L’épigraphie de Dyrrachium, colonie romaine
Texte intégral
1Dyrrachium est une des colonies trans-marines les plus proches de Rome. Une journée de navigation la sépare de l’Italie. Depuis longtemps, Dyrrachium est un grand port aux activités maritimes très diversifiées, situé dans une zone de contacts culturels aux confins de deux mondes, celui qui parle grec et celui qui parle latin. Dyrrachium est aussi la ville qui, en Albanie, fournit le plus grand nombre d’inscriptions latines, avec le chiffre de 150, c’est à dire plus de la moitié des inscriptions latines d’Albanie recensées dans le Corpus des Inscriptions latines d’Albanie, publié en 2009 dans la collection de l’École française de Rome. Deux archéologues albanais, Skender Anamali et Hasan Ceka, avaient recensé les inscriptions latines de leur pays et réalisé un corpus que j’ai complété pour la publication1. C’est cet ensemble qui va nous permettre d’aborder la question du colloque, l’écriture et l’espace de la mort, dans un territoire extérieur à l’Italie2.
2Dès l’époque antique, les hommes avaient conscience que cette zone était celle d’une communauté d’échanges. L’exemple du thème exploité par Plaute dans la comédie des Ménechmes est particulièrement évocateur de ces possibilités de rencontres. Le prologue de cette comédie évoque, en effet, l’histoire d’un marchand de Syracuse qui avait des jumeaux. Il en embarqua un avec lui, en partant pour son commerce sur un navire à Tarente, alors que l’autre était resté à Syracuse, mais ce jeune homme se perdit dans la foule et fut emmené par un marchand qui rentrait dans son pays, à Épidamne (nom ancien de Dyrrachium)3. Nous voyons ainsi apparaître trois relais importants de cette voie de circulation associés, Épidamne, Tarente, Syracuse, trois points d’appui de cette communauté d’échanges commerciaux et culturels. Les Ménechmes de Plaute font bien sentir l’atmosphère de cette cité portuaire au début du IIe siècle av. J.-C., cité cosmopolite, cité de tous les trafics : « je sais comment sont les gens de ce pays : les Épidamniens sont de grands noceurs et de grands buveurs : la ville abonde en intrigants et en escrocs de tout poil. Et les filles de joie donc ! Il n’y a pas de pays, dit-on, où elles sachent mieux vous prendre. C’est pour cela qu’on a donné à la ville le nom d’Épidamne : c’est parce qu’on peut n’y séjourner qu’à son grand dam »4. Au Ier siècle ap. J.-C., la réputation de Dyrrachium est restée la même. Catulle utilise l’expression de Hadriae taberna, pour parler de la ville5.
3Les Grecs avaient établi très tôt des colonies sur la côte orientale de la mer Adriatique. Épidamne fut fondée par Corinthe et par Corcyre en 627 av. J.-C. Apollonia, à l’embouchure du fleuve Aoos, une génération après. Les Romains intervinrent contre les pirates illyriens dès la fin du IIIe siècle av. J.-C. et imposèrent, à partir de 228, un protectorat sur une bande de terre qui leur servit de point d’appui lors des expéditions contre le roi de Macédoine. Ils étendirent leur domination à tout le territoire après la victoire de Paul Emile sur le roi de Macédoine Persée en 168. Dyrrachium fut à l’époque romaine un des points de départ de la via Egnatia, axe terrestre privilégié des hommes et des marchandises vers l’Orient, construit par les Romains dès le milieu du IIe siècle av. J.-C.6. Après la période des guerres de Macédoine et la conquête de la Grèce par Rome, les conflits de la fin de la République n’épargnèrent pas cette côte. C’est à l’époque des Guerres Civiles que l'importance de la côte de l'Albanie actuelle apparut comme vitale pour le contrôle des communications entre l'Occident et l'Orient romain. L'Adriatique et la mer ionienne étaient devenues les liens entre les différentes parties de l'Empire7. Des colonies furent installées sur le territoire qui est celui de l’Albanie aujourd’hui en réalisation des projets de César. L’étude de l’implantation de colonies romaines en Illyrie du sud et en Épire est liée à l’histoire des transferts culturels dans un monde anciennement hellénisé et il peut être intéressant d’en observer les effets dans le domaine de l’épigraphie et de l’iconographie funéraire en étudiant ce que peuvent être les codes de représentation des individus dans un contexte multiculturel. Nous nous interrogerons sur ce que les inscriptions nous apprennent de l’histoire précoce de Dyrrachium, colonie romaine. L’histoire d’une gens faite à partir de documents dans les deux langues grecque et latine permet de poser quelques questions sur cette communauté culturelle originale. Nous examinerons enfin quelques particularités de la représentation des défunts dans cette société où l’affirmation d’une identité peut être liée à la volonté de se conformer à un modèle romain ou à celle de préserver un héritage grec.
