avait été irrégulière. Le premier président Achille de Harlay demanda que le procès-verbal de la réunion fût transmis au greffe de la cour.
42À peine averti de ce nouvel épisode, Del Bufalo se rendit à nouveau chez le chancelier pour se plaindre. Mais déjà le roi était intervenu : pour éviter un affrontement entre la Faculté et le Parlement, il avait évoqué toute l’affaire et annoncé qu’il la traiterait personnellement. Néanmoins, le nonce constatait amèrement que la censure de la Sorbonne rendue le 16 février n’était toujours pas publiée. De plus, quand les Plaidoyers de Servin furent réimprimés, la harangue litigieuse et l’arrêt y demeurèrent inchangés. L’affaire s’enlisa et on n’en parla bientôt plus.
43Plusieurs mois plus tard (juin 1604), Servin déclencha de nouveau une querelle entre le Parlement et l’épiscopat. Del Bufalo, probablement trompé par les critiques de Henri IV à l’égard de Servin, pensa avoir une chance d’obtenir la révocation de l’avocat général. Mais sa démarche indisposa le roi : même s’il appréciait peu le comportement de Servin, il n’admettait pas que le nonce prétendît lui dicter le renvoi d’un officier qu’il avait choisi.
44En août 1605, l’assemblée du clergé revint sur la question du bréviaire d’Angers. Une délégation alla demander au roi la révocation de l’arrêt du Parlement et le pria d’interdire à Servin de plaider les causes relatives à l’Église. Cette démarche n’eut aucun succès. Servin fera encore parler de lui lors de l’Interdit de Venise.
45Ces démêlés appellent plusieurs remarques. Tout d’abord, il était bien plus difficile de proscrire un ouvrage publié par un officier de haut rang dans l’exercice de ses fonctions que de proscrire un libelle hérétique. D’autre part, l’importance de Servin ne doit pas être exagérée. C’était à coup sûr un agité, mais sa position était forte. Le fait que le pape se soit abstenu de se plaindre à l’ambassadeur de France peut être considéré comme une reconnaissance tacite de cet état de choses. Del Bufalo n’a pas été encouragé à continuer ses protestations contre l’avocat général. Enfin, on peut noter que tout ce que le nonce a demandé aurait de toute façon été exécuté même s’il n’avait rien dit. Ses interventions n’avaient fait qu’aggraver la crise22.
46 1603 : Palma Cayet et La Fournaise ardente. – Né catholique, puis converti au calvinisme, appartenant à l’entourage de Jeanne d’Albret, comme tuteur adjoint de ses enfants, venu à Paris avec Catherine de Bourbon, la sœur protestante du roi, Pierre Victor Palma Cayet était revenu au catholicisme en 1595 et il se lança alors dans la controverse religieuse. Nommé en 1599 professeur royal de langues orientales (il était spécialisé dans l’hébreu), il fut ordonné prêtre en 1600 et reçu docteur en théologie au collège de Navarre.
47L’ouvrage de Palma Cayet intitulé La Fournaise ardente parut en 1603. Il prenait place dans une série d’opuscules publiés la même année sur le thème du Purgatoire : par le pasteur réformé Pierre Du Moulin, le docteur André Du Val, professeur royal de théologie à l’université de Paris, et Jacques Suarès de Sainte-Marie, un franciscain portugais. Cayet avait déjà publié plusieurs libelles sur le sujet. Celui-ci fut censuré par l’évêque de Paris, Pierre de Gondi, pour des raisons qui ne sont pas évidentes. Cet ouvrage ne contenait aucune hérésie flagrante. Les nombreuses métaphores tirées de l’alchimie qu’on y trouvait ne justifiaient pas non plus d’éveiller les soupçons des théologiens. Pierre de L’Estoile, qui d’habitude explique pourquoi un livre est condamné, avoue ici ses incertitudes. Les défaillances qui ont justifié la « mise en examen » de l’œuvre étaient donc mineures, et la procédure qui se mit en branle était probablement due avant tout aux rivalités qui depuis 1601 existaient au sein de la Faculté de théologie entre les docteurs gallicans du collège de Navarre (avec à leur tête René Benoist) et les docteurs « ultramontains » menés par André Du Val. Palma Cayet appartenait au premier groupe. Attaqué, interdit de publication, il fit appel à l’archevêque de Sens, Renaud de Beaune, métropolitain de l’évêque de Paris, et qui, comme on l’a dit plus haut, avait des sympathies gallicanes. Del Bufalo tenta en vain de persuader l’archevêque de ne pas donner suite à cette requête : l’official de Sens rétablit Cayet dans son droit de prêcher. Fort de ce premier succès, Cayet, au début de décembre 1603, fit appel comme d’abus au Parlement contre l’évêque de Paris. Del Bufalo insista auprès de Bellièvre et de Villeroy pour arrêter la procédure, et il obtint entière satisfaction. C’était l’époque où l’affaire Servin traversait une phase cruciale. Alors que le roi se refusait à prendre des mesures contre son avocat général, il se montra beaucoup plus sévère dans ce nouveau cas qui ne mettait en cause qu’un simple théologien. Le premier président de Harlay reçut instruction de renvoyer le procès à l’évêque de Paris. En mars 1604, Del Bufalo put annoncer à Rome que « ledit sieur Cayet, ayant reconnu ses erreurs, a abjuré et demandé pardon, à la satisfaction des catholiques, qui ont été gravement scandalisés par son livre ». La version donnée par Cayet était toute différente : l’évêque et son vicaire général, écrit-il, ont été obligés de faire la paix avec lui, et il a accepté aux conditions suivantes : que sa réputation fût restaurée, que tous les actes pris contre lui fussent révoqués, que l’interdiction lancée contre son livre fût levée, et qu’il n’aurait aucune modification à apporter à son oeuvre. Cet accord aurait été conclu sur l’avis de quatre magistrats du Parlement nommés par les deux parties.
