Conclusion générale
p. 457-461
Texte intégral
1Il serait vain de présenter les quelques sites de la vallée du Turano que nous avons examinés comme un modèle dans l’histoire de l’occupation du sol. Lorsque nous avons entrepris cette recherche, nous avons voulu avant tout confronter les sources écrites au terrain sur un problème particulier, celui des modalités de l’« incastellamento », que nous avons placé au centre du travail. Il est trop tôt pour conclure une enquête encore inachevée tant que la fouille du château de Castiglione et l’étude de son mobilier n’auront pas été portées à terme. Cependant, on ne saurait se dispenser d’en rassembler brièvement quelques acquis et de les intégrer dans l’état actuel des recherches archéologiques réalisées en Sabine et dans le Réatin où plus d’une dizaine de châteaux et de villages ont fait l’objet de fouilles1. Conjuguées, ces enquêtes différentes, qui allient prospections systématiques et fouilles d’étendue variable, permettent de dresser un bilan provisoire, susceptible d’être modifié par la publication intégrale des recherches achevées et la poursuite de celles encore en cours, qui enrichit le modèle de l’« incastellamento » tel que Pierre Toubert l’a défini dans sa thèse. Deux problèmes principaux ont retenu l’attention, qu’on peut résumer ainsi : l’existence éventuelle d’habitats groupés antérieurs à l’« incastellamento » ; les relations entre la fortification et la concentration de la population rurale.
2Les prospections et les fouilles réalisées à ce jour en Sabine et dans le Réatin par nous-mêmes et par d’autres équipes n’ont révélé nulle part l’existence de sites d’habitat groupé du haut Moyen Âge. Il n’est pas exclu qu’un élément ayant appartenu au casale Talianus documenté au ixe siècle ait été mis au jour au sommet de la colline de Castiglione. Si les trous de poteau de la phase de construction en bois qui a précédé le château de la fin du xe et du début du xie siècle datent vraiment des ixe et xe siècles (ce qui n’est pas encore établi de manière définitive), l’occupation était dans tous les cas limitée : il s’agissait au mieux d’un ou deux édifices mais certainement pas d’un groupement de maisons. La situation mise en évidence à Castiglione s’apparente ainsi à celle, mieux documentée par les textes et par le terrain, qu’a étudiée John Moreland sur le site de San Donato voisin de l’abbaye de Farfa2. Le site est connu par les sources écrites dès 768 quand ses propriétaires le donnèrent à Farfa. Au tournant des viiie et ixe siècles, l’abbaye y édifia l’église San Donato qui forma le centre du domaine jusqu’aux xe-xie siècles quand y fut érigé un château à l’existence au demeurant éphémère. La fouille a mis au jour quelques éléments de l’occupation qui a précédé l’édification de l’église et des bâtiments annexes. John Moreland suggère de la faire remonter à la fin du vie ou au viie siècle. Défini comme important par le fouilleur pour la qualité du mobilier qui y fut trouvé, le site mis au jour était sans doute le centre du casale du haut Moyen Âge où ses propriétaires avaient établi leur résidence mais en aucun cas le lieu d’un habitat groupé des colons qui l’exploitaient. A San Donato comme à Castiglione, la faible étendue de l’occupation du haut Moyen Âge, qui ne couvre pas toute la butte, en témoigne. La population paysanne vivait alors certainement dispersée dans le territoire du casale. Les enquêtes archéologiques n’ont donc mis au jour aucun site d’habitat concentré des viiie-ixe siècles, peut-être parce qu’elles n’ont pas cherché là où il convenait de le faire. A notre connaissance, aucune enquête n’a placé au centre de sa problématique la curtis et l’organisation matérielle du centre domanial pas plus que les villae qui apparaissent dans la documentation écrite à la fin du viiie siècle et se multiplient pendant le siècle suivant. On ignore à peu près ce que désigne le mot dans la région et pour cette période. Selon Pierre Toubert, villa et casale sont synonymes, les deux termes étant du reste souvent interchangeables, à Paganico par exemple pour rester dans la vallée du Turano ; il faudrait y voir en conséquence un lieu d’habitat dispersé3. Pour d’autres comme Tersilio Leggio, villa désignerait en revanche un établissement concentré et ouvert dès les viiie-ixe siècles, ce qui est assurément le cas à partir des xie-xiie siècles4. Faute d’indice significatif dans les sources écrites de la région, l’enquête reste à faire sur le terrain, qui permettrait peut-être de trancher la question. En dépit de quelques acquis récents, le peuplement du haut Moyen Âge en Sabine reste encore largement méconnu au plan archéologique alors que les cartulaires de l’abbaye de Farfa abondent d’informations en ce sens. On connaît les difficultés qu’il y a à identifier des sites d’habitat du haut Moyen Âge en prospection. Sans doute conviendrait-il d’orienter maintenant les recherches vers les sites majeurs que constituent les curtes et peut-être les villae, plutôt que sur les casalia qui gravitaient autour des centres domaniaux et où l’habitat était certainement dispersé.