4En premier lieu, la stèle de Ventidius permet d’évoquer les premiers temps de l’histoire de la colonie. Elle a un caractère extraordinaire par ses dimensions et par les questions que pose la représentation des trois personnages qui s’y trouvent. C’est une des plus hautes stèles du musée de Dyrrachium (photographie n°1). Elle mesure 1, 75 mètre de haut. Elle avait été trouvée en réemploi dans une église proche de Dyrrachium. Un fronton avec des acrotères aux extrémités et une gorgone au centre surmonte la niche dans laquelle sont représentés les défunts. L’inscription est gravée sur deux lignes sur l’architrave. Deux pilastres surmontés de chapiteaux ioniques encadrent l’image des trois défunts représentés en pied, de face, un homme et deux femmes. Un homme en toge, la main droite repliée dans un pan de la toge, tient un volumen dans la main gauche. Au centre, une figure féminine jeune porte un fruit dans la main droite. À droite se trouve une autre femme qui entoure de son bras droit l’épaule de la jeune fille. Tous portent des vêtements qui semblent d’un tissu assez lourd et les traits de leurs visages sont sculptés d’une manière assez grossière.
5L’inscription se lit ainsi :
P(ublius) Ventidius P(ublii) f(ilius) Aem(ilia) leg(ionis) primae fecit uiuos sibi / et filiae Tertiae Ventidiae Pidutae8.
Publius Ventidius, fils de Ventidius, de la tribu Aemilia, soldat de la première légion, a fait ce monument pour lui, pour sa fille Tertia et pour sa femme Ventidia Piduta.
6Publius Ventidius est un citoyen romain qui porte deux noms, prénom et nom ; l’absence de surnom laisse supposer qu’il s’agit d’une inscription assez ancienne. Il est inscrit dans la tribu Aemilia, qui est la tribu de Dyrrachium. Il a édifié cette stèle pour lui et pour deux membres de sa famille encore vivants, sa femme, Ventidia Piduta et sa fille, Ventidia Tertia. Il est intéressant de remarquer que sa femme a comme nomen le nom de son mari au féminin, Ventidia, ce qui montre qu’elle est son affranchie, puisqu’à Rome, les femmes gardent le nom de leur père (ou de leur patron) après leur mariage. Il se peut que le cognomen de sa femme soit une forme latinisée d’un nom grec9. L’onomastique romaine, marqueur social en même temps que marqueur juridique, nous renseigne sur le statut des individus concernés. Publius Ventidius est un militaire mais il se fait représenter comme un civil. Il est habillé de la toge et porte un uolumen, signe de l’homme cultivé. Il a servi dans la première légion. L’habitude de numéroter les légions appartient à la fin de la République, mais, sous l’Empire, un qualificatif fut associé au numéro de la légion. L’absence de mention de surnom de la légion confirme l’origine précoce de l’inscription, ce qui est confirmé par l’étude du nom du légionnaire. À Rome, le nom est transmis par le père, mais ce nom peut être aussi, en cas d’obtention récente de la citoyenneté, le nom du personnage grâce auquel le personnage en question a accédé à la citoyenneté romaine. P. Ventidius porte le nom d’un général romain de l’époque des Guerres Civiles, P. Ventidius Bassus, qui fut consul en 43, partisan d’Antoine de 44 à 38 av. J.-C. Ce personnage, originaire du Picénum, eut une carrière extraordinaire. Son père se révolta contre Rome à l’époque de la Guerre Sociale. Le jeune Ventidius et sa mère figurèrent parmi les vaincus lors du triomphe de Pompeius Strabon, père de Pompée. Il se rendit ensuite célèbre en fournissant des chevaux et des équipages aux armées de César pendant la Guerre des Gaules et devint responsable du transport de leur ravitaillement. Après la mort de César, lorsque le Sénat s’opposa à Antoine, il quitta Rome pour lever deux légions en Campanie puis une troisième dans le Picénum pour rejoindre en 43 Antoine en Gaule Cisalpine et fut récompensé par l’attribution du consulat lors des accords de Bologne en 4310.
