Chapitre 10
Du plan à son application. Le contrôle impossible ?
p. 451-520
Texte intégral
1À l’aube des années 1930, la communication entre le gouvernorat et Rome ne laisse plus guère de place aux remarques des fonctionnaires ou à l’expression des antagonismes. Le second plan régulateur a favorisé la concentration des décisions dans un petit cénacle de personnes sous l’égide du gouverneur, si bien que les sources, quand elles n’ont pas été détruites, laissent moins d’espaces à la pluralité des voix.
2Les archives municipales de la période coloniale conservées à Tripoli permettent cependant d’appréhender certaines des difficultés éprouvées à appliquer un plan reposant sur une répartition en fonction des classes sociales et les catégories raciales, d’autant que le gouverneur Italo Balbo (1934‑1940), se montre rétif à l’application des lois raciales de 1938 dans la colonie. De même, le plan régulateur suppose des capacités d’intervention financières et politiques dont le gouvernorat est en partie dépourvu, alors même qu’il fait face à une croissance démographique notable. Le débat architectural sur Tripoli s’épuise en effet dès 1936, au moment où la conquête de l’Éthiopie modifie fortement les enjeux de l’urbanisme colonial. Il ne survit par la suite que dans une certaine redondance. Ce contexte invite à réinterroger les relations entre activités publiques et privées, au‑delà des effets d’annonce de la propagande du régime.
I. Loger, un enjeu politique et économique
I.1. Logements ouvriers et logements pour employés
I.1.1. Favoriser la classe moyenne italienne
3La construction de logements sociaux est corrélative de l’élaboration du plan. Le Conseil des ministres approuve en juin 1929 l’extension de l’activité de l’INCIS (Institut national pour les logements des employés ‑ Istituto nazionale per le case degli impiegati) dans les colonies1. S’il s’agit de répondre à un besoin exprimé depuis une dizaine d’années, la mesure montre aussi que ces logements sont conçus selon une logique professionnelle et ethnique, puisque les employés et fonctionnaires libyens ne peuvent adhérer au syndicat fasciste des fonctionnaires ni être titulaires de leur poste et que les logements de l’INCIS sont réservés aux Italiens.
4Il faut cependant attendre 1935 pour que soit construit un premier lot de logements de l’INCIS. Sa conception est confiée à Alpago Novello, Cabiati et Ferrazza, déjà concepteurs du plan régulateur, auxquels est adjoint l’architecte Piccinato. Regroupant onze bâtiments autour d’une cour centrale, il répond à tous les préceptes de la nouvelle planification : socialement et ethniquement homogène, il doit favoriser de l’extension urbaine à l’est du palais du gouverneur et constitue avec la cité‑jardin adjacente un espace tampon entre la ville et ses périphéries populaires où coexistent Italiens pauvres et colonisés2.
5Les formes simples, où dominent le cube et les arches de grandes dimensions, correspondent aux canons de l’architecture fonctionnaliste censée exprimer l’esprit du régime. Le lotissement de 312 appartements comprend 10 commerces le long de la cour centrale. Cette politique se retrouve dans la cité‑jardin de la Coopérative Italia, à laquelle Badoglio attribue cinq millions de lires sous forme d’un prêt hypothécaire en avril 1932 via la Caisse d’épargne de la Tripolitaine3. Le prêt est particulièrement favorable aux emprunteurs : il peut atteindre 50 % de la valeur de l’immeuble et est remboursable en 20 ans, à un taux réduit de 3%. La Caisse d’épargne, à l’origine destinée à la colonisation agricole, finance donc désormais les logements urbains en faveur des Italiens. Ces cinq millions de lires sont prélevés sur la contribution de la Caisse d’épargne au consortium bancaire établi en 1929, qui n’établissait pas de différence de traitement selon l’appartenance ethnique ou religieuse des emprunteurs. La totalité de la part de la Caisse d’épargne dans ce consortium est ainsi reversée au bénéfice exclusif de fonctionnaires et employés italiens.
6Le choix d’une politique ethnique a cependant des contre‑effets économiques importants : selon la Caisse d’épargne, ce prêt aurait provoqué « le ralentissement, si ce n’est la suspension complète de toutes les activités de notre institution en tant que participant au consortium pour le crédit de construction ». Elle ne contribue ainsi en 1933 qu’à 14 opérations dans le centre, pour un montant de 559 000 lires4. En comparaison, trois mois après le décret, la Caisse a déjà dû concéder 21 prêts hypothécaires d’un montant total de 839 000 lires en faveur de la coopérative. Un an après, la cité‑jardin de la coopérative Italia, rebaptisée « Emilio De Bono », compte une centaine de maisons achevées et une vingtaine en chantier. Trente autres sont prévues pour 19345.
I.1.2. Les logements ouvriers
7Si les employés italiens peuvent tirer profit de l’existence de l’INCIS, il n’existe pas de structure analogue pour les ouvriers. Ceux‑ci, en théorie, pourraient se regrouper en coopérative. Mais cela suppose un nombre suffisant d’adhérents disposant d’une épargne assez importante pour bénéficier des prêts consentis par l’État. De façon générale, les mesures en faveur des emprunts immobiliers prises par Badoglio en 1929 excluent les catégories les plus modestes, au moment où la population ouvrière augmente du fait même de la reprise de la construction.
8Les concours de prototypes de maisons bon marché illustrent néanmoins la préoccupation du gouvernorat face au risque d’une nouvelle crise du logement. En 1931, ce dernier confie la conception de logements économiques à l’architecte Umberto Di Segni. Ces logements doivent être un symbole du confort et de l’hygiène : ils disposent chacun d’une salle de bain, d’une cuisine indépendante et d’une véranda couverte6. Alors que les logements populaires de 1921 étaient concentrés sur une aire étroite, pour limiter les coûts d’expropriation, ceux de 1931 manifestent la faculté du gouvernorat à s’imposer : ils sont répartis en deux lots de trois bâtiments sur une surface de 3 500 m2, à proximité de la zone industrielle et des magasins généraux. L’esthétique trahit l’influence de Rava : le style dépouillé doit reprendre à la fois « les caractéristiques de notre architecture méditerranéenne (île de Capri et côte du Salento) », et s’harmoniser avec « la conception architecturale indigène, éminemment synthétique dans sa valeur volumétrique et linéaire »7. Le coût est à l’image de l’importance symbolique de ces logements (2 800 000 lires pour 112 appartements). Entre 1935 et 1936, 64 de ces appartements sont construits dans la rue Angelico, à proximité de la gare. Tout le segment sud‑ouest de l’ancienne rue el‑Garbi, rebaptisé Corso Sicilia, est concerné par ces constructions dont le nombre reste cependant limité face aux 312 logements de l’INCIS.
9Édifiés au nom du gouvernement, ces logements sont en réalité construits et financés par la municipalité à partir de la fin 1934. Ils sont conçus comme des « logements populaires pour les nationaux », c'est‑à‑dire réservés à des Italiens8. À la fin 1936, la municipalité est propriétaire de 68 appartements ouvriers, pour un montant global de 2 300 0000 lires9. Mais cette somme représente selon la municipalité uniquement « les dépenses effectuées alors par l’administration, et non la valeur actuelle, qui devrait être déterminée par une expertise en bonne et due forme »10. Au total, au début de la Seconde Guerre mondiale, le nombre de logements populaires à Tripoli s’élève à 532 appartements et 266 maisons11.
10Malgré cette dynamique, à la fin de l’année 1936 le « problème des logements revêt, à Tripoli, une importance toujours plus grande »12. Le gouvernorat doit confier en 1937 à Florestano Di Fausto la conception d’un vaste « quartier ouvrier » près de la porte de Gargaresch, dont l’inauguration est prévue pour la célébration de 1938 de la Marche sur Rome. Le projet prévoit « 700 habitations, de type simple ou de type double, chacune avec un petit jardin qui devra être cultivé par les familles ouvrières »13. Seuls 96 logements sont en réalité achevés en mai 1938. Un deuxième lot est livré pour les cérémonies de l’arrivée des 20 000 colons agriculteurs en 1938. Un troisième lot est prévu par la suite. En 1939, 2 000 personnes peuvent ainsi y habiter14. La même année, le gouvernement local construit en toute hâte des baraquements dans la rue Ben Asciur, où sont installées « 40 familles nationales [c'est‑à‑dire italiennes] sans logement »15. En 1939, 2 500 familles italiennes attendent encore à Tripoli et Benghazi l’attribution d’un logement social16.
11La rapidité des travaux doit manifester la capacité du régime à accomplir ce que le gouvernement précédent n’avait pu effectuer. Les logements sociaux sont notamment mis en avant dans la propagande d’Italo Balbo17. Dans le cas du quartier ouvrier, c’est toutefois la municipalité qui semble devoir payer la plus grande part de la construction, le gouvernorat ne finançant que les adductions d’eau et les égouts18. Si les pouvoirs publics municipaux sont donc fortement mis à contribution, le quartier ouvrier reste sous le contrôle de la Caisse d’épargne de la Libye, qui en est le propriétaire19. De même, si la conception du quartier est attribuée à Di Fausto, dont le prestige ne peut que donner une valeur supplémentaire à cette réalisation, c’est en grande partie la Caisse d’épargne qui détermine la forme, l’esthétique et la répartition des logements. La même année, C.E. Rava dénonce ainsi dans la revue Domus « la mentalité des offices techniques » qui aurait conduit à dénaturer l’œuvre des architectes. Malgré les efforts de ces derniers pour se faire reconnaître l’exclusivité de la compétence de l’aménagement urbain, la réalité de la décision reste dans les mains du pouvoir politique et des institutions qui financent la construction20.
12Le problème le plus important pour l’Office technique municipal n’est toutefois pas celui de l’esthétique mais la réaction des propriétaires expropriés, notamment libyens21. Selon un fascicule de 1937 destiné aux journalistes étrangers, le quartier ouvrier serait aussi destiné à « l’éducation sociale » des Libyens, étant « la meilleure preuve de la politique du maréchal Balbo en Libye, qui n’oublie jamais de donner aux indigènes la possibilité de se civiliser et de s’élever moralement et matériellement »22. Or, paradoxalement, ce quartier doit aussi « préserver […] la population blanche d’une promiscuité parfois inévitable avec les indigènes »23.
13La séparation raciale se conjugue ainsi avec la séparation sociale et politique. Le premier lot de logements de la rue Ben Asciur est destiné aux « familles nombreuses d’ouvriers fascistes, avec une préférence pour les anciens combattants »24. La cité‑jardin « Carlo del Croix », à Porta Benito, doit accueillir des mutilés de guerre récompensés par le régime25. Le gouvernement confie l’assignation des appartements du quartier ouvrier à la Fédération fasciste, qui s’appuie sur les organisations syndicales pour s’assurer de la « bonne conduite politique » des candidats. Le gouvernement envisage même en 1939 de constituer des « comités permanents » qui, « associés aux comités de vigilance déjà institués, pourraient faciliter l’examen des dossiers pour rendre leur traitement plus rapide »26. La sélection exclut les célibataires et veille à une séparation rigoureuse entre catégories sociales27. Les familles choisies restent soumises à une vigilance sévère au prétexte de l’hygiène et de « l’élévation morale et sociale des travailleurs ». Des primes sont ainsi attribuées aux locataires « les plus méritants », les logements étant contrôlés par « une commission spécialement nommée »28. Tout est fait par ailleurs pour limiter les déplacements vers les quartiers centraux. Les logements populaires sont dotés non seulement de commerces, mais aussi de services d’assistance et d’un Dopolavoro, l’organisation des loisirs du Parti.
I.2. Ségrégation planifiée et capacités d’intervention
I.2.1. Ségrégation et dépenses publiques
14En élargissant la perspective à l’ensemble des dépenses publiques dans la construction et les équipements urbains, il est possible de mieux saisir la mesure des investissements du gouvernorat et de la municipalité. Une part importante des dépenses consiste à combler les retards dans l’équipement des anciens quartiers et l'entretien d’édifices préexistants29. Les constructions nouvelles sont par contre peu nombreuses, bien que mobilisant des sommes parfois considérables30. Les dépenses engagées pour l’extension urbaine sont donc, en dehors des logements sociaux réservés aux Italiens, quasiment nulles. Il s’agit avant tout d’améliorer le bâti, de compléter des infrastructures encore déficientes et de favoriser quelques édifices à haute valeur symbolique, comme l’église de la Dahra. La différence avec la période précédente vient essentiellement du ton adopté dans les déclarations officielles et de l’attention proclamée envers les colonisés. Le bulletin d’information du gouvernement local du 8 novembre 1935 définit ainsi l’objectif des travaux publics comme « un programme complet destiné à améliorer la vie des populations indigènes et à pourvoir à leur élévation morale et économique », qui consiste :
Avant tout, en travaux de réfection et de construction de mosquées, d’édification d’écoles, de lazarets pour les indigènes […]. Dans la seule ville de Tripoli a été édifié tout un nouveau complexe qui montre à lui seul combien le gouvernement pourvoit à toutes les manifestations de la vie indigène, s’occupant des logements, des lieux de travail, de prière ou de soins. On compte parmi ceux‑ci le quartier de l’artisanat de Suk el‑Muscir, le camp bédouin de Porta Tagiura, le pavillon pour les maladies chroniques, la restauration de la mosquée de Sidi Sciuscian ainsi que le nouveau siège de la Caisse d’épargne31.
15En matière de logements pour les colonisés, seul le nouveau camp bédouin de Porta Tagiura est effectivement réalisé. Il est destiné à parquer les « sans‑domicile » qui affluent vers la ville, comme il sera vu plus loin. Le nouveau « quartier » de Suk el‑Muscir, quant à lui, n’est qu’un ensemble de quelques bâtiments disposés autour de cours face à la forteresse, devant accueillir des ateliers d’artisans ou des commerces pour les touristes. Les listes de dépenses ne mentionnent pas d’opérations visant spécifiquement l’habitat pour les Libyens, la construction de nouveaux logements ou le percement de nouveaux axes, comme le préconisait le plan. Hormis l’aménagement de la voirie et d’égouts, l’action des autorités se porte sur un nombre limité d’édifices destinés à illustrer la bienveillance du pouvoir colonial : en 1934, 875 000 lires sont consacrées à l’infrastructure hospitalière de Tripoli et 2 215 000 à de nouvelles écoles, dont celle pour les enfants atteints du trachome. L’année suivante, les dépenses d'infrastructures hospitalières atteignent 2 700 000 lires mais sont limitées à 1 000 000 lires pour les écoles – sans compter l’école supérieure islamique, financée par l’administration des waqfs à partir de 1935. La construction de nouvelles mosquées, bien que mise en avant par le gouvernorat, est en réalité très réduite. La restauration de la mosquée de Sidi Sciuscian avait été commencée sous Badoglio. À part elle, aucune mosquée n’est mentionnée dans les dépenses des Travaux publics de la Tripolitaine, ce qui n’empêche pas que la municipalité ou les waqfs aient pu dans le même temps financer la restauration de certaines mosquées, mais ce qui permet de nuancer fortement les propos officiels du gouvernorat.
16La comparaison sur le moyen terme entre les dépenses destinées à la construction ou l’entretien de bâtiments et celles qualifiées de « hydrauliques et sanitaires » (c'est‑à‑dire, essentiellement, les adductions d’eau et d’égouts) montre un rythme d’investissement heurté et très irrégulier, où il est possible de dégager certaines tendances qui permettent de mieux saisir la place de la politique urbaine dans le processus de fascisation de la société coloniale32 :
17Les fortes variations des dépenses laissent entrevoir le poids de l’urgence. En 1934 l’essentiel des dépenses est consacré à l’amélioration des adductions d’eau (2 200 000 lires sur 2 440 000), ce qu’il faut mettre en relation avec l’absence d’eau courante dont se plaignent nombre d’habitants depuis le milieu des années 1920, parfois dans certaines zones de la vieille ville comme la Hara. La menace de nouvelles épidémies (cf. infra) a sans doute aussi pesé dans ce choix. L’augmentation des dépenses de 1936 est due à la construction de silos à grains (880 000 lires), à la poursuite de la pose des conduites d’eau (440 000 lires) et à l’aménagement de l’aéroport de Castel Benito (700 000 lires). En 1938, l’explosion des dépenses accompagne les travaux de construction des nouveaux quartiers populaires, qu’il faut doter d’égouts et d’eau courante. Si l’urgence semble avoir laissé place à ce moment à une politique plus concertée, l’effondrement des dépenses l’année suivante indique aussi, comme il sera vu par la suite, l’incapacité des pouvoirs publics à faire face au coût de leur propre politique. En 1940, le relèvement des montants est dû presque uniquement aux ouvrages de défense militaires.
18Le rythme des dépenses édilitaires confirme le tournant de 1937, marqué par une brusque augmentation des dépenses puis par la diminution successive des montants alloués aux travaux publics.
19Le détail des dépenses permet donc de relativiser la « politique d’élévation morale et économique à destination des indigènes » vantée par le gouvernorat. Inversement, la part des travaux de prestige augmente progressivement. Un million de lires est consacré en 1935 à l’aménagement de la forteresse. En 1937, l’augmentation considérable des dépenses est due à la construction du nouveau siège du gouvernement (3 260 000 lires), au « siège des œuvres fascistes » (2 850 000 lires) et à l’immeuble de la « Société immobilière de la Libye » (750 000 lires). Les travaux de l’aéroport, en comparaison, ne concernent que 1 592 000 lires, tandis que les dépenses pour les édifices scolaires sont réduites à néant et que celles pour les infrastructures sanitaires sont limitées à la seule édification d’un mur d’enceinte pour l’asile d’aliénés. La primauté donnée aux constructions somptuaires reste dans la ligne de la politique urbaine de Volpi poursuivie, tant bien que mal, par ses successeurs33. Le second plan régulateur ne se traduit donc pas, du point de vue des dépenses du gouvernorat, par l’apparition d’une véritable nouvelle politique urbaine.
20À partir de 1938, on note une rétraction progressive de ces dépenses au profit d’infrastructures plus directement utiles à l’économie urbaine, comme un abattoir (1938, 1 000 000 lires), des dépôts de marchandises (1938, 820 000 lires), un orphelinat à Sidi Mesri (1938, 300 000 lires) et l’agrandissement de la manufacture des tabacs (1940, 350 000 lires). La part des bâtiments administratifs ou de prestige reste cependant relativement importante : 840 000 lires sont versés en 1938 pour la construction de la « Maison des syndicats de la Libye », tandis qu’en 1939 l’édification du musée archéologique de Tripoli mobilise 1 600 000 lires.
21Plusieurs constats s’imposent. Malgré les déclarations du régime sur la colonisation agricole et les grandes opérations dites des 20 000 en 1937 et des 10 000 en 1938 (c'est‑à‑dire l’installation d’environ 30 000 colons agriculteurs en Libye), Tripoli continue d’absorber la plus grande part des dépenses publiques. Les édifices de prestige y restent prépondérants, bien que les équipements (eau, égouts, voirie) fassent l’objet d’une plus grande attention dans les années 1930. Le fait qu’il ne s’agisse ici que des dépenses du gouvernement et non de celles de la municipalité (sur laquelle la documentation fait défaut) contribue sans aucun doute à distordre la perception du coût réel de la politique urbaine. Ces tableaux donnent cependant un ordre de grandeur valable, le budget de la municipalité étant trop restreint pour contrebalancer ces grandes tendances.
22Dans l’ensemble, il ne semble donc pas que la ségrégation proclamée dans le second plan régulateur ait dépassé le stade du projet, ou du moins qu’elle ait fait l’objet d’une politique active de la part des autorités, hormis dans le cas ambigu du quartier de Zauia ed‑Dahmani (cf. chapitre IX) et dans celui des logements sociaux. Les quartiers préexistants, qui fournissent la très grande majorité des logements, continuent d’accueillir une population mixte, d’autant que la pénurie laisse peu de choix aux nouveaux arrivants. Quant à la politique urbaine en faveur des colonisés, elle se limite à l’aménagement de quelques rues de la vieille ville, à l’amélioration d’infrastructures sanitaires et à la construction d’écoles. Les dépenses publiques ne sont pas destinées à appliquer le plan, qui repose de fait sur la construction privée.
I.2.2. Le plan face à la « politique sociale » d’Italo Balbo
23Si la logique des dépenses publiques ne contredit pas explicitement celle du plan, elle repose sur une idéologie différente. La propagande du gouvernorat valorise en effet à partir de 1934 les aspects sociaux de la politique coloniale. Les dépenses publiques ne peuvent ainsi se comprendre sans tenir compte du rôle d’Italo Balbo dans la mise en place d’une politique qui relativise le rôle de l’urbanisme au moment même où les architectes appellent à faire de celui‑ci le vecteur primordial de la fascisation de la colonie.
