Chapitre 9
Réélaborer la ville. Le second plan régulateur et la question architecturale à Tripoli, 1929‑1936
p. 403-450
Texte intégral
1La fin des années 1920 correspond à un passage des temps : elle est, du moins, présentée comme telle dans la presse de Tripoli. Après les fastes de la période Volpi puis la crise des constructions publiques dans les années 1925‑1929, la mise en place d’un crédit à la construction se double de l’affirmation de l’intérêt du gouvernement central pour la colonie et de l’achèvement des grands travaux. La cathédrale est inaugurée en novembre 1928, le palais du gouverneur l’année suivante. S’y ajoute la croissance de la demande de logements due à l’augmentation de la population, notamment italienne.
2Pour l’historiographie du régime, le développement de la ville traduit sa reprise en main par le fascisme. La période qui s’ouvre au seuil des années 1930 semble être en effet celle d’un pouvoir colonial désormais sûr de lui, capable d’imposer ses choix. L’effondrement final de la résistance libyenne en Cyrénaïque en 1931 semble faire écho à la réélaboration des politiques urbaines. Les municipalités de Benghazi en 1930, puis de Tripoli en 1931, établissent de nouveaux plans régulateurs séparant les quartiers indigènes des quartiers italiens. L’accélération des rythmes de la construction se conjugue à une réflexion sur l’esthétique et les fonctions de la ville, dans un débat qui déborde la colonie pour toucher l’Italie même.
3Cette parole nouvelle est avant tout celle de spécialistes, ingénieurs et surtout architectes, en lien avec le mouvement de professionnalisation des architectes et urbanistes en Italie1. L’affirmation de la figure de l’architecte se fait au détriment de la participation de la population locale dans la définition de la politique de la ville. Elle contribue à élever l’architecture au rang d’instrument premier de l’organisation de l’espace colonial face aux préoccupations surtout financières et techniques des années 1920. Ce déplacement bénéficie de ses propres supports d’expression, notamment les revues d’architecture. Le foisonnement d’articles et les polémiques architecturales semblent ainsi succéder brusquement à l’uniformisation du discours sur Tripoli de la seconde moitié des années 1920.
4L’importance du débat sur l’architecture a favorisé la multiplication des études, issues notamment de l’histoire de l’art et dans une moindre mesure de l’anthropologie urbaine. Il s’agit ici de contribuer à ces travaux en privilégiant l’analyse des facteurs politiques, sociaux et économiques. Replacer ces éléments dans le contexte des tensions internes au pouvoir et à la société coloniale permet d’échapper à la circularité d’une production historiographique qui a eu tendance à considérer l’architecture pour elle‑même, c'est‑à‑dire comme un exercice de style autonome par rapport aux conditions spécifiques de la société urbaine2. L’apparition du discours sur l’architecture et l’urbanisme pose la question de la compétence et de la légitimité à énoncer ce que doit être la « bonne ville » à un moment où la reprise en main de la société coloniale paraît achevée. La superposition des enjeux et des dynamiques suppose ainsi de mettre à jour la multiplicité des rapports de force qui orientent la formulation et l’application de la politique urbaine.
5L’apparition de la question architecturale semble cependant être moins un couronnement qu’une remise en cause des choix antérieurs. Cette question, qui naît en partie au sein du pouvoir politique de la colonie, ne saurait être lue sans prendre en compte tant les conflits qui président à sa naissance que la redéfinition de la politique coloniale et méditerranéenne du régime. La filiation apparemment simple – et souvent postulée – entre le renforcement du fascisme et la recherche de sa représentation esthétique pose a priori plus de problèmes qu’elle n’en résout. Son évidence elle‑même interroge. Comment, à un moment donné, l’architecture en vient‑elle à canaliser une grande partie du discours du pouvoir sur lui‑même ? Pourquoi devient‑elle un des vecteurs privilégiés de l’expression des enjeux sociaux et économiques de la société coloniale ? L’erreur serait aussi bien de prendre le discours architectural comme ce qu’il prétend d’abord être, c'est‑à‑dire un discours politique sur l’architecture et l’urbanisme, que de considérer qu’il épuise, à lui seul, l’ensemble de la question de la croissance de la ville et de ses conséquences.
I. Remises en cause
« Pour une Tripoli plus belle ». L’esthétique au service de l’ordre colonial
6La publication dans L’Avvenire di Tripoli, le 22 septembre 1929, du manifeste « Pour une Tripoli plus belle », a souvent été considérée comme le début de la réflexion architecturale sur Tripoli3. La diversité des prises de position dont il procède illustre d’emblée la dimension politique du texte. Officiellement, l’auteur en est Maurizio Rava, secrétaire général de la colonie, c'est‑à‑dire le fonctionnaire le plus haut du gouvernorat après le gouverneur, et secrétaire fédéral du Parti national fasciste en Libye. Il est en outre président de la Foire internationale de commerce de Tripoli : c’est à ce dernier titre qu’il annonce l’ouverture, dans le même numéro de L’Avvenire di Tripoli, d’un concours pour l’élaboration de modèles de « maisons économiques » à appliquer en Libye4.
7Le texte cependant est lui‑même retransmis au public par le podestà, sur la proposition, d’après l’introduction qui le précède, à la fois de la municipalité et de la Commission municipale d’urbanisme, auxquelles il aurait été envoyé à l’origine. Ce parcours lui donne une dimension officielle et normative que l’introduction même vient confirmer. Pour le podestà, le texte doit établir « les normes de caractère général que devront observer toutes les sociétés et les particuliers concernés » et « faire connaître avant tout à la population les intentions du gouvernement, et plus particulièrement faire comprendre aux constructeurs et aux concepteurs comment ils devront se comporter dans l’exercice de leurs fonctions professionnelles ». Il s’apparente donc à une mesure officieuse sur l’esthétique des nouvelles constructions.
8Or le véritable auteur du texte est le fils de Maurizio Rava, l’architecte Carlo Enrico Rava5. Sans doute cette réappropriation permet‑elle de donner au texte une audience que la seule signature de Carlo Enrico n’aurait pas suscitée. Quelles qu’en soient les raisons, c’est ici la conséquence qui compte : dans ce texte s’opère une fusion entre les revendications de l’architecte et celles d’un pouvoir politique, où se mêlent l’influence du Parti et l’autorité du gouvernorat. Le manifeste est inséparable du concours pour les maisons économiques qui le suit immédiatement. Ce concours, lancé par la Société autonome de la Foire de Tripoli et destiné à « faciliter le travail des constructeurs et des concepteurs », est en réalité financé par le ministère des Colonies. La Commission d’art et de construction de ce même ministère est chargée de l’attribution des prix. Le statut du texte met d’emblée en lumière la concentration des pouvoirs à laquelle aboutissent, en 1929, l’extension du contrôle du parti fasciste et le renforcement de la fonction du gouverneur.
9C’est précisément cette concentration, doublée de l’extension du domaine d’intervention des autorités publiques dans les comportements, qui permet à Maurizio Rava de dicter ses conceptions sur l’esthétique des bâtiments à la Commission d’urbanisme, et, plus globalement, à l’ensemble de la population. Les critères esthétiques poursuivent l’imposition d’une discipline contraignante sur ce qui doit constituer « l’italianité » des Italiens eux‑mêmes6. L’appel à une révision des choix architecturaux s’inscrit à la fois dans la prise en main de la société locale par les organisations fascistes et dans la nouvelle politique urbaine du régime. Il est ainsi difficile pour le lecteur de L’Avvenire di Tripoli de ne pas mettre en relation le texte de Rava avec les mesures publiées dans le même numéro destinées à « combattre la fascination de la grande ville avec ses attractions fallacieuses »7.
10La défense de principes architecturaux nouveaux ne saurait donc être interprétée sans considérer sa nature coercitive dans l’organisation de la société coloniale ni sans tenir compte du poids croissant du tourisme, et plus globalement, de la réflexion sur l’image de la ville qui s’opère au même moment. Le manifeste vise avant tout « l’élément touristique » et la « notoriété ». L’architecture doit répondre à la demande de « l’Italien ou de l’étranger qui visite Tripoli ». C’est le regard extérieur qui impose la perception des problèmes urbains. L’amélioration de l’apparence de la ville devient un problème collectif, rejoignant fondamentalement la question de la discipline des comportements.
11Au travers de l’architecture, c’est en effet l’hétérogénéité des réalisations individuelles qui se trouve brusquement condamnée, alors que celles‑ci étaient jusque‑là censées incarner l’esprit entreprenant et sobre des Italiens. Le texte s’en prend aux « constructions mineures, aux plus laides et souvent prétentieuses maisons de faubourgs, [dignes de] la plus modeste des villes européennes », c'est‑à‑dire aux conséquences même d’une urbanisation jusque là tolérée, si ce n’est favorisée, par les autorités de la colonie. La zone comprise entre la rue Dante et la rue Ponchielli, au sud du quartier Bel Kher, qui forme une des nouvelles extensions nées dans le contexte du manque de logements et de la spéculation privée, est décrite comme « une des plus désolées, des plus dépouillées et des plus lugubres sections de la ville qui se puisse imaginer, digne véritablement des plus sordides et des plus mélancoliques faubourgs de Milan ».
12Si, sous la plume d’un architecte, ce jugement reste esthétique, son attribution au vice‑gouverneur de la colonie lui confère un sens différent. La critique de l’apparence permet de disqualifier la prétention des civils italiens à participer aux choix urbanistiques, et, au‑delà, au partage du pouvoir dans la ville, prétention qui s’était justement appuyée, au début des années 1920, sur la définition des normes hygiéniques et esthétiques de l’habitat. En élargissant la question de l’architecture à l’ensemble des bâtiments privés, et non plus aux seuls édifices publics, le discours esthétique permet de réaffirmer l’hégémonie du parti et du gouvernorat. Ce rôle politique et social est confirmé sans détour par l’historique du « développement édilitaire de la Libye » distribué aux journalistes lors de la seconde visite de Mussolini en Libye en 1937. Bien que le discours esthétique y soit légèrement différent, suivant l’évolution des goûts sur la question, la dénonciation de l’architecture civile et de l’incapacité de la société civile à exprimer la grandeur italienne y est de même nature :
De Tripoli, on avait fait pire qu’une ville européenne : on en avait fait une ville européenne à la mode d’il y a trente ans, une ville qui ne révélait que l’existence d’une petite bourgeoisie médiocre, une ville où les géomètres du génie militaire, très compétents dans leur métier, mais non en architecture, s’étaient transformés en architectes8.