7Il est possible de penser qu’un personnage nommé Publius Ventidius est un de ses clients, qui a peut-être, ou son père, reçu la citoyenneté romaine de P. Ventidius Bassus, et a été installé, après sa démobilisation, comme colon dans la colonie de Dyrrachium, réalisée d’abord par Antoine d’après les projets de César. Dyrrachium est, avec Byllis et Buthrotum, une des trois colonies romaines connues sur le territoire de l’Albanie d’aujourd’hui11. La création d’une colonie à Dyrrachium, autrefois cité libre12, est liée au fait que la cité avait été le quartier général de Pompée dans sa lutte contre César13. Dyrrachium appartenait à la zone dévolue à Antoine lorsqu’en 40 av. J.-C. Octave et Antoine se partagèrent le monde et la première implantation coloniale sur le site de Dyrrachiumfut donc liée à Antoine. Le vétéran Publius Ventidius pourrait appartenir à cette première colonie car il porte le nom d’un personnage qui fut un fidèle d’Antoine. Il fut démobilisé après avoir servi dans la première légion. Sur l’installation des vétérans de cette légion dans des colonies nous connaissons peu de choses. Il existe cependant des mentions d’installation de colons de la première légion à Lucérie, à Teanum Apulum ainsi qu’à Venafrum14. L’inscription de Dyrrachium semble être la seule mention de l’installation d’un vétéran de la première légion dans une ville extérieure à l’Italie.
8En revanche, il semble qu’une autre inscription funéraire permette d’évoquer la seconde phase de colonisation, accomplie par Auguste après la bataille d’Actium en 31 av. J.- C. Il s’agit d’une inscription faite par un fils, dont nous ne connaissons pas le nom, à son père Lucius Titinius Sulpicianus15. C’est à cette occasion qu’est évoquée la carrière du personnage :
L(ucio) Titinio L(ucii) f(ilio) Aem(ilia) Sulpiciano / pontif(ici) praef(ecto) pro duumuir(o) et duumuir(o) quinq(uennali) tr(ibuno) mil(itum) et tr(ibuno) mil(itum) pro legato et praef(ecto) quinq(uennali) / T(iti) Statili Tauri patri […]16.
9Inscrit dans la tribu Aemilia, comme les citoyens de la colonie de Dyrrachium, Lucius Titinius Sulpicianus, dont le nom n’est pas autrement connu dans l’épigraphie de la ville de Dyrrachium, fit une carrière militaire et fut intégré à l’ordre équestre. Sa carrière militaire est marquée par l’exercice d’une charge de tribun militaire et d’une autre charge de tribun pro legato. Le cursus de L. Titinius Sulpicianus mentionne aussi des fonctions municipales exercées à Dyrrachium, des fonctions religieuses -il fut pontife- ainsi que des fonctions politiques. Il exerça, comme praefectus, la fonction d’un duumuir défaillant ou absent; l’inscription le mentionne comme praefectus pro duumuir(o), puis Titinius accéda à la charge de duumuir quinquennalis. Il fut aussi, à la fin de sa carrière, praefectus de T. Statilius Taurus, qui avait été choisi comme duumuir quinquennalis de sa cité. T. Statilius Taurus est un personnage important de l’époque du triumvirat, un homme nouveau, qui devint consul suffect en 37, associé à Agrippa. Il joua un rôle important dans la lutte contre Sextus Pompée. Après ses succès, il reçut le gouvernement de l’Afrique. Il célébra en juin 34 un triomphe sur l’Afrique et utilisa le butin de son expédition victorieuse pour commencer la construction de son amphithéâtre. Octave lui confia le soin d’achever l’expédition militaire d’Illyricum17. Il intervint ensuite aux côtés d’Octave qui lui confia le commandement de l’armée de terre lors de la bataille d’Actium18. Peut-être devint-il gouverneur de Macédoine après Actium19. T. Statilius Taurus fut salué trois fois imperator et exerça un second consulat en 26 av. J.-C. avec Auguste comme collègue cette année-là. La colonie de Dyrrachium choisit ce proche de l’empereur comme duumuir quinquennalis pour l’honorer et L. Titinius fut, à la fin de sa carrière, choisi comme préfet20, pour le remplacer. Le contexte politique laisse supposer l’appartenance de L. Titinius au mouvement de colonisation augustéenne après la victoire d’Actium. Ces deux inscriptions concernant des colons de Dyrrachium permettent de montrer un lien entre l’histoire individuelle et la mémoire collective des deux mouvements successifs d’installation des colons.