48Les deux camps criaient donc victoire. En l’absence de plus amples informations, il est impossible de trancher entre ces récits contradictoires et de savoir si le nonce a été ou non berné. Les antagonismes reparurent de plus belle deux ans plus tard quand Cayet publia sa Chronologie septenaire. Pour s’en tenir à l’affaire de La Fournaise ardente, deux points doivent être soulignés. Comme l’affaire Servin, l’affaire Cayet mettait en lumière les divisions de la Faculté de théologie. En l’occurrence, il est clair que Del Bufalo suivait l’avis de la faction « ultramontaine » de la Faculté menée par Du Val. Il parle du livre de Cayet comme s’il contenait des hérésies flagrantes, ce qu’il n’aurait peut-être pas fait s’il avait lu l’ouvrage. Cette confiance dans les opinions de Du Val se retrouve dans le cas de Pierre Charron23.
491604 : l’Histoire du président De Thou. – En février 1604, le nonce Del Bufalo signalait à Rome deux livres qu’il jugeait pernicieux : La Sagesse de Pierre Charron24 et la première édition latine de l’Histoire du président Jacques-Auguste de Thou25. Pierre Charron était mort l’année précédente, et De Thou était l’un des magistrats les plus en vue du Parlement. Dans ce genre de circonstance, le nonce était généralement bien reçu par le chancelier Pomponne de Bellièvre, qui écoutait ses doléances et promettait d’intervenir. De fait, le livre de Pierre Charron fut retiré du commerce, une mesure plus théorique qu’efficace car l’ouvrage continua de circuler sous le manteau26.
50 En ce qui concerne l’Histoire du président de Thou, qui nous retiendra seule ici, le nonce se plaignit d’abord au chancelier puis directement au roi. L’affaire prit alors des proportions inattendues car De Thou entendait bien se défendre et se justifier. A cet effet, il envoya son ouvrage à deux des membres les plus en vue du Sacré Collège, les cardinaux Baronius et Bellarmin, et il promit de procéder lui-même aux corrections nécessaires. Del Bufalo vit là aussitôt une manœuvre dilatoire, soupçonnant de Thou de chercher à gagner du temps pour se faire oublier. Mais le nonce était tenace : dans l’audience que le roi lui accorda le 8 mars 1604, il attaqua vigoureusement ce livre « dangereux pour la religion catholique, scandaleux, séditieux, impie et plein de mensonges et d’hérésies ». Le roi lui répliqua que de Thou avait commencé à corriger son œuvre. Le nonce répliqua qu’il était illusoire d’espérer l’améliorer, et que seule sa destruction par le feu pourrait mettre un terme au scandale. Le roi fit alors venir le secrétaire d’État Villeroy, qui confirma que le président de Thou se repentait de ses erreurs et qu’il voulait absolument les réparer. Le nonce ne put rien obtenir de plus, si ce n’est que le second tome (pire que le premier d’après lui) ne serait pas imprimé. Le 4 avril, le nonce renouvela ses plaintes, ayant entendu dire qu’une traduction française de l’ouvrage était en préparation. De nouveau le roi fit venir Villeroy et lui ordonna d’empêcher cette édition française. Il semble bien que dans cette occurrence le roi ait réellement tout tenté pour désamorcer une crise qui avait des répercussions internationales et risquait de compromettre sa politique étrangère, d’autant que non seulement le pape, mais aussi les princes de la maison de Lorraine, fort mal traitée dans l’ouvrage, réclamaient le châtiment du président. Le nonce repartit pour Rome à la fin de 1604 sans avoir obtenu satisfaction. De Thou, quant à lui, tentait de sauver son livre en faisant appel aux relations haut placées qu’il avait à Rome. Son ami le cardinal d’Ossat avait établi une longue liste de corrections jugées par lui indispensables, mais il mourut le 14 mai 1604. Ainsi privé d’un puissant appui, de Thou en trouva un autre en la personne du cardinal Séraphin Olivier-Razali. Mais celui-ci mourut à son tour le 10 février 1609 et de Thou ne put alors empêcher l’inscription de son œuvre à l’Index, la même année. Dans cette situation, il n’avait plus rien à perdre (d’autant qu’il dut vite renoncer à l’espoir d’accéder à la première présidence du Parlement, charge qu’avait exercée son père Christophe) et il continua donc la publication de son Histoire sans plus se soucier de l’amender27.