13La remise en ordre de la société coloniale ne justifie pas, à elle seule, cet effort de redéfinition. La maîtrise des comportements publics y pourvoit sans doute déjà largement. Elle s’inscrit de fait dans l’affirmation du rôle nouveau des colonies pour la politique et l’économie du régime. L’insistance sur la dimension touristique inscrit le problème de l’architecture dans la tentative antérieure de faire de Tripoli une station touristique de grande ampleur. En l’absence de la croissance industrielle et commerciale espérée, l’amélioration de l’image de la ville doit permettre de trouver de nouvelles ressources. La redéfinition du rôle de Tripoli comme espace de démonstration commercial et politique nécessite à la fois la régulation de son développement et la préservation du patrimoine, désormais perçu comme une richesse touristique. La préoccupation de l’image rejoint en effet la tendance du régime, au même moment, à la « normalisation » de sa politique coloniale. Les revendications territoriales agressives sur la Tunisie ou l’Égypte cèdent le pas, en 1929, à l’aspiration à une reconnaissance internationale. La capacité du régime à développer ses colonies prend une importance de premier plan, l’intégration du regard extérieur dans la définition de la politique urbaine devenant un argument important de l’intervention dans le domaine architectural.
14Le contexte de la Foire commerciale est ainsi indispensable à la compréhension des enjeux du manifeste. Cette nouvelle manifestation est inséparable, si l’on en croit le gouverneur De Bono, du regain d’intérêt pour la colonisation symbolisé par la visite de Mussolini en Libye en 1926 et par le fait que ce dernier va jusqu’à occuper lui‑même le poste de ministre des Colonies du 17 décembre 1928 au 11 septembre 1929, juste avant la publication du texte de Rava. Selon De Bono, si la Foire de Tripoli répond d’abord à l’objectif, « de réveiller le commerce dans la colonie »9, elle vise plus largement à montrer que « Tripoli avait la possibilité de s’imposer au monde civil comme centre d’attraction et de propulsion, adapté au commerce et aux échanges, et surtout comme point d’appui d’une organisation économique dans le quadrilatère méditerranéen », faisant de la ville « le premier comptoir colonial interafricain »10. La vieille ville et l’oasis, jusqu’alors perçues comme des foyers d’infections et de misère, deviennent dès lors attractifs car pittoresques. Pour Rava, la conservation des « quartiers caractéristiques » et de la palmeraie « signifie décupler la valeur de Tripoli, représente, en somme, une véritable spéculation ». Cette relecture montre que la différence entre Italiens et colonisés est désormais suffisamment affirmée pour ne plus susciter la crainte de la confusion et de la promiscuité. La patrimonialisation touristique de la vieille ville succède à sa mise à distance.
15Ces nouvelles fonctions doivent aller de pair avec l’augmentation de la population italienne, selon l’idée que « la formation d’importants noyaux de population italienne en Libye est la condition indispensable non seulement du progrès économique dans les colonies libyennes, mais aussi de la possibilité et de leur aptitude à exercer leur fonction dans le système italien »11. Si en novembre 1928 L’Avvenire di Tripoli constate une première fois une telle croissance, il révèle aussi la méconnaissance profonde de l’importance numérique de la population libyenne, dont il ne communique pas les chiffres12. En juin 1929, le journal est désormais capable de chiffrer l’augmentation de la population de la ville dans les quatre derniers mois, se félicitant de ce que la croissance des métropolitains (de 4,75%, sur une croissance générale de 2% pour l’ensemble de la population) soit plus forte que celles des autres composantes13. Si l’on se base sur les chiffres fournis par Piccioli en 1933, la population italienne serait passée de 11 651 habitants en 1926 à 18 308 en 1929, soit une augmentation de 57%. Dans le même temps, la population musulmane n’aurait augmenté que de 7% et la population israélite que de 4,4%14.
Tab. 8 – Population de Tripoli, 1926‑1929 (source : Piccioli, 1933).
Italiens | Juifs | Musulmans | étrangers | |
1926 | 11651 | 13260 | 27845 | 2500 |
1927 | 14213 | 13148 | 26805 | 4567 |
1928 | 16150 | 13482 | 30110 | 4723 |
1929 | 18308 | 13840 | 30375 | 4723 |
16Les chiffres sur la population musulmane, résultant largement de projections et reposant sur une méconnaissance constante, comme nous le verrons par la suite, sont à prendre avec précaution. Cette comptabilité n’en révèle pas moins le sentiment d’italianisation d’une ville plus en plus considérée comme démographiquement et culturellement « italienne » et « coloniale ». Elle se conjugue à la croissance du rythme des constructions privées, sous l’effet à la fois de cette italianisation et d’une confiance retrouvée dans l’économie, avant même la signature de l’accord sur le crédit à la construction. En juillet 1929, L’Avvenire di Tripoli décrit ainsi le « rythme rempli de ferveur » du bâtiment, en réalité plus limité à des prémices et à des espoirs qu’à des réalisations effectives, mais dont l’importance symbolique joue un rôle majeur dans la perception des changements15.
17La croissance de la population italienne favorise un retournement du rôle du colon dans la construction privée. Le cliché du locataire italien soumis à son propriétaire indigène s’efface dans le texte de Rava pour laisser place à l’image du bâtisseur italien. Seuls les Italiens sont en effet appelés à répondre aux exigences d’une architecture que l’auteur souhaite « coloniale, mais européenne ». Cette exclusivité, implicite dans l’article, est clairement formulée dans l’appel à la construction de maisons économiques qui le suit. Celui‑ci s’adresse aux « ingénieurs et architectes de nationalité italienne ». Il ne s’agit là pas seulement du constat de l’absence d’architectes libyens, mais aussi de la volonté de reprendre la main sur un habitat privé jusque‑là largement dépendant des propriétaires indigènes. Le concours vise à séparer nettement l’habitat italien de celui destiné aux Libyens, en proposant l’élaboration de deux modèles différents de maison économique selon l’appartenance ethnique.
18Au‑delà des considérations esthétiques, c’est la possibilité même d’une architecture propre à la population italienne, c'est‑à‑dire d’une expression immédiate, spatiale et matérielle, de la différence entre Italiens et colonisés, qui est en jeu. À la fin des années 1920, les quelques réalisations symboliques de la puissance coloniale comme la cathédrale, le palais du gouverneur ou le front de mer ne suffisent plus à exprimer un ordre qui s’accommode mal désormais de l’expansion incontrôlée de quartiers périphériques où s’entasse une population mixte avec des revendications propres.
Questions de styles
Politiques du goût
19Le manifeste de Rava de 1929 a deux objectifs complémentaires : d’une part la conservation la plus large possible de l’héritage local, par la préservation de la vieille ville, de l’oasis et des bâtiments caractéristiques de l’architecture indigène ; d’autre part l’énonciation d’un certain nombre de principes architecturaux pour les nouvelles constructions. La première considération nourrit la seconde : c’est dans la redécouverte de l’architecture locale que l’auteur puise les lois devant guider les architectes. La reconnaissance d’un « vrai style arabe » entraîne la dénonciation de l’importation d’architectures étrangères à la spécificité de la ville. La théorie de Rava se veut d’abord être un retour plus assuré sur la richesse artistique de la ville. Ainsi :
il n’y a qu’à ouvrir les yeux et « savoir regarder » : de par leur masse générale, les maisons arabes, qui sont presque toujours très équilibrées dans le jeu alterné et géométrique des volumes, offrent […] de nombreux modèles dont on peut s’inspirer16.
20Le jugement esthétique s’inscrit dans le mouvement de redécouverte du patrimoine local, qui tend à la définition d’un « folklore » libyen tout en maintenant une distance entre colonisés et Italiens17. Si Rava appelle à trouver dans l’architecture locale une source d’inspiration, il affirme aussi « qu’il ne s’agit évidemment pas de copier, mais de comprendre et d’interpréter librement ». Surtout, l’étude de la maison arabe est légitimée par le fait que son architecture est vue comme « intimement notre, car elle remonte elle‑même à la maison classique de la Rome antique ». Il y a indubitablement, chez C.E. Rava, une admiration et une curiosité sincères, dénuées de préjugés négatifs, ce qui est confirmé par la son article de mai 1931 dans la revue Domus18. La sensibilité de l’architecte perce au travers de sa description des chemins de l’oasis, de la simplicité des murs couverts de bougainvilliers et les demeures construites selon la tradition locale. Mais cette sensibilité ne peut s’exprimer qu’à travers un processus de réappropriation.
21La défense de l’architecture locale rejoint ainsi celle d’une architecture rationaliste et moderne. Il ne s’agit pas tant de répondre à la demande de logements que de rejoindre la modernité occidentale. La théorie de Rava est inséparable de la politique de normalisation et d’internationalisation du régime :
Les voies de Porta Tarhuna et de Porta Fornaci, soignées et perfectionnées, pourraient être non seulement un exemple pour les nouveaux quartiers de Tripoli, mais aussi égaler en beauté les avenues qui font la célébrité de Pasadena et d’autres cités californiennes, ou ceux dont la réputation attire dans les Antilles, à Cuba, à Haïti, dans la Jamaïque et dans les îles Hawaï, les touristes du monde entier. […] Les maisons arabes sont très proches, parfois de façon surprenante, de la simplicité des plans et du jeu géométrique des volumes des architectures modernes européennes, qui s’affirment et se diffusent aujourd’hui dans le monde entier19.