10Un autre aspect de l’histoire de Dyrrachium peut être évoqué grâce aux inscriptions funéraires, celle d’une communauté culturelle entre les deux rives de l’Adriatique. Avec les monuments funéraires qui, à Dyrrachium, concernent la gens Caesia, nous disposons de trois inscriptions montrant aussi l’usage du bilinguisme. La stèle évoquant un Caios Caesios Anconeitos a été publiée par P. Cabanes21. Elle est caractéristique de l’époque hellénistique par ses formes et ses dimensions (photographie n°2). La stèle a 84 cm de haut et de 25 à 29 cm de large; elle est formée de trois parties, un fronton orné d’acrotères et d’une rosace en son centre. Le défunt est représenté dans une niche avec un enfant, vraisemblablement un esclave comme sur d’autres stèles de la même époque. Il porte la toge et sa main droite est repliée, alors que sa main gauche est tendue vers l’enfant. Un bandeau de séparation orné d’un nœud, qui rappelle le nœud de certains lécythes funéraires22, sépare la représentation des défunts du champ épigraphique où l’inscription est gravée sur trois lignes. On y lit : Γάϊε Καίσιε / Ἀνκωνείτη / χρηστὲ χαῖρε.
11L’inscription était datée de la fin du IIe siècle par P. Cabanes. Elle est, plus vraisemblablement, du début du Ier siècle23. En effet, Caios Caesios est un citoyen romain qui porte un ethnique. L’inscription est donc vraisemblablement postérieure à la Guerre Sociale, qui fut suivie par l’attribution de la citoyenneté romaine à tous les Italiens. Caios Caesios appartient à une famille connue qui a peut-être fait souche à Dyrrachium. La présence d’un ethnique comme prénom est liée à la volonté d’affirmer son origine dans une terre d’accueil ou dans un pays qui est devenu le lieu de résidence habituel. Mettre en évidence son ethnos ou sa cité était une pratique répandue à l’époque hellénistique pour un étranger habitant loin de sa cité d’origine. C’est ainsi qu’en Albanie, on trouve aussi une Vibia Placentina à Dyrrachium (CIA 121), un L. Domitius Sallentinus à Byllis (CIA 208).
12Caios Caesios est originaire d’Ancône, qui fut une fondation de Syracuse ; il appartient à un milieu social hellénisé et s’est installé dans une ville dans laquelle l’influence grecque est très vivante. L’influence hellénistique a été bien étudiée dans le domaine de l’iconographie funéraire à Ancône, particulièrement par L. Mercando, car un bon nombre de stèles présentent des caractères proches de celles des stèles funéraires de Rhénée24. Le nom Caesius est diffusé en Étrurie, en Campanie, à Préneste et à Arpinum. Un P. Caesius originaire de Ravenne avait reçu la citoyenneté romaine grâce au père de Pompée, Pompeius Strabon, au moment de la Guerre Sociale25. Il est intéressant de suivre l’histoire des individus portant le nom Caesius dans la colonie de Dyrrachium, sur des inscriptions funéraires latines. L’une mentionne un personnage qui porte le même prénom Caius. Il s’agit d’une stèle de calcaire trouvée dans la ville de Durrës, avec un relief, une porte à deux battants, qui évoque la porte de l’enfer. Sur l'architrave, l'inscription est gravée à l'intérieur d'une tabula ansata. La partie supérieure du texte inscrit manque. La stèle a une hauteur de 78 cm et une largeur de 43 cm. Elle porte l’inscription : C(aius) Ca(e)siu(s) / Gratus / coniugi suae fecit26. Caius Caesius Gratus a fait ce monument funéraire pour son épouse dont le nom n’est pas donné. En revanche, un autel funéraire concernant la même famille permet de reconstituer une histoire familiale. Cet autel de calcaire27 a une hauteur de 1.05m et une largeur de 44 cm. Il appartient à une série de monuments funéraires assez répandue à Dyrrachium. La première ligne de l'inscription est gravée sur la corniche, les autres lignes sont gravées dans un champ épigraphique rectangulaire défini par une moulure. Il est possible de lire :
D(is) M(anibus) s(acrum)/ L(ucius) Caesius Ste/phanio q(ui) u(ixit) a(nnis) LV m(ensibus) VIIII/ Caesia Felicla / contubernali / optimo et in/dulgentissimo/et sibi uiua / posuit.
13Lucius Caesius Stephanio, qui porte un cognomen grec, a été honoré par un monument qu’a édifié Caesia Felicla, sa concubine qui était aussi son affranchie, qui est encore vivante. Il a vécu 45 ans et 9 mois et celle qui a partagé sa vie énonce aussi ses qualités ; il est optimus et indulgentissimus. Nous pouvons regretter que l’histoire de cette gens ne puisse être associée à un espace précis ; aucune des trois inscriptions ne peut, en effet, être attribuée à un lieu de sépulture défini. Mais la présence d’une stèle grecque mentionnant un citoyen romain venu d’Ancône atteste l’existence de contacts antérieurs à la fondation de la colonie qui entraîna une romanisation des pratiques funéraires.