24La discrimination raciale et sociale proposée par le plan ne repose pas, il est vrai, sur une véritable théorisation de la ségrégation. Au mieux, elle est justifiée par le refus de la promiscuité, sans que ce refus soit explicitement motivé. Il va de soi, pour les responsables de la colonie, qu’Italiens et colonisés ne peuvent être mis sur un pied d’égalité. Mais Balbo, plus que les précédents gouverneurs, est sensible à l’idée d’un fascisme unificateur, aux dimensions méditerranéennes. Il ne cache pas qu'il entend s'inspirer de l'expérience menée au Maroc par Lyautey34. Le gouverneur se présente à la fois comme le gardien de l’orthodoxie musulmane et comme l’acteur de la fascisation des colonisés. Sa « politique sociale », en fait avant tout sanitaire et religieuse, doit leur permettre de se « développer » dans la « civilisation » fasciste. C’est dans ce cadre que sont créées en 1935 l’École supérieure d’études islamiques de Tripoli et l’organisation de la « Jeunesse arabe du Licteur » (Gioventù araba del Littorio, ou GAL), qui donne une formation prémilitaire de type fasciste aux adolescents du nord de la Libye35. En 1939, la GAL est complétée par la création de « l’Association musulmane du Licteur » (Associazione musulmana del Littorio, ou AML), devant accueillir une élite libyenne dans le giron du fascisme36. C’est aussi dans cette optique que Balbo veille à créer une amorce de corporatisme réservé aux Libyens, sur le modèle des lois sociales italiennes. Les contradictions de cette politique, entre préservation des élites indigènes traditionnelles et création d’une nouvelle élite libyenne fasciste, restent à analyser37. Cette orientation entraîne cependant, sur le plan urbain, deux conséquences majeures : d’une part l’effort sur les « œuvres sociales », comme les écoles, les dispensaires et l’amélioration sanitaire de la médina ; d’autre part l’insertion de l’urbanisme dans une politique plus large d’acculturation fondée sur l’encadrement militaire et idéologique de la jeunesse musulmane.
25Il convient ainsi de faire la part des choses entre l’évolution générale du régime et les options choisies par Italo Balbo. La promulgation des lois raciales en 1938, souvent vue comme l’aboutissement d’un processus de ségrégation qui trouverait ses racines dans les politiques coloniales (en Libye et surtout en Afrique orientale italienne) ne signifie pas automatiquement, sur le terrain, une réelle application spatiale de la ségrégation, mais plutôt l’accentuation des différences juridiques et sociales entre les Italiens et les colonisés. Comme le montrent les dépenses de l’Office des travaux publics de Libye, s’il y a rupture dans la politique urbaine, celle‑ci date moins de 1938 que de 1937, et se traduit moins par une accentuation de la discrimination spatiale que par une baisse des investissements de l’État. Italo Balbo considère que les lois raciales sont peu applicables dans la colonie, allant jusqu’à promouvoir une politique méditerranéenne qui repose sur une vision différente du rôle international du fascisme38. À la distinction entre Italiens et colonisés, qui constitue le fondement social du plan, il oppose, du moins publiquement, une autre ligne de partage, séparant les populations côtières de celle du Sud, jugées moins civilisées et moins assimilables39.
26Ainsi, la politique « envers les populations musulmanes des provinces côtières reflète dans les domaines éthique, politique et social les exigences spirituelles et intellectuelles de personnes qui, par race et par tradition, ne peuvent rester statiquement reléguées à l’état colonial ». Le gouverneur en appelle donc à « transformer la structure sociale de la population, à créer même les conditions nécessaires à leur participation plus directe à notre vie civile », ce qui le conduit à une conclusion restée célèbre : « nous n’aurons pas en Libye des dominateurs et des dominés, mais des Italiens catholiques et des Italiens musulmans, les uns et les autres unis dans le destin enviable d’être les éléments constitutifs d’un vaste et puissant organisme, l’Empire fasciste »40. En octobre 1938, il interdit l’utilisation du terme d’indigène dans les documents administratifs, qui doit être remplacé par la seule mention de la religion41.
27Ces propos sont moins révolutionnaires qu’on l’a souvent prétendu. Cette politique a l’accord de Mussolini et constitue une expérience sociale commandée en grande partie par le désir de l’Italie de se présenter comme une puissance méditerranéenne, protectrice de l’islam, notamment envers les populations du Proche‑Orient que Rome espère attirer dans son giron pour contrecarrer les influences française et britannique alors que se profile déjà un prochain conflit. D’autre part, ce discours ne propose, sur le plan pratique, que de perpétuer une politique déjà en acte, limitée quant aux ouvertures réellement proposées. La fusion des peuples dans l’esprit fasciste est un objectif lointain qui ne saurait se traduire immédiatement par une égalité juridique et politique. Il s’agit seulement dans un premier temps d’étendre le corporatisme d’État aux colonisés, de renforcer les équipements sanitaires en vue de la défense de « l’intégrité physique de la race », d’augmenter le nombre de fonctionnaires libyens dans l’administration coloniale, d’accentuer l’encadrement politique et militaire en vue notamment de d’augmenter la part des unités coloniales dans l’armée et, enfin, d’imposer des noms de famille pour une meilleure identification42. Ce dernier point traduit plus que les autres les limites de la prétendue transformation de la structure sociale indigène, que Balbo comprend avant tout comme l’élimination des coutumes jugées arriérées et de toute autorité intermédiaire entre le régime et les colonisés. L’imposition de noms de famille doit faire « sortir l’indigène de son anonymat » et briser la référence à la tribu, mais aussi aider l’administration italienne souvent confondue par les homonymies, à un moment où se profile la perspective de la conscription pour les colonisés.
28Ces déclarations, mises en parallèle avec la politique de logement, dessinent plusieurs niveaux d’intervention des pouvoirs publics. Les Italiens les plus pauvres, plus susceptibles de mettre à mal l’image du pouvoir colonial, doivent être séparés du reste des habitants, pour pourvoir à leur « élévation morale et sociale ». Il s’agit de conjuguer diverses formes d’encadrements devant à terme forger le nouveau peuple fasciste. Les présupposés hygiéniques et raciaux ne jouent là qu’un rôle mineur, laissant place à une organisation hiérarchique s’appuyant sur les différences de classe.
II. Financement et répartition des compétences dans la construction des logements sociaux
29La vision de Balbo, pour autant qu’elle limite les orientations ségrégationnistes du plan, ne suffit pas à expliquer la nature des choix urbanistiques. L’application du plan est pratiquement contemporaine d’une nouvelle crise économique, provoquée en grande partie par les sanctions économiques de la SDN contre l’Italie à partir de novembre 1935. C’est le poids de ces conditions qu’il s’agit de voir à présent.
II.1. La capacité d’intervention de la municipalité sur les logements
30Dès novembre 1930, le podestà Domenico Perugini adresse une note aux chefs des services municipaux où, rappelant l’importance du coût des travaux publics, il appelle à faire le maximum d’économies possibles43. Il révèle aussi que « la municipalité doit pourvoir à l’exécution de ces travaux extraordinaires avec ses propres moyens » car le « gouvernorat ne dispose pas des fonds nécessaires ». Il demande ainsi « d’éliminer les employés en lesquels l’administration ne peut avoir une entière confiance », exigeant que lui soit envoyé un rapport sur tous les membres du personnel44.
31C’est de même par le durcissement de l’évaluation des indemnités d’expropriation que l’autorité locale entend financer, au moins partiellement, ces travaux. La municipalité présente en 1934 un « projet de loi pour l’approbation du plan régulateur et d’agrandissement de la ville de Tripoli » qui modifie considérablement les règles de la compensation45. Il s’agit de faire reposer sur les propriétaires le dégagement des espaces publics compris dans le nouveau plan. Ainsi, lorsque la propriété se trouvera bordée par une nouvelle rue, même si celle‑ci n’empiète pas sur leur terrain, les propriétaires devront « rembourser à la municipalité le prix que celle‑ci devra débourser pour en devenir le propriétaire », c'est‑à‑dire payer de leur poche la portion de voirie située en bordure de leur parcelle. De même, les propriétaires ne pourront exiger d’indemnité pour la construction de portiques (art. 4).
32Le projet de loi revient aussi sur le calcul de l’indemnisation, dont nous avons vu que le tribunal ne parvient, au début des années trente, à maintenir le principe d’une corrélation au marché qu’en passant par la fiction d’un marché immobilier sans inflation. La municipalité distingue ainsi les expropriations dues au premier plan, qui restent soumises à la précédente législation, de celles nécessaires au second plan régulateur, pour lesquelles « l’indemnité d’expropriation […] devra être calculée en fonction de la valeur purement vénale du terrain considéré en tant que terrain d’usage agricole, indépendamment de son caractère constructible » (art. 6). La loi précise qu’il ne peut être tenu aucun compte de l’augmentation de la valeur des terrains lorsque celle‑ci est due, indirectement ou non, à l’approbation du nouveau plan régulateur (art. 7). C’est nier l’inflation des prix des terrains dans l’ensemble de la périphérie, en partie déjà gagnée par la densification du bâti. La participation des propriétaires au financement des travaux ne repose donc plus sur le prélèvement d’un pourcentage de l’indemnité au cas où l’expropriation est censée contribuer à l’augmentation de valeur de leur propriété, mais sur une contribution directe. Le propriétaire, même non indemnisé, est ainsi contraint de financer directement la mise en valeur de son quartier46. L’expropriation d’utilité publique est en outre étendue aux terrains contigus à ceux destinés à l’espace public et dépend de la construction, par les propriétaires eux‑mêmes, des nouveaux édifices de la ville. Ceux‑ci doivent déclarer s’ils ont l’intention de bâtir sur ces terrains, « selon les normes esthétiques et de construction que la municipalité établira en rapport avec les obligations contenues dans le plan, et selon les prescriptions du règlement édilitaire », et fixer un calendrier précis pour ces réalisations (art. 13). Par cet article, la municipalité dispose d’un nouveau moyen de pression pour contraindre les propriétaires à construire.
33Une telle loi avantage les propriétaires les plus fortunés, capables de supporter ces contraintes et d’attendre l’application du plan pour bénéficier de la hausse des prix. Dans le cas contraire, le propriétaire peut « abandonner son fonds à la municipalité selon le prix prévu par la détermination des indemnités d’expropriation », largement inférieur à celui du marché. Pour beaucoup de petits propriétaires de la Menscia, cela signifie être dépossédé sans pouvoir espérer retrouver un terrain équivalent pouvant être cultivé ou exploité. L’expropriation alimente la main‑d'œuvre disponible et donc la baisse des salaires qui elle‑même permet les travaux publics. Le plan contribue ainsi aux inégalités sociales déjà accentuées par la politique des logements populaires réservés aux Italiens.
34Les enjeux de ce projet de loi ne s’arrêtent cependant pas là. En apparence, la répartition des responsabilités est tout à l’avantage de la municipalité, qui tente de s’arroger l’essentiel du pouvoir d’expropriation. Les terrains concernés par les expropriations sont désormais considérés comme appartenant à la municipalité et non au gouvernorat comme c’était préalablement le cas (art. 2). La municipalité fixe le montant les contributions, élabore le règlement édilitaire et décide du rythme et des lieux d’application du plan, dont la réalisation est prévue sur 25 ans. Mais ces décisions doivent recevoir l’aval de la Commission supérieure de consultation pour la tutelle de l’esthétique, décidée par Italo Balbo un mois après son arrivée dans la colonie, en apparence redondante par rapport aux commissions déjà existantes mais qui assujettit l’ensemble de la politique urbaine au bon vouloir du gouverneur.
35Malgré cette réaffirmation de tutelle, il est probable que la municipalité ait pu effectivement bénéficier de plus grandes facilités pour les expropriations, si l’on s’en tient aux importantes expropriations effectuées en 1935 rue Ben Asciur pour la construction de case popolari47. L’exemple de la démolition du quartier indigène de Zauia ed‑Dahmani semble cependant indiquer que cette capacité reste limitée : un rapport de l’Office technique municipal d’août 1935 informe ainsi que « la municipalité n’a pas les moyens suffisants pour une expropriation, qui, exécutée selon la loi actuelle, serait trop onéreuse » et demande que soit appliquée pour l’occasion une loi d’exception, sur le modèle de la loi d’assainissement de Naples du 15 janvier 188548.
II.2. Vers l’essoufflement ? Construction et croissance économique
36À partir de la fin 1935, les signes d’essoufflement de la municipalité se multiplient en effet devant l’importance des travaux à mener. Cette faiblesse endémique se conjugue à partir du 18 novembre 1935 aux sanctions de la SDN envers l’Italie contre l’agression envers l’Éthiopie, qui, bien que limitées, prennent place dans un contexte marqué depuis 1934 par la hausse du chômage et l’inflation et, par voie de conséquence, par une exacerbation des velléités de ségrégation dans l’emploi en faveur des Italiens de la part de certains éléments du PNF49. Le coût de la vie passe à Tripoli de septembre à 1935 à février 1936 de l’indice 305 à 32350. L’inflation se poursuit par la suite, si bien qu’en mars, le gouvernorat doit admettre que :
Une telle augmentation, si elle n’a pas encore eu d’effets sensibles sur le niveau de vie des catégories à revenu variable, est par contre fortement ressentie par celles à revenu fixe. Les autorités locales compétentes déploient dans ce domaine une action constante pour freiner l’augmentation des coûts de production et des prix de vente, mais si cette action ne parvenait pas à attendre ces objectifs et si les prix devaient arriver à des niveaux excessifs, il serait peut‑être nécessaire de reconsidérer les salaires les plus modestes, pour ne pas provoquer dans la population un grave malaise51.
37Ces catégories à revenu fixe constituent encore probablement la majorité de la population italienne de la ville, beaucoup de Libyens vivant du commerce et de l’artisanat. Mais dans quelle mesure cette pression se répercute‑t‑elle sur les salaires des ouvriers, pour lesquels le rapport dit envisager une augmentation ? Celle‑ci ne pourrait probablement passer que par la modification des accords corporatistes, qui ne concernent que les Italiens. Sans le dire clairement, il s’agit donc pour le gouvernorat de maintenir une pression sur les revenus des Libyens, qui reposent essentiellement sur le commerce et l’agriculture, pour conserver le pouvoir d’achat des Italiens les plus pauvres. Or, la situation du petit commerce à Tripoli reste précaire, comme le montre un rapport de police de 1938. Sur un total de 2 399 commerces recensés (sans compter les vendeurs ambulants), « beaucoup de commerçants ne peuvent que vivoter, ce que montre le fait que nombre d’entre eux interrompent leur activité pour un ou deux ans, à cause du faible revenu qu’ils en retirent. 52 Le directeur de la police demande et obtient en conséquence de ne délivrer de licences municipales qu’aux « sociétés solides, qui, par leur sérieux, leur capital, leur système de vente et l’emplacement de leurs commerces, donnent l’assurance que leur activité commerciale puisse être bénéfique au consommateur et à l’aspect de la ville »53.
38Comme les années précédentes, les investissements dans le secteur du bâtiment et des travaux publics ne parviennent donc pas à provoquer une dynamique suffisante pour maintenir l’économie urbaine, d’autant plus que l’industrialisation est limitée à quelques établissements visant la clientèle locale. Dès avril 1936, la municipalité admet qu’elle ne dispose pas des fonds nécessaires à certains aménagements54. En janvier 1938, l’achat de 15 autobus municipaux à la FIAT, pour une somme de 2 550 000 lires, provoque un déficit de 800 000 lires avant même le début de l’exercice financier55. La municipalité ne dispose alors plus que d’une « modeste marge pour les nouvelles dépenses que l’administration devra certainement affronter durant l’année ». Elle demande en conséquence « que le gouvernement procède à ses frais à la poursuite des travaux engagés pour l’aménagement et l’assainissement de la ville (voirie, égouts, trottoirs, adductions d’eau, etc.) qui ne peuvent être remis à plus tard »56. C’est donc l’Office des travaux publics du gouvernorat qui est chargé de certains travaux de voirie57.
39La politique sociale de Balbo doit être replacée dans ce contexte de crise. L’encadrement de la jeunesse musulmane libyenne et la proclamation d’une assimilation à venir prennent d’autant plus de relief que la situation ne permet plus de tabler sur une hypothétique prospérité et que le programme de travaux publics menace de tourner court. La ségrégation spatiale, qui demande des moyens considérables, ne saurait être à l’ordre du jour. L’incapacité de l’administration italienne à financer l’extension urbaine rend de toute façon les capitaux de la bourgeoisie citadine libyenne indispensables. Dès la promulgation des lois raciales, Balbo demande ainsi que la colonie en soit exemptée, notamment envers la population juive sans laquelle le commerce de la ville s’effondrerait58.
40Le secteur de la construction est donc la principale source de revenus pour la population en dehors de l’administration. À la fin 1938, son poids ne cesse de croître, si l’on en croit le gouvernorat qui mentionne 241 nouvelles entreprises « de type artisanal » probablement liées à la construction59. Le bulletin d’informations de janvier 1939 indique que « les conditions des petites et des grandes industries (travail du bois, industries mécaniques, fabriques de briques, extraction de la pierre) ne vivent que par la construction qui continue à un rythme toujours plus intense. »60. Le gouvernorat ne peut toutefois poursuivre cette politique que parce que le régime lui en donne les moyens. La métropole fournit à l'ensemble des colonies environ 450 millions de lires en 1935, soit 2,5 % du budget de l'État. 225 millions sont destinés aux dépenses militaires et 147 aux dépenses civiles de fonctionnement, 26 millions seulement étant consacrés au développement agricole, industriel et technique.
41La Libye coûte donc bien plus qu'elle ne rapporte. En 1933, les importations dans la colonie s'élèvent à 278 millions, tandis que les exportations ne représentent que 32 millions de lires. Le journaliste français Jean Ducrot, qui visite la Tripolitaine en 1938 s’étonne ainsi de cette « magnifique insouciance des chiffres » qui lui fait dire, à propos des hôtels de la ville :« qu'on ne paraît guère s'être préoccupé ni de leur prix de revient ni de leur amortissement dans ce pays sans hôpitaux, sans écoles, exténué et sans ressources personnelles [...]. Étrange paradoxe financier ; ce ne sera ni le dernier ni le plus surprenant que je noterai dans cette colonie pauvre où il semble que rien de ce qui peut l'embellir, l'enorgueillir ne soit jamais trouvé trop onéreux ou trop prématuré. »Et de conclure qu’« une colonie improvisée avec une telle insouciance des contingences économiques ne peut être, avant tout, qu'une machine politique »61.
II.3. L’État sans l’État. Solutions pour un financement public
42Le financement du développement urbain implique, dès 1934, un détournement des fonds initialement prévus pour la colonisation agricole, malgré le ton ruraliste et les déclarations du régime sur la Libye comme débouché naturel pour le trop‑plein d’agriculteurs de la péninsule62. Cette réorientation passe notamment par celle de la Caisse d’épargne, d’abord envisagée par Badoglio comme organisme paraétatique placée sous la tutelle indirecte du gouverneur. Balbo reprend le projet à son compte en avril 193463. La section autonome de la Caisse d’épargne pour les biens immobiliers est finalement constituée par décret du 16 juin 1934 et son statut confirmé le 12 octobre 1937. Il semble que Balbo ait voulu en faire l’organisme gestionnaire de l’ensemble des logements populaires publics de la Tripolitaine. En juillet 1937 est ainsi créée une « Section autonome de la Caisse d’épargne pour les logements populaires en Libye » ou SCAPLI (Sezione autonoma della Cassa di risparmio per le case popolari della Libia)64. La SCAPLI hérite du capital de la Section autonome de la Caisse d’épargne, soit un million de lires. Mais ce fonds est loin de suffire aux missions qui lui ont été assignées. La direction de la SCAPLI rappelle ainsi en décembre 1937 qu’elle a été mandatée pour « la construction d’un premier groupe de 48 maisons doubles, soit 96 appartements […] pour un montant de 4 100 000 lires ». Au total, le capital nécessaire pour l’application du programme de logements populaires de 1938 s’élève à 17 millions de lires, dont 2,5 millions pour Derna, Misurata et Barce. « Devant un tel besoin », rapporte la SCALPI, « le fonds initial de dotation d’un million attribué à la Section apparaît absolument inadéquat », d’autant que « la Section n’a pas actuellement la possibilité de contracter un prêt hypothécaire, n’étant pas en mesure d’offrir les garanties nécessaires ». Les intérêts mêmes du prêt « viendraient peser lourdement sur les loyers, annihilant ainsi les objectifs dévolus aux logements populaires ». La Caisse sollicite ainsi du gouvernement un provisionnement d’au moins dix millions de lires, « étant donné l’importance de la fonction politique et sociale confiée à cet organisme »65. Ce déficit oblige le ministère de l'Afrique italienne à autoriser dès le 3 janvier 1938 le gouvernorat à concéder le montant demandé sous forme de prêt. Malgré cela, le ministère estime lui‑même que le programme de construction ne répond que « dans une mesure limitée » aux besoins de la colonie66.
43Cette mesure rencontre l’hostilité du ministère des Finances. Comme en 1929, l’interventionnisme souhaité par le ministère de l'Afrique italienne, qui argue de la valeur politique de ces constructions, se heurte à la prudence des Finances, attachées une vision libérale en continuité avec les lois italiennes sur les logements populaires, sans financement direct de la part des autorités publiques. Les Finances proposent le 5 février 1938 au ministère de l'Afrique italienne de s’adresser à l’Institut national fasciste de prévoyance sociale (l’INFPS), qui a la tutelle des institutions pour les logements populaires dans la métropole et peut seul concéder les prêts en la matière67.
44La réponse du gouvernorat illustre l’incompréhension entre ces deux modes de réflexion. Rappelant que le programme de logements sociaux est conduit avec des critères « d’absolue parcimonie et de prudente modération », le gouvernorat de Libye informe que les taux pratiqués par l’INFPS sont trop élevés. Mais il met surtout l’accent sur la valeur sociale et politique de ce programme, rappelant la priorité donnée par le régime à « l’augmentation incessante de la population métropolitaine, et en particulier de la population ouvrière » dans la colonie. Il souligne aussi que la politique de « supercolonisation » par l’implantation de dizaines de milliers d’agriculteurs italiens nécessite de « maintenir les loyers dans des limites modestes, à la portée des classes laborieuses ». La mission sociale de la colonisation ne saurait donc être contrecarrée par des considérations de pur équilibre financier :
Pour remédier à l’augmentation du passif consécutif au coût des emprunts hypothécaires, le ministère des Finances est d’avis qu’il serait tout à fait possible d’augmenter les loyers, ce qui permettrait en outre d’égaliser le traitement des locataires des anciens logements avec ceux des nouvelles habitations.