Conclusion
51 L’analyse et la comparaison de ces cas très divers permettent de dégager quelques conclusions. En premier lieu, la stratégie du roi est toute différente suivant qu’il s’agit d’affaires politiques ou plus proprement religieuses et doctrinales. Dans les grands dossiers, il évite de traiter avec les nonces et préfère d’autres canaux de négociation, sans hésiter d’ailleurs à devancer les protestations prévisibles du pape et à le placer devant le fait accompli. Dans les affaires individuelles, le roi semble sincèrement désireux de donner satisfaction au pape, surtout quand celui-ci est personnellement visé par les attaques des huguenots et des gallicans. Il veut éviter que des publications intempestives ne viennent contrarier sa politique de réconciliation et d’alliance avec le Saint-Siège. D’où les réponses et les promesses apaisantes prodiguées aux nonces, assorties souvent du constat de l’inefficacité de la législation royale en matière de censure. Un autre moyen de désamorcer les crises est d’annoncer que tel auteur a promis de corriger lui-même ses erreurs (Duplessis-Mornay, Servin, de Thou). En général, le nonce doit constater peu après que l’intéressé n’en a rien fait. Mais la tension initiale est alors retombée.
52Quant aux nonces, ils réagissent diversement selon leur tempérament. Silingardi et Del Bufalo, bien que fort différents l’un de l’autre par leur âge, leur formation et leur carrière antérieure, se comportent de la même manière, c’est-à-dire qu’ils se soucient peu d’éviter les crises et font le siège du roi et des ministres pour parvenir à leurs fins. Barberini a une autre stratégie. Certes, il se conforme aux instructions qui lui sont données de Rome comme à ses prédécesseurs, mais sans grande conviction. Il évite autant que possible les affrontements directs et quand il sent des résistances il n’insiste pas, espérant que le temps fera son œuvre et que l’affaire en cause finira par s’enliser. Et il ne se fait guère d’illusions sur l’efficacité de ses interventions. C’est ainsi que le 4 avril 1606, il écrit au cardinal-neveu, sur un ton plus ou moins désabusé, à la suite d’une démarche faite auprès du garde des sceaux Brulart de Sillery à propos d’un libelle dû à un avocat en Parlement, catholique et muni du réglementaire privilège du roi : « À la fin j’ai conclu que j’en avais parlé parce que je voulais qu’il [Sillery] fût conscient que j’étais au courant, non parce que j’espérais qu’il y fût porté remède, ayant constaté en d’autres circonstances que mes démarches n’avaient aucun succès. » Barberini a une perception beaucoup plus réaliste que ses prédécesseurs de la situation de la France dans le domaine de la censure. Il voyait juste. Les nonces étaient en effet désarmés devant l’impuissance des autorités françaises à faire appliquer leur propre réglementation. Quand Barberini, en avril 1606, vient se plaindre de ce qu’un libelle sulfureux est paru avec privilège du roi, le garde des sceaux Brulart de Sillery lui fait remarquer que ce privilège a été scellé d’un petit sceau (c’est-à-dire dans la chancellerie d’un parlement) et non pas du grand comme cela était théoriquement obligatoire depuis l’ordonnance de Moulins. Henri IV a d’ailleurs dû, en novembre 1604, rappeler par une nouvelle déclaration les règles fixées par ladite ordonnance. Le cas de Barberini mis à part, il ne faut donc pas trop compter sur les nonces pour apaiser les conflits. C’est plutôt le roi qui, secondé par son chancelier, son secrétaire d’État et son ambassadeur, s’emploie à les désamorcer au mieux. Il arrive que le pape lui-même, de son côté, tempère l’ardeur des nonces et coopère avec le roi pour éteindre un incendie naissant.