14Une étude des monuments funéraires romains peut confirmer l’originalité culturelle de la ville de Dyrrachium. Nous examinerons deux exemples qui présentent deux manières différentes de communiquer par le texte et par l’image avec le monde des vivants. Les stèles d’un homme et d’une femme ont été choisies parce qu’ils s’adressent de deux manières à la sensibilité des passants, l’un avec un texte latin et une image romaine, l’autre avec un texte latin et une image inspirée par une tradition grecque. Le premier exemple appartient à une stèle funéraire fragmentaire, haute de 53 cm et large de 50 cm, surmontée d’un fronton triangulaire orné de deux demi-palmettes sur les côtés, d’une pomme de pin au sommet et d’une rosette au milieu (photographie n°3). L’épitaphe est gravée sous le fronton à l’intérieur d’un cadre à queue d’aronde28 : Q(uintus) Seius Cai f(ilius) Aim(ilia). L’inscription est précoce. Le défunt, Quintus Seius, porte un prénom et un nom, mais pas de surnom ; il indique sa filiation et est inscrit dans la tribu Aemilia, qui est celle de Dyrrachium29. En dessous, dans un édicule en relief, un jeune homme est représenté de face. Il porte une toge qui semble faite d’étoffe assez grossière. C’est un citoyen romain qui affirme son identité citoyenne.
15La représentation de la femme défunte est plus originale. Le texte de la stèle, plus long, s’adresse à la sensibilité du passant. Cette stèle est la seule dont la découverte peut être attribuée à un espace précis, la nécropole de Kokomane30. Incomplète, elle est haute de 81 cm et large de 40 cm (photographie n°4). Elle est surmontée par un fronton avec deux acrotères latéraux, orné par la présence d’un enfant portant une torche. Sous le fronton, à l’intérieur d’une tabula ansata, sont gravées deux lignes de l’épitaphe. Ensuite la défunte est représentée et c’est ensuite que reprend le texte écrit avec une interpellation au passant qui n’est pas totalement visible car la stèle est abîmée en bas et à droite31.
[Sc]andilia C(ai) l(iberta) hic / [Pa]mphila requiescit / Hospes noli admirare / quod sic me in lecto uid[es ] / recubante(m) dormien [tem] / mortua sum s[i]m[i…] dormire puta[s...] / filias pia et ama[...]/ laetor quod[...] / uidi filias.
16L’image du bas-relief est originale. La défunte est représentée allongée sur un lit d’apparat dont les quatre pieds sont ornés et les extrémités recourbées. La femme a le bras gauche élevé au dessus de sa tête ; elle porte une sorte d’éventail. Sa main gauche touche l’appui du lit au niveau de l’oreiller. Elle est habillée d’une chemise à manches courtes et son corps est recouvert d’un tissu épais dont un pan descend jusqu’à terre au milieu du lit. La représentation est peu commune dans l’iconographie romaine ; elle suggère une tradition hellénistique (photographie n° 5).
17L’inscription est soignée, avec une ponctuation régulière. Elle est double. En effet, les deux premières lignes, au-dessus de la représentation de la défunte, constituent un praescriptum, une épitaphe classique, avec le nom de la défunte, qui repose à cet endroit : [Sc]andilia C(ai) l(iberta) hic / [Pa]mphila requiescit. La défunte se nomme Scandilia, affranchie de Caius Scandilius ; elle porte un cognomen grec, qui est son nom d’esclave, Pamphila. En dessous de la représentation figurée, ont été gravées, comme subscriptum, huit lignes qui sont incomplètes à droite, et dont les caractères s’amenuisent dans les trois dernières lignes. Ces lignes semblent avoir été maladroitement versifiées32. Elles interpellent l’étranger qui passe dont l’attention doit être captée à la fois par l’image impressionnante de la défunte allongée et par le texte qui attire la compassion33. Le voyageur est invité à ne pas admirer cette image sur laquelle il voit une femme allongée et endormie. « Je suis morte », dit la défunte, alors que tu penses que je semble dormir ». Les huit lignes sont très lacunaires mais la fin l’est encore plus. Les qualités de piété et d’amour de la défunte sont énoncées (on lit pia et on peut penser à ama[ntissima]) et aussi le fait qu’elle se réjouisse d’avoir vu grandir ses filles.