C’est là le point vulnérable de la question, sur lequel la Section a déjà porté son attention. Les dispositions prises par ce gouvernement en matière de location, en conformité avec les dispositions en vigueur dans le Royaume, interdisent de façon absolue toute augmentation des loyers. Ces loyers, bien que modiques, se révèlent déjà inadéquats aux modestes disponibilités d’une grande partie des locataires, de telle manière que toute révision en est impossible68.
45L’insistance du ministère de l'Afrique italienne lui permet d’obtenir l’accord des Finances pour un prêt de 6 millions de lires en faveur de la SCAPLI pour l’exercice 1938‑1939, devant être suivi d’un autre prêt de 4 millions en 1939‑1940. Les Finances n’acceptent toutefois qu’à condition que les fonds soient prélevés sur le budget de la Libye et ne soient donc pas de nouvelles « subventions de l’État » à fonds perdu69.
46Selon un document du ministère de l’Afrique italienne, sans doute rédigé à la fin 1938, cet apport a dû être complété par des prêts bancaires, dont les intérêts, trop coûteux, ne pouvaient plus être reportés sur les loyers, « qui dans certains cas et pour certaines localités, se sont déjà montrés trop élevés » 70. La Direction des Affaires économiques du ministère de l’Afrique italienne demande ainsi auprès des Finances, à la fin de l938, la concession d’un second prêt de dix millions de lires à rembourser sur trente ans, dans l’espoir de la relance de l’économie de la colonie à moyen terme. La demande est relayée par le gouvernorat local, qui fait valoir que « la nécessité de donner un logement digne aux nombreuses familles d’ouvriers résidant dans les différents centres de la Libye constitue un des problèmes les plus urgents, surtout au regard des objectifs d’élévation morale et sociale des classes les moins fortunées »71. Or, « déjà s’accumulent les demandes pour le développement et la généralisation du programme dans d’autres localités, pour faire face à des situations vraiment déplorables sous les aspects civil, hygiénique, moral et économique, et alors qu’à Tripoli les besoins croissants de la population ouvrière imposent la construction de nouveaux groupes de maisons ». Il s’agit, alors que le régime s’oriente vers une politique raciale, de donner des conditions de logement « non inférieures à celles de la population rurale et de la population indigène elle‑même ». Le gouvernorat annonce avoir déjà dû procéder à une augmentation des loyers, bien qu’ils aient été souvent déjà considérés comme trop élevés.
47Si le ministère de l'Afrique italienne réussit à obtenir le prêt, en concédant qu'il soit pris sur les finances déjà allouées à la colonie, les conditions de remboursement se durcissent. Le prêt, toujours sur 30 ans, a désormais un taux d’intérêt de 3% au lieu de deux, remboursable dès la sixième année, et non au bout de 21 ans comme cela était précédemment le cas. La Section autonome pour la construction des logements populaires ne cesse donc, jusqu’à la déclaration de guerre de juin 1940, d’être en déficit. L’ensemble du programme de logements sociaux apparaît comme étant au‑dessus des moyens que consent à lui accorder l’État italien.
II.4. Un contre‑exemple de ségrégation raciale : le poids des propriétaires
48L’incapacité du gouvernorat à financer les logements sociaux montre à quel point le plan régulateur reste, dans ce contexte, peu applicable. C’est toutefois le poids de la construction privée qui témoigne le plus clairement de l’abandon des velléités de ségrégation raciale au profit d’un rapport de force économique plus classique, reposant sur l’offre et la demande. Ce rapport de force est lui‑même modifié par la généralisation des expropriations opérées par la municipalité, notamment dans le quartier dit « des artistes », entre la rue Sidi Omran et la Foire internationale de commerce, à l’ouest du Corso Sicilia, et dans les quartiers en construction autour de la gare, de la cathédrale et du palais du gouverneur. La délimitation de nouvelles voies dans ces zones peu ou pas urbanisées, fractionnées en micro‑propriétés horticoles ou d’habitat précaire, favorise les propriétaires et les investisseurs suffisamment fortunés pour racheter les reliquats d’expropriation et se lancer dans la spéculation.
49Les seize dossiers de vente de terrains municipaux (concernant 18 actes de vente) qu’il a été possible de consulter dans les archives conservées au Markez Jihâd de Tripoli permettent d’avoir une première connaissance, certes très incomplète, de cette construction privée72. Ils démentent à la fois l’idée d’une véritable ségrégation raciale, du moins sur l’ensemble de la population, et celle d’un pouvoir colonial entièrement maître de l’espace urbain. Ces ventes de terrains municipaux datent de juillet 1933 à décembre 1938. Dans quatre cas seulement ils concernent des propriétaires italiens, tandis que l’on compte cinq acquéreurs musulmans et sept juifs libyens. L’approbation du plan régulateur de 1933 ne semble pas avoir d’incidence directe sur l’appartenance ethnique ou religieuse des acheteurs, puisque tous les actes de vente, sauf trois, sont postérieurs à 1933.
50Ce que font apparaître ces actes, c’est au contraire la continuité, voire le renforcement de la propriété pour les catégories les plus aisées de la population. Celles‑ci se trouvent en condition de racheter les terrains laissés vacants par le nouveau tracé viaire pour agrandir leur propriété. Dans tous les cas, les acheteurs possèdent un terrain adjacent à celui de la municipalité. Ces ventes viennent ainsi conforter l’hypothèse d’une forte emprise des propriétaires urbains sur la périphérie agricole, que A. A. Ahmida fait remonter à la fin du XIXe siècle73. Or les expropriations des années 1930, en libérant dans un court laps de temps un volume relativement important de terrains (que ce soit par les reliquats d’expropriations ou par les ventes par des propriétaires qui ne sont pas en mesure de suivre la nouvelle réglementation urbaine, notamment sur l’alignement des bâtiments), achèvent de conforter la position des propriétaires restants.
51Si les surfaces mises en vente varient considérablement, il s’agit à chaque fois pour l’acquéreur d’agrandir sa propriété. En juillet 1933, Augusto Nunes Vais, membre d’une des plus importantes familles juives de Tripoli, rachète ainsi 34 m2 de terrains pris sur l’ancienne voie de Trik [tarîq] Bab el‑Gedid pour agrandir sa parcelle, au prix de 60 lires au mètre carré. La surface, bien que minime, lui permet de régulariser la forme de sa parcelle, particulièrement anguleuse, et donc d’envisager sans doute d’y bâtir un immeuble74. Située entre la Foire de commerce et la rue Sidi Omran, au cœur du futur quartier réservé à la population italienne, sa propriété est appelée à voir sa valeur augmenter. La même logique se retrouve dans le cas de Leone Hannuna, propriétaire d’un terrain à l’angle des nouvelles rues Foscolo et Boccacio, c'est‑à‑dire à quelques mètres seulement de la propriété de Nunes Vais, et qui demande en décembre 1933 à la municipalité (qui a approuvé le plan régulateur un mois plus tôt) d’acheter 120 m2 de l’ancienne Trik Bab el‑Gedid. Pour plaider sa cause, il souligne que cet achat lui permettrait « de rectifier la surface de sa propriété de manière à en faire une parcelle régulière, en harmonie avec le plan régulateur en vigueur […]. Le souscrit informe avoir présenté un projet d’immeuble à construire sur la surface totale des deux terrains réunis »75.
52Sur les dix actes de vente répertoriés dans la zone du quartier dit « des artistes », en théorie réservée aux Italiens, 5 des acquéreurs sont des juifs libyens, 4 des musulmans, et un seul italien76. Pour certains, la modicité du prix de vente, dû au caractère inutilisable des résidus d’expropriation pour la municipalité, encourage un achat qui n’est pas forcément destiné à entraîner une construction. C’est sans doute le cas en avril 1934 d’Ibrahim Baghi, propriétaire d’un terrain inclus dans le nouveau plan régulateur, et qui demande à pouvoir acquérir 88 m2 de l’ancien chemin qui divisait sa propriété en deux, en s’arrangeant au passage avec son voisin italien, Giuseppe Barda, pour faire un échange de propriété entre les rues Righi et Dante Alighieri, à quelques mètres au sud de la Manufacture de tabacs77. Au sud du Corso Sicilia, vers Gargaresch, on constate l’association de deux propriétaires, Raffaelle Nemni et Angiolino Arbib, pour l’acquisition de 183 m2 qui ne doivent servir, selon les acquéreurs, qu’à « mieux organiser leur propriété ».
53La présence de grandes familles libyennes parmi les acheteurs permet de supposer l’existence d’une stratégie spéculative qui s’accorde avec la nécessité, pour la municipalité, de pourvoir au développement de ce quartier à moindres frais. C’est le cas avec la famille Nunes Vais, mais aussi de la famille Nahum, qui acquiert en février 1936, en association avec une certaine Esterina Hatuma, un terrain de plus de 342 m2 (considérable par rapport aux autres superficies vendues dans le même secteur) dans une rue parallèle au Corso Sicilia. Or le cas de cette vente est aussi symptomatique du rapport de force qu’un acheteur aussi important que Vittorio Nahum est capable d’imposer à la municipalité. Au moment de signer l’acte de vente, il se rétracte en dénonçant un prix de terrain jugé trop élevé : la municipalité doit se résoudre à abaisser son prix de 75 à 65 lires78. La famille Nahum, propriétaire de nombreux immeubles, parvient ainsi à développer ses investissements sur des terrains jusque là détenus par des petits propriétaires incapables de faire face aux expropriations.
54Le cas de Leone Simeone Hannuna offre l’exemple le plus éclairant d’un comportement spéculatif qui cherche à négocier au mieux avec la municipalité, au besoin par l’épreuve de force. Leone Hannuna est employé chez un notaire italien, Sciaminaci79. C’est cette connaissance intime des prix et des terrains, et, très probablement, un capital personnel, qui lui permettent de multiplier les achats entre 1933 et 1936. Lui‑même ne demeure pas dans le quartier. En mars 1932, propriétaire d’un édifice isolé, il est exproprié de 200 m2 pour le percement de la rue Leopardi et du marché de la via Manzoni. Il propose alors que lui soit cédée gratuitement la surface qui sépare son immeuble de la rue Leopardi, pour pouvoir avancer sa façade sur la nouvelle voie, « comme le veut le plan régulateur »80. À l’angle du Corso Sicilia et de la rue Leopardi, une des principales artères du nouveau quartier, il bénéficie désormais d’une situation exceptionnelle qu’il tente d’exploiter au plus vite. Moins de deux semaines plus tard, son voisin Salem Leghini s’associe avec lui pour demander la cession d'une bande de terrain connexe au terrain en question, s’engageant « à construire avec son voisin Hannuna un corps unique de bâtiment, selon les dispositions qui lui seront fixées par l’Office technique »81.
55Le conseil municipal fait traîner la procédure, sans doute peu désireux d’une cession gratuite, si bien qu’en octobre 1934 Leone Hannuna réitère sa demande en rappelant que son immeuble n’est pas conforme au plan régulateur et qu’il faut donc le reconstruire. Entre temps, devenu propriétaire d’un autre terrain à l’angle des rues Foscolo et Boccacio, il est certainement mieux à même de faire valoir son rôle de promoteur immobilier. En échange de la cession, il s’engage à construire immédiatement un nouvel édifice82. C’est ce qu’il fait d’ailleurs au cours de l’été 1935. Il doit néanmoins compter avec la concurrence de ses voisins, qui en août 1935 proposent un contre‑projet à celui de Hannuna, s’engageant eux aussi à construire rapidement un immeuble moderne83. Hannuna cherche alors à faire croire à la municipalité qu’il bénéficie de l’accord de ses voisins pour recevoir enfin l’autorisation de construire, annexant dans le même temps une partie du terrain contesté84. L’accord de la municipalité ressemble cependant lui‑même à un jeu de dupes : persuadé que la cession est gratuite, Hannuna se voit notifier finalement un prix de 140 lires au mètre carré. Le temps mis par l’administration municipale à faire valider la procédure a ainsi été mis à profit par cette dernière pour laisser Hannuna construire un nouvel immeuble avant de lui imposer un prix non prévu. Hannuna rappelle ainsi que :
Lors de sa requête du 25 octobre 1934 le souscrit demandait la cession quasi gratuite du reliquat de terrain, s’engageant à faire construire un grand immeuble de quatre étages. Il lui fut ensuite demandé avant toute chose de présenter un projet, qui fut immédiatement présenté et approuvé, avec des honoraires assez lourds, s’agissant d’un immeuble de quatre étages, avec une façade courbe de 56 mètres et avec la construction à sa charge de portiques sur toute la longueur, qui doivent être recouverts de pierres d’Azizia, et dont il est facile d’imaginer l’énorme coût. Pour construire cet immeuble, le souscrit a dû démolir sa maison préexistante et, à cause d’un calcul erroné, a dû refaire deux fois les fondations, comme l’Office technique a pu lui‑même le constater, si bien qu’il a fallu modifier la superficie à céder85.
56Se fondant sur les contrats de vente d’immeubles adjacents, Hannuna propose un prix ne dépassant pas 60 lires au mètre carré, puis finit par renoncer à l’achat du terrain sur lequel il a pourtant construit son immeuble. La municipalité, en tentant de forcer le prix, ne parvient toutefois pas à ses fins. Ne trouvant d’autre acquéreur, elle se résout à céder le terrain en août 1936 à un certain Ali Ben Sciaban, pour 100 lires au mètre carré. Il n’est pas impossible qu’Ali Ben Sciaban agisse en réalité pour le compte de Hannuna, qui en tant qu’employé de notaire certifie lui‑même l’acte de vente86. Quelques mois plus tôt, Hannuna avait demandé à la municipalité l’achat d’un autre terrain de 183 m2, toujours dans le même quartier, « déclarant d’accepter dès aujourd’hui le prix que l’administration retiendra juste d’établir ». Il l’avait finalement obtenu pour 60 lires au mètre carré87.
57Que les investissements de Leone Hannuna aient porté leurs fruits, il est impossible de le savoir. Mais ce que montrent ces exemples est que le développement de la ville au sud de la médina se fait en grande partie grâce aux capitaux d’investisseurs libyens et se traduit par la concentration de la propriété. La part des familles juives dans ces investissements paraît par ailleurs nettement supérieure à celle des musulmans. Cette prédominance est elle‑même ancienne, liée au mouvement de spéculation immobilière des premiers mois de la colonisation. Il ne faudrait cependant pas voir cette évolution en matière de concurrence religieuse ou ethnique. Dans certains cas, les propriétaires juifs et musulmans s’accordent pour mieux faire aboutir un projet ou pour réunir des capitaux. Ces initiatives favorisent la consolidation d’une partie de la bourgeoisie locale, en partie freiné par la crise des années 1910‑1920. L’analyse de ces négociations invite à nuancer fortement l’idée d’un pouvoir colonial capable d’imposer sa domination, comme le fascisme a lui‑même tenté de le faire croire et comme l’historiographie l’a jusqu’à présent constamment reprise.
58La part des Italiens est à la fois réduite numériquement et bien plus dispersée dans l’espace. Si les acquisitions de terrains municipaux ne peuvent pas constituer un indice suffisant pour évaluer l’implantation des différentes catégories coloniales, elles donnent une mesure révélatrice de la contradiction entre la volonté « d’italianisation » de la ville et l’importance des investisseurs libyens qui en permettent le développement. Dans le quartier dit des artistes, un seul italien, le docteur Giacomo Cascon, se porte acquéreur d’un reliquat d’expropriation, de moins de 14 m288. Dans les autres cas de vente à des Italiens, les terrains sont situés beaucoup plus à l’est, parfois assez loin du centre, comme pour Pasquale Trucchi, propriétaire d’un immeuble en construction aux marges de la ville au‑delà de Zauia ed‑Dahmani, et qui n’achète que 26 m2, pour « mieux disposer l’immeuble et la rue ».
II.5. À qui profite la construction ? Figures de propriétaires
59Le développement urbain permet aussi l’enrichissement de certains Italiens. Les documents de la municipalité et les rapports de police conservés à Tripoli permettent d’observer quelques parcours mus par l’augmentation de la valeur foncière. C’est le contexte international (quand s’accroît la tension avec la Grande‑Bretagne) et les enquêtes systématiquement menées sur les candidats aux appels d’offres de la municipalité (tous citoyens italiens, comme l’exige la législation) qui expliquent l’attention des autorités envers ces personnages. L’absence des Libyens ne reflète donc pas une réalité sociale.
II.5.1. Le cas des Maltais
60Méconnus par l’historiographie, le plus souvent confondus avec les Italiens avec la fin du régime des capitulations, les Maltais réapparaissent brusquement dans un rapport du consul de Grande‑Bretagne au gouvernement de Malte en septembre 193389. Les Maltais feraient partie des « classes les plus pauvres » et formeraient en Libye « une minorité étrangère indésirable ». Traditionnellement commerçants, ouvriers ou pêcheurs, ils auraient connu avec la colonisation une paupérisation généralisée, visible dans le fait que « la masse des Maltais continue à vivre avec les Juifs et les indigènes dans les souks et dans la vieille ville […], réduite à la condition d’habitants des bas‑fonds ».
61Bien que qualifié de manœuvre politique, ce rapport entraîne une étude des autorités italiennes. Le 31 janvier 1934, la municipalité comptabilise 1889 Maltais à Tripoli. Le podestà récuse les accusations de traitement de défaveur, notamment en ce qui concerne les expropriations, qui sont soumises à un régime juridique ne faisant aucune différence entre les nationalités ou les appartenances religieuses des propriétaires. Quant au regroupement des Maltais dans un quartier unique, il serait un héritage de la domination ottomane, ce qui n’aurait pas empêché, sous la colonisation italienne, l’installation de Maltais « dans divers points du quartier européen et dans les quartiers de Dahra et de Zauia ed‑Dahmani ». Ainsi, « les conditions générales de la colonie maltaise ne sont pas très différentes de celle du reste de la population métropolitaine et étrangère », bien que le fort pourcentage de commerçants les ait rendus plus sensibles à la situation économique mondiale90.
62Le podestà souligne au contraire que pour certains, « le capital tourne autour du million de lire, et le dépasse parfois », citant les familles Valletta, Carabot, Sammut et Cauchi, tandis que :
Certaines familles disposent d’un capital qui s’élève entre les 100 000 et les 500 000 lires (Girlando, Lanzon, Aquilina, Carabot, Cauchi, Corlese, De Bono, Cassar, Cini, Salinos et certains autres). Le propriétaire du principal théâtre de la ville, le Miramare, qui était aussi copropriétaire de la salle de cinéma Alhambra, était un Maltais, le chevalier Abela Salinos, décédé il y a peu et à qui avait été attribuée la carte ad honorem du Parti national fasciste.
63La liste des métiers exercés par les Maltais fait apparaître une population majoritairement composée de commerçants et ouvriers, dans lesquels les « propriétaires », c'est‑à‑dire les rentiers, sont à peine une dizaine (soit un peu moins de 1,4 % de la population active recensée)91. Ceux‑ci connaissent un accroissement de leur fortune, notamment grâce à l’augmentation de la valeur de la terre et des immeubles. C’est le cas de Giuseppe Cassar, héritier de la famille qui avait, à la fin du XIXe siècle, donné son nom à une des principales artères des faubourgs. Né en 1872 à Tripoli, demeurant en août 1938 rue Tacite, dans la ville nouvelle, il est « un ancien commerçant […] qui vit de ses rentes. À l’époque des Turcs, c’était un petit commerçant assez riche, qui, par les héritages successifs, a su améliorer sa position financière »92. Son patrimoine immobilier est d’environ 247 000 lires. Trois membres de la famille Cassar sont par ailleurs sont cités en 1933 parmi les plus riches de la communauté maltaise (Paolo, avec 500 000 lires, Adelina avec 200 000 lires, et Jean avec 100 000 lires)93.
64Giuseppe Cassar semble avoir adopté une stratégie d’accumulation, qui lui permet de multiplier les rentes, sans intervenir directement dans la construction. Ce n’est pas le cas d’un autre Maltais, Paolo Valletta, ancien tenancier de cabaret né à Tripoli le 17 janvier 1880. Celui‑ci semble dans un premier temps se limiter à engranger les bénéfices de la location des boutiques qu’il possédait sur le Corso Sicilia et des propriétés qu’il reçoit en héritage94. À partir des années trente, il adopte une démarche plus spéculative, qui le conduit en 1933 à acheter un fondouk pour 15 000 lires rue Billimam. En 1936 et 1937, il revend successivement un terrain constructible de 10 hectares situé dans la rue Sidi Aissa, dont il obtient 100 000 lires, puis un jardin à proximité de la rue Ben Asciur, pour 54 000 lires. En 1938, il démolit ses boutiques du Corso Sicilia pour bâtir un immeuble de rapport dont le coût est estimé à 1 500 000 lires, financé en association avec un autre propriétaire qui a racheté une partie de ses propriétés pour 650 000 lires95.
II.5.2. Spéculation coloniale et ascension sociale
65Giuseppe Cassar et Paolo Valletta peuvent s’appuyer sur un patrimoine familial antérieur à la colonisation et sur la connaissance de l’arabe local comme de l’italien. Un tel cas de figure se retrouve pour certains Italiens installés à Tripoli dès la période ottomane. La colonisation permet aussi des fortunes nouvelles, assez exceptionnelles dans le contexte de fragilité économique endémique. Le 20 juin 1938, la police municipale fait ainsi parvenir à la municipalité des renseignements, apparemment sur les candidats aux différents appels d’offre pour les services municipaux96. Les fortunes sont résumées dans le tableau suivant :
Tab. 12 – Capital mobilier et immobilier des candidats aux appels d’offres de la municipalité de Tripoli, juin 1938.