3Deuxième ordre de questions, celui des relations entre l’« incastellamento » et la concentration de la population paysanne. En Sabine et dans le Réatin, les premières traces connues à ce jour d’habitats groupés, fortifiés ou ouverts, ne sont pas antérieures au xie siècle, ceci pour les datations les plus hautes comme à Montagliano. Dans de nombreux cas parmi la douzaine de sites qui ont fait l’objet d’une enquête archéologique, le regroupement de la population n’est pas intervenu avant le xiie quand il ne date pas du xiiie siècle seulement. Le travail de terrain a permis toutefois d’identifier les vestiges de quelques castella à partir du xe ou du début du xie siècle au moment où le terme apparaît et se diffuse dans la documentation écrite. A en juger par les édifices reconnus, ceux-ci ne représentaient pas à l’origine un centre de peuplement villageois mais seulement des petits bâtiments fortifiés qui remplissaient la double fonction de contrôle du territoire et de centre de gestion des grandes propriétés foncières à l’intérieur desquelles le peuplement restait dispersé. Il pouvait arriver, mais le cas reste exceptionnel dans la douzaine de sites étudiés, que le château ait pris la succession du centre ou d’un élément d’un casale du haut Moyen Âge. Au demeurant, les deux exemples de ce genre rencontrés par l’archéologie n’ont pas constitué un centre de peuplement et furent abandonnés rapidement, faute d’avoir promu la recomposition de l’habitat et celle du territoire à leur profit en raison peut-être de la concurrence de villages voisins, neufs et plus dynamiques. Restés isolés, ces châteaux n’en remplissaient pas moins une fonction résidentielle, voire stratégique, à l’intérieur du réseau de peuplement et des pouvoirs qui s’exprimaient dans les formes de l’occupation du sol et de l’appropriation du territoire. Castiglione en témoigne avec un certain éclat.
4A la lumière des enquêtes réalisées dans la région, la concentration de la population paysanne a pu revêtir deux formes principales à peu près contemporaines. Premier cas de figure qui semble fréquent pour les sites les plus anciens, l’habitat est rassemblé autour d’un castellum préexistant et à l’intérieur d’un mur d’enceinte : Montagliano en fournit le meilleur exemple. Deuxième cas documenté par les fouilles, la population qui vivait auparavant dispersée dans les casalia se regroupe pour former un habitat ouvert, que les textes qualifient de villa à partir du xie siècle. Pour autant que l’exemple des villae du Cervia et de Sant’Agnese permette d’en juger, la formation de hameaux semblables ne s’est pas déroulée hors du cadre seigneurial. Si nombre d’entre eux sont restés ouverts tout au long de leur histoire, d’autres comme Caprignano et Collalto ont été enchâtelés à un moment postérieur à la faveur de l’établissement d’une famille ou d’un groupe seigneurial sur place et ont pu s’élever ainsi au rang de castrum. Les villages fortifiés les plus dynamiques ont progressivement incorporé dans leur finage des châteaux isolés et des habitats groupés mineurs, fortifiés ou ouverts, sans chercher pour autant à les étouffer ni à les faire disparaître. Bourg principal de la vallée du Turano jusqu’au tournant des xiiie et xive siècles, Montagliano engloba un temps dans son territoire le château de Castiglione, le castrum d’Offiano, les villae du Cervia et de Sant’Agnese.
5Parmi les nombreuses questions en suspens, il faut en mentionner au moins deux que les recherches devront s’efforcer de combler à l’avenir. En effet deux cas de figure, documentés par les sources écrites de la région ou par les recherches archéologiques conduites ailleurs, n’ont pas été examinés par les enquêtes réalisées depuis une vingtaine d’années en Sabine et dans le Réatin. La mise en place de l’« incastellamento » tel que l’a décrit Pierre Toubert et dont quelques chartes de peuplement définissent les modalités concomitantes de concentration de la population et de fortification du village devra faire l’objet des enquêtes spécifiques qui font encore défaut. Il faudra également apporter une réponse archéologique au problème de la continuité d’occupation entre des sites hypothétiques d’habitat groupé dans des curtes ou dans des villae du haut Moyen Âge et des castra de la période suivante, observée dans d’autres régions de la Péninsule, dans le Molise ou en Toscane par exemple. L’archéologie de l’« incastellamento » a encore de beaux jours devant elle !
Notes de bas de page
1 Pour un état des lieux de la recherche archéologique régionale, nous nous permettons de renvoyer à E. Hubert, Introduction et à Id., L’incastellamento dans le Latium, où on trouvera tous les renvois utiles aux travaux réalisés ces dernières années en Sabine et dans le Réatin ainsi que leurs conclusions principales.
2 J. Moreland et al., Excavations at Casale San Donato, 1990 ; Eid., Excavations at Casale San Donato, 1992.
3 P. Toubert, Les structures du Latium médiéval, p. 314, n. 1, p. 320, p. 455 et suiv.
4 T. Leggio, Forme di insediamento in Sabina e nel Reatino, p. 186-187.
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