18En conclusion de ces quelques pages sur l’écriture et l’espace de la mort à Dyrrachium, je voudrais insister sur le fait qu’un bon nombre des inscriptions funéraires de cette cité ne sont pas liées à des fouilles de nécropoles34, mais à des découvertes fortuites. Il est donc difficile de retrouver des sépultures familiales. Les inscriptions de Dyrrachium permettent de faire quelques observations sur la liberté et la contrainte dans le choix des épitaphes et des images qui peuvent leur être associées. En effet, l’affirmation d’une identité sur les inscriptions funéraires obéit à des règles. L’onomastique est un marqueur social et un marqueur juridique. Le nom d’un individu, gravé pour l’éternité, permet d’identifier son statut, qu’il soit citoyen ou non-citoyen, citoyen ou affranchi, puisque le citoyen porte habituellement les tria nomina et indique sa filiation. Gravées dans la langue grecque, comme la stèle de C. Caesios, ou dans la langue latine, les inscriptions funéraires de Dyrrachium montrent le respect de cette règle. La précocité de certaines inscriptions de Dyrrachium est attestée par l’absence de cognomen. Il existe aussi des règles pour l’onomastique des femmes ; nous l’avons vu avec l’exemple de la femme affranchie, comme Ventidia Piduta et Scandilia Pamphila. L’épigraphie permet aussi l’étude des relations familiales, avec la mention de la fille de P. Ventidius, Ventidia Tertia et des filles de Scandilia Pamphila. La liberté de choix du défunt ou de sa famille est cependant attestée par l’interpellation du passant dans une sorte de théâtralisation du deuil, comme sur l’inscription de la stèle de Scandilia Pamphila.
19L’image constitue un autre type de communication avec les vivants et suggère une grande liberté dans les différentes stratégies de la représentation du défunt. Elle s’adresse d’une autre manière à la sensibilité du passant en affirmant les valeurs dont se réclamaient le défunt et sa famille. Nous avons pu noter la valorisation du modèle romain, avec la représentation d’un individu citoyen, en toge, même lorsqu’il a accompli une carrière militaire, mais aussi la permanence d’éléments grecs. L’appartenance à une communauté originale dans laquelle les influences hellénistiques sont très importantes est bien marquée à Dyrrachium. L’étude du relief figuré sur la stèle de Scandilia est un des éléments les plus originaux car la défunte, qui appartient à la société romaine veut préserver le souvenir de son existence en se faisant représenter à la manière grecque. La question des transferts culturels dans une société devenue en partie romaine est ainsi posée.
Notes de bas de page
1 Cfr. Sk. Anamali, H. Ceka et É. Deniaux, Corpus des Inscriptions latines d’Albanie, Rome, 2009 (Coll. École française de Rome, 410).
2 Les inscriptions grecques de la ville de Dyrrachium (alors Épidamne) avaient été publiées par P. Cabanes (éd.), Inscriptions d’Épidamne-Dyrrhachion et d’Apollonia : 1. Inscriptions d’Épidamne-Dyrrhachion Athènes, 1995 (Études épigraphiques 2 : Corpus d’inscriptions d’Illyrie méridionale et d’Épire, I) (abrégé en CIGIME).
3 Cfr. Plaute, Ménechmes, 15-70.
4 Ibidem, 260-264. Traduction d’A. Ernout, Les Belles Lettres, 1936.
5 Cfr. Catulle, 36, 15.
6 L’autre était Apollonia, ville dans laquelle a été retrouvée récemment une borne milliaire datant de Caracalla, dans le cadre de la mission archéologique dirigée par P. Cabanes. Sur ce milliaire, cfr. É. Deniaux, Découverte d’un nouveau milliaire de la Via Egnatia à Apollonia (Albanie), in MEFRA, 111-1 1999, p. 167- 189.
7 Un partage du monde fut établi entre Octave et Antoine en 40 av. J.-C. Il eut comme limites Scodra dans l’Albanie d’aujourd’hui, l’ancienne capitale du roi Genthios au IIe siècle av. J.-C. Sur celui-ci, cfr. P. Cabanes, Les Illyriens de Bardylis à Genthios, IVème-IIème siècles av. J.-C., Paris, 1988, p. 311-323.
8 Cfr. F. Miraj, Mbishkrime latine të Durrësit (Gjetje rasti). Inscriptions latines de Durrës (Trouvailles fortuites), in Iliria, 21, 1991, p. 269-270 ; AE 1994, 1562 ; CIA 148 ; LIA 159.
9 Il serait possible de songer à une forme latinisée d’un mot grec qui ferait allusion à une de ses qualités et voudrait dire qu’elle est économe (mot formé à partir du verbe grec pheidomai, cfr. sur Pheidulos, Pheidula, Horace, Odes, 3, 23).