22Au cœur de la démonstration de Rava se trouve l’idée que si l’Italie ne saurait rester en dehors des courants de l’architecture fonctionnelle et rationaliste, la colonie réclame une architecture propre, à l’exemple des bungalows des colonies britanniques20. Cette position entraîne deux conséquences : elle place l’article de Rava dans le contexte d’un conflit d’écoles au sein du milieu des architectes, qui fait que la question architecturale déborde le cadre de Tripoli pour s’inscrire dans celui de la représentation de l’Italie par elle‑même. Mais elle conduit, aussi, à formuler une théorie de l’architecture dans l’organisation générale de la ville arabe qui n’est pas limitée à la conception des seuls bâtiments.
23La place de Rava dans le débat architectural qui se développe en Italie au cours des années 1920 a déjà été largement étudiée21. Membre fondateur du groupe rationaliste « Gruppo 7 », Rava est une des figures de proue de la jeune génération des architectes rationalistes, qu’il représente en juin 1928 au Congrès international d’architecture moderne à La Sarraz. Au moment où paraît le texte, il doit faire face à l’opposition de certains de ses pairs, opposés à sa nomination pressentie dans la « Commission internationale pour la résolution du problème architectural contemporain »22. Plus largement, l’affirmation du mouvement rationaliste prend place dans la concurrence des divers courants architecturaux pour prétendre à une forme de reconnaissance officielle23. La publication de l’article peut dès lors paraître comme un moyen de faire reconnaître par les autorités politiques et édilitaires de la colonie la validité de ses propositions et bénéficier d’un soutien institutionnel.
24Mais cette position est elle‑même rendue possible par la croissance et l’institutionnalisation du rôle des architectes à Tripoli au cours des années 1920. Volpi avait fait appel à des architectes de la métropole, en particulier Armando Brasini pour la restauration de la forteresse, la construction du front de mer, du monument aux morts, du bâtiment de la Caisse d’épargne et pour le projet de la cathédrale (il avait été aussi chargé, en 1921, d’une première révision du plan régulateur). Il sollicite par ailleurs Saul Mervaglia‑Mantegazza pour la construction du nouveau palais du gouverneur et Alessandro Limongelli pour le pavillon de Rome à la Foire de Tripoli et le projet de transformation de la Piazza Italia. Le cas de Limongelli témoigne, plus que tout autre, de la fonction officielle que revêt l’architecture dans les choix urbanistiques à partir de 1928. Sa nomination à la Commission municipale d’urbanisme cette même année en fait l’architecte « officiel » de la municipalité, chargé de la supervision du plan régulateur.
25La dénonciation violente du style mauresque (que Rava considère comme une fausse interprétation de l’architecture locale) et de l’éclectisme européen prend dès lors valeur d’accusation contre les réalisations des années précédentes. Elle fait écho à l’accentuation des tensions entre Badoglio et le ministère des Finances, à la tête duquel se trouve alors Volpi. Si Rava rend hommage à Limongelli, nommé par De Bono et confirmé par Badoglio, il s’en prend par contre à « l’abus d’un style mauresque, parfois arbitrairement défini comme tel, qui est, du fait d’une étrange méconnaissance de la réalité, supposé être en harmonie avec les lieux ». En 1931, il redouble la charge, écrivant que :
l’on ne répétera jamais assez qu’en Libye il n’existe pas d’autre style mauresque que celui, faux et monstrueux au‑delà de toute description, qui caractérise de nombreux édifices construits malheureusement par nous, et qui oscillent entre un Orient du « Pavillon des Merveilles » et un certain style « Alhambra » typique des rotondes balnéaires d’il y a quarante ans24.
26L’allusion à l’Alhambra prend à Tripoli un écho tout particulier. Elle fait référence explicite au théâtre restaurant de Tripoli du même nom, restauré et modifié par Ettore Battiti, présenté parfois comme ingénieur, parfois comme architecte, auteur de la restauration du théâtre Politeama, du siège de la Banque de Sicile et du nouveau café restaurant Miramare, et dont le style est qualifié par L’Avvenire di Tripoli en avril 1929 comme « plaisant à tous, y compris aux indigènes […]. Un style arabe avec quelques réminiscences byzantines de type vénitien », dont « les nouveaux édifices de Tripoli feraient bien de s’inspirer »25. La dénonciation de l’Alhambra rejoint ainsi le processus de normalisation professionnelle et de définition des compétences exclusives des architectes. Mais au‑delà du cas de Battiti, comment ne pas voir une critique acerbe du palais du gouverneur, que Piccioli en 1933 décrit comme « un type d’architecture méditerranéenne ramené du fond du Moyen‑âge arabe jusqu’à nous », et dans lequel le critique d’art Gino Damerini voit « un je ne sais quoi de nostalgiquement vénitien qui fait penser à Candie, au Levant du début du XVe siècle, et même au Fondaco dei Turchi et à certaines assises byzantines de Saint‑Marc »26 ? Écrit quelques mois à peine après l’inauguration de la nouvelle cathédrale, le texte de Rava se veut avant tout être un article de combat. L’appel à s’inspirer de l’architecture libyenne traditionnelle s’oppose au « style architectural qui se résume dans le trinôme romano‑toscan‑lombard, pure expression d’italianité resplendissant dans le nébuleux et triste Moyen‑âge, ample, riche, vraiment grandiose » loué au contraire en mars 1929 par Torquato Curotti, et qui avait été précisément le style prisé par Volpi27.
Linéaments d’un nouvel urbanisme colonial
27Rava entend étendre la question de l’architecture à la ville dans son ensemble. C’est en grande partie sur ce changement d’échelle qu’il fonde sa légitimité. Sa théorie est inséparable d’une critique du désordre, et donc implicitement de la politique inégalitaire de Volpi. L’énonciation de « critères d’esthétique urbanistique et planimétrique » s’oppose au développement « au hasard », qui a eu pour seul mérite, du fait de l’absence de sa logique d’ensemble, de préserver les vieux quartiers de la médina.
28La prudence de la démarche témoigne cependant encore de la fragilité de cette position. Rava définit une série d’ensembles différents selon les fonctions et les bâtiments qu’ils doivent accueillir. Il insiste ainsi sur la nécessité de requalifier l’oasis comme « vrai parc de Tripoli », destiné à l’agrément des touristes et des habitants. Inversement, les zones d’habitat plus denses, et notamment le quartier du Belvedere, « désordre urbain déplorable », supposent un assainissement esthétique de grande ampleur :
Toute cette région, entre le Belvedere et la Dahra Grande, voire au‑delà, doit être complètement assainie, d’autant plus que l’habitat tend naturellement à s’étendre dans cette direction, démolissant – et il ne faut pas un grand courage, car il s’agit de constructions misérables – là où c’est nécessaire, conservant scrupuleusement même les plus modestes aspects caractéristiques du cadre local (autant pour les édifices que pour les zones vertes existantes), et reconstruisant sur la base des principes d’une acclimatation saine, logique, rationnelle et moderne. Ces quartiers, mélanges de constructions arabes et de laides et informes maisons européennes, interrompus de loin en loin par des terrains vagues désolés (comme, par exemple, la zone entre le Belvedere et la Dahra Grande), quartiers qui s’étendent en grande partie derrière la ville moderne le long du rivage, sont ceux qui exigent un traitement indubitablement difficile, et qui présentent un des problèmes les plus délicats.
En effet une démolition et une reconstruction totale de ceux‑ci seraient selon moi une très grave erreur. Tripoli possédant encore de vastes surfaces où elle peut librement s’étendre, il serait beaucoup plus logique, pour ces quartiers, de procéder à une démolition partielle là où elle s’avèrerait nécessaire, et à y intercaler des constructions neuves, opportunément adaptées aux lieux, au milieu des anciennes constructions que l’on aura voulu conserver. Ainsi l’on obtiendrait un assainissement général sans rien retirer du caractère local. On trouve en particulier au milieu de ces quartiers certains édifices arabes qui, comme il vient d’être dit, ont peut‑être une valeur architecturale inégale, mais ont une certaine importance pour l'environnement local, et il serait donc particulièrement regrettable de les démolir28.
29La valeur de la maison arabe se trouve complètement inversée par rapport la perception véhiculée par le discours hygiéniste. La dimension sociale que recouvre le discours esthétique induit cependant une ségrégation sociale. La requalification du front de mer entre le Belvedere et la Dahra, pour l’amélioration de l’aspect extérieur de la ville, suppose implicitement la destruction des demeures les plus humbles, ce qui dans le contexte d’augmentation des prix des terrains entraînerait l’expulsion de leurs occupants vers les zones périphériques. La préservation de l’oasis implique de même l’arrêt de l’extension spontanée d’un habitat populaire de fortune, et donc le regroupement de leurs habitants potentiels dans les quartiers déjà dégradés des faubourgs. Comment, dès lors, ne pas faire le parallèle entre la ségrégation sociale sous‑tendue par le texte et l’émergence de la question dans la colonie des « lois fascistissimes » promulguant l’encadrement corporatiste de la société et la « fin des conflits de classes »29 ? L’architecture a l’avantage de pouvoir fournir un langage apparemment rationnel et neutre à une évolution politique tendant vers une organisation totalitaire de la société coloniale. Mais en s’inscrivant dans le débat de la modernité architecturale, elle reste soumise aux antagonismes qui traversent au même moment le milieu des architectes.
De la maison à la place. L’épreuve des réalisations
30Le concours pour la conception de « constructions‑types » de maisons économiques qui succède immédiatement au manifeste de Rava témoigne de la difficulté à traduire en actes un discours essentiellement accusateur. Les indications stylistiques se résument à exiger que les projets « soient constitués par des lignes sobres, ayant un caractère purement colonial » et à conseiller une véranda pour les maisons destinées aux Italiens. L’absence de définition plus précise des critères esthétiques fait place à une relative abondance d’exigences pratiques sur le rapport des surfaces. Ainsi les maisons pour indigènes, qui ne devront pas dépasser une surface au sol de 15 mètres sur 15, devront être alignées sur un front de rue, n’avoir qu’un rez‑de‑chaussée et disposer d’une entrée « en baïonnette », sur le modèle des demeures libyennes traditionnelles. Il est par ailleurs possible d’y envisager « outre l’entrée et d’éventuelles fenêtres, un ou plusieurs magasins d’une seule pièce, dont la largeur de la porte ne devra pas être inférieure à 1,60 m ». Les contraintes se font plus précises pour les maisons destinées aux métropolitains, qui peuvent être de quatre catégories différentes, en fonction du nombre d’étages et d’appartements prévus30. Alors que les critères d’économie et de fonctionnalité sont relativement détaillés, le style reste laissé à l’appréciation des candidats.