53Chaque affaire connaît un dénouement spécifique. Plusieurs paramètres entrent en jeu : la position sociale de l’auteur, ses relations personnelles avec le roi ou de hautes personnalités, la nature des « erreurs » contenues dans l’ouvrage incriminé, la coopération éventuelle de l’auteur (suivant qu’il est ou non prêt à corriger son texte).
54Le roi est sensible à la qualité et à la dignité des personnes en cause. Que faire quand l’auteur d’une œuvre suspecte est un personnage d’envergure comme Jacques-Auguste de Thou, président au Parlement de Paris, citoyen de la République des Lettres, de surcroît ami de plusieurs cardinaux, époux d’une cousine du cardinal de Joyeuse, et dont le livre a pour seul tort non pas de contester le dogme catholique mais de raconter les turpitudes des papes de la Renaissance ? D’une façon plus générale, Henri IV, on l’a vu, accepte de prendre des mesures pour condamner les œuvres, mais, malgré la demande insistante des nonces, se refuse à punir les auteurs eux-mêmes.
55Tout se passe donc comme si les deux parties constataient en chœur leur impuissance. Un bon moyen de mesurer l’efficacité réelle du jeu diplomatique en matière de contrôle de la librairie est de se référer aux mises à l’Index. Deux seulement des œuvres qui avaient suscité l’indignation et les récriminations des nonces entre 1599 et 1607 ont été inscrites rapidement à l’Index : La Sagesse de Pierre Charron et la Chronologie septenaire de Palma Cayet (en 1605). L’Histoire de De Thou ne fut inscrite à l’Index qu’en 1609, cinq ans après sa publication ; le traité de l’Eucharistie de Duplessis-Mornay en 1613 ; le Plaidoyer de Louis Servin en 1622. La traduction de la Bible de René Benoist ne fut jamais explicitement condamnée. On peut observer ici le décalage qui existe entre la perception des problèmes sur place par les nonces, qui sont au contact immédiat des hommes et des œuvres, et d’autre part l’appréciation romaine des événements, avec un certain recul et aussi la conviction déprimante qu’une mise à l’Index n’a guère d’effet en France.
56En définitive, on peut considérer que globalement les stratégies d’évitement des crises ont assez bien fonctionné, étant entendu que les deux parties étaient conscientes des limites des moyens d’action mis en œuvre de part et d’autre. Le Saint-Siège savait très bien que la marge d’action du roi était limitée par les libertés de l’Église gallicane, la présence dans le royaume d’une forte minorité protestante et l’inefficacité de la législation en matière de censure. En France, on se souciait peu de l’Index. Chacun s’accommodait de cette situation, et la meilleure preuve de ce climat de compréhension mutuelle est l’acceptation par Paul V du choix du cardinal de Joyeuse, sur proposition de Henri IV, comme médiateur dans l’affaire de l’Interdit de Venise.
Notes de bas de page
1 Sur les relations entre Henri IV et le Saint-Siège, voir la synthèse très neuve d’A. Tallon, Henry IV and the Papacy after the League, dans A. Forrestal et E. Nelson (éds..), Politics and Religion in early Bourbon France, New York, 2009, p. 21-41. D’autre part, dans les pages qui suivent, nous nous permettons de renvoyer à quelques-uns de nos articles dont certains ont été réimprimés dans le recueil suivant : B. Barbiche, avec la collaboration de S. de Dainville-Barbiche, Bulla, legatus, nuntius. Études de diplomatique et de diplomatie pontificales (XIIIe-XVIIe siècle), Paris, 2007 (Mémoires et documents de l’École des chartes, 85).
2 B. Barbiche, Clément VIII et la France (1592-1605). Principes et réalités dans les instructions générales et les correspondances diplomatiques du Saint-Siège, dans Bulla, legatus, nuntius, p. 347-366. Voir aussi Ibid., p. 465-476 et 509-533.
3 B. Barbiche (éd.), Lettres de Henri IV concernant les relations du Saint-Siège et de la France, 1595-1609, Cité du Vatican, 1968 (Studi e Testi, 250).