Capital mobilier (en lires) | Capital immobilier (en lires) | |
Renato Candini | inconnu | 800 000 |
Enzio Michelotti | Supérieur à 1 000 000 | Supérieur à 1 000 000 |
Luigi et Leandro Bassi | Supérieur à 1 000 000 | 2 000 000 |
Guido Bianchi | 50 à 60 000 | 190 à 200 000 |
Ferdinando Tosi | 600 000 | 500 000 |
Mario Pozzati | 30 à 35 000 | aucun |
Antero Ottaviani | 500 000 | 1 000 000 |
Pasquale Trucchi | 1 million à Tripoli ( ?) | 10 000 000 à Tripoli |
66Un seul de ces entrepreneurs ne dispose pas de capital immobilier. Dans tous les autres cas, les biens immobiliers constituent l’essentiel du capital. Renato Candini, commerçant en huiles et matériaux de construction, a réinvesti pratiquement toute sa fortune en propriétés immobilières, pour un montant estimé à 800 000 lires, comprenant une exploitation agricole de 20 hectares, deux villas et un terrain à Tripoli, ainsi que d’autres propriétés à Benghazi. Enzio Michelotti, né à Gênes, âgé de 47 ans et ancien pâtissier, a « investi en grande partie dans des immeubles libres de dettes. Son patrimoine a été accumulé au cours de vingt années de travail tenace, personnel, assidu, au prix de tous les sacrifices ». Mais l’exemple le plus frappant de fortune coloniale est celui de Pasquale Trucchi, « arrivé dans la colonie en 1927, pratiquement sans moyens de subsistance, il a su rapidement s’affirmer. L’Afrique orientale italienne lui a offert le moyen de consolider sa position qui aujourd’hui est évaluée à plus de 40 000 000 de lires en moyens de transport et en immeubles ». Son entreprise de transport possède en Libye une centaine de camions et étend son activité en Afrique orientale et en Espagne. Ses profits sont en grande partie réinvestis dans l’immobilier. Rien qu’à Tripoli, ses propriétés sont estimées à 10 000 000 lires, tandis qu’il diversifie ses achats à Imperia, Gênes, Rome et sur le Lac Majeur. Un seul de ces Italiens, Luigi Bassi, est né à Tripoli avant la colonisation. Commerçant en farine, il a aussi reversé la plus grande partie de ses revenus dans la propriété immobilière.
II.5.3. Stratégies de propriété et développement urbain
67La volonté d’accroître un capital foncier, parfois au détriment d’investissements dans la production, est à replacer dans une perspective individuelle ou familiale qui ignore les divisions ethniques ou religieuses. Le contraste est saisissant entre ces quelques fortunes et la banqueroute des finances municipales ou l’appauvrissement d’une majorité de la population.
68Il n’est pas possible, en l’occurrence, d’établir un parallèle strict entre le développement urbain et l'investissement immobilier de ces propriétaires. Giuseppe Cassar, propriétaire de nombreux terrains et maisons (dont beaucoup en mauvais état, probablement soit inhabitables, soit de faible revenu), accumule de l'ancien plus qu’il ne revend et surtout plus qu’il ne construit. En aucun cas il ne se lance dans la construction de logements nouveaux, qui pourraient lui rapporter davantage.
69Cette accumulation contribue ainsi sans doute en partie à bloquer le marché immobilier et donc à intensifier la demande. Il se peut que Cassar attende que la hausse s’accentue pour revendre ou construire, mais rien ne permet ici de l’affirmer. Valletta revend une partie de ses biens au moment où la municipalité met sur le marché une quantité de reliquats d’expropriations qui entraîne une certaine stagnation des prix. La construction de son immeuble sur le Corso Sicilia est sans aucun doute une opération fructueuse, mais qui l’aurait été plus encore quelques années auparavant, avant que les nouvelles case popolari ne viennent alléger la demande. Quant à Trucchi, le plus riche d’entre tous, il n’apparaît dans les actes de vente municipaux que pour un terrain de faibles dimensions, à la périphérie de la ville, dans une zone appelée à être moins rentable que les quartiers centraux. Ces propriétaires, maltais ou italiens, semblent davantage chercher à profiter prudemment de la hausse des prix sans se lancer dans la construction, ou ne le font que dans une mesure limitée, le cas de Leone Hannuna étant une exception. Ils semblent préférer éviter les démarches nécessaires à la construction, d’autant plus que la municipalité, comme le montre l’exemple de Hannuna, a elle‑même une attitude complexe et que les normes de construction deviennent plus restrictives avec le second plan régulateur. La croissance de cette classe de propriétaires n’entraîne donc pas systématiquement la croissance urbaine97.
III. Derrière les apparences. Refoulements et mises en scène
III.1. Les limites de l’action publique, entre contradictions et incapacités
70L'importance des investissements privés ne vient pas seulement contredire l’hypothèse d’une ségrégation raciale appliquée mécaniquement, elle implique aussi le maintien, si ce n’est le renforcement, du statut des propriétaires par rapport aux locataires. Le plan donne un cadre normatif à une évolution qui voit les grands propriétaires s’affirmer comme les partenaires incontournables de la modernisation. Dès février 1932, Alfredo Nunes Vais, propriétaire de plusieurs étages d’un immeuble du Corso Sicilia, demande à la municipalité d’en exproprier le rez‑de‑chaussée (qui appartient au waqf Bel Kher) pour qu’il puisse acquérir la totalité de l’édifice. En échange, il propose de reconstruire le tout en accord avec le plan98. En août 1934, la Société agricole foncière italo‑libyenne (Società agricola fondaria italo‑libica, ou SAFIL), demande de même la cession gratuite de 150 mètres de front de rue sur le Corso Sicilia, là aussi en échange de la construction d’un immeuble aux normes du nouveau plan. Pour la municipalité, la cession de ce terrain à cette société, dont les capacités financières ne sont pas à négliger, est une aubaine99. Elle autorise la SAFIL à exiger le départ des locataires de l’ancien immeuble dans les trente jours, malgré la pénurie de logements et les difficultés certaines pour ces derniers. Ceux‑ci résistent par des pétitions demandant un délai supplémentaire et en engageant un avocat. La lettre qu’ils adressent au podestà en février 1935 est signée par 10 Européens et 5 musulmans, tous petits commerçants, vivant dans des conditions sans doute proches les uns des autres100. La vigueur de la contestation conduit la municipalité à concéder un délai supplémentaire de deux mois.
71Le mouvement de recomposition sociale observé dans le cas du Corso Sicilia ne se retrouve pas de façon uniforme dans certains quartiers moins soumis à la pression immobilière, et qui, du fait même du manque de moyens de leurs habitants, constituent des poches de résistance à la planification. C’est le cas des faubourgs de Bel Kher et de Mizran, peuplés de petits artisans, commerçants et fonctionnaires, mais aussi parfois des artères principales, où les nouvelles constructions n’ont pas complètement remplacé l’ancien bâti et les activités de type artisanales ou semi‑industrielles101.
72La question du transfert des ateliers bruyants et polluants est remise à l’ordre du jour suite à la multiplication des plaintes d’habitants. Mais la municipalité n’a pas les moyens d’imposer ces transferts et doit recourir à l’aide du gouvernorat102. Elle doit par ailleurs faire face à une opposition inattendue, celle des syndicats corporatistes et parfois de certains organes du Parti national fasciste lui‑même, qui entendent prendre la défense des Italiens les plus pauvres. C’est ainsi au sein du parti que réapparaît une forme d’antagonisme entre ceux‑ci, menacés par la crise économique et la concentration de la propriété, et les pouvoirs municipaux, accusés de collusion avec les grands propriétaires. Sommé de déménager l’atelier qu’il occupe près de l’école des Arts et Métiers, un mécanicien rappelle non seulement que « le local de l’atelier a été construit expressément par l’école des Arts et Métiers », mais aussi que la mesure est « anticonstitutionnelle et antifasciste, en tant qu’elle s’oppose aux principes hautement moraux et sociaux pris par le glorieux régime ». Ce déplacement à la périphérie de la ville, rue Genova, signifierait la faillite de son entreprise, alors même que le quartier compte de nombreux autres ateliers103. Le problème se repose quelques mois plus tard, lorsque la municipalité tente d’obliger le propriétaire d’une scierie, située rue Ponchielli (que Rava avait présentée comme l’exemple d’une urbanisation « pire que celle des faubourgs de Milan »), aux confins du cimetière musulman de Bu Mengel, à déménager en périphérie104. Or le propriétaire du terrain, Salvatore Pampalone, n’hésite pas à développer son activité illégalement. L’affaire est l’occasion pour le podestà de signaler au gouvernorat les limites de son action, malgré les « nombreuses et constantes plaintes de la part de la population contre les bruits provenant de certaines fabriques (notamment les scieries) […] en raison des difficultés rencontrées par les intéressés pour se procurer les terrains où édifier leurs locaux hors de la zone habitée, en attente de l’approbation définitive du plan régulateur de la ville, et plus particulièrement en raison du prix élevé de ces terrains ». C’est cette faiblesse de la municipalité qui pousse Pampalone à ne suivre aucune des prescriptions qui lui sont adressées. Lorsque la municipalité fait de nouveau appel au gouvernorat, le 15 mars 1935, elle ne peut que faire remarquer que « cette Administration, dans l’état actuel des choses, n’ayant pas d’autres moyens pour imposer matériellement à Pampalone le respect des ordres qui lui ont été régulièrement donnés », a dû entamer une action en justice. L’assignation devant le tribunal est motivée par l’atteinte au prestige du pouvoir et n’est conçue que comme une mesure extrême, une fois les possibilités de compromis épuisées.
73Si la municipalité prend autant de soin à se justifier, c’est qu’elle doit compter avec l’opposition de l’Union fasciste des industriels, qui prend fait et cause pour Pampalone. Pour ce syndicat corporatiste, c’est la municipalité qui, en revenant sur une autorisation remontant à 1929 (faite au prédécesseur de Pampalone), et surtout en ne traitant pas avec l’Union des industriels, n’aurait pas respecté la loi105.
74Au‑delà, le cas de la zone industrielle illustre le dilemme entre un aménagement urbain qui repose essentiellement sur la propriété privée et la capacité d’intervention des pouvoirs publics. En juin 1936, un rapport au podestà décrit cette zone comme « dépourvue de rues, d’égouts, de conduites d’eau et d’électricité ». De fait, « celui qui voudrait [s’y transférer] se trouverait dans des conditions de grande infériorité face à ses concurrents qui ont pu d’une manière ou d’une autre rester en ville ou proche de la zone habitée »106. Mais le manque d’infrastructures n’est pas le seul obstacle : le prix des terrains de la zone industrielle étant passé de 5 à 20 lires au mètre carré avant 1929 à 80 à 120 lires en 1936, ils sont désormais « disproportionnés à la capacité économique moyenne des entreprises existantes à Tripoli ». Pour le secrétaire de la municipalité, il est impossible d’envisager un transfert effectif avant que la zone soit équipée et « tant que le moyen de contraindre les propriétaires des terrains à limiter leurs prétentions n’aura pas été trouvé »107. C’est donc le libre échange des terrains, sur lequel comptent les pouvoirs publics pour développer la ville, qui entrave dans ce cas l’application de la planification prévue.
75Le même décalage se trouve dans la vieille ville, où la réglementation prescrit qu’aucun logement ne puisse être loué sans l’aval de l’Inspection sanitaire. Le 6 février 1933, le Qadi de Tripoli, Mahmud Bu‑Rchis, adresse au secrétaire général de la colonie une longue supplique dans laquelle il expose les difficultés des propriétaires les plus humbles de la vieille ville108. Les maisons de la médina, « construites avant l’occupation italienne avec des systèmes non conformes aux canons de l’édilité moderne » ne pourraient supporter une mise aux normes sans « une lourde dépense, supérieure à celle qui serait nécessaire à la reconstruction des édifices », alors même que la population y vit dans une « extrême indigence ». La supplique témoigne de la reprise du discours hygiéniste dépréciatif envers la médina, tout en retournant la perception culturelle qui en formait le fondement : si les anciennes maisons ne répondent pas « aux préceptes de l’art, de l’hygiène et de la décoration », cela tiendrait moins à la mentalité de leurs habitants qu’à la différence d’attitude des autorités et à la pauvreté de la population. Surtout, le Qadi établit un lien entre l’appauvrissement des petits propriétaires et la responsabilité des plus riches, distinguant trois types de propriétaires. Il y a, écrit‑il, ceux qui ne possèdent qu’un immeuble et n’ont d’autre source de revenus que les loyers qu’ils en tirent :
Dans cette catégorie entrent en grande partie des femmes inaptes au travail, dont l’indigence et l’invalidité se manifestent aussi lorsqu’elles doivent payer l’impôt, pour lequel elles vendent leurs objets personnels, volontairement ou suite à une saisie. Et lorsque, comme cela arrive souvent, l’immeuble nécessite quelques travaux de réfection, elles se trouvent incapables de faire face au coût et sont réduites à vendre l’édifice ou à faire une hypothèque lorsque cela est possible.
76La seconde catégorie est composée des copropriétaires, très nombreux en raison de la pratique de l’indivision, si bien « que la majorité des immeubles de la ville appartiennent à cette catégorie de propriétaires ». Nombre d’entre eux sont des veuves, des mineurs ou des invalides. Parfois propriétaires d’une infime partie de l’immeuble, ils n’ont souvent ni les moyens de payer les travaux imposés par la réglementation ni ceux de supporter le manque à gagner que provoquerait la suspension temporaire des loyers. Enfin viennent les « riches propriétaires », « dont la majorité possède des immeubles neufs, construits sous la vigilance technique et sanitaire de la municipalité » et qui désertent la vieille ville. De fait, le coût de la réfection de la médina « se fera toujours aux dépens du plus pauvre, qui, habitué à payer par exemple 50 lires mensuelles pour son logement, ne pourra plus après les travaux de mise aux normes avoir le même logement pour le même loyer ».
77Ce témoignage semble confirmer l’accentuation des clivages sociaux sous l’effet du développement urbain. Le rôle du notable citadin, qui agit comme un patron et un protecteur de ses concitoyens en finançant par exemple des services collectifs (comme les fontaines), disparaît progressivement au profit d’un regroupement des propriétaires les plus aisés dans les nouveaux quartiers. Le capital tend à acquérir une fonction majeure dans la définition de ce groupe, au détriment de ses fonctions sociales antérieures qui impliquaient une forte proximité géographique avec le reste de la population (si ce n’est une coexistence), permettant l’affirmation de la hiérarchie sociale. La fortune, en devenant un élément suffisamment discriminant, entraîne un retrait de ces élites économiques hors de la vieille ville. Le développement de Tripoli s’accompagne donc du renforcement d’une répartition par classes plutôt que par groupes nationaux. Le Qadi évoque ainsi :
Les gens aisés (benestanti), qui, quelle que soit leur race d’appartenance, peuvent toujours louer les logements qui leur plaisent parmi les nouvelles constructions, qui sont aujourd’hui plus nombreuses que les anciennes, et continuent à augmenter grâce à l’impulsion donnée par le gouvernement à la construction. Ainsi chaque classe sociale trouvera les logements qui lui conviennent.
78La réponse de la municipalité est une tentative d’adaptation entre les critères sociaux et raciaux. Prenant acte « des cas particuliers qui se présentent, de façon à éviter autant que possible les dépenses excessives pour les propriétaires », elle instaure un traitement différencié en fonction de l’état de l’immeuble et de la nationalité des locataires. Les logements anciens habités par les indigènes ne devront ainsi faire l’objet que des « travaux les plus indispensables, tandis que des adaptations supplémentaires seront demandées pour les maisons louées à des métropolitains » (ce qui prouve la permanence d’habitants italiens dans une vieille ville)109. Lorsque Italo Balbo annonce en avril 1936 que « l’assainissement de la vieille ville, nécessaire pour l’hygiène et la civilisation, est désormais chose faite », celui‑ci est en réalité limité « à la mise en place des égouts dans les quartiers indigènes », au revêtement de « presque toutes les rues » et au début des travaux pour l’implantation du gaz110.
III.2. Une croissance démographique hors contrôle
III.2.1. Comptabiliser
79Combien d’habitants Tripoli compte‑t‑elle à la fin de la période coloniale ? Paradoxalement, plus on avance dans le temps, moins l’administration italienne semble capable de répondre à cette question. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la population de la capitale libyenne tournerait autour de 115 000 habitants, dont environ 45 000 Italiens, 17 000 juifs et 53 000 musulmans, ce dernier chiffre étant particulièrement incertain. Il semble y avoir entre l’accroissement des instruments de comptabilisation des populations mis en place par l’administration italienne et l’approximation de la fin des années 1930 une étrange contradiction. Au début des années 1930, la nécessité de procéder à un dénombrement des sujets coloniaux devient un thème récurrent de la littérature scientifique coloniale111. Dès 1927, l’Institut de statistiques italien (l’ISTAT) envisage la création d’un annuaire des colonies qui ne concerne que les Européens ou assimilés, mais qui ne voit jamais le jour112. Dans le sillage du recensement de 1930‑1931, la municipalité de Tripoli commence en novembre 1930 à mesurer le « mouvement de la population de la ville », à partir de la croissance naturelle et de l'immigration. Ces données paraissent tous les deux mois environ, puis de façon mensuelle et régulière à partir de juin 1932. Publiées dans la presse, elles figurent aussi dans les bulletins d'information que le gouvernorat de la Libye fait parvenir au ministère des Colonies toutes les semaines ou tous les dix jours à partir de 1935113. La même année, la coordination entre l’ISTAT et le ministère des Colonies permet l’élaboration d’un plan organique de relevé des données démographiques, appliqué lors du recensement de 1936114. Jusqu’en 1936 donc, le gouvernement local semble en mesure d’avoir une estimation fiable de la croissance de la population, malgré la différence de précision entre les formulaires que doivent remplir les Italiens et ceux des Libyens, beaucoup moins précis115.
80Alors que Tripoli et surtout Benghazi font l'objet d'une surveillance constante, l'état civil n’est généralisé à l’ensemble du territoire qu’à partir de 1935. Rétrospectivement, l'Italie tente de reconstruire le mouvement démographique depuis le début de la colonisation, en recourant notamment aux registres des naissances et aux données disponibles à la préfecture de Tripoli116. Il faut attendre le 1er janvier 1937 pour que les données démographiques soient régulièrement relevées117. La statistique finit par remplacer les descriptions généralistes sur les caractères supposés innés de telle ou telle composante de la population dans les études sur la colonie118. Mais en juillet 1938 encore, le 2e bureau de Tunis rapporte que « pour la première fois depuis l'occupation italienne (1911), le gouvernement de Rome a décidé de procéder à un recensement général de la population indigène en Libye. Il va en même temps rendre l'état civil obligatoire et attribuer des noms de famille aux musulmans qui n'en possèdent pas »119.
81Malgré cela, l’Italie peut se vanter en 1937 d’avoir porté la statistique démographique en Libye « à la tête de celle des colonies méditerranéennes des autres pays120 ». Ces recensements portent une attention grandissante aux signes d'une augmentation future de la population, en s'intéressant par exemple au nombre des mariages. De même, l'immigration à but professionnel fait l'objet d'une comptabilité plus rigoureuse, témoignage du contrôle que le régime fasciste entend imposer notamment par la création d'un « bureau pour le placement gratuit des travailleurs au chômage » pour les citoyens italiens (Ufficio per il collocamento gratuito dei prestatori d’opera disoccupati, cittadini italiani metropolitani), seul habilité à accepter les demandes de passeport pour les travailleurs vers la Libye121.
82Mais le recensement de 1936 est aussi l’occasion pour les autorités de constater leur incapacité à évaluer précisément la croissance démographique et à juguler les flux migratoires depuis l’arrière‑pays. L’exode rural transparaît, sans que le terme ne soit jamais utilisé, dans les différences mathématiques des recensements. À partir de 1937, les taux de population sont ainsi moins précis que ceux des années précédentes. Après 1938, il faut même se contenter d’estimations, soit que la documentation fasse défaut (notamment celle de la municipalité de Tripoli), soit que l’administration renonce à établir une comptabilité précise pour l’ensemble de la population.