31Le concours illustre ainsi la position ambiguë de Rava, qui, s’il bénéficie de l’autorité politique de son père, reste dans l’ombre de celui‑ci et n’a lui‑même encore rien réalisé dans la colonie. Les résultats du concours montrent cependant l’influence du courant rationaliste, puisque ce sont deux de ses représentants, Alfio Susini et Ernesto Puppo, qui le remportent. Le rapport du jury reste toutefois encore très vague sur les raisons du choix, se limitant à souligner le caractère « méditerranéen » et sa proximité avec l’architecture moderne31. C’est en réalité le concours pour l’aménagement de la place de la cathédrale, lancé lui aussi en 1929 par le ministère des Colonies, qui met à jour les oppositions entre les différentes écoles stylistiques. Le jury préfère ne pas décerner de premier prix, mais attribue seulement une « reconnaissance de valeur ex aequo » à quatre projets. Parmi ceux‑ci, la revue Architettura e arti decorative, organe du syndicat national fasciste des architectes, distingue particulièrement celui de C. E. Rava et de S. Larco, dont elle loue la distribution fonctionnelle, l’organisation « logique et rigoureuse » et la « rationalité des formes », bien que le projet soit encore marqué par « la crudité de certains éléments excessivement réalistes »32. Le journal prend ainsi implicitement parti pour une architecture rationaliste qui tienne compte « des éléments stylistiques tripolitains et méditerranéens », dans la lignée des théories de Rava. Or le jury, dans lequel les architectes se trouvent en minorité, se prononce à l’inverse pour une esthétique qui « rappelle et réaffirme dans la colonie l’empreinte stylistique de la domination romaine », c'est‑à‑dire antique33.
32Cet échec marque le retour des instances locales dans la détermination des choix architecturaux. En juillet 1930, c’est la municipalité qui relance le concours pour la place de la cathédrale, indiquant que celle‑ci devrait « avoir un caractère architectural adapté à une grande ville moderne ». De nouveau, le jury est incapable de se départager et désigne quatre projets ex aequo, les classant en deux groupes selon qu’ils témoignent d’une « adhésion stylistique excessive aux modèles de la maison méditerranéenne » ou qu’ils représentent au contraire « une trop grande accointance avec les styles classiques monumentaux ». La condamnation du style mauresque ou éclectique n’empêche donc pas la formation d’une opposition entre le modernisme rationaliste et le classicisme que la commission ne parvient pas à dépasser. Le verdict montre toutefois une évolution vers un rationalisme plus distant envers l’architecture locale, désormais taxée de folklorisme. Le projet d’Adalbero Libera, classé dans le premier groupe, est ainsi salué pour avoir su « harmoniser la nouvelle architecture avec celle de la vieille ville, sans en répéter les motifs folkloriques ». Même s’il ne tranche pas, le résultat du concours indique la possibilité d’une voie médiane entre le rationalisme et la monumentalité inspirée de l’antiquité romaine34.
33L’ingérence du ministère des Colonies, qui se solde par un résultat nul, est donc mise à profit par la municipalité pour réaffirmer sa fonction dans la détermination de la politique urbaine. Malgré la persistance des incertitudes, le soin apporté par le second jury à rendre compte de son évaluation témoigne de la volonté de la municipalité de se poser comme l’instance la plus apte à juger de l’esthétique locale. De même, C. E. Rava s’en prend en mai 1931 au « un jury romain » du premier concours, pour lequel il était lui‑même en lice, qui, en défendant l’idée d’un nécessaire retour à un style impérial antique, aurait « démontré son incompétence, tant sur les caractéristiques naturelles et architecturales de la Tripolitaine que sur les nécessités et les développements de l’architecture moderne »35. Mais l’article de Rava de 1931 vise également à inscrire le rationalisme dans la tradition romaine. Bien que l’auteur distingue nettement l’architecture antique monumentale, qu’il qualifie de « morte », d’un héritage antique « vivant », qui se retrouverait notamment dans le plan de la maison arabe, une telle interprétation valide de fait l’assimilation de l’architecture à une expression impériale36. L’enjeu est de préserver les caractères rationalistes tout en leur attribuant une signification politique plus adaptée à l’idéologie du régime. De ce fait, la question se pose désormais moins en termes stylistiques qu’en matière d’intention politique.
II. Le second plan régulateur de Tripoli
34Le second plan régulateur de Tripoli occupe une place à part dans l’historiographie sur la colonisation italienne en Libye. L’abondance des commentaires et des références dont il fait l’objet dans les années trente a laissé place ensuite à un renouvellement limité de son étude. Le plus souvent, le résumé de ses principales caractéristiques a tenu lieu de passage obligé des publications sur l’urbanisme colonial italien, sans susciter de nouvelles interrogations37.
35À contre‑pied des évidences jusque‑là admises, Mia Fuller a cependant montré comment la logique de ségrégation raciale, pourtant apparemment planifiée, avait été bien moins suivie dans la conception du plan qu’on ne l’avait cru, ou, pour mieux dire, avait été pratiquée différemment, au moins jusqu’au renforcement notable des mesures ségrégatives à partir de 193838. Selon elle, les rapports de classes, notamment, « étaient probablement un facteur plus important que tout autre dans le façonnement de la Tripoli coloniale ». Cette proposition invite ainsi à dépasser les effets d’annonce pour reconsidérer le plan régulateur dans le contexte social et dans l’économie coloniale. Elle conduit à repenser le plan régulateur dans une chronologie plus ample, permettant de saisir des dynamiques idéologiques et des évolutions que la seule lecture des rapports finaux ne permet pas d’appréhender.
II.1. Les étapes d’un processus
Le choix des responsables
36La tradition historiographique, en attribuant aux architectes Alberto Alpago Novello, Ottavio Cabiati et Guido Ferrazza l’entière paternité du plan, est venue confirmer l’importance nouvelle des architectes dans la colonie et la métropole. La décision d’un second plan régulateur s’inscrit cependant aussi à la fois dans le cadre d’un contrôle de l’État central accentué et dans le contexte de renforcement de l’appareil décisionnel local. La question de la compétence dans l’élaboration des plans régulateurs se pose à plusieurs niveaux. Il s’agit d’une part de comprendre comment la rédaction du plan détermine une répartition des pouvoirs, aussi bien politiques (non seulement au sein de la municipalité, mais aussi entre celle‑ci et le gouvernement local ou le ministère des Colonies), que professionnels (entre les architectes et les ingénieurs de la municipalité) ; et, d’autre part, de voir comment la nomination de ses rédacteurs pèse dans la concurrence entre architectes pour la définition des critères d’urbanisme et d’architecture.
37L’initiative d’un nouveau plan semble provenir de la municipalité, avec l’accord du gouvernement local. Dans le contexte de la multiplication des acteurs de la politique urbaine et architecturale, comme en témoigne les concours pour l’aménagement de la place de la cathédrale, cette décision témoignerait de la volonté de reprise en main par les autorités locales de la politique urbanistique. On peut s’étonner dès lors de la nomination, en février 1931, d’architectes extérieurs à la municipalité et à l’Office des travaux publics du gouvernorat, alors que la première dispose déjà d’un architecte officiel. La fonction de Limongelli en fait le premier responsable de la supervision de l’application du plan régulateur. Mais il est aussi l’auteur, outre de nombreux bâtiments, d’un grand nombre d’interventions à l’échelle du quartier, comme l’agrandissement de la Piazza Italia, la requalification des jardins compris entre le Cercle militaire et le Grand Hôtel, l’entrée du Suk el‑Muscir et de la place des Bastions39. C’est précisément sur la base du relevé planimétrique effectué par l’Office technique de la municipalité, travail particulièrement long et compliqué, que s’impose l’idée d’une réorganisation de la ville40. La municipalité semble donc dotée d’une capacité d’intervention qui ne justifie pas, a priori, le recours à des intervenants extérieurs.
38Le plan conservé dans les archives d’État rappelle que la nomination des concepteurs est le fait « du gouvernement de la Tripolitaine, en accord avec le ministère des Colonies et la municipalité de Tripoli »41. Il est probable que le choix des responsables ait été en partie imposé à la municipalité par le ministère des Colonies et le gouvernorat, confirmant la chaîne hiérarchique déjà observée lors du projet de rénovation de la Piazza Italia. L’importance acquise par le prestige des trois architectes milanais expliquerait cette démarche. Alpago Novello, Cabiati et Ferrazza ont déjà acquis une certaine réputation en Italie. Issus du Politecnico de Milan, fondateurs du « Club des urbanistes » en 1926, ils sont classés seconds en 1927 lors du concours pour le plan régulateur de Milan. Depuis 1930, ils sont chargés de celui de Benghazi, commandé par la municipalité (qui ne dispose pas d’un architecte officiel). Il est donc possible de supposer que l’appel à ces architectes ait été dû à une stratégie de prestige. Mais il est certain que la capacité à formuler les principes d’urbanisme devant traduire, dans l’espace, l’orientation fasciste de la politique coloniale a aussi pesé fortement. En promulguant à Benghazi la séparation entre quartiers indigènes et quartiers italiens, comme nous le verrons par la suite, les trois architectes dépassent la question stylistique pour formuler une nouvelle politique coloniale. Sur le plan stylistique, ils avaient en outre l’avantage de ne pas faire partie d’une école architecturale précise, bien qu’étant assez proches des tendances rationalistes et d’une modernité opposée à l’éclectisme.