4 A. Desjardins (éd.), Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, Paris, 1859-1886, 6 vol. (Collection de documents inédits sur l’histoire de France), t. V (1875), p. 552-553 (lettre du 2 juin 1605).
5 Sur les légats : B. et S. Barbiche, Bulla, legatus, nuntius, op. cit., p. 159-344, 423-446.
6 B. Haan (éd.), Correspondance du nonce en France Gasparo Silingardi, évêque de Modène (1599-1601), Rome, 2002 (Acta nuntiaturae gallicae, 17).
7 B. Barbiche, Correspondance du nonce en France Innocenzo Del Bufalo, évêque de Camerino (1601-1604), Rome-Paris, 1964 (Acta nuntiaturae gallicae, 4) ; Id., « Innocenzo Del Bufalo », dans DBI, t. 36 (Roma, 1988), p. 367-371.
8 P. Blet, Un futur pape, nonce en France auprès d’Henri IV, dans Études, n° 300 (1959), p. 203-220.
9 O. Poncet, Structure et conjoncture de la représentation pontificale en France à l’époque de Paul V (1605-1621). L’enseignement des instructions, dans A. Koller (éd.), Die Aussenbeziehungen der römischen Kurie unter Paul V. Borghese (1605-1621), Tübingen, 2008 (Bibliothek des Deutschen Historischen Instituts in Rom, 115), p. 143-157, aux p. 146-147.
10 B. Barbiche, L’influence française à la cour pontificale sous le règne de Henri IV, dans Bulla, legatus, nuntius, op. cit., p. 512-516.
11 B. Barbiche, Clément VIII et la France, cit., dans Bulla, legatus, nuntius, p. 349-350.
12 V. Martin, Le gallicanisme et la réforme catholique. Essai historique sur l’introduction en France des décrets du concile de Trente (1563-1615), Paris, 1919 ; et B. Haan (éd.), Correspondance du nonce Silingardi, cit., p. 153-169.
13 B Barbiche, Le bannissement et le rappel des jésuites (1594-1603), dans Henri IV et les jésuites. Actes de la journée d’études universitaires organisée le samedi 18 octobre 2003 à La Flèche, La Flèche, 2004, p. 27-37.
14 La bibliographie des travaux consacrés à l’édit de Nantes, notamment à l’occasion du quadricentenaire (1998), est considérable. Voir l’article de synthèse de M. Venard, Un édit bien enregistré : le quatrième centenaire de l’édit de Nantes, dans Revue d’histoire de l’Église de France, t. 87 (2001), p. 27-45.
15 A. Tallon, Henry IV and the Papacy after the League, op. cit., p. 21-41.
16 Les pages qui suivent doivent beaucoup à la thèse d’A. Soman, Book censorship in France (1599-1607), with emphasis upon diplomatic relations between Paris and Rome, Cambridge, Mass., 1967.
17 B. Haan, Correspondance du nonce Silingardi, cit., p. 80-84.
18 J. Poivre, Jérémie Ferrier (1576-1626). Du protestantisme à la raison d’État, Genève, 1990 (Travaux d’histoire éthico-politique, 50).
19 P. Duplessis-Mornay, De l’institution, usage et doctrine du Saint-Sacrement de l’Eucharistie en l’Église ancienne, La Rochelle, 1598. L’ouvrage est couramment cité sous le titre abrégé Traité de l’Eucharistie.
20 A. Soman, op. cit., p. 37-45 ; B. Haan, Correspondance du nonce Silingardi, op. cit., p. 101-107 ; et H. Daussy, Les huguenots et le roi. Le combat politique de Philippe Duplessis-Mornay (1572-1600), Genève, 2002 (Travaux d’Humanisme et Renaissance, 364), p. 582-595.
21 Harangue publiée dans la première édition du recueil des Plaidoyez de Messire Loys Servin, conseiller du roy en son Conseil d’Estat et son advocat general en sa cour de Parlement, Paris, 1603, p. 1-130.
22 A. Soman, op. cit., p. 62-75.
23 A. Soman, op. cit., p. 76-84.
24 P. Charron, De la Sagesse, Bordeaux, 1601.
25 Jacobi Augusti Thuani Historiarum sui temporis pars I, Paris, 1604.
26 A. Soman, op. cit., p. 98-112.
27 A. Soman, De Thou and the Index, Genève, 1972 (Études de philologie et d’histoire, 26).
Auteur
École des Chartes, Paris - sb.barbiche@free.fr
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