83Les chiffres fournis par le gouvernement italien lors de la venue de Mussolini à l'été 1937, et qui concernent le recensement de 1936, sont ainsi moins détaillés que ceux du recensement de 1931. La seule indication fournie par Giovannangeli donne une population de 104 000 habitants, soit une croissance de 28% en cinq ans122. L'administration italienne semble en réalité débordée et incapable de saisir exactement le nombre des habitants de Tripoli. Un document retrouvé à l'Archivio Centrale dello Stato de Rome fournit quelques précisions quant au recensement de 1936. Il s'agit de brouillons de tableaux dressés à la main123. Ils montrent que le recensement de 1936 aurait été fait probablement en deux temps, puisque les chiffres de la population sont donnés à chaque fois pour le 30 avril 1936 et pour le 31 août de cette même année124. Les Italiens y sont mélangés avec les étrangers et les assimilés. Il s'agit donc moins de connaître le nombre d'Italiens que celui des Européens. D'autre part, les différences de population enregistrées dans l'intervalle de quatre mois se révèlent très importantes. Les chiffres donnés pour la population totale ne correspondent pas à la somme des variations mentionnées pour chaque catégorie d'habitants. On voit apparaître ici les incertitudes du recensement, conjointement à un phénomène de croissance massive de la population, parfois dans des proportions étonnantes : la population juive aurait ainsi gagné en quatre mois 1 305 personnes et les musulmans 6 037 (mais il est indiqué pour ces derniers que les 2 656 militaires musulmans cantonnés dans la ville y sont comptabilisés). De telles différences se retrouvent d’un bulletin d’information à l’autre, témoignant de nouveau de l’incapacité de l'administration italienne à saisir non seulement l'ampleur du phénomène migratoire, mais aussi le mouvement des naissances et des décès, ce qui laisse penser que certains ne sont pas déclarés125. Les catégories des juifs et des musulmans, surtout, échappent aux recensements exacts pour l'administration italienne126. Bien des déclarations de naissance en effet peuvent être « omises » par crainte du service militaire et des autres obligations. Les décès échappent plus difficilement au regard de l'administrateur en raison de l'accès aux cimetières. L'absence de chiffres sur le mouvement migratoire de la population musulmane montre par ailleurs que la migration des campagnes vers Tripoli devient un facteur majeur de la croissance du nombre de sujets musulmans (le seul solde naturel expliquant difficilement une telle croissance).
84Entre 1931 et 1936, ces variations semblent montrer un phénomène nouveau d'exode rural. Les tableaux de 1936 mentionnés plus haut décomptent pour le municipe de Tripoli (qui dépasse le cadre de la ville) au 21 avril 1936 une population musulmane « stable » de 50 063 personnes et 47 067 personnes de « modèle C », c'est‑à‑dire « mouvantes ». Une précision donnée pour le municipe de Derna au même moment montre le caractère aléatoire que peuvent revêtir de tels chiffres, puisqu'il y est dit que « les relevés de statistiques démographiques se réfèrent seulement à la population indigène musulmane résidant dans le chef‑lieu du municipe, et non à celle demeurant sur tout le territoire municipal »127. Une lettre du ministère de l'Afrique italienne adressée l'année suivante à la préfecture de Tripoli déplore de même explicitement « l'impossibilité de contrôler exactement le phénomène migratoire de l'élément indigène [et] l'absence de déclaration de nombreuses naissances tant chez les chefs de quartiers (Capi Quartieri) que dans les bureaux municipaux »128.
85Progressivement, l’administration semble donc renoncer à établir une comptabilité exacte. Les bulletins d'information ne mentionnent plus, dans les quelques rares exemplaires conservés au ministère des Affaires étrangères de l'année 1937 ou 1939, de statistiques démographiques. La Rassegna economica dell’Africa italiana, éditée par le ministère de l'Afrique italienne, ne donne plus en 1937 que le chiffre de la seule population italienne, et uniquement pour les principales villes de Libye129. Les informations qu’il est possible d’obtenir par la suite sont éparses et fragmentaires, dans tous les cas elles ne sont plus officielles. Selon une étude de l’Inspection centrale de la santé publique de 1939, Tripoli aurait compté 108 658 habitants à la fin 1938 (dont 38 916 Italiens) et 113 390 un an plus tard (dont 43 019 Italiens)130.
86Si on croise toutes ces sources, il est possible d’établir les tableaux suivants :
87La population européenne de la ville aurait ainsi connu l’évolution la plus forte, avec une augmentation de 135% en dix ans. La population juive n’aurait connu qu’une croissance faible, tandis que la population musulmane, au moins jusqu’en 1936, ne cesse d’augmenter : elle croît de plus 51% en sept ans. Si on accepte l’hypothèse de 53 000 musulmans en 1939, elle augmenterait même de 74,5% en dix ans. Cette croissance est cependant certainement bien en dessous de la réalité, comme le laissent penser les archives examinées. De façon générale, et malgré l’incertitude de ces chiffres, on peut estimer que la population totale de la ville augmente de près de 69% dans la dernière décennie de la colonisation, avec une croissance plus prononcée à partir de 1935, en grande partie au profit de la population italienne. Mais cette croissance se marque également par l’insertion d’une masse considérable de migrants de l’intérieur, qui bouleverse le rapport entre la population et son espace.
III.2.2. L’insertion des migrants dans la ville : l’exemple des Fezzanais
88Les lacunes de la comptabilité et la méconnaissance des autorités envers la population indigène font que la plupart des conséquences de cette croissance démographique échappent à la possibilité d’une analyse fine. Il est cependant possible d’avoir un aperçu de l’insertion d’un groupe particulier de migrants, celui des Fezzanais, grâce à certains documents retrouvés à Tripoli. La croissance de cette population originaire du sud est telle qu’elle alarme le gouverneur Italo Balbo en avril 1937. Il informe ainsi les préfectures de Libye que « de nombreuses familles indigènes, originaires des oasis de l’intérieur et du Fezzan, se sont transférées depuis quelque temps dans les villes et dans les oasis de la côte, dans l’illusion d’améliorer leurs conditions de vie » :
[Ces transferts] ont eu comme conséquence d’une part la paupérisation des populations du sud et l’abandon des travaux agricoles dans les oasis, portant de graves préjudices à l’assistance envers celles‑ci, et d’autre part la concentration croissante des habitants de la côte, provoquant l’augmentation consécutive du chômage parmi les travailleurs indigènes. […] En conséquence, j’insiste pour qu’à l’avenir il soit absolument interdit aux agriculteurs, qu’ils soient isolés ou en famille, de quitter leur résidence habituelle pour se transférer vers la côte. Je souhaite par ailleurs fermement que les familles provenant de l’intérieur soient rapatriées rapidement, en commençant par celles qui n’ont pas de moyens de subsistance132.
89Ordre est donné aux préfets d’établir des listes de ces migrants pour chaque ville, indiquant la profession et éventuellement l’état d’indigence. Le 29 avril, après enquête auprès des chefs de quartier, la municipalité de Tripoli estime sa population fezzanaise à 367 hommes, 165 femmes et 301 enfants de moins de 15 ans133. Sur les 277 chefs de famille recensés, seuls 9 d’entre eux sont nés à Tripoli. La forte proportion d’hommes seuls (132 sur les 275, soit près de la moitié des « chefs de famille ») semble indiquer une immigration récente, en grande partie effectuée individuellement, au contraire des venues périodiques de tribus sous les murs de Tripoli de la période antérieure à la colonisation (cf. ch. III). C’est dans la médina (quartiers de Beladia, Kuscet es‑Saffar et Homet Gharian) que la concentration de Fezzanais est la plus forte (127 personnes recensées). Si on y adjoint les anciens faubourgs de Mizran, de la Dahra et de Zauia ed‑Dahmani, il apparaît que le tissu urbain ancien abrite la très grande majorité de ces immigrés (225 sur 275), avec une présence particulièrement marquée dans et aux alentours immédiats de la vieille ville.
90Le cas du quartier de la Beladia est ainsi exemplaire du renversement de valeur sociale d’un quartier anciennement « noble » où logeaient les plus anciennes familles de la ville134. Bien que peu étendu, c’est là que le taux de Fezzanais est le plus élevé : 77 chefs de famille y sont recensés. Un seul d’entre eux est né à Tripoli, 52 sont des hommes seuls. Dans les autres quartiers de la médina et à Mizran, le pourcentage de célibataires oscille entre un tiers et la moitié. Beladia apparaît donc comme un quartier en voie de déclassement social, accueillant des immigrés de l’intérieur fraîchement arrivés. Le taux d’ouvriers parmi ces Fezzanais est particulièrement important (46 sur 77 personnes). Il est probable en effet que beaucoup de ces nouveaux venus trouvent d’abord à s’embaucher sur les chantiers de construction où la demande de main‑d'œuvre est la plus importante et requiert moins de qualifications. On retrouve une prédominance d’ouvriers dans l’ensemble de la population de Fezzanais de Tripoli (48 %). Viennent ensuite les commerçants et artisans, parmi lesquels les boulangers sont particulièrement bien représentés (21,7 %), suivis des domestiques, personnels de maisons et gardiens (« usciere »), avec 17,5 %.
91Hors de la vieille ville, ce sont dans les îlots socialement et ethniquement mélangés des faubourgs les plus pauvres que s’installent ces migrants (Mizran, Dahra, Zauia ed‑Dahmani), ainsi que dans les périphéries nouvelles, zones de semi‑urbanisation où s’étalent progressivement les nouveaux quartiers constitués de maisons de fortune (Sciara el‑Kebira, Sciara ben Asciur, Sciara el‑Bey, Sciara Bu Harida)135. Cette migration tend à confirmer le clivage social avec le centre prestigieux de la ville nouvelle (quartier de la Cathédrale, Corso Vittorio Emanuele III, front de mer) duquel les Fezzanais sont totalement absents. Le cas de la Sciara Ben Asciur forme ici une exception, le taux d’agriculteurs (et, dans une moindre mesure, de natifs de Tripoli) étant beaucoup plus élevé que dans les autres quartiers. Sans doute s’agit‑il ici de l’héritage d’une installation plus ancienne, liée aux travaux agricoles. Les déplacements individuels, la nature des professions exercées et la salarisation qui caractérisent l’immigration récente témoignent au contraire du poids de l’évolution de Tripoli sur l’ensemble de la structure sociale de la Tripolitaine jusqu’aux régions sahariennes.
92C’est sans doute grâce à l’apport de cette abondante main‑d'œuvre bon marché que la municipalité et le gouvernement peuvent compresser le coût des constructions. Probablement mieux organisés que d’autres groupes de migrants et bénéficiant d’une solidarité communautaire plus efficace, les Fezzanais paraissent relativement bien intégrés dans la ville. La municipalité note ainsi que 72 femmes du Fezzan sont mariées à des habitants de Tripoli. Le prince Caramanli (le fils de Hassuna Pacha, décédé la même année) intervient même auprès de la préfecture pour garantir leur situation136.
Tab. 15 – Localisation et emploi des chefs de famille fezzanais à Tripoli en avril 1937137 (source : MJ, dossier « Fezzani ». Lettre du podestà à Balbo, 29 avril 1937).
Quartier | Total | Nés à Tripoli | Personnes seules | Ouvriers | portiers | Commerçants, artisans | Domestiques, gardiens | Sans emploi | Personnel religieux | agriculteurs | Autres |
Beladia | 77 | 1 | 52 | 46 | 11 | 7 | 6 | 0 | 1 | 0 | 6 |
Kuscet es Saffar | 21 | 0 | 7 | 6 | 6 | 7 | 0 | 1 | 1 | 0 | |
Homet Gharian | 29 | 0 | 13 | 9 | 0 | 17 (tous boulangers) | 0 | 3 | 0 | ||
Mizran | 64 | 0 | 25 | 30 | 18 | 4 | 4 | 1 | 0 | 0 | 7 |
Dahra | 18 | 0 | 3 | 11 | 1 | 4 (tous boulangers) | 0 | 1 | 1 | 0 | 0 |
Zauia ed‑ Dahmani | 5 | 0 | 5 | 0 | 0 | 5 (tous boulangers) | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
Nuflein | 10 | 0 | 1 | 8 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 2 |
Sciara el‑Kebira | 13 | 5 | 9 | 3 | 0 | 10 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
Sciara Ben Asciur | 10 | 3 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 9 | |
Sciara el‑Bey | 11 | 0 | 3 | 8 | 0 | 0 | 2 | 0 | 1 | 0 | 0 |
Sciara Bu Harida | 21 | 0 | 5 | 16 | 0 | 2 | 1 | 0 | 1 | 0 | 1 |
Gargaresch | 6 | 0 | 1 | 6 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
Total | 275 | 9 | 132 | 133 | 35 | 57 | 13 | 3 | 8 | 9 | 16 |
III.2.3. Le nouveau « village bédouin » et la dépendance des marges
93La concentration aux marges de la ville d’autres immigrés de l’intérieur, génériquement qualifiés de « bédouins », constitue une autre préoccupation majeure du pouvoir colonial. Une carte de Tripoli de 1934, publiée par la Société touristique de Tripolitaine, signale ainsi deux camps principaux de nomades, situés sur les mêmes emplacements que les villages bédouins du début du siècle138. Un document conservé aux archives de la forteresse de Tripoli mentionne par ailleurs en 1931 un campement bédouin situé à Porta Tagiura, dont la population s’élèverait à 886 personnes (pour 284 familles)139. Malgré la dissolution de l’administration de ces villages dans les années 1920, il est donc à peu près certain que ces agglomérations de tentes et de cabanes aient subsisté pendant toute la période. Or l’arrivée de Balbo en Libye correspond à une nouvelle croissance de ces villages de fortune. En janvier 1934, l’Office municipal d’hygiène accroît ses inspections des camps bédouins, « étant donné les conditions misérables dans laquelle ces gens vivent » et le risque d’épidémie, notamment de peste. L’Office d’hygiène rapporte ainsi que :
dans les inspections quotidiennes pratiquées par le personnel de cet Office sur les campements indigènes, il a été constaté que quelques zeribe de construction récente (10‑15 jours) sont occupées par des gens venant de localités de l’intérieur (Tarhuna, cabila Quanin, Zliten, Djebel), et que les habitants de certaines autres, bien que résidents à Tripoli, ont des rapports continuels avec les gens de Tarhuna, où ils se rendent fréquemment pour les semailles. Comme il a été communiqué à Votre Illustrissime, la Direction de la santé a signalé il y a un mois l’émergence d’un foyer de peste dans le territoire de Tarhuna. C’est pourquoi ces apports continuels peuvent constituer un grave danger pour la santé publique de la ville140.
94Le 6 janvier 1935, à l’occasion de l’Aïd es‑Sghir, le gouverneur ordonne que ces villages soient détruits et remplacés par un ensemble de cases construites près de Porta Tagiura par le gouvernement, sur le modèle des « tukuls » éthiopiens, cabanes rondes coiffées d’un toit conique141. Le nouveau camp doit contenir 500 tukuls sur 7 hectares, le long de la route de Suk el‑Giama. Un premier groupe de 120 tukuls est ainsi inauguré le 28 octobre 1935, pour célébration de la Marche sur Rome. Ces habitations doivent permettre de « mettre [les familles bédouines] au contact de la civilisation et de les pousser à adopter un mode de vie plus confortable et plus élevé, bien que très simple »142. Le village est présenté comme le pendant, pour les indigènes, des logements sociaux construits pour les Italiens143. Mais le déplacement et la reconstruction du village bédouin s’accompagnent de la radicalisation des mesures de surveillance pour limiter drastiquement l’immigration en provenance de l’intérieur. Le 23 décembre 1937, le ministère de l'Afrique italienne demande ainsi à la préfecture de Tripoli et à la Direction des Affaires civiles et politiques du gouvernorat :
‑ l’éloignement des zeribe et des campements du territoire de la juridiction ;
‑ le transfert hors de la ville et le rapatriement des nombreux indigènes qui, dans la période précédant le recensement, y ont immigré depuis leur lieu de résidence habituel à cause du manque de subsistances à la suite de la sécheresse et des carences qui en ont résulté144.
95Le journaliste français Jean Ducrot rapporte de même que « la police bat la campagne, déniche les habitants des taudis ; s’ils ont quelque part une tribu, une famille, on les refoule. Sinon, on leur loue une case pour un prix infime »145, ce qui donne à voir une migration en grande partie faite par des individus isolés, où la tribu et la famille constituent sans doute de moins en moins les supports sociaux d’une vie ravagée par la misère.
96C’est cependant en considération du regard extérieur que la valeur symbolique de ce village prend une dimension particulière. En dotant le village d’égouts, d’éclairage et de services (notamment un dispensaire et un marché), le gouvernorat entend en faire un des éléments de sa propagande. Des photos sont largement diffusées dans la presse italienne et internationale, comme le signe éclatant de l’attention portée par l’Italie à ses sujets coloniaux.
97Le village lui‑même devient le but d’excursions touristiques146. Pour J. Ducrot, il est ainsi avant tout un exemple méritant d’être suivi par la France.
J'ai trouvé près de Tripoli quelque chose que nos édiles de toutes les grandes villes du Maroc, d'Algérie et de Tunisie devraient venir étudier pour s'empresser de l'imiter : c'est le village arabo‑bédouin créé récemment pour remédier à la plaie des taudis […]. Le maréchal Balbo a fait construire à leur intention (les déchus, les déclassés, les estropiés, détachés de leur cadre naturel et encombrés de marmaille) un centre d'hébergement, plusieurs centaines de petites cases en ciment, aussi simples que possible, mais conformes aux mœurs de leurs destinataires, faciles à désinfecter, à surveiller147.
98Le village bédouin a pu être vu comme l’exemple de la volonté totalitaire d’Italo Balbo dans l’aménagement de la ville, conjuguant une réglementation de plus en plus contraignante et l’attention envers les plus pauvres, dans le souci de mettre en place une forme d’État social colonial autoritaire. Il convient toutefois aussi de relire cet effort d’organisation dans le contexte économique et politique de la colonie. Le village bédouin de Tagiura ne peut se comprendre sans tenir compte du projet social qui le sous‑tend, celui de fournir une masse de main‑d'œuvre, et éventuellement une réserve militaire, pour la ville en construction. La mise en place des tukuls n’est qu’un aspect de l’imposition d’une discipline qui rappelle celle du premier village bédouin du début de la colonisation. Il ne s’agit donc pas à proprement parler de politique de bienfaisance, mais de l’intégration des nomades dans la dépendance du gouvernement, qui oblige les familles à une forme de contrat, par un loyer symbolique. Les plus grandes cases (150) sont ainsi louées pour 6 lires par mois, et les petites (350) pour 4148. Bien que faible, cette somme n’en est pas moins représentative de la sujétion dans laquelle ces habitants se trouvent dès ce moment, faisant des Bédouins et déracinés les locataires de l’État. Les autorités peuvent dès lors à tout moment renvoyer des personnes auparavant librement installées. Lorsqu’en mai 1940 Mohammed Gusgu, mudîr (directeur) du village bédouin de Porta Tagiura depuis le 22 décembre 1935, demande à être décoré pour son action, c’est cet aspect qu’il met particulièrement en valeur :
[Le village] fournit actuellement une quantité considérable de manœuvres à la ville de Tripoli et de jeunes conscrits à la Patrie italienne, qui servent avec la dévotion la plus absolue. Très modestement, mais avec un zèle authentique, le souscrit croit avoir contribué à un tel résultat, diffusant avec persévérance dans l’âme de ses administrés l’affection la plus sûre pour l’Italie.
99Le mudîr rappelle que lors de la venue de Mussolini en 1937, le podestà de Tripoli l’avait proposé pour une telle décoration, « tant pour son ascendance familiale que pour la propagande habile et tenace qu’il déploya auprès des représentants de la presse métropolitaine et étrangère qui étaient présents à cette époque »149. Mohammed Gusgu, en se mettant au service du pouvoir italien, peut renforcer une position sociale auparavant assurée par le prestige de son ascendance familiale (prestige qui n’aurait toutefois probablement pas suffi à perpétuer cette position, au moment où s’affirment d’autres critères comme l’accumulation de la propriété), tandis que s’accroît la mise sous tutelle des « bédouins », désormais voués à servir de masse de main‑d'œuvre permanente et bon marché. Comme dans les premières années de la colonisation toutefois, c’est parce que cette population est déjà fragilisée que le gouvernorat parvient à imposer si facilement son emprise. La ville, comme il a été vu, offre une plus forte résistance.
III.3. Cacher et montrer
100L'usage fréquent des manifestations de masse, des défilés d'allure militaire et des grandes rencontres sportives font de la capitale libyenne une vitrine de la colonisation, tournée vers l'extérieur autant que vers les populations locales. La volonté de démontrer est au cœur de ces célébrations : démonstration du consensus des habitants autour du régime et exhibition de la force militaire et sportive. Or ces événements sont indissociables, pour les plus importants d'entre eux, d'un afflux de visiteurs. Au‑delà de la population locale, le développement du tourisme appelle l'élaboration d'une image qui n'est pas toujours celle que les autorités entendent donner aux Libyens et aux Italiens qui y résident. Si l’usage du tourisme comme instrument de propagande apparaît nettement dans les documents du régime, il convient de se demander dans quelle mesure la mise en spectacle de la colonie ne recouvre pas dans le même temps une fonction d’occultation, au moment où les difficultés économiques et la croissance démographique semblent menacer l’application du second plan régulateur.
III.3.1. L’enjeu touristique
101Le développement des infrastructures touristiques est contemporain de la décision d’élaborer le second plan régulateur de Tripoli. L’idée de s’appuyer sur le tourisme est cependant présente dès le plan de 1912 et se retrouve dans la création de la Foire de commerce à la fin des années 1920. Une Société touristique tripolitaine est de même fondée en janvier 1931 « pour contribuer à l’amélioration de la connaissance des beautés et des ressources de notre possession »150. Cette création s’inscrit dans la redécouverte de la culture locale en termes de folklore, perceptible également dans les écrits des architectes. Mais elle témoigne aussi du rapprochement de l’État et de la chambre de commerce dans un domaine jusque là considéré comme du ressort de la seule initiative privée151. La Société touristique de Tripolitaine, qui mêle capitaux privés et publics, doit donner au gouvernorat le moyen d’agir sur l’image de la colonie, à défaut de pouvoir contrôler entièrement les processus de décision et de financement de la construction.