10 Sur P. Ventidius Bassus, cfr. M.-Cl. Ferriès, Les partisans d’Antoine, Bordeaux, 2007, p. 139-141 et p. 487-491 (n° 142) et F. Rohr Vio, Publio Ventidio Basso, Fautor Caesaris : tra storia e memoria, Rome, 2009.
11 Des civils y furent associés aux militaires. Dion Cassius, 51, 4, 6, affirme que, quand Octave chassa les populations italiennes qui avaient soutenu Antoine, il offrit à ses soldats leurs villes et leurs territoires. En compensation, il donna pour nouvelle résidence à la plupart de ces Italiens Dyrrachium, Philippes et d’autres territoires. Sur la colonisation romaine, cfr. E.T. Salmon, Roman Colonisation under the Republic, Londres, 1969.
12 Au moment de son exil, Cicéron, Fam., 14, 1, 7, affirmait qu’elle était une civitas libera et in me (exulem) officiosa.
13 Cette fondation coloniale peut aussi être expliquée par des motifs économiques, par la situation de son port, Apollonia conserva son autonomie et le statut de cité libre parce qu’elle avait servi de base aux opérations de César.
14 Cfr. L. Keppie, Colonisation and Veteran Settlement in Italy (47 BC-14 AD), British School at Rome, 1983, p. 165 (AE 1969-1970, 1, 58 ; AE 1976, 168-169) et p. 137-138 (pour Venafrum, cfr. CIL X 4876 = ILS 2227).
15 L’inscription, encastrée dans le rempart byzantin de la ville, a aujourd’hui disparu, cfr. CIL III, 605 ; ILS 2678. Elle avait été vue par Cyriaque d’Ancône et elle était encore visible au XIXe siècle. Cfr. H. Daumet et L. Heuzey, Mission archéologique en Macédoine, Paris, 1876, n° 156, p. 381-382.
16 Sur ce personnage, cfr. CIA 33 ; LIA 42 ; S. Demougin, Prosopographie des chevaliers romains julio-claudiens, Rome, 1992 (Coll. École française de Rome, 153), n° 41, p. 55-56 ; H. Devijver, Prosopographia militarium equestrium quae ab Augusto ad Gallienum, Louvain, 1976-1993, T 26, p. 787. Cfr. aussi M.L. Caldelli et C. Ricci, Monumentum familiae Statiliorum. Un riesame, Rome, 1999 et É. Deniaux, Patronage et liens personnels : les colonies de la côte albanaise et les grands hommes du triumvirat et de l’époque d’Auguste, dans J. Dalaison (éd.), Espaces et pouvoirs dans l’Antiquité de l’Anatolie à la Gaule, Hommages à B. Rémy, Grenoble, 2007, p. 289-296.
17 À la fin de l’année 34, Octave lui confia le commandement du siège de Setovia en Dalmatie, cfr. Appien, Illyrica, 28 et Dion Cassius, 49, 38, 4.
18 Cfr. Plutarque, Vie d’Antoine, 65, 3 ; Velleius Paterculus, 2, 85, 2 et Dion Cassius, 50, 13, 5.
19 Cfr. R. Syme, La révolution romaine, trad. fr., Paris, 1967, p. 288 et note 41, mais il n’a pas, sur ce point, de données sûres et utilise l’argument de l’existence de la fonction de Titinius Sulpicianus, duouir quinquennalis de Statilius Taurus, en citant notre inscription.
20 Sur les praefecti iure dicundo, cfr. W. Liebenam, Städteverwaltung im römischen Kaiserreiche, Leipzig, 1920, p. 260-263 ; sur les préfets des empereurs et des membres de la famille impériale, cfr. G. Mennella, Sui prefetti degli imperatori e dei Cesari nelle città dell’Italia e delle province, in Epigraphica, 50, 1988, p. 65-85 ; J. Gascou, La praefectura iure dicundo dans les cités de l'Afrique romaine, dans L'Afrique dans l'Occident romain (Ier siècle av. J.-C.- IVème siècle ap. J.-C.), Rome, 1990 (Coll. École française de Rome, 134), p. 367-380 ; M. S. Rossignano, I praefecti iure dicundo nell'Italia settentrionale, Epigrafia, Actes du colloque international Attilio Degrassi, Rome, 1991 (Coll. École française de Rome, 143), p. 515-537.
21 Cfr. P. Cabanes, CIGIME, 1, 1, 20.
22 Une étude de ce thème pourrait être approfondie ; cfr., par exemple, F. Lissarrague, Vases grecs, les Athéniens et leurs images, Paris, 1999, p. 121, n°93-94, sur un lécythe du musée d’Athènes, sont représentées deux femmes de part et d’autre d’une tombe entourée d’une bandelette avec un nœud au centre.