39Bien que les auteurs soient obligés à deux reprises de retoucher leur projet à la suite des considérations de la Commission municipale42, l’attribution du plan à leur seul travail permet de montrer, extérieurement, une cohérence parfaite entre l’idéologie coloniale du régime et son application urbanistique. Or cette cohérence se fait au profit des architectes, contre les ingénieurs jusque‑là chargés des travaux publics et probablement, aux dépens de la capacité d’intervention du podestà dans la politique urbaine. En devant recourir à des architectes extérieurs à la demande du gouvernorat, la municipalité voit son autonomie en matière de politique urbaine lui échapper. La tension entre la municipalité et les architectes est ainsi perceptible en mars 1934, lorsque se pose la question des responsables de l’application du plan. Dans une lettre confidentielle au cabinet du gouverneur, le podestà cherche à réduire autant que possible l’apport des trois architectes :
Le nouveau plan pour la ville de Tripoli fut rédigé par l’ingénieur Alberto Alpago Novello et par les deux autres architectes milanais Cabiati et Ferrazza, mais le plan régulateur lui‑même est le résultat d’une collaboration entre ces architectes et la Commission locale d’édilité, avec la participation des architectes consultants de cette municipalité (le professeur Limongelli d’abord, puis, après son décès, le professeur Di Fausto). Alpago Novello et Cabiati furent choisis par le Banco di Roma comme directeurs des travaux pour la construction de son siège sur la Piazza Italia. Les lignes de cet édifice avaient cependant été fixées dans un projet rédigé par le regretté professeur Limongelli, et revues par l’architecte De Fausto et par la Commission d’architecture [edilità]. Actuellement, l’architecte de cette municipalité est le professeur Di Fausto, qui a été confirmé par S.E. le Gouverneur pour les travaux d’intérêt général de la colonie43.
40L’appellation d’ingénieur, attribuée à Alpago Novello, contre celle de professeur pour Limongelli et Di Fausto, dans une société sensible aux titres, ne peut sonner que comme une marque de mésestime et une dénégation de compétence. En rappelant le rôle de ses architectes, la municipalité tente de faire reconnaître sa primauté dans l’application d’un plan qu’elle n’a cessé de vouloir contrôler.
Les lignes du plan
41L’impuissance du premier plan et de ses variantes à répondre au phénomène de l’expansion spontanée de l’habitat et à l’augmentation de la population est la première justification du second plan régulateur. Le développement rapide de la ville hors des limites prévues initialement, notamment vers l’est, aurait rendu le projet de Luiggi inapplicable, d’autant plus que les nouvelles constructions en ont inversé la géographie. Le rapport sur le second plan régulateur de Tripoli souligne ainsi que l’extension urbaine vers l’est est d’abord le fait « de constructions isolées pour l’habitat de la classe moyenne », dans une zone à l’origine destinée à accueillir des villas bourgeoises sur le modèle des cités‑jardins britanniques. Dans le même temps, le quartier populaire planifié au sud de la médina est resté pratiquement vide. L’expansion s’est en outre faite de long des axes routiers, hors du parcellaire envisagé au départ, « compromettant toujours plus la possibilité de créer les artères indispensables reliant les quartiers sud‑ouest à ceux de l’est »45.
42À l’instar du premier, le second plan concerne presque exclusivement la ville « européenne »46. Derrière le recours à l’esprit du régime, le « problème très important de la forme esthétique de la ville » apparaît commandé tant par des questions techniques que par la nécessité d’exprimer l’idéologie fasciste dans l’espace :
Il fallait, dans cette période de profonde rénovation de la Nation, qu’à Tripoli aussi un nouveau plan établisse organiquement le réseau des rues, tirant les leçons de l’expérience et des tendances qui se sont affirmées dans la dernière décennie d’absolue tranquillité, selon un schéma clair et une logique de subordination hiérarchique entre les artères principales et les dessertes des lotissements ; entre les quartiers pour les métropolitains et les secteurs indigènes, entre les zones de construction intensive et les quartiers dotés de vastes jardins47.
43Dans l’ensemble, le second plan s’inspire toutefois très largement du premier. Il institue cependant un certain nombre de principes qui, parce qu’ils vont à l’encontre de la réelle répartition de la population au même moment, n’en prennent qu’une valeur politique plus grande. Il s’agit notamment de réaffirmer avec force la séparation des quartiers, selon leurs fonctions, leur type d’habitat et le statut social de leurs habitants, en accentuant la distinction entre les quartiers indigènes et quartiers métropolitains. D’autre part, le plan doit permettre définir précisément les aires constructibles, les types de bâtiments autorisés et la voirie.
44La répartition des quartiers se fonde principalement, selon le propos des concepteurs, sur la séparation entre indigènes et Italiens. Celle‑ci doit être non seulement ethnique, mais aussi architecturale, dans la mesure où elle se conjugue avec la préservation la plus large possible du patrimoine local. Dans la pleine continuité des principes de Rava, le plan impose ainsi que toute reconstruction ou restructuration dans la vieille ville soit faite « selon le type traditionnel ». Il prévoit en outre l’extension de noyaux indigènes déjà existants hors des vieux murs, notamment vers Sciara Ben Asciur, au sud‑ouest de l’hôpital et le long de la Sciara Sidi Bu Mengel. Ces quartiers sont même destinés à accueillir une partie de la surpopulation de la vieille ville et doivent « éviter d’excessifs déplacements de population » et « laisser la main‑d'œuvre indigène à disposition et à proximité de chacun de nos quartiers ». Comme l’a remarqué Mia Fuller, le plan ne prévoit d’ailleurs pas de séparation imperméable entre Européens et Libyens. Il prend acte de l’existence de quartiers mixtes et de l’impossibilité, dans certains cas, d’imposer une telle délimitation. Ainsi, « cette séparation fondamentale entre les quartiers indigènes et métropolitains n’est pas complètement possible dans la vaste zone où les vieux faubourgs turcs sont mélangés avec la première expansion italienne »48. Bien qu’il envisage, à terme, d’attribuer à cette zone une nouvelle fonction, celle d’être « le siège des bureaux, des commerces, des banques, des lieux de loisir », le plan recommande, par mesure d’économie, de ne procéder qu’à « des percements attentivement pondérés et limités au strict nécessaire, pour les communications et les raccords avec les quartiers enclavés ». Surtout, il est explicitement prévu que « les indigènes qui se conforment à notre style de vie » puissent habiter les quartiers métropolitains. Aussi la dichotomie entre les « quartiers extérieurs » destinés aux Italiens et les autres ne l’est‑elle « qu’en principe »49. Il faut donc souscrire à l’hypothèse selon laquelle la ségrégation promue par le plan doit se comprendre autant selon des critères de classe que de race.
45Le zonage de l’espace est par ailleurs moins conçu en termes raciaux que fonctionnels, reprenant la logique représentée en métropole par des architectes proches du rationalisme50. L’attention des concepteurs se porte en effet surtout sur les oppositions formelles, distinguant les quartiers « à construction intensive » de ceux à « construction extensive » (a costruzione rada) et des quartiers industriels. Tout le centre et les principaux noyaux périphériques sont définis comme « zones de construction intensive » en fonction de la densité du bâti et de la population (d’un habitant pour 25 m2 en moyenne selon les calculs des concepteurs). Les zones de construction extensive concernent les quartiers moins fortement peuplés.
46En se fondant sur des critères démographiques et architecturaux, le plan institutionnalise de fait la différence des modes de vie. La densité de peuplement des différents quartiers de la future ville est ainsi calculée en fonction des populations qui s’y trouvent. Bien que déplorant le surpeuplement de la vieille ville, le nouveau plan ne prévoit pas d’en abaisser la densité, qui devra rester la même (un habitant pour 25 m2). Les noyaux indigènes extérieurs devront au contraire avoir une densité d’un habitant pour 40 m2, ceux à population mixte un habitant pour 25 m2, tandis que les zones exclusivement italiennes ne devraient pas dépasser un habitant pour 100 m2. L’argumentation sur la préservation du caractère pittoresque de l’architecture locale et de celui des espaces verts permet donc, sous une apparence rationaliste et modernisatrice, d’officialiser une prise de possession de l’espace au bénéfice des métropolitains, et, au sein de ceux‑ci, à celui des classes les plus aisées, destinées à habiter en majorité les villas des zones d’habitation extensive. Les quartiers de San Francesco et de la Dahra conservent leur fonction d’habitat pour les classes moyennes, que vient confirmer, au sud, le nouveau quartier de l’INCIS (Istituto nazionale per le case degli impiegati – Institut national pour le logement des fonctionnaires) et le quartier de la cité‑jardin qui entourent au nord‑est et au sud‑est du palais du gouverneur51. Cette extension doit se poursuivre vers le sud‑est, le long de la rue Ben Asciur où est prévue la construction d’un nouveau quartier de logements populaires. Le quartier de Zauia ed‑Dahmani, le long du rivage, à l’est de la précédente zone, doit être complété par une aire de construction extensive permettant de guider l’expansion urbaine sans détruire les parties les plus caractéristiques de l’oasis. De même, la nouvelle périphérie de la rue Lazio, au sud du palais du gouverneur, et le quartier au nord‑ouest du Corso Sicilia doivent être complétés par un habitat relativement dispersé. L’extension industrielle, au contraire, devra se faire d’une part dans le quartier dit « du passage à niveau », le long de la rue Bu Mengel, « destiné spécialement aux classes laborieuses de la zone industrielle proche de la gare », et, d’autre part, dans l’aire délimitée par la rue Dante, la mer et Porta Nuova. Ce quartier, qui devra comprendre « un noyau de constructions intensives à l’extrémité nord » est destiné aux industries, confirmant la fonction industrielle déjà prévue dans le premier plan et représentée déjà par la manufacture des tabacs, la centrale électrique et les marchés généraux. À l’inverse, la « zone agricole », hors des limites du plan, ne devra accueillir que « des modestes constructions, uniquement rurales, et exceptionnellement des villas, sur des terrains d’au moins un hectare et cultivés ». Il s’agit, pour des raisons « d’une importance urbanistique, hygiéniste, et esthétique capitale » de préserver le paysage de la palmeraie, qui forme à la fois le poumon de la ville et un de ses principaux attraits touristiques52.
47Prévu pour faire face au doublement de la population de la ville (de 80 à 160 000 habitants), le plan oriente ainsi le développement du bâti le long de la mer à l’est et sur les artères de Sciara Ben Asciur, Bu Mengel et du corso Sicilia, évitant l’extension « en tâche d’huile » qui détruirait l’oasis. Mais c’est surtout au‑delà de la ceinture verte de l’oasis que les trois architectes préconisent d’orienter l’extension du bâti, sous forme de « bourgs agricoles » et de quartiers isolés, reliés au centre par le nouveau réseau de routes, sur l’exemple de Berlin et de Londres.