102C’est en grande partie par la situation désastreuse des hôtels et de nombreux commerces de la ville que s’explique le rapprochement des intérêts privés et publics. Si, selon la Rivista delle colonie italiane, le tourisme aurait connu dès 1930 une croissance certaine, il reste encore trop faible pour constituer une source de revenus conséquente. De janvier à août 1930, la colonie aurait accueilli 3 636 touristes, pour 26 701 journées de présence, soit un séjour moyen de 7 jours. Encore faudrait‑il déduire de ces chiffres les représentants de commerce et les migrants venus en Libye à la recherche de travail avec un visa touristique. La Société cependant se félicite de ce que les étrangers représentent déjà 22% des visiteurs152. La crise mondiale de 1931 affecte ce secteur à peine émergent, si bien qu’en juin 1932 le directeur du Grand Hôtel de Tripoli, faisant état d’une « terrible crise », demande au gouvernement l’autorisation d’installer un casino dans son établissement, « car depuis 10 mois le Grand Hôtel n’a que 10 à 12 clients par jour, ce qui occasionne une perte journalière de 500 lires que les 60 jours de la Foire ne permettront pas de combler ». Plus généralement, les infrastructures hôtelières ne peuvent répondre aux attentes de la clientèle et nécessiteraient donc l’appui du gouvernorat :
Le souscrit fait remarquer que le Grand Hôtel a absolument besoin d’une transformation complète, pour lui permettre de recevoir la clientèle de luxe, qui fréquente habituellement les grands casinos de Monte‑Carlo et de San Remo, car l’équipement actuel ne correspond pas à ce genre de clientèle. Le souscrit s’engagerait avec l’administration municipale à améliorer à ses frais le Grand Hôtel, en agrandissant les pièces et en proposant de nouveaux services, mais en compensation il devrait avoir une prolongation de l’actuelle concession153.
103Le problème du tourisme se présente donc d’abord comme un problème économique, requérant le soutien actif des autorités publiques, car « l’initiative privée, bien que louable, n’aurait pas permis en vérité d’affronter le problème. Les spéculations d’individus ou de groupes peu aidés par le gouvernement n’auraient certainement pas servi à aider cette politique touristique qui constitue un des points fondamentaux de l’économie libyenne »154.
104L’intervention du gouvernorat s’accentue en conséquence de façon spectaculaire à partir de l’arrivée d’Italo Balbo, entraînant une hausse considérable du tourisme. À partir de 1934, la promotion du tourisme devient, au même titre que la construction de logements et l’amélioration des infrastructures urbaines, une priorité de la politique coloniale155. Entre 1933 et 1934, le nombre de touristes passerait ainsi de 8 680 à 40 000156. Balbo ne fait en réalité souvent que poursuivre, en leur donnant plus de moyens, les initiatives de ses prédécesseurs. Ainsi le Grand Prix automobile de Tripoli, lancé par Volpi et inaugurée en 1926 par De Bono, avait‑il été repris par Badoglio, qui avait ordonné la construction d’un circuit ultramoderne. Balbo en accélère le chantier157. La publicité qui l'accompagne est indéniablement un succès. Le 7 mai 1934, devant l’affluence de visiteurs à l’occasion du Grand Prix, le gouvernement est obligé de réquisitionner des chambres chez l’habitant et d’ériger un village de tentes158.
105Ce succès s’accompagne de l’extension de la sphère d’intervention du gouvernement. La Société touristique de Tripolitaine devient en mai 1935 la Société touristique et hôtelière de Libye (Ente turistico ed alberghiero della Libia, ou ETAL) à qui sont confiées toutes les infrastructures gouvernementales et municipales en matière de tourisme, ainsi que la gestion de tous les hôtels privés159. Ce transfert se marque par la construction d’hôtels « adaptés aux diverses nécessités du tourisme tant de luxe que celui populaire de masse »160. Le changement est d'autant plus aisé que deux nouveaux établissements, l’Uaddan et le Mehari, œuvres de Florestano Di Fausto, sont alors en phase d'achèvement. Construit en 1935, l'Uaddan ouvre ses portes pour la première fois en mai et est destiné à recevoir « l'aristocratie de la clientèle touristique internationale »161. Sa réouverture pour la saison touristique d'hiver en décembre est marquée par une série de soirées dansantes où se retrouvent « les meilleurs éléments de la société de la colonie »162. L'hôtel Mehari, inauguré également en 1935, est destiné au commun des touristes. De capacité plus grande (225 lits contre 50 à peine pour l’Uaddan), il est disposé sur un « plan triangulaire, sobre de style, plus gracieux qu'élégant ». La modicité de ses prix en fait une nouveauté qui annonce le tourisme de masse. Jean Ducrot dans L'Illustration en donne une description étonnée :
Il existe [à Tripoli] un hôtel ‑ toujours à la même société – qui est un modèle digne d'être copié dans toutes les villes coloniales, spécialement dans les ports. Les chambres, au nombre de plusieurs centaines, toutes semblables, sont de véritables et charmantes cabines de bateau avec un mobilier fixe, uniforme, on ne peut plus simple, robuste et facile à entretenir. Tout a été calculé pour rendre construction, ameublement et service extrêmement économiques. Grâce à quoi, les officiers, les fonctionnaires de passage trouvent gîte agréable à très bas prix, et toute une catégorie intéressante de visiteurs peuvent prolonger leur séjour [...] Nous avons, nous aussi, dans le Sud‑Tunisien d'extraordinaires villages berbères [...], mais les rares auberges de la région sont des gargotes en comparaison des palaces grands et petits que le voyageur trouve aujourd'hui presque partout en Tripolitaine [...]. Il est vrai que ces palaces appartiennent à une société subventionnée et contrôlée par l'État, qu'ils ont été financés directement ou indirectement par le contribuable et qu'on ne paraît guère s'être préoccupé ni de leur prix de revient ni de leur amortissement : il semble qu'on n'ait hésité devant aucune dépense pour en faire ce qu'il y a de mieux dans le genre dans tout le bled africain163.
III.3.2. Les lieux idéaux
106Favoriser le tourisme, c’est affirmer la légitimité de l'aspiration impérialiste de l'Italie fasciste164. Se pose cependant le problème de ce que le tourisme doit donner à voir. La volonté de concurrencer les hauts lieux touristiques d’Afrique du Nord, tels que la Tunisie, l’Algérie et l’Égypte (cités par Vicari), tout en affirmant l’originalité de la colonisation fasciste, nécessite à la fois la mise en valeur de la modernité coloniale et celle d’un patrimoine local jusque‑là peu considéré par la puissance occupante. Le tourisme cristallise les contradictions croissantes entre l’attention pour cette culture et la tendance du régime à lui substituer une supposée civilisation fasciste et méditerranéenne, contradiction que l’on retrouve au fondement des organisations fascistes destinées aux Libyens165. Ce paradoxe conduit à la constitution de lieux spécifiques devant permettre la mise en scène de traditions locales contrôlées et réinventées. Dès avril 1934, le Commissariat au tourisme prend en charge la création d'un « théâtre oriental », situé dans le Suk el‑Turk, où se produisent des compagnies musicales arabes. Au même moment est inauguré dans la galerie De Bono un « restaurant‑café oriental », toujours sous la houlette de ce Commissariat166. Un autre café du même genre est inauguré en mars 1936 dans le Suk el‑Muscir, géré par l'ETAL, où se produisent des troupes de musiciens et d'acteurs folkloriques167.
107Dans la logique du gouvernorat, la réinterprétation orientaliste de la culture locale va plus loin qu’une simple adaptation folklorique à des fins touristiques. Elle s’appuie sur l’idée que l’Italie, plus avancée et plus « civilisée », doit assumer un rôle de guide jusque dans la culture libyenne. Le spectacle joué par la société d’art dramatique de Derna (composée d’acteurs libyens et interprétant un répertoire dit local) dans le suk el‑Turk en avril 1936 est ainsi considéré comme « un facteur d’élévation spirituelle et d’évolution civile de ces populations indigènes »168. Lorsqu’en janvier 1939 la cantatrice Corradina Mola, invitée pour un concert de clavecin et de musique du XVIIe siècle, surprend l’assistance en interprétant une chanson et une marche arabes, le commentaire de l’Avvenire di Tripoli est à cet égard sans équivoque. Le répertoire local, repris par une interprète italienne, devient plus authentique que la « vraie » culture indigène, vulgaire et déchue.
La marche comme la chanson furent interprétées et rendues si admirablement par la Mola que le parallèle avec les musiques dites arabes, reproduites par les gramophones des cafés arabes de la ville, s’imposa tout de suite à l’esprit. Quelle distance ! […]. Les musiques arabes jouées hier soir sont plus proches des Mille et une nuits que de la chanson du chamelier dans le désert. La marche et la chanson nous ont rappelé l’âge d’or de l’Islam, quand du peuple musulman naissaient les Avicenne et les Averroès169.
108La reprise de la culture arabe par les enseignants et les artistes italiens transpose, sur le plan culturel, le rejet des colonisés sanctionné par les lois organiques de 1927. Italo Balbo est en réalité incapable de surmonter une conception inégalitaire de la culture, même s'il se montre considérablement plus souple que le régime face aux colonisés et s’oppose parfois à la ségrégation, dont l'Éthiopie offre un exemple bien plus poussé170.
109Ce détournement culturel a sa traduction géographique. Les cafés arabes et le suk el‑Muscir, destinés aux touristes et placés à l’entrée de la vieille ville, commandant la vision que le visiteur, une fois passé par eux, devra avoir de la médina. La pauvreté de nombreux habitants de la vieille ville, ainsi parée de ces oripeaux scintillants, est occultée au profit d’une reconstitution idéalisée. L’exemple le plus achevé de ce processus se trouve cependant non pas dans la médina, mais dans la Foire de Tripoli, où, sur un espace restreint, les touristes peuvent admirer une Libye entièrement reconstituée. Comme l’ont montré K. Von Henneberg, puis B. McLaren, toute la Foire peut être assimilée à un exercice de représentation politique, où l’ordonnancement et l’architecture des pavillons expriment à la fois le consensus autour de la tutelle italienne et la supériorité de l’État colonisateur, illustration d’une coexistence pacifique et prospère. Un « village tripolitain » y est même recréé, avec échoppes, musiciens et artistes. Il est présenté comme une petite Tripoli, plus authentique que la médina distante de quelques centaines de mètres171.
III.3.3. Trompe‑l’œil et discordances
110Le réinvestissement de la culture locale à des fins touristiques n’est pas sans exprimer des tensions entre enjeux économiques et esprit du régime. L’orientalisme, dénoncé dans l’architecture, fournit le fonds de commerce du tourisme local, allant jusqu’à inverser le rapport symbolique voulu par les planificateurs entre la vieille et la nouvelle ville. Le Français René Pottier, qui visite la Tripolitaine en 1937 et reste fasciné par le fascisme, ne s'en montre pas moins, comme les touristes qu’il décrit, peu sensible à la monumentalité de la ville nouvelle, qu’il juge peu intéressante, bien qu’il en apprécie le caractère fonctionnel :
Aussitôt débarqués, les touristes se dirigent vers le quartier indigène et les amateurs d'exotisme ne peuvent regretter le temps consacré à cette halte car les Italiens ont réussi ce tour de force d'améliorer les conditions hygiéniques sans nuire au charme archaïque du bled. […] La ville moderne n'offre en soi qu'un intérêt relatif mais des banques, des maisons de commerce, des terrasses de café et de glaciers, le mouvement de la foule cosmopolite, des voitures et des automobiles, résument toute l'activité économique. ça et là des « buildings » en construction prouvent la vitalité de cette cité neuve172.
111La Tripoli touristique évolue en porte à faux par rapport à la discipline et la hiérarchie des espaces que le gouvernorat cherche à imposer depuis la seconde moitié des années 1920. Les lieux de sociabilité destinés au tourisme, comme les casinos et les cafés dansants, vont à l’encontre de la répression des comportements jugés transgressifs. Ces tensions tendent à s’exacerber au cours des années 1930, au point que la politique du gouvernorat paraît traversée d’une schizophrénie culturelle qu’illustre bien le témoignage de J. Ducrot sur les lieux de sociabilité en 1938 :
En ville, le nombre de cafés est réduit au minimum et je n'y ai jamais vu consommé que du vin, du café ou de la limonade. D'un bout à l'autre du territoire, on compte moins de dancings qu'il n'y a de lettres dans ce mot. Encore sont‑ils, comme les casinos et les bars, réservés à l'usage des touristes. Un fonctionnaire, un officier qui les fréquenterait se verrait rappelé à l'ordre et, en cas de dérive, puni sans indulgence173.
112Italo Balbo, qui se réclame d'une morale rigoureuse et lance une campagne contre l'alcoolisme, paraît lui‑même soucieux de limiter à l'extrême le nombre de cafés. Parallèlement cependant, la propagande touristique s’efforce de promouvoir l’image d’une ville d’agréments, riche de loisirs et de plaisirs. Ces efforts semblent porter puisque le journaliste anglais Hamilton Wright décrit ainsi Tripoli en janvier 1939 comme « la Cannes de l’Afrique »174. Mais ce jeu de comparaisons nie la spécificité d’une ville supposée être désormais la traduction spatiale de l’esprit du régime, le désir de normalité minimisant toute singularité. Le paradoxe est exprimé par L'Avvenire di Tripoli qui, en avril 1939, décrit la fête de clôture de la Foire comme donnant « l'impression de ne pas être à Tripoli, mais dans une de ces villes qui ont pour caractéristique une joyeuse animation nocturne »175. Tripoli n’est jamais mieux que quand elle n’est plus elle‑même.
113Pris dans ces contradictions, c’est par la promotion d’une politique culturelle et artistique propre à la colonie que les autorités locales tentent de trouver une forme de cohérence, avec pour ambition de donner à voir ce que les discours et les actes peinent à faire croire, c'est‑à‑dire l’alliance harmonieuse de la modernité et de la tradition, de la supériorité italienne et d’une culture panméditerranéenne, de l’esprit nouveau et du folklore176. La polémique sur l’art colonial, latente depuis 1934, prend ainsi un ton plus acerbe à partir de 1937, quand s’accroissent les différences d’orientation entre Balbo et Mussolini et quand, localement, les contradictions de la politique fasciste se font plus vives. En juillet 1937, la revue Libia publie un article d’Arnoldo Canella sur le « paysage libyen » qui est un rappel à l’ordre de ce que l’art doit montrer. Pour l’auteur, les expositions d’art colonial de 1931 et 1935 n’auraient été que des variations d’un orientalisme éculé et immobile depuis la fin du XIXe siècle177. Il demande ainsi :
À nos chers amis peintres de limiter un tantinet la production de minarets, de mosquées, de souks, de zenghet, de têtes de chameaux, de fantasia, car la Libye n’est pas l’Afrique en général, mais un morceau d’Afrique avec des caractéristiques bien définies ; c’est un ensemble complexe d’idées fortes et éternelles. Il existe une Libye hellénique avec des paysages homériques, il existe une Libye romaine, il y en a une fasciste, aussi riche d’inspirations et absolument neuve178.
114En niant l’intérêt (voire l’existence) d’une Libye « libyenne », Canella s’oppose à l’accentuation de l’exotisme sous l’effet du tourisme. La charge est dirigée contre certains artistes qui se sont érigés en représentants officieux du régime. Il s’en prend particulièrement à Angelo Piccioli, vulgarisateur prolixe de la politique du gouvernorat, auteur en 1931 d’une description lyrique de la colonie, dans laquelle Canella voit non seulement le ressassement de clichés exotisants qui occultent la modernité italienne, mais aussi le pillage de textes antérieurs, notamment de Tumiati179. En août et en septembre, deux autres articles publiés dans Libia affinent ce que doit être la perception de la colonie : la Libye touristique doit exprimer l’accord entre passé romain, exotisme local et nouveauté fasciste. La revue croit bon de préciser qu’« il n’est pas vrai que les touristes en Libye n’admirent que la couleur locale et les coutumes indigènes, comme ils le faisaient auparavant, mais s’arrêtent aussi pour voir les réalisations du Fascisme dans les provinces libyennes »180. En septembre, c’est au tour de Francesco Corò, auteur d’une histoire de Tripoli sous les Caramanli, de fustiger la « maigre littérature coloniale » et sa « déficience d’écrivains ». Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il n’existe pas de filmographie coloniale non plus. L’objectif assigné au cinéma est certes de montrer l’exotisme de la colonie, mais pour souligner combien « le monde musulman, hermétique et complexe, semble être l’antithèse du nôtre »181.
115Ces textes ressemblent aux théories des architectes sur l’espace de la société coloniale idéale : ils énoncent des principes sans peser véritablement sur les évolutions de la ville et de ses représentations. Leur seul succès fut peut‑être d’influencer durablement l’historiographie de la colonisation plus que la perception des contemporains. En cherchant dans le tourisme un revenu que ni l’agriculture, ni l’industrialisation, ni la construction ne semblent à même d’assurer, le gouvernorat finit par puiser aux mêmes sources que les colonies françaises ou britanniques. L’esprit du régime, censé inspirer un nouveau modèle de colonisation, ne joue finalement qu’un rôle mineur face à la continuité de tendances plus anciennes, reposant sur des rapports de classe et un libéralisme économique sous‑jacents. Ce que les témoignages des visiteurs étrangers en Libye laissent transparaître, c’est moins la réussite d’un urbanisme nouveau que l’ordre sévère imposé à l’ensemble de la société coloniale : cet ordre qui se manifeste dans les défilés, dans la chasse aux indésirables, dans la multiplication des organisations paramilitaires et dans l’encadrement des plus pauvres, cette discipline fruit d’un effort sans relâche et d’une coercition permanente, sans lesquels l’Italie sait qu’elle ne pourrait maintenir un pouvoir politique déjà miné par sa faiblesse économique.
III.4. Quelle ségrégation, donc ?
116En l’absence ou dans l’ignorance d’autres sources et sous l’influence de l’urbanisme italien pratiqué en Éthiopie, la ségrégation raciale proclamée dans le plan régulateur a longtemps été considérée comme le trait majeur de l’urbanisation coloniale italienne des années 1930. Au regard de la documentation nouvelle, il faut cependant redéfinir les contours du discours de la ségrégation pour évaluer sa fonction et son poids dans l’aménagement urbain. La ségrégation raciale, telle qu’elle est énoncée par les acteurs de la planification, repose sur une vision culturelle plus que biologique, les colonisés suffisamment italianisés étant censés pouvoir habiter les quartiers européens. Elle s’inscrit dans la continuité d’un discours de la supériorité européenne que l’on trouve dès les débuts de la colonisation, et qui court en filigrane tout au long des années 1920 au travers de l’hygiénisme ou de la répression des comportements. Seule son adoption officielle comme critère de discrimination spatiale est nouvelle. Encore ne fait‑elle qu’entériner une évolution déjà en cours, qui voit l’abandon progressif de la médina par les élites locales, tandis que les Italiens tendent à s’installer hors de la vieille ville. Avant le plan, l’italianisation de l’ancien faubourg de la Dahra est ainsi célébrée comme un progrès. La ségrégation, comprise par les contemporains comme un phénomène spontané et naturel, doit pour les planificateurs être désormais encadrée par les autorités.
117Dans la pratique, le développement du bâti reste cependant idéalement confié à l’initiative privée. La construction des nouveaux quartiers accentue plus le poids de la bourgeoisie citadine libyenne qu’elle ne constitue un instrument de sa mise à l’écart. Les pouvoirs publics sont en effet rapidement incapables de financer la construction de logements populaires qui devaient permettre de séparer les couches les plus basses de la population selon des critères ethniques. La ségrégation raciale n’apparaît dès lors que comme un phénomène annexe d’une nouvelle répartition structurée par des divisions sociales. Elle ne peut être appliquée pleinement que dans le cas des logements ouvriers ou du camp bédouin à la périphérie de la ville. La participation de l’élite économique juive et musulmane à la construction de nouveaux quartiers conduit au contraire aux tentatives de Balbo pour créer les conditions d’un rapprochement avec le régime. La création de structures telles que l’Association musulmane du Licteur et le projet de conférer une forme de nationalité italienne aux Libyens les plus méritants doivent permettre de créer cet entre‑deux social que les lois organiques de 1927 n’offrent pas, où pourraient prendre place ces notables indispensables à la colonisation, tant par leur influence par leur capacité à apporter les capitaux nécessaires au développement de la colonie.
118Jusqu’à présent, la politique de Balbo avait surtout été vue à l’aune d’une vision idéologique. C’est parce que le gouverneur aurait été contraire au racisme d’État et sensible à la culture locale qu’il aurait favorisé le poids symbolique de ces élites, cette supposée sympathie n’empêchant pas, du reste, la conviction de l’infériorité des colonisés pour le gouverneur. On peut aujourd’hui affiner cette analyse, en soulignant la nécessité pour le pouvoir colonial de trouver une forme d’accord avec ces notables prêts à investir dans la construction. Il faut, là encore, considérer l’ensemble du contexte social pour en saisir les raisons. L’antagonisme entre la ville et l’arrière‑pays qui transparaît en 1911, mais qui résulte d’une évolution antérieure, se transpose au cours des décennies suivantes dans la ville même, avec l’accroissement des inégalités sociales et l’installation d’habitants étrangers aux codes de la sociabilité urbaine dans le tissu ancien de la ville arabe, formant un prolétariat inégalement inséré. Le départ des plus riches vers les nouveaux quartiers traduit cette rupture du lien entre le notable et sa clientèle traditionnelle.