23 Cfr. G. Paci, Medioadriatico occidentale e commerci transmarini (II secolo a.C.-II secolo d.C.), dans C. Zaccaria (éd.), Strutture portuali e rotte maritime nell’Adriatico di età romana (Atti della XXIX settimana di Studi Aquileiesi, 20-23 maggio 1998), Rome, 2001 (Coll. École française de Rome, 280), p. 82-83.
24 Cfr. L. Mercando, L’ellenismo nel Piceno, dans P. Zanker (éd.), Hellenismus in Mittelitalien. Kolloquium im Göttingen von 5 bis 9. Juni 1974, Göttingen, 1976, p. 160-218. Cfr. aussi M.-Th. Couilloud, Les monuments funéraires de Rhénée, Paris, 1974 (Exploration archéologique de Délos, 30).
25 Cfr. Cicéron, Pro Balbo, 50. Un P. Caesius fut destinataire d’une lettre de recommandation de Cicéron, cfr. Cicéron, Fam. 13, 51. Sur ce Caesius et les Caesii, cfr. É. Deniaux, Clientèles et pouvoir à l’époque de Cicéron, Rome, 1993 (Coll. École française de Rome, 182), p. 395.
26 Cfr. CIL III, 13701 ; E. Bormann, Epigraphische Funde, dans J. Dell, E. Bormann, Th. Rhode, Ausgrabungen in Carnuntum, dans Archaeologisch-Epigraphische Mitteilungen aus Österreich-Ungarn, 16, 1893, p. 229-236 ; E. Bormann, Antiken aus Durazzo, dans Arch. Epigr. Mitth. aus Österreich, 16, 1893, p. 245, n° 2 et CIA 55; LIA 60 ; C. Praschniker et A. Schober, Archäologische Forschungen in Albanien und Montenegro, Vienne, 1919 (Schriften der Balkanischen Kommission, ant. Abt. Heft VIII), p. 44, fig. 56. Elle est conservée au musée Narodni de Belgrade.
27 A. Bruhl, Fouilles de la mission française à Apollonia d’Illyrie (1931-1933). II, L’inscription du monument des Agonothètes, Albania 5, 1935, n°4 et fig. 4 ; P. C. Sestieri, Nëshkrime latine të Shqipnís = Iscrizioni latine d’Albania, Studi e Testi, ser. II, Archeologica, 1943, p. 84, n°49 ; AE 1978, 741 ; CIA 62 ; LIA 61. L’inscription est conservée au musée lapidaire de Dürres.
28 Cfr. V. Toçi, Të dhëna të reja për onomastikën ilire në Dyrrah (L’onomastique illyrienne à Durrachium), dans Iliria, 1, 1986, p. 126, n° 132 ; CIA 114 ; LIA 117. Elle est conservée au musée lapidaire de Dürres.
29 La graphie Aimilia pour Aemilia indique une origine précoce. Le nom Seius est attesté en Italie centrale. Il est aussi fréquent en Dalmatie, cfr. G. Alföldy, Die Personennamen in der römischen Provinz Dalmatia, Heidelberg, 1969, p. 118 (il peut être aussi utilisé comme cognomen).
30 Sur cette nécropole, cfr. V. Toçi, Inscriptions et reliefs relevés de la nécropole de Dyrrachium, dans Studia Albanica, 2, 1965, p. 49-99.
31 V. Toçi, art. cit., n° 53 ; AE 1966, 404 ; CIA 107 ; LIA 114.
32 Sur les inscriptions funéraires versifiées, cfr. É. Wolff, La poésie funéraire épigraphique à Rome, Rennes, 2000, p. 45-51.
33 Sur des comparaisons possibles avec le monde grec, cfr. G. Hoffmann, L’empreinte des valeurs sociales sur les monuments funéraires attiques au IVe siècle, dans O. Dumoulin et F. Thélamon (éd.), Autour des morts, Mémoire et identité, Rouen, 2001, p. 347-354.
34 La stèle de Scandilia est la seule, parmi les monuments que nous avons examinés, à avoir été trouvée dans une nécropole ; sur celle-ci, cfr. V. Toçi, art. cit., p. 49-99. Une autre fouille de nécropole a été publiée, cfr. F. Tartari, La nécropole du Ier-IVème siècle de notre ère à Durrachium, Dürres, 2004.
Auteur
université de Paris X Nanterre - eldeniaux@wanadoo.fr
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