De Benghazi à Tripoli, parcours d’une esthétique irrésolue
48Le plan témoigne d’une filiation évidente avec les recommandations de Rava de 1929 mais laisse la question stylistique mal définie. Il recommande seulement que « les édifices s’intègrent harmonieusement au lieu de se porter atteinte l’un l’autre, et qu’ils soient valorisés par l’homogénéité du quartier », indiquant comme style le plus approprié « la moderne et raisonnable simplicité, très adaptée aux lieux et aux temps présents ». Il y a, à cet égard, une rétraction nette des directives du plan par rapport à celui de Benghazi, achevé un an auparavant. Du point de vue urbanistique, le plan régulateur de Benghazi repose sur des principes assez semblables à celui de Tripoli, se fondant sur la séparation des colonisés et des Italiens tout en recommandant la préservation des maisons arabes. Mais il fait aussi référence à « la tendance la plus moderne de l’urbanisme » et livre une série d’indications relativement précises sur le style à adopter. Les nouvelles constructions doivent ainsi disposer « de vastes cours et de jardins internes privés », ne pas dépasser 9 mètres de hauteur sur le front de mer, être disposées selon une parcellisation régulière. Surtout, il s’accompagne d’une réflexion sur l’esthétique même des constructions, notamment pour les Italiens. Leurs demeures doivent à la fois répondre aux critères rationalistes de la modernité et se distinguer immédiatement du style local :
Il existe certainement des raisons fondamentales de climat et d’environnement auxquelles obéissent les maisons arabes, et qui doivent aussi informer les nôtres. […] Mais pour des raisons de prestige national et du fait des exigences diverses de notre civilisation, il ne faut pas emprunter les formes stylistiques arabes ; il est même intéressant de noter comment sous le régime turc les meilleurs édifices de Benghazi ont été bâtis en s’inspirant du style italien, dans le style dit « maltais ». […] Il est donc nécessaire de proposer de poursuivre cette bonne tradition qui, malheureusement, a été interrompue par notre propre occupation, qui a permis que l’on construise des bâtiments, même publics, dans le style dit « mauresque », ou, pire encore, dans les formes boursouflées et cancanières d’une hybridité exotique surannée53.
49Le plan régulateur de Tripoli promeut ainsi « la simplicité géométrique de la structure, les surfaces limpides, la sobriété des formes caractéristiques de la meilleure tradition méditerranéenne », en droite ligne de la théorisation de la « méditerranéité » par Rava en 1930. Il recommande toutefois aussi les « motifs issus de notre architecture, c'est‑à‑dire classiques », sans « retomber dans l’exemple des styles historiques ». Bien que limitée à cette simple mention du classicisme, la réflexion stylistique contenue dans ce plan illustre donc la recherche d’un compromis entre la rigueur rationaliste et la tendance historicisante inspirée essentiellement de la Rome antique.
50Dans le cas du plan régulateur de Tripoli, il n’est pas impossible que la présence de Maurizio Rava ait limité la possibilité d’un tel compromis, dans le contexte plus général d’un débat de plus en plus tendu entre les différents courants architecturaux aspirant à représenter l’esprit du régime. Mais c’est davantage la répartition des responsabilités qui, dans le cas de Tripoli, expliquerait la différence avec Benghazi. Le rapport sur le plan régulateur informe ainsi que les normes sur « la hauteur et les caractères généraux des constructions des différentes zones » seront fixées à part. Il faut sans doute chercher dans les rapports de force politiques et institutionnels les raisons de cette division. Il est très probable que le règlement d’urbanisme ait fait l’objet d’un enjeu de pouvoir bien plus important à Tripoli qu’à Benghazi, du fait même de la présence du gouverneur, mais aussi d’une municipalité qui tente de conserver un rôle de premier plan54. Le rapport souligne ainsi la nécessité pour la municipalité, « à qui revient la charge de la voirie et des services publics », de pouvoir « diriger opportunément l’utilisation des aires constructibles, en demandant, avec les pouvoirs d’application du plan régulateur, des dispositions législatives plus rigoureuses que les habituels règlements édilitaires, pour permettre l’assignation de bâtiments spécifiques et appropriés dans les différents secteurs de la ville ».
51Il est très probable qu’une telle remarque ait été imposée par la municipalité, afin de conserver le pouvoir de définir elle‑même les normes de construction55. Cette concurrence repose elle‑même sur la différence d’interprétation de la fonction du plan. Si celui de Benghazi insiste essentiellement sur la nécessité de se distinguer des colonisés par l’adoption d’une architecture propre au colonisateur, à Tripoli c’est le problème du contrôle de l’expansion de la construction privée qui justifie la dévolution du règlement urbain à la municipalité, selon l’idée que « ne pas contrôler l’initiative privée signifierait tomber dans le désordre et l’anarchie ». Si le plan de Benghazi est explicitement destiné à orienter un développement à venir, celui de Tripoli doit canaliser une « expansion spontanée de l’habitat » déjà en acte. Il est donc probable que l’enjeu des normes de construction n’est pas le même pour le pouvoir municipal et pour les architectes et que la définition même de la ville coloniale n'est pas perçue de la même façon par les différents acteurs de la planification.
52Plusieurs exemples permettent de confirmer cette divergence. Le compte‑rendu que fait M. De Rege du plan de Tripoli dans la revue Urbanistica en 1934 en donne une illustration indirecte. Celui‑ci, s’il se félicite de ce que le plan ne soit pas seulement « indicatif », regrette qu’il y manque les « lignes directrices grandioses » et les « solutions totalitaires », c'est‑à‑dire conjuguant l’organisation de l’espace et le contrôle de l’esthétique. La construction des hangars des Cantine Sociale à proximité des tombes des Caramanli, signalée à la fin de l’article, montre du reste que « la répartition des zones édilitaires établies par le plan est sujette à de sérieux problèmes »56.
53Certains plans conservés dans les archives de Tripoli confirment de fait l’existence d’une forme de concurrence entre les offices techniques de la municipalité, le gouvernement et les orientations défendues au même moment par les architectes. En août 1930, six mois après que la rédaction du plan a été confiée à Alpago Novello, Cabiati et Ferrazza, le gouvernorat émet un décret autorisant l’expropriation de vastes terrains à l’est de la Dahra pour la construction d’un bassin de radoub qui non seulement viendrait interrompre la route du front de mer (le Lungomare Badoglio), mais hypothéquerait le développement de la ville à l’est. Or cette expropriation va à l’encontre des orientations données par Rava en 1929 et de celles des trois architectes57. Ceux‑ci doivent donc, au moment même où ils rédigent le plan, s’imposer contre les choix pris au plus haut niveau du gouvernorat et soutenus par les ingénieurs municipaux. Pour ces derniers, c’est le développement des équipements industriels et commerciaux et le contrôle du développement anarchique qui semblent être prioritaires dans un premier temps, et non la question du style qui, dans un marché urbain aussi fragile que Tripoli, pourrait passer pour trop contraignante.
II.2. Du plan à la réglementation
54La volonté de la municipalité de limiter l’emprise des architectes chargés de l’élaboration du plan apparaît dans le projet de loi pour l’approbation du plan régulateur et d’agrandissement de Tripoli signé en 1934 par le podestà et les ingénieurs de l’Office technique municipal, Vecchi et Buongiovanni58. Il est probable que la municipalité de Tripoli ait cherché immédiatement à faire approuver une loi lui confiant la compétence d’appliquer le plan et que le projet ait été rédigé début 1934 (le plan ayant été approuvé par la municipalité en novembre 1933). La chronologie des décisions d’Italo Balbo, nommé nouveau gouverneur en janvier 1934, permet même de supposer que sa rédaction date des mois de janvier ou février 1934. Le choix du nouveau gouverneur d’instituer une « Commission supérieure de consultation pour le contrôle et l’esthétique citadine et du paysage de la colonie » (Commissione superiore di consulenza per la tutela dell’estetica cittadina e del paesaggio della colonia) dès le 21 février 1934 laisse penser en effet que le début de l’année 1934 est marqué par une intense concurrence pour le contrôle des normes urbanistiques59.
55Le projet de loi de la municipalité vise ainsi à attribuer à cette dernière la faculté de pourvoir elle‑même aux expropriations et à l’édiction des règles d’urbanisme, en se prévalant des lois autorisant les expropriations municipales du 2 septembre 1912 et du 25 août 192060. C’est à la municipalité que devrait revenir également le calendrier de l’application du plan. Elle conserverait ainsi non seulement l’entière direction de l’espace et du temps de la croissance de la ville, mais aussi de son apparence. Le texte est en effet accompagné d’un « projet de règlement pour l’exécution de la loi approuvant le plan régulateur » qui lui confèrerait le pouvoir d’établir les règles de construction et d’hygiène.
56La décision d’Italo Balbo, en février 1934, d’instituer la Commission supérieure de consultation pour la tutelle de l’esthétique peut se comprendre dès lors comme un moyen de conserver la haute main sur une prérogative qui risquerait de devenir entièrement municipale. La commission, sous la présidence du secrétaire général de la colonie, réunit le podestà de Tripoli, les directeurs des offices techniques, le surintendant des monuments et des fouilles archéologiques, l’architecte Di Fausto, nommé consultant municipal de Tripoli par le gouverneur Italo Balbo, et l’ingénieur Gatti Cassazza61
57La commission est conçue comme une chambre d’enregistrement des décisions de Balbo lui‑même, décrit en 1937 par la propagande officielle du gouvernorat comme l’inspirateur principal des transformations de la ville62. L’implication personnelle de Balbo se surimpose d’emblée au cadre procédurier que la municipalité tente d’imposer. Deux jours avant de signer le décret instaurant la Commission supérieure de consultation, Balbo aurait lui‑même ordonné la destruction de la coupole du nouvel édifice de la Caisse d’épargne de Tripoli et réorienté les travaux de la forteresse pour en faire le nouveau siège du gouvernorat63. En juin 1935, il intervient de même personnellement pour exiger de l’architecte Brasini qu’il renonce à son projet de recouvrir le siège de la Caisse d’épargne de marbre, jugeant que cette idée « peut détonner avec les critères de parcimonie dont la Caisse constitue un emblème »64. Tout en imposant l’obligation de recourir à des architectes professionnels, le texte consacre ainsi le contrôle du gouverneur.
58La nouvelle commission instaurée par Balbo en février 1934 marque en réalité une extension du pouvoir du gouverneur plus qu’elle ne clarifie la capacité d’action du gouvernorat par rapport au gouvernement central, alors qu’en métropole tous les grands projets architecturaux du régime sont avalisés par Mussolini65. Officiellement, la nouvelle commission se place au‑dessus de toute les autres instances, depuis les Travaux publics jusqu’au génie militaire et la Commission d’urbanisme municipale (commissione edilizia), mais ne les abroge pas. Cette réforme se traduit, dans les faits, par une profusion des acteurs qui permet de réaffirmer la primauté du gouverneur sans préciser toutefois les normes édilitaires et architecturales. La nouvelle commission ne fait que repousser la question de leur fixation.
59Cette confusion des responsabilités a certainement pesé dans la mise en place et dans la nature de cette réglementation. N’étant pas démentie, mais simplement soumise à la vigilance du gouvernement dans ce domaine, la municipalité ne parvient à publier un règlement municipal qu’en 1936. Celui‑ci donne ainsi un aperçu des conflits qui orientent l’application des principes esthétiques nouveaux. Contrairement à l’attente de M. De Rege en 193466, mais dans la logique de la politique précédente de la municipalité, le règlement reste essentiellement technique et planimétrique. C’est à la Commission d’urbanisme, refondée pour l’occasion, qu’il revient de fixer les canons stylistiques par des réunions semestrielles, au fur et à mesure de l’application du plan. Entre temps, la municipalité peut s’assurer le contrôle des réalisations en imposant que toute « restauration, démolition, creusement, dépôt de matériaux, ouverture de voie privée et toute autre action concernant l’esthétique ou l’édilité » soit soumise à l’autorisation de l’administration municipale. La Commission d’urbanisme reste donc théoriquement le véritable organe de décision de la politique urbanistique. Sa recomposition même relève d’un équilibre politique savamment dosé. Présidée par le podestà ou son délégué, elle est constituée de l’ingénieur en chef des Travaux publics de la Tripolitaine, de l’ingénieur en chef de l’Office technique municipal, de l’officier sanitaire, de l’architecte de la surintendance des monuments et des fouilles de la Tripolitaine, d’un architecte et d’un ingénieur désignés par le Syndicat des ingénieurs et architectes de Tripoli, d’un représentant du syndicat des propriétaires et d’un notable arabe « choisi parmi les connaisseurs les plus appréciés des normes et des coutumes locales »67. Sur neuf membres, trois font donc partie de la municipalité (dont le président), et deux dépendent du gouvernement de la Tripolitaine (l’ingénieur des Travaux publics et celui de la Surintendance). Les représentants du syndicat des ingénieurs et architectes et ceux de la population (propriétaires et indigènes) ont un poids d’autant plus faible qu’ils ne sont nommés que pour un an, alors que les autres le sont de droit. Cette commission, qui intègre quatre membres de la commission supérieure de consultation (le podestà, les ingénieurs et le surintendant) marque un retour au premier plan des ingénieurs, les architectes étant en minorité, contrairement à l’idée souvent répandue d’un urbanisme colonial uniquement déterminé par les rapports entre le gouverneur et les architectes.
60De fait, la réglementation concerne essentiellement la répartition des espaces au sol et l’imposition de quelques normes rudimentaires. Les maisons arabes peuvent ainsi déroger à l’obligation des fenêtres donnant sur la voie publique et sont soumises à des normes moins contraignantes sur l’hygiène (en particulier sur les dimensions des salles de bain et des toilettes). Elles ne peuvent, par ailleurs, être construites en terre battue. Il est possible de faire l’hypothèse que la limitation des normes esthétiques à de simples critères techniques ait été provoquée par l’exacerbation de la concurrence entre la municipalité et les architectes d’abord, puis entre la municipalité et le gouvernorat ensuite, l’accentuation des conflits entraînant un déplacement des enjeux sur le pouvoir de décision plus que sur le contenu des normes mêmes. Une ébauche de règlement édilitaire retrouvée dans les archives de Tripoli, probablement antérieure au projet de règlement de 1934, semble indiquer que dans un premier temps la municipalité a cherché à imposer des règles plus précises sur la répartition spatiale des maisons arabes, visant notamment à en empêcher la surpopulation et à préserver une importante surface non bâtie. Le projet stipulait ainsi que :
Les habitations arabes devront de préférence être construites dans les îlots qui, par leur profondeur, ne peuvent en contenir plus de deux disposées dos à dos. Il ne pourra absolument pas être construit de maisons qui, de par leur volume et leur disposition, puissent provoquer ou favoriser la formation d’impasses. […] Les constructions arabes que l’autorité municipale jugera opportun d’autoriser dans les îlots de grande profondeur, outre leur conformité obligatoire au caractère et à l’esthétique du quartier, devront avoir à leur disposition une surface de terrain telle que celle‑ci occupe au moins la moitié de la profondeur de l’îlot. Cette zone ne pourra être constructible et devra être convenablement utilisée comme jardin. Cette prescription pourra ne pas être appliquée dans le cas où l’édifice serait construit en même temps que d’autres de telle manière que l’îlot puisse être convenablement bâti ou occupé68.
61C’est de fait l’urbanisme traditionnel de Tripoli, articulé autour d’une ramification en impasses, constitué de maisons le plus souvent à cour centrale et laissant peu de place aux espaces verts, qui se trouve condamné par ces mesures69. L’élaboration de normes techniques va ainsi à l’encontre de l’idée même de la conservation du style local, qui se trouve réduit au simple bâtiment, la structure urbaine étant au contraire profondément modifiée. La même attention à l’espacement vaut pour les quartiers de villas et de pavillons, alors que les indications stylistiques sont très sommaires, se réduisant à exiger que « les villas, les pavillons, etc. devront être convenables (decorose) en tout point, en rapport aussi bien avec l’esthétique qu’avec leur disposition et l’accès à la voie publique, et ne pourront pas dépasser trois étages, rez‑de‑chaussée compris ». C’est sur la préservation de larges espaces qu’insiste au contraire le règlement, ordonnant que la surface bâtie ne dépasse pas le quart de la parcelle. De même, « le bâtiment principal devra avoir la vue et une façade sur chaque côté, distante d’au moins cinq mètres de la limite la plus proche du front de la rue ». Les prescriptions les plus contraignantes en matière de style sont ainsi progressivement abandonnées. C’est de fait par le biais du renforcement de la Commission d’urbanisme et du gouvernorat, et non de celui des architectes, que se fait l’encadrement d’un développement urbain dont nul n’est capable ou ne peut, dans le jeu des concurrences, dire la forme qu’il doit prendre exactement.
62Il a souvent été rappelé que l’élaboration des plans régulateurs de Tripoli et de Benghazi fut contemporaine d’une internationalisation de la réflexion sur l’aménagement des villes coloniales70. La séparation des quartiers indigènes et européens, la préservation des vieux centres, l’accent mis sur la circulation et le confort, la théorisation d’un contrôle nécessaire du développement urbain en milieu colonial, tels qu’on les trouve dans les cas libyens, sont dans le droit fil de la politique urbaine préconisée au congrès international d’urbanisme de Paris en 193171. La question d’une spécificité fasciste dans la planification mérite donc d’être analysée dans le cadre plus large du colonialisme européen en Afrique du Nord au même moment. L’esprit nouveau, censé être incarné par le plan, répond aussi au souci de rejoindre le chœur des nations coloniales. La répartition spatiale voulue dans le plan vise plus à la « normalisation » de la situation libyenne qu’à sa singularisation. Ce qui fait la spécificité des cas de Tripoli et de Benghazi, dans cette perspective, est la volonté de faire de l’architecture et de l’urbanisme des éléments centraux de la définition d’une identité italienne pensée désormais à l’échelle impériale.
III. Architecture, urbanisme et politique coloniale. Une convergence différée ?
63Le débat sur l’architecture et l’urbanisme des colonies peut être suivi à un double niveau chronologique : celui, originel, qui aboutit à la fin des années trente à la formulation d’une « science » urbanistique coloniale et impériale, et qui trouve son champ d’application non plus en Libye, mais dans les territoires nouvellement conquis de l’Éthiopie ; et celui des historiens qui, à partir de la toute fin des années 1970, en ont reconsidéré la place dans l’évolution politique du régime fasciste. Le plan régulateur de Tripoli de 1934 interrompt provisoirement un débat sur le style architectural colonial qui se trouve rouvert avec la guerre d’Éthiopie et de la proclamation de l’Empire le 9 mai 1936, conduisant les architectes à se repositionner dans le cadre beaucoup plus ample du rapport entre le style, l’agencement des espaces et le pouvoir politique, en un mot de l’urbanisme.
Les résurgences du débat architectural
De l’architecture à l’urbanisme : jalons historiographiques
64La première synthèse sur « la politique territoriale et urbanistique en Tripolitaine » de 1920 à 1940, faite par G. Reitani dans la revue Storia urbana, se fonde sur une distinction entre le discours produit sur l’architecture et les réalisations effectives. Pour l’auteur, « les grandes polémiques sur l’architecture coloniale », opposant les tenants d’une architecture méditerranéenne à ceux d’un style proprement « romain », n’aboutissent qu’à des formules vagues et inconsistantes72. Reitani conclut par ailleurs que « l’expérience urbanistique, architecturale et édilitaire en Libye s’est limitée à bien peu de choses »73. L’étude de G. Boralevi, publiée dans le même numéro, s’attache aux polémiques autour de la formation d’un « urbanisme fasciste »74. Bien que consacré à l’Éthiopie, l’article se veut avant tout être une analyse générale des moyens employés par le régime pour discipliner l’urbanisme, « entendu non comme une science neutre, mais asservie au pouvoir politique ». Pour l’auteur, il n’y a donc pas lieu de revenir « sur les polémiques entre écoles et sur le débat entre ‘académiques’ et ‘rationalistes’ », qui ne seraient qu’un « lieu commun […] [qui] a détourné l’attention de l’historien des véritables problèmes de la gestion de la ville et du territoire sous le fascisme » 75. Le régime, en investissant le champ de l’urbanisme comme moyen de contrôle et de domination aussi bien en métropole que dans les colonies, aurait condamné le débat sur la nature de l’architecture à un aspect secondaire et stérile. Le tournant aurait été représenté par le premier congrès national d’urbanisme tenu à Naples en 1937, au cours duquel Bottai, alors ministre de l’Instruction publique, aurait exprimé le désir de faire de cette discipline le moyen privilégié de la politique démographique du régime, sans que ce dernier ne s’intéresse véritablement à la question du style. Les débats sur l’esthétique architecture fasciste n’auraient ainsi été que des tentatives des architectes eux‑mêmes pour se faire reconnaître comme les représentants de l’esprit du régime. Boralevi rejoint en outre les conclusions de Reitani sur le faible impact du contrôle territorial en Tripolitaine (bien que, dans ce dernier cas, ces réalisations soient bien plus nombreuses). Surtout, il inverse la perspective antérieure : la politisation de l’urbanisme n’y est plus tant lue pour ses conséquences spatiales que pour son rôle dans la formulation d’une identité coloniale visant à créer dans les esprits une distinction insurmontable entre les colonisés et les Italiens. Dans ce sens, c’est l’Éthiopie, et non la Libye, qui aurait servi de modèle idéal à l’urbanisme fasciste colonial par la promulgation de la séparation radicale de ces populations, quand la Libye ne permettait que leur juxtaposition.
65Reprise treize ans plus tard, à l’occasion d’un numéro spécial de la revue Rassegna puis d’une exposition sur l’architecture italienne d’outre‑mer, cette lecture a été par la suite affinée sans pour autant être modifiée radicalement76. Ces études se focalisent ainsi en grande partie sur la formation d’une pratique discursive et d’une « image » des colonies. L’importante contribution de G. Gresleri, qui introduit le catalogue de l’exposition, cherche à distinguer la « réalité » des réalisations de la fonction essentiellement rhétorique de l’architecture coloniale, au service d’un « imaginaire » fasciste utilisé pour consolider le consensus autour du régime dans une perspective politique davantage tournée vers l’opinion publique métropolitaine que vers les colonies. Le discours architectural réacquiert ainsi une valeur intrinsèque, non tant pour l’importance des réalisations qu’il provoque que pour la « sphère émotionnelle et rationnelle » qu’il contribue à former autour de la perception d’un ailleurs géographique qui, en retour, permet de conforter le sentiment national italien77.
66L’approche de Gresleri, qui s’appuie en partie sur celle de Ciucci, vient donc confirmer la dichotomie proposée par Boralevi, selon laquelle la proclamation de l’Empire consacre le triomphe d’un urbanisme total au service d’un pouvoir totalitaire, reléguant au second plan la question du style des bâtiments78. La polémique architecturale sur la Libye n’aurait elle‑même eu que peu de poids dans les réalisations d’architectes comme Giovanni Pellegrini ou Umberto Di Segni, qui auraient « dépassé le débat sur le pour ou le contre du classicisme italien et ouvert une parenthèse d’authenticité dans l’architecture de l’Italie d’outre‑mer qui reste entièrement à étudier ». Dans l’ensemble, les architectes ne seraient pas parvenus en Libye à définir un langage uniforme79. En reconsidérant le rapport entre l’architecture et la politique, et en s’interrogeant sur la place de l’architecte dans la colonisation, G. Ciucci démontre ainsi que le débat sur l’architecture peut se lire comme la manifestation d’une incertitude de fond sur la politique coloniale. Dans un premier temps, de 1930 à 1934, la focalisation du discours rationaliste sur le caractère méditerranéen et latin aurait autorisé l'Italie à opérer un « glissement d’un rapport entendu comme subordonné à la culture européenne à un rôle de guide en Méditerranée ». L’architecture permet de conférer une dimension esthétique à une politique coloniale jusque‑là guidée par les considérations techniques et économiques et donc de mettre en valeur du régime aux yeux des autres puissances européennes. La référence à la tradition méditerranéenne se trouverait à partir de 1936 déclassée par la théorisation d’une architecture « impériale » se fondant sur l’idée de retour à la grandeur de Rome et devant représenter le nouvel empire fasciste. Le plan régulateur d’Addis‑Abeba de 1937 illustre ce tournant : contrairement à celui de Tripoli, il vise à éradiquer le style local au profit d’une cité entièrement ex novo, d’une esthétique « simple et digne », où l’organisation spatiale serait mise au service de la domination de l’homme blanc80. En imposant le tournant impérial de 1936, le régime aurait ainsi conduit certains architectes à revendiquer un rôle privilégié dans l’élaboration d’une esthétique officielle du régime.
Destinataires
67On peut s’interroger de fait sur les rapports de force et les mécanismes qui déterminent au début des années trente l’importance croissante de la planification urbaine comme élément majeur de l’impérialisme italien. Pendant l’Entre‑deux guerres, le groupe émergeant des architectes cherche à se distinguer du monde des ingénieurs et des techniciens, sur lesquels reposait jusqu’alors la conception des plans régulateurs. C’est cette opposition qui permet d’appréhender dans le contexte colonial leurs prises de position sur l’esthétique architecturale comme visant à l’affirmation de leur prééminence et de leur autonomie envers les ingénieurs81. Or ces stratégies de classement se déroulent essentiellement dans le milieu métropolitain, la colonie ayant avant tout une fonction de faire‑valoir professionnel au moment où s’accroît l’intérêt pour la colonisation. La commande publique et l’institutionnalisation remplacent dès lors l’économie privée de la construction comme facteur de détermination de la « bonne architecture », accentuant la référence à la monumentalité romaine en écho à la propagande officielle sur le retour à l’Empire.
La parole des architectes dans l’organisation du pouvoir colonial
68L’analyse de la question architecturale en termes de « champ » professionnel concurrentiel a favorisé l’étude des mécanismes internes de sa production aux dépens de celle de son insertion dans le jeu des rapports de force du pouvoir politique au niveau local82. La structure particulière du pouvoir local et de la société coloniale incite néanmoins à considérer la Libye comme un espace particulier, où la part du pouvoir politique est, du fait même de l’importance des commandes publiques et de la faiblesse de la construction privée, un facteur plus déterminant encore qu’en métropole.
69La lutte entre architectes et ingénieurs pour la définition des compétences respectives, observée en métropole comme un conflit de générations, peut être par aussi lue à Tripoli comme l’expression d’une tension entre les représentants de la « vieille » société italienne locale et ceux d’un pouvoir politique qui tend de plus à plus à dénier aux colons toute autonomie. Les architectes qui affluent à Tripoli à la fin des années 1920 sont étrangers à la société coloniale83. À côté de ceux mandatés par le gouvernorat, nombreux sont ceux qui viennent spontanément sur place et profitent de la relance générale du secteur du bâtiment pour s’affirmer84. C’est le cas de Limongelli, mais aussi celui de Piccinato, qui se trouve en Libye dès 1925, où il s’intéresse à un possible plan régulateur de Benghazi, et qui est auteur d’une église près de Tobrouk. Cette modeste réalisation lui permet d’être associé au début des années 1930 à la conception du quartier INCIS de Tripoli avec Alpago Novello et Cabiati. Ces derniers eux‑mêmes profitent, avec Ferrazza, de connaissances personnelles dans l’administration coloniale pour s’installer à Benghazi puis à Tripoli de 1927 à 1935. Outre les deux plans régulateurs de Tripoli et de Benghazi, ils réalisent la cathédrale et le palais du gouverneur de Benghazi et à Tripoli le siège du Banco di Roma (1932), le quartier de l’INCIS et le siège de la Caisse d’épargne (1935). Tripoli attire ainsi plusieurs jeunes diplômés qui y vont parfois dès la fin de leurs études, sans avoir fait leurs preuves dans la péninsule.
70Les exemples les plus caractéristiques sont ceux de Giovanni Pellegrini et de Umberto Di Segni. Pellegrini arrive à Tripoli à la fin des années 1920 où il trouve une place à l’Office des travaux publics de la Tripolitaine. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, il y fait toute sa carrière. Il fait ses premières armes dans la construction privée, où il réalise certaines des plus prestigieuses villas de Tripoli, comme la villa Graziani, diverses maisons sur la Riviera Cagni (l’ex « Giorgimpopoli »), plusieurs villas du quartier de la cité‑jardin destiné aux notables italiens (villa Putaggio, villa Tinti, villa Salvi, villa Corradi), et la fameuse « villa des quatre villas ». Sa réputation lui permet d’être sollicité par Balbo pour la rénovation des cinémas Alhambra et Delle Palme, la construction du siège de l’UPIM, et surtout de plusieurs villages destinés à accueillir la colonisation agricole à la fin des années trente. Le parcours de Di Segni lui ressemble par bien des points. Employé dans les bureaux de l’Office des travaux publics de la municipalité de Tripoli, ingénieur de formation, il participe en 1930 aux deux concours pour l’aménagement de la place de la cathédrale et projette la construction d’un imposant centre thermal dans la périphérie de Tripoli (qui devait prendre le nom de Mussolina), à Sidi Mesri. C’est cependant la construction de deux lots de case popolari de Tripoli, entre 1931 et 1933, puis la collaboration à la construction du quartier INCIS et du siège de la Caisse d’épargne (1935) qui lui confèrent une certaine notoriété. En 1937, il est chargé de la construction du quartier de pavillons pour les mutilés de la Porta Benito et de la conception de nombreux villages agricoles. À l’inverse de Pellegrini, ce sont les commandes du gouvernement qui lui offrent l’occasion de se lancer dans la construction privée. Ces quelques cas, les plus célèbres, ne doivent pas