119Pour autant, le discours de la ségrégation n’est pas qu’un artifice rhétorique sans valeur. Il permet de réaffirmer le pouvoir de l’autorité coloniale et participe, à l’instar de la codification des comportements, d’un ordre public qui garantit la sujétion de l’ensemble de la société coloniale envers la puissance de l’État. Or les clivages sociaux, qui tendent parallèlement à se renforcer, menacent à terme l’équilibre de la colonie : d’abord parce que ces élites, qu’il est impossible actuellement de quantifier avec précision, ne constituent qu’une très petite minorité de la population, comme le montre l’exemple des Maltais. Pour beaucoup de notables moins fortunés, le bouleversement des structures sociales entraîne au contraire un risque de déclassement qui reste à étudier. Ensuite parce que le renforcement du poids de Tripoli, qui concentre la plus grande part des investissements et forme le creuset de la nouvelle société coloniale, se fait aux dépens de l’arrière‑pays, aboutissant à une augmentation de l’exode rural. Le développement urbain ainsi non seulement peine à répondre à la demande de logements, il accentue aussi la précarité d’une partie de la population, ce qu’illustre la création du nouveau camp bédouin de Porta Tagiura.
120Contrairement à ce qui se passe en Afrique orientale italienne, la colonisation fasciste ne s’accompagne par ailleurs pas de la négation de la ville arabe, mais de sa récupération à des fins touristiques. Le décalage entre la vision offerte par le tourisme, largement diffusée, et la réalité sociale et économique de la ville explique sans doute la méprise sur l’influence effective des architectes et des idéologues du régime dans l’organisation de la ville. Ce décalage traduit cependant plus la croissance des contradictions internes à la colonisation italienne que la consolidation de son pouvoir d’intervention.
121La colonisation italienne en Libye est interrompue brusquement par la Seconde Guerre mondiale. Dès la déclaration de guerre, la plus grande partie des femmes et les enfants italiens sont rapatriés, tandis que les seuls travaux poursuivis sont ceux destinés à la défense de la ville. La succession des événements forme autant de jalons d’une débâcle pressentie, qui n'est qu'un instant caché par l’arrivée des troupes allemandes de l’Afrikakorps à partir de février 1941, alors que les réfugiés de la Cyrénaïque affluent à Tripoli. La prise de Tripoli par les troupes alliées a lieu du 21 au 23 janvier 1943182. En l’espace de quelques mois, l’occupation italienne de la Libye est balayée, la population italienne dans sa grande majorité évacuée, et l’administration coloniale remplacée sans difficulté par une administration britannique provisoire. Au regard de ces événements, les signes de la faiblesse du pouvoir colonial, notamment eu égard à sa volonté de consensus, sont indéniables. Sa chute libère l’expression d’une impopularité fortement ancrée des Italiens, que la propagande avait fini par occulter. Certes, contrairement à Benghazi, Tripoli ne connaît que peu de pillages de maisons italiennes. Dès août 1943 cependant, une partie des Libyens de la ville manifestent contre la politique jugée trop clémente de la British Military Administration envers les anciens colonisateurs, avant que la montée du parti nationaliste ne soit aussi marquée par des émeutes anti‑italiennes en 1944, puis par le pogrom de 1945 contre une population juive jugée complice de l’ancien pouvoir183. La civilisation fasciste méditerranéenne voulue par Balbo, de même que l’adhésion enthousiaste des colonisés au fascisme, que les bulletins d’information du gouvernorat se plaisaient à évoquer, n’apparaissent plus que comme un jeu de formules répétitives et creuses, bien loin de la réalité vécue par une population qui dans sa très grande majorité semble ne jamais avoir accepté la domination coloniale.
Notes de bas de page
1 L’Avvenire di Tripoli, 15 juin 1929.
2 Moretti 1947, p. 50‑53, 52. Voir aussi « Le case degli impiegati statali (INCIS) a Tripoli », Rassegna di architettura, Roma. IV, n° 13, 1934, p. 275‑278. Pour une comparaison avec la politique de l’INCIS en Afrique orientale italienne : Zagnoni 1993, p. 231‑242.
3 Décret du gouverneur du 20 avril 1932, n°2636.
4 CRL 1933, p. 37‑38 : « Alors que dans les années précédentes notre action en faveur de l’augmentation progressive des logements dans le centre‑ville a pu se développer régulièrement […], nous n’avons pu effectuer qu’une œuvre d’importance limitée par rapport aux nécessités qui s’étaient manifestées en 1932 ».
5 Tripolitania, « La cooperativa Italia e la costruzione del nuovo quartiere città‑giardino ‘Emilio De Bono’ », IV, n° 2, février 1934.
6 « Ufficio opere pubbliche in Tripolitania », Rassegna di Architettura, 1934, p. 279‑280. Cf. aussi « Le nuove case popolari di Tripoli », L’Azione coloniale, III, n° 18, 4 mai 1933.
7 Piccioli 1933, p. 876‑877. Rava 1931, rééd. 1935., p. 109, cite comme exemples d’architecture méditerranéenne à prendre comme modèles « les maisons typiques de Amalfi, Ischia ou Capri ».
8 MJ, dossier Sciara Ben Asciur, l’Office technique de Tripoli à la municipalité, 29 octobre 1934. Le 23 octobre 1934, l’Office technique de la municipalité doit établir un plan d’expropriation pour des terrains rue Ben Asciur, dans une zone majoritairement agricole. Les travaux de construction commencent dès le 10 janvier 1935. En juillet, huit nouvelles maisons populaires (soit 16 appartements) sont ainsi inaugurées. Chaque maison dispose de trois chambres et d’une salle de bain, et le lotissement est entourée d’un vaste jardin de 850 m2.
9 DM, TP, 57‑4, municipalité de Tripoli, « Promemoria per SE Bruni », 10 décembre 1936. Ils sont distribués comme suit : corso Sicilia, 10 appartements pour un coût de 700 000 lires ; Zauia ed‑Dahmani, 42 appartements (770 000 lires), Sciara Ben Asciur, 8 pavillons de deux logements (830 000 lires). La municipalité indique en outre que « le terrain de propriété municipale de la Sciara Ben Asciur est d’une surface totale de 39 088 m2, dont 23 088 sont occupés par ces constructions, et les 16 000 m2 restants sont disponibles ». 43 autres appartements sont construits dans le même temps dans la rue Generale Cantor et à Zauia ed‑Dahmani « selon l’architecture arabe typique », pour un million de lires. La municipalité déclare posséder en outre en décembre 1936 10 logements sociaux sur le Corso Sicilia. Il n’est pas impossible que certains de ces logements aient été simplement achetés, et non construits, par la municipalité.
10 DM, TP, 57‑4, municipalité de Tripoli, « Promemoria per S.E. Bruni », 10 décembre 1936. Note manuscrite au bas du document.
11 ASDMAI, Africa III, 73. « l’opera dell’Italia nei suoi territori africani », 7 décembre 1956, p. 41.
12 ASDMAI, Africa II, 150/35, bulletin pour la radiodiffusion du 20 décembre 1936.
13 Bucciante 1937, p. 8.
14 « Le case popolari in Libia », Gli annali dell’Africa italiana, 1, mars 1939, p. 322.
15 DM, Mudun, 1. Ufficio delle opere pubbliche della Libia. « Lavori esecuti o in corso di esecuzione al 29 ottobre 1937 ». Le coût de 270 000 lires et est donc bien inférieur à celui des logements du quartier ouvrier.
16 « Le case popolari in Libia », Gli annali dell'Africa italiana, 1, mars 1939, p. 324.
17 Ibid., ainsi que Bucciante 1937, p. 8.
18 « Le case popolari in Libia », art. cit., p. 323. Il n’existe pas à proprement parler de documentation sur la répartition des financements. Les montants des dépenses du gouvernorat pour les travaux publics tels que signalés dans des rapports du ministère des Affaires étrangères italien après la Seconde Guerre mondiale ne mentionnent que ce type de dépenses pour les logements populaires de Tripoli. Le reste aurait donc été financé par la municipalité, puis, à partir de 1938, par la Caisse d’épargne de la Libye (ASDMAI, Africa III, 73, « Elenco delle opere pubbliche eseguite nelle colonie italiane »).
19 DM, TP, 57‑4, « Promemoria per il cav. di Gran Croce Giacomo Battistella (quartiere operaio a sud della stazione) », sd.
20 Von Henneberg 1996a, p. 144‑145 ; Rava 1937, p. 29.
21 « Les Arabes de la zone, rendus furieux contre le Gouvernement et contre la municipalité à cause de l’expropriation subie […], avaient arraché et dérobé presque tous les piquets, faisant même disparaître la trace des murets de délimitation. Ce vandalisme se répéta plusieurs fois en quelques mois ». MJ, « Promemoria per il cav. di Gran Croce Giacomo Battistella (quartiere operaio a sud della stazione) », sd.
22 Bucciante 1937, p. 8.
23 Ibid., p. 8.
24 Ibid., p. 6.
25 ASDMAI, Africa II, 150/33, bulletin d’information mensuel au gouvernement central, septembre 1936.
26 « Le case popolari in Libia », art. cit, p. 323‑325.
27 Ibid., p. 323. « Outre les mérites politiques et de combattant des candidats, il a été tenu compte en priorité des besoins particuliers des familles expulsées de leur logement ou logées dans des baraquements. Les familles choisies sont en majorité des familles ouvrières, hormis les cas exceptionnels, dus à des nécessités contingentes, où l’assignation a été faite à quelque fonctionnaire aux revenus modestes ».
28 « L’edilizia a Tripoli », Casa, XVI, 1934, p. 55, cité par Reitani 1979, p. 63. Voir aussi « Le case popolari… », art. cit., p. 323, qui précise que l’on demande aux locataires « un maintien soigné et diligent des logements, selon les principes du savoir‑vivre, de la dignité et de l’hygiène ».
29 En 1934, l’administration consacre 450 000 lires au goudronnage de certaines rues de la vieille ville, notamment Bab el‑Gedid, Sciara Hosc Angelo, les Hara Uestia et Sghira. En 1935, 250 000 lires sont affectées au creusement d’un bassin de recueillement des eaux usées des quartiers de Cuscet Saffar et de l’Arc de Marc Aurèle. Les dépenses de la Section des Travaux publics du Commissariat provincial de Tripoli (qui dépend du gouvernement local) indiquent, de même, que c’est avant tout sur la restauration et l’équipement de quartiers déjà existants que se porte l’effort de construction. Le bulletin d’information du gouvernement du 31 octobre 1935 signale parmi ces travaux l’entretien d’édifices publics (350 000 lires), la restauration et l’équipement de logements publics et de case popolari (respectivement 200 000 et 50 000 lires), la réfection de la prison (25 000 lires), l’agrandissement ou l’aménagement de la forteresse (100 000 lires) et des Marchés généraux (425 000 lires). Une part importante des dépenses est consacrée à l’amélioration de la voirie de quartiers récents ou auparavant délaissés (456 000 lires pour le quartier « ex 81me » et 550 000 pour la Cité‑jardin).
30 ASDMAI, Africa II, 150/32: 120 000 lires sont utilisées pour la construction d’écoles, 300 000 pour les fondations des nouveaux bureaux du gouvernement, 880 000 pour l’église San Francesco de la Dahra, et 70 000 pour l’agrandissement de la station radio de Porta Amrus.
31 Ibid.
32 ASDMAI, Africa III, 73. « Elenco delle opere pubbliche eseguite nelle colonie italiane ».
33 Libia, décembre 1937, « Il palazzo degli uffici di Governo », p. 12‑15.
34 Les références à l’admiration pour Lyautey sont nombreuses : Segrè, 1987, p. 293 ; Guerri 1998, p. 307, Ducrot, 2 avril 1938.
35 Sur l’école supérieure islamique : De Marco 1943, Cresti 2000 a ; Di Pasquale 2007 ; Younis 2018.
36 Sur la fascisation des musulmans libyens, Dumasy 2008 et 2015.
37 Il semble que la création de l’école supérieure islamique ait été préparée par une série de rencontres avec les principaux ulémas de la ville, que Balbo présente comme ses conseillers en matière de politique musulmane. Le bulletin politico‑administratif du 30 septembre 1935 fait ainsi état d'une « seconde réunion des ulémas de la Libye » qui a lieu au palais du gouverneur le 11 du même mois (la première réunion nous est inconnue). Selon le compte‑rendu, qui mentionne la présence d’une « quarantaine de personnalités musulmanes », « différentes questions relatives aux traditions religieuses désormais en opposition ouverte avec l'évolution des temps ont été discutées, et les mesures retenues comme les plus opportunes ont été prises, afin d'éliminer les obstacles qui empêchent l'élévation morale et sociale progressive de la population arabe » (ASDMAI, Africa II, 150/32). Dans un rapport au gouvernement central, Balbo annonce par ailleurs avoir convoqué des ulémas et des principaux magistrats musulmans en vue de l'adoption de mesures pour le respect de la religion et des traditions musulmanes. Celles‑ci concernent notamment l'interdiction du fakirisme, la limitation de l'âge des mariages et l'entretien des mosquées, des zaouïas et des lieux de culte de manière générale. Il s’agit donc d’une politique conservatrice destinée à favoriser les élites orthodoxes du culte. (ibid., bulletin d'information politico‑administratif du 20 septembre 1935).
38 De Felice 1978, p. 264‑265, et Del Boca 1994, II, p. 242‑243. Sur les lois raciales : Matard‑Bonucci 2006. Sur les persécutions raciales en Libye : Salerno 1979, Roumani 2008, Dumasy 2019.
39 Balbo 1938, I, p. 733‑749 : « Les Arabes et les Berbères des territoires côtiers constituent une population de race supérieure, influencée par la civilisation méditerranéenne, capable d’assimiler l’esprit de nos lois et d’évoluer sur le plan d’une vie sociale plus élevée […]. De tels peuples, Rome les a fait passer jadis du statut de soumis à celui d’alliés, jusqu’à les incorporer dans l’État avec la citoyenneté romaine ».
40 Ibid.
41 DM, Beladia, 5‑17. Circulaire n. 8597 du 22 octobre 1938 signée par Balbo.
42 Balbo 1938, I, p. 748‑749.
43 MJ, fasc. « Affari del podestà », le podestà aux chefs de service, 15 novembre 1930.
44 Ibid.
45 ACS, MAI, 114, « Schema di legge per l’approvazione del piano regolatore e di ampliamento della città di Tripoli », contenu dans le fascicule « Relazione sul piano regolatore e d’ampliamento della città di Tripoli », Municipio di Tripoli, Ufficio tecnico, 1934. Les propriétaires « limitrophes des nouvelles voies, places et espaces d’usage public, dans les aires non comprises par le plan régulateur de 1914, devront céder gratuitement à la municipalité la surface correspondant à la moitié de la largeur de la rue, jusqu’à un maximum de 1/5e de la surface totale de la propriété, pour une profondeur inférieure à 10 mètres »
46 Ibid., art. 9. Comme bénéfice « immédiat et direct » que le propriétaire pourrait retirer du plan régulateur (et donc payer), le projet de loi cite comme exemples « le caractère constructible d’un terrain qui auparavant ne l’avait pas, l’augmentation de la surface, de la lumière ou de la perspective, la suppression ou la diminution d’une charge ou d’une servitude, l’amélioration de la viabilité ou de l’accès et des conditions sanitaires ». La contribution doit être égale à la moitié de l’augmentation de valeur due au plan, ce qui pose, sans la résoudre, la question de l’évaluation d’une telle augmentation.
47 MJ, dossier « Sciara ben Asciur ». Cf. aussi DM, Wazira el‑Dakhlya, 2‑3.
48 ACS, MAI, 114, Municipio di Tripoli, Ufficio tecnico, « Relazione », 12 août 1935. Voir aussi DM, TP, 57‑4, lettre du vice‑gouverneur Bruni à la municipalité à l’Office foncier et à l’Office des travaux publics, 18 octobre 1936, n°13634.
49 Tuninetti 1935, p. 8‑12.
50 ASDMAI, Africa II, 150/34, bulletin du 29 février 1936.
51 ASDMAI, Africa II, 150/32, bulletin du 28 mars 1936.
52 MJ, « Affari riservati del podestà », rapport du 30 juin 1938.
53 Ibid. La liste du rapport donne une indication assez précise de la répartition des activités entre Italiens, musulmans et juifs.
54 DM, TP, 48‑1, 26.03, lettre des Travaux publics de la Tripolitaine à G. Gennaro et G. Camilleri, 30 avril 1936, n°3330.
55 MJ, “Affari riservati del podestà”, « Bilancio municipale per l’esercizio 1938 », 13 janvier 1938.
56 Ibid.
57 MJ, la Direction des Affaires civiles et politiques du gouvernement à l’Office central des Travaux publics, 31 mars 1938. Voir aussi la lettre de l’Office des Travaux publics à la municipalité de Tripoli, 8 avril 1938.
58 De Felice 1978, p. 264‑265, et Del Boca 1994, vol. 2, p. 242‑243, Dumasy 2019 p. 243‑251. Selon un rapport de février 1942, « au moins deux tiers du commerce restait dans les mains de l’élément juif, qui avait su faire preuve d’une adaptation singulière, que ce soit pour prévoir les besoins en fournitures ou pour la distribution » (ASDMAI, Africa IV, 55, Appunti sulle attuali condizioni economico‑sociali. Tripoli, février 1942).
59 ASDMAI, Africa II, 150/33, bulletin d’informations, décembre 1938.
60 Ibid. Celui de janvier 1939 indique que ce sont « les industries édilitaires qui tirent les importations ». En septembre 1940 la crise de la construction entraîne l’arrêt de toute l’économie urbaine (ASDMAI, DGAAPP, 60).
61 Ducrot, 2 avril 1938.
62 ACS, MAI, DGAEF, 181, f. 6, « Norme per il funzionamento della sezione immobiliare autonoma della Cassa di risparmio della Tripolitania », avril 1933.
63 Ibid. « Gestione dei beni immobiliari rustici ed urbani della Cassa di Risparmio della Tripolitania. Sezione Immobiliare della Cassa di risparmio della Tripolitania. Schema di decreto governatorale », article 3, avril 1934. Voir dans le même carton le dossier « Istituto immobiliare della Tripolitania, promemoria » et la lettre de Balbo au ministère des Colonies, n° 8576, 18 juin 1936.
64 ACS, MAI, DGAF, 181, f. 2. « Promemoria della SCAPLI », 10 décembre 1937.
65 Ibid.
66 Ibid., le ministre de l’Afrique italienne au gouvernement de Libye et au ministère des Finances, 3 janvier 1938.
67 Ces prêts très longs (jusqu’à 50 ans) ont un intérêt de 2,95%. Au mieux, les Finances ne consentent qu’à un allongement de la période de remboursement du nouvel emprunt.
68 Ibid., le gouvernorat de Libye au ministère des Finances et au ministère de l'Afrique italienne, 8 février 1938 n° 1/20821.
69 Ibid., le ministère de l’Afrique italienne au ministère des Finances, 15 février 1938, et lettre du ministère de l’Afrique italienne au Conseil des Ministres, 15 février 1938.
70 Ibid., « Ministro dell’Africa italiana. Direzione generale affari economici e finanziari », sans date.
71 Ibid., la Direction des affaires financières du gouvernorat de Libye aux ministères des Finances et de l’Afrique italienne, 13 décembre 1938, n° 19544.
72 Il s’agit des actes de vente de terrains municipaux à Nemni Arbib, Ibrahim Baghi, Moses Benjamin, Abramo Buknik, N. Hacmum et M. Driss, Giorgio Naama, G. L. Salvadori, Augusto Nunes Vais, La Rocca, Dahmani, Pasquale Trucchi, Leone Hannuna, Ali Ben Sciaban, Drebi et Gebali, Esterina Hatuma, Carlo Coscon. Cf. le plan en annexe pour la localisation et les prix des terrains.
73 Ahmida, 1994 et supra, chapitre 1.
74 MJ, « Vendita di area municipale in Via Tassoni al sig. Nunes Vais Augusto ». Délibération du conseil municipal de Tripoli n° 227 du 22 juillet 1937.
75 MJ, « Hannuna Leone. Vendita di area municipale ». Lettre de H. Leone à la municipalité du 7 décembre 1933. La vente est conclue le 3 mai 1935, au prix de 40 lires au mètre carré.
76 Cette comptabilité a été faite à partir des noms, les actes de vente ne mentionnant pas l’appartenance ethnique ou religieuse de l’acquéreur. Les chiffres donnés ici ne donnent donc qu’un ordre de grandeur. Dans le cas de Leone Hannuna, j’ai supposé qu’il s’agissait d’un juif libyen, comme le semble indiquer le patronyme malgré le prénom italien. L’italianisation des prénoms, notamment chez les juifs, est un phénomène courant, soit qu’il résulte d’un choix, soit qu’elle soit imposée par l’administration, qui italianise les prénoms. En juin 1938, l’administration doit retranscrire les noms de manière uniforme, devant utiliser le prénom italien correspondant lorsqu’il existe (DM, Wazira el‑Dakhlya, 3‑5, le ministère de l'Afrique italienne au gouvernorat de Libye, 28 juin 1938, prot. 100694).
77 MJ, dossier « Vendita di area municipale al sig. Ibrahim Baghi », délibération du conseil municipal n° 87 du 4 avril 1934.
78 MJ, dossier « Vendita di area municipale alla sig. Esterina Hatuma », décision du conseil municipal du 8 février 1936.
79 Il est cité comme tel dans l’acte de vente d’un terrain à un certain Ali Ben Sciaban en septembre 1936. MJ, « Vendita di area municipale al sig. Ali Ben Sciaban ».
80 MJ, dossier « Vendita di aree municipali al sig. L. Hannuna », lettre de L. S. Hannuna au podestà, 30 mars 1932.
81 Ibid. Lettre de Salem Leghini au podestà, 13 avril 1932.
82 Ibid., lettre du 25 octobre 1934.
83 Ibid., lettre de Crisi et Sasson au podestà, 15 août 1935.
84 Ibid., lettre de Crisi et Sasson au podestà, 23 août 1935. « Jusqu’il y a peu de temps la maison des souscrits était dans la continuité de celle de l’ancienne maison de Hannuna […]. Par la suite, et dans l’espace de quelques jours, M. Hannuna démolit sa maison et commença la construction d’un immeuble, occupant aussi bien la surface de l’ancien immeuble que l’espace public. Étonnés de se voir, pour ainsi dire, étouffés par la nouvelle construction, les souscrits cherchèrent à clarifier les choses, et apprirent ainsi […] que tous les documents de la nouvelle construction (demande, plan, permis de construire) étaient à l’en‑tête de ‘Hannuna Leone, société de M. Hassan et Crisi Samuele’. L’inclusion du nom de Crisi est une mystification ».
85 Ibid. Lettre de Hannuna au podestà, 10 juillet 1936.
86 Ibid. Décision du conseil municipal, 17 août 1936.
87 Ibid. Lettre de Hannuna au podestà, 20 décembre 1935, et décision du conseil municipal du 10 janvier 1936.
88 MJ, « Vendita di area municipale al dott. G. Cascon », délibération du conseil municipal n° 227, 3 mai 1935. Le terrain est vendu pour 30 lires au mètre carré. Cascon est le voisin d’Augusto Nunes Vais.
89 MJ, documenti riservati del podestà, traduction du rapport du consul britannique au Gouvernement de Malte, 27 septembre 1933.
90 Ibid. Rapport de la municipalité au secrétariat général de la colonie n 360 Ris., 31 janvier 1934, « Trattamenti Maltesi in Libia ».
91 Ibid. La population maltaise compte 10 rentiers, 80 employés et commerçants, 100 commerçants et industriels, 15 représentants de commerce, 110 pêcheurs, 230 ouvriers et mécaniciens, 30 chauffeurs de voiture, 100 artisans et 50 « professions variées ».
92 MJ, dossier « Atti riservati, Archivio corrente », Polizia urbana, ufficio informazioni. Note du 19 août 1938. La liste de ses propriétés compte « une maison (où il demeure) rue Tacite, n° 6, de la valeur approximative de 30 000 lires (ancienne maison arabe qu’il possédait avant l’occupation) ; la moitié d’une vieille maison située à Sciara Sidi Aissa, n° 56, de la valeur approximative de 40 000 lires ; des parts, pour un montant d’environ 7 000 lires, achetées en juin 1937, sur une maison en ruine située dans la Sciara Mtammar (mitoyenne de la propriété du docteur Bartoletta, dans les environs du Milanino Libico). Ces parts furent achetées conjointement avec son beau‑fils Mallia Salvatore (dessinateur à la municipalité) ; un jardin d’environ 800 m2 situé dans la Sciara el‑Kabir (au‑delà de la Dahra Grande), acheté il y a un an, pour 38 000 lires (aujourd’hui évalué à 100 000 lires). Cassar, au début de l’année dernière, hérita d’une partie d’une propriété entre les rues Sidi Bilimam et Sidi Aissa, qu’il vendit pour un montant d’environ 70 000 lires ».
93 MJ. « Famiglie più facoltose dell’elemento maltese », document joint au rapport du podestà au secrétariat général de la colonie n 360 Ris., 31 janvier 1934. Les patrimoines les plus importants sont ceux des familles Zammit et Cauchi (2 millions de lires chacune), puis des familles Carabot, Muscat et Valletta (un million de lires chacune).
94 MJ, dossier « Atti riservati, Archivio corrente ». Polizia urbana, ufficio informazioni, 24 août 1938.
95 Ibid.
96 Ibid.
97 Partant d’une étude de cas (Venise au XVIe siècle, New York à début du XIXe siècle et Paris dans la seconde moitié du XXe siècle), Lepetit 1994, a montré la multiplicité des variables dans les comportements des propriétaires, qui interdisent de voir en ceux‑ci des agents conscients adoptant des stratégies rationnelles dans un marché immobilier structuré par une multitude de facteurs sociaux, géographiques et morphologiques.
98 MJ, « Atti riservati del podestà », Alfredo Nunes Vais au podestà, 4 février 1932.
99 Ibid., le podestà à la direction des Affaires civiles et politiques du gouvernorat, 31 août 1934. Voir aussi la lettre au podestà du 26 février 1935.
100 Ibid. La liste des commerces devant être évacués comprend 5 épiceries, 4 restaurants (dont deux arabes), 3 bars, deux réparateurs et vendeurs de bicyclettes, un horloger, un charpentier, un débit de tabac, une papeterie, un artisan décorateur et un pâtissier. Voir aussi la lettre de l’avocat, Ernesto Guttieres, à la SAFIL, 9 mars 1935, et la pétition des locataires au podestà, 23 mars 1935.
101 DM, Beladia, 5‑18, lettre de la municipalité au gouvernorat, 11 janvier 1935. Les activités bruyantes ou polluantes doivent, en conformité avec le plan de 1912, être regroupées dans un quartier excentré avant le 31 décembre 1930.
102 MJ, notes 18/12, le podestà au gouvernement local, 16 novembre 1932, à propos d’une fabrique de lits, et DM, Beladia, 5‑18, lettre de la municipalité au gouvernorat de Tripolitaine, 2 août 1934, à propos d’un dépôt de fumier appartenant à un certain Guccione.
103 DM, Beladia, 5‑18, lettres de B. Rizzuto au podestà des 3 et 19 août 1934 : « Ne parlons même pas de l’infinité de moteurs électriques, parfois de 50 ou de 100 chevaux, disséminés dans toute la ville, y compris pour des scieries. Il ne serait même pas possible de trouver un local adapté pour cet atelier qui se trouve actuellement en pleine activité ».
104 Ibid. La municipalité au gouvernorat, 11 janvier 1935.
105 Ibid. Lettre de l’Unione fascista degli industriali à la municipalité, 15 avril 1935.
106 MJ, dossier « Comune di Tripoli. Regolamenti e statuti », lettre au podestà, 9 juin 1936.
107 Ibid.
108 DM, Beladia, 5‑18, lettre du 5 février 1935. Cf. annexe.
109 Ibid., notes 18/12, la municipalité au gouvernorat de Tripolitaine, 3 mars 1933.
110 ASDMAI, Africa II, 150/32, bulletin d’information du gouvernorat, 17 avril 1936.
111 Gallo 1931, p. 68‑77 ; Mascaro 1937, vol. VII, p. 25‑50.
112 Mascaro 1937, II, p. 25.
113 Les chiffres de la population de Tripoli sont disponibles dès 1928, de façon irrégulière, dans la presse locale (notamment dans l'Avvenire di Tripoli), puis dans des revues comme la Rivista delle Colonie et la Rassegna economica dell'Africa italiana. À partir d'avril 1935, ils paraissent mensuellement dans le Bollettino di Statistica.
114 Mascaro 1937, p. 27.
115 Dumasy 2006.
116 Ricci 1936 a.
117 Lettre du professeur Pantaleoni, probablement au professeur Morgantini, Rome, 14/09/1942, ASDMAI, Africa IV, 55, fasc. « Popolazioni nazionale e indigene in Libia ».
118 Le mélange des genres caractérise encore Ricci 1936b.
119 Commandement supérieur des troupes de Tunisie. État‑major, 2e bureau. N. 1189/BCR/2. Tunis, 15/07/1938. Bulletin de renseignements n. 6, cité in Khaled, 1983, p. 345. Cf. aussi Mascaro, p. 35.
120 Mascaro 1937, p. 35.
121 Agenzia Le Colonie, 16 décembre 1937, n. 287. Cet office dépend du bureau colonial de l'économie corporative (Ufficio coloniale dell’economia corporativa) et donc directement du PNF (ASDMAI, Africa II, 180/3).
122 Giovannangeli 1937, p. 10.
123 ACS, MAI, b. 696, « Censimento, 21 aprile 1936 ».
124 Ibid. Le 30 avril 1936, Tripoli compterait 32 351 Italiens ou assimilés, 16 615 Juifs, 43 928 musulmans, pour une population totale de 92 971 habitants. Le 31 août, les Italiens et assimilés sont 33 360, les juifs 17 320, et les musulmans 49 965, pour 100 375 habitants.
125 ASDMAI, Africa II, 150/35, bulletin d’informations de novembre 1935 et ASDMAI, Africa II, 150/33, bulletin d’informations de mars 1936.
126 Sur les recensements à Tripoli dans les années 1930voir Bachi 1936, Pampillonia 1937 et De Vergottini, 1937.
127 Ibid.
128 ACS, MAI, 696, lettre du 23 décembre 1937.
129 Le numéro de septembre 1937 indique 37 193 Italiens et assimilés à Tripoli. En juillet 1937, elle avait encore donné ceux de l’ensemble de la population (33 858 Italiens, 16 813 Juifs, 43 945 musulmans, et 4 144 étrangers. Entre juillet et septembre, les étrangers (c'est‑à‑dire les Européens non Italiens) sont donc agrégés aux Italiens dans les statistiques officielles, ce qui explique aussi en partie la croissance plus forte du nombre d’Italiens relevés.
130 ASDMAI, Africa II, 150/37, Ispettorato centrale della sanità pubblica, Relazione sanitaria per l’anno 1939.
131 À partir de 1938, les indications deviennent imprécises sur les populations musulmanes et juives. Nous ne les avons donc pas prises en compte dans ce tableau.
132 MJ, dossier « Fezzani », lettre de Italo Balbo aux préfectures de Libye, 19 avril 1937.
133 Ibid. Lettre du podestà à Balbo, 29 avril 1937.
134 Lafi 2002.
135 Il n’a pas été possible de localiser le quartier de Nuflein mentionné dans ces listes
136 MJ, dossier « Fezzani », lettre du 29 avril 1937. Une note adressée par la préfecture à la municipalité le jour même indique que « le prince Caramanli assure que tous les Fezzanais signalés auprès de la Préfecture sont employés dans des sociétés et chez des personnes privées ou exercent librement des métiers qui leur fournissent leurs moyens de subsistance ».
137 Certaines professions, désignées par un terme apparemment dialectal, n’ont pu être identifiées. Il s’agit des « Fighi » ou « fghi » mentionnés dans les listes de la municipalité.
138 Pianta di Tripoli..., Tripoli, 1934. Les villages bédouins sont signalés au sud de la ligne de chemin de fer (à Sidi Bu Mengel), ainsi qu’entre les routes de Zauia ed‑Dahmani et de Sciara el‑Kebira, à l’est de la Dahra.
139 DM, Beladia, 5‑24. Governo della Libia. Censimento generale della popolazione indigene. Porta Tagiura. Accapamento arabo‑beduino.
140 MJ, Atti riservati del Municipio di Tripoli, cité dans une lettre du podestà au Secrétariat général de la colonie, 31 janvier 1934. Les zeribe (pl. de zeriba, en arabe zarb, désigne originellement un enclos à bétail).
141 ASDMAI, Africa II, 150/35, bulletin de janvier 1935.
142 Spectator Libycus 1936, p. 12. L’auteur signale que le village bédouin compte 60 000 habitants, avec une croissance démographique mensuelle moyenne de 250 personnes. Il s’agit évidemment de la population indigène et de la croissance de la ville dans son entier, non du seul village bédouin. L'Avvenire di Tripoli du 4 avril 1935 informe de la construction d'environ 750 « constructions de type abyssin dans lesquelles 3000 personnes pourront trouver un logement confortable et sain » (article « Dalle sudicie e antigieniche “zeribe” al nuovo villaggio beduini furori Porta Tagiura. Il governo mantiene le promesse »).
143 Ibid. Le gouvernement aurait engagé cette politique « étant donné que l’édilité, notamment indigène, ne peut pas toujours suivre le rythme croissant de la population, et qu’une certaine quantité d’indigènes – appelés « bédouins » ‑ habitent encore dans des tentes crasseuses, privées de toute commodité et hygiène moderne, dans la périphérie de la ville ».
144 ACS, MAI, 696.
145 Ducrot, 16 avril 1938, p. 424‑426.
146 Libia, août 1937, « Piccoli segreti del turismo in Libia », p. 35.
147 Ducrot, ibid.
148 DM, Beladia, 6.
149 MJ, dossier « Mohammed Gusgu. Onorificienza ». Lettre de M. Gusgu au gouvernorat, 17 mai 1940. Dans le même dossier, une lettre de la préfecture de Tripoli à l’Office des Affaires politiques du gouvernorat du 25 juin 1940 (n° 24395) rapporte que M. Gusgu est considéré comme un « excellent collaborateur de la municipalité […] estimé et respecté par les habitants du village eux‑mêmes ».
150 Rivista delle colonie italiane, V, janvier 1931, « L’organizzazione dell’Ente turistico tripolitano », p. 53‑55.
151 Ibid., p. 54. Si la présidence de la Société est assurée par le président de la Chambre de commerce de la Tripolitaine, le vice‑gouverneur y a le statut de président honoraire. La Commission directoriale de la société compte un représentant du gouvernorat, un de la municipalité de Tripoli, un du parti national fasciste, un de la Société de la Foire de Tripoli, un du Touring Club Italiano et « neuf conseillers nommés par le gouverneur, choisis parmi les personnes qui ont une compétence ou un intérêt particulier à la croissance du tourisme en Tripolitaine ».
152 Ibid., p. 55.
153 MJ, Lettre de Eduardo Azzali à la municipalité, au ministère des Colonies et au gouvernorat, 23 juin 1932.
154 Vicari 1942, p. 957‑958.
155 Brunelli 1937.
156 Spectator Libycus, p. 25. Ces chiffres ne coïncident cependant pas avec ceux donnés par Vicari 1942 p. 958. Ce dernier mentionne une croissance du tourisme dès 1932, avec 21 859 visiteurs, qui ne cesse de se poursuivre ensuite (hormis pour l’année 1935) jusqu’à atteindre 43 674 personnes en 1938. Il prend cependant en compte aussi bien la Cyrénaïque que la Tripolitaine.
157 Architettura, 1935, « Il nuovo autodrommo di Tripoli », p. 91‑95. 2 500 ouvriers, aidés par 250 ouvriers spécialisés venus directement d’Italie, sont affectés à sa construction en 1934. Le circuit doit être selon le gouverneur « un des plus modernes, tant pour l’importance des infrastructures que pour le tracé, qui a permis d’atteindre de très grandes vitesses ». Pouvant accueillir 20 000 spectateurs, il est situé dans l’oasis de Tagiura, près des salines de la Mellaha, dans la périphérie de Tripoli.
158 L’Avvenire di Tripoli del lunedi, 23 avril et 7 mai 1934.
159 Décret royal du 31 mai 1935 n° 1410 et décret gouvernemental du 15 novembre 1935 n° 16454. Vicari 1942, p. 958‑960.
160 Propos du président de l'ETAL, Bruni, rapporté par Vicari 1942, p. 960
161 Situé sur le Lungomare Badoglio, il dispose d'un salon d'apparat, d'un vaste jardin, de terrains de tennis, d'un théâtre (inauguré en mai 1936), d'un casino, puis à partir de janvier 1939 de « bains turcs ». (ibid., p. 965, et L'Avvenire di Tripoli del lunedi, 1er janvier 1939).
162 ASDMAI, Africa II, 150/32, Bulletin politico administratif du 31 décembre 1935.
163 Ducrot, 26 mars 1938, p. 327‑328. Selon Vicari 1942, p. 963, Les prix, fixés par le ministère de la Culture populaire, vont de 12 à 15 lires pour une chambre simple dans les hôtels populaires à 90 à 120 lires pour l’Uaddan en haute saison.
164 Ibid., art. cit, p. 95 : « ‘Visitez la Libye’, invite de nos jours une longue série de pancartes sur la via Ostiense, et celui qui se rend de Rome à Ostie en voiture, qui passe devant ces vestiges qui restent le témoignage d'une civilisation non défunte, mais au contraire toujours renaissante, et qui a laissé sur la Quarta Sponda une de ses plus glorieuses empreintes, doit comprendre que si une telle invitation lui est adressée, cela signifie qu'aujourd'hui le séjour y est devenu possible et confortable ». En 1935, un fascicule du Commissariat au tourisme de la Libye dénonçait cependant « l'ordre péremptoire, véritable impératif catégorique, de visiter une un lieu déterminé, par exemple 'visitez la Libye'. Mais le touriste n'accepte d'ordre d'aucune sorte... » (Libia, itinerari. Roma, 1935).
165 Dumasy 2008.
166 L'Avvenire di Tripoli del lunedi, 23 avril 1934.
167 ASDMAI, Africa II, 150/35, bulletin pour la radiodiffusion du 28 mars 1936. Le « café arabe » du Suk el Muscir (construit par le gouvernorat à l’entrée de la médina selon une architecture orientaliste, pour offrir aux touristes des produits artisanaux) y est présenté comme « l’œuvre de Florestano Di Fausto. La gestion en a été confiée à la Société touristique et hôtelière de la Libye ». L’inauguration du local est marquée par « un spectacle de musique, de chants et de danses de caractère local, par une compagnie tunisienne […]. Le spectacle folklorique a été très apprécié par les participants, unanimes pour louer l’ouverture d’un tel lieu, dont le manque se faisait sentir à Tripoli ». L’ensemble du texte, barré, n’a certainement pas été diffusé. Certaines photos y montrent des danseuses dénudées, censées incarner une atmosphère de harem mais ne correspondant pas à la culture locale (McLaren 2006, 142). Artificiel, le café de Suk el‑Muscir n’en remplace pas moins pour les touristes les véritables cafés arabes de la ville. Le faux prend valeur de vrai. Outre les cafés, le théâtre du Uaddan, l'arène de Sciara Sciat (qui accueille des spectacles en plein air), le casino, l'école de musique arabe sont aussi sous la direction de l’ETAL (Vicari 1942, p. 969 et 971). En janvier 1939 est également construit un hammam réservé aux Européens à zenghet en‑Nisà (L’Avvenire di Tripoli del lunedi, 1er janvier 1939).
168 ASDMAI, Africa II, 150/32, bulletin du 20 avril 1936. La création de « l’école d’artisanat indigène » du Suk el Muscir en août 1936 fournit un autre exemple de ce détournement. Elle est destinée à « favoriser le développement et le perfectionnement des produits artisanaux dont certains parmi les plus caractéristiques présentaient d’indéniables signes de décadence. Dans ce but ont été instituées ces écoles, d'où, sous la houlette de valeureux enseignants italiens, sortiront des prototypes de produits artisanaux ».
169 L’Avvenire di Tripoli del lunedi, « Il secondo concerto di clavicembalo al teatro Uaddan », 23 janvier 1939. Dans la logique de ce retournement, les Mille et une nuits sont ici elles aussi considérées comme plus authentiques que la culture locale.
170 Ces conceptions n’apparaissent pas toujours partagées par les Italiens. Ducrot donne un exemple de l'attitude, jugée par lui commune, des Italiens en Libye à travers la déclaration d’un officier italien : « les arts indigènes, leur sauvegarde, au fond ne nous intéressent pas, au moins spontanément. C'est que nous considérons que nous sommes ici chez nous. Ces provinces ont été grecques et romaines pendant des siècles avant de tomber aux mains d'envahisseurs qui les ont saccagées, qui n'ont rien su en faire. En les reconquérant, nous avons le sentiment de n'avoir fait que rentrer en possession d'une parcelle de notre héritage. Pourquoi, dans ces conditions, aurions‑nous le souci de cultiver les manifestations maladroites d'un art décadent et dépourvu d'originalité ? Ce qui nous tient à cœur, c'est d'édifier une Afrique italienne digne de ses fondations romaines » (2 avril 1938, p. 352).
171 Piccioli 1938, p. 498‑566 ; Von Henneberg 1996a, p. 274‑276 ; McLaren 2001.
172 Pottier 1937, p. 210 et 212.
173 Ducrot, 9 avril 1938, p. 374‑376.
174 Wright 1939.
175 L'Avvenire di Tripoli del lunedi, 17 avril 1939.
176 Del Boca 1994, II, p. 167‑173 ; Labanca 2002, p. 227‑233. Sur la littérature : Luciani 1934 ; Tomasello 1984 et Scardino 1993. La volonté de forger une image de la colonie à rebours des représentations orientalistes se trouve déjà exprimée par Margherita Sarfatti en 1925 dans sa biographie de Achille Funi (Sarfatti 1925) et dans son livre intitulé Tunisiaca (Sarfatti 1924). Pontiggia 1992, p. 135‑136, souligne ainsi que Sarfatti est fascinée par la mémoire de la domination romaine, substituant à la vision romantique de l'Afrique une représentation « métaphysique, grandiose et immobile : une Afrique non primitive, mais classique et latine, immergée dans une lumière intemporelle et marquée par une architecture monumentale ».
177 Canella 1937, p. 21.
178 Ibid., p. 22.
179 Ibid., p. 20‑21. Canella cite des extraits des deux textes qui ne laissent pas de doute sur ce pillage. Cf. aussi Piccioli, 1931.
180 C.X. « Piccoli segreti del fascismo in Libia », Libia, août 1937, p. 36. « La Littoranea [route de Tripoli à Benghazi], un village agricole, sont aussi intéressants que l’Arc de Marc Aurèle ou les termes de Leptis. Les étrangers savent que d’année en année la Libye fasciste, sous le Gouvernement d’Italo Balbo, présente quelque chose de nouveau et de meilleur. »
181 Corò 1937, p. 21.
182 Del Boca, Gli italiani... II, p. 311‑324.
183 Ibid., p. 330 sq. Voir aussi Goldberg 1977, p. 35‑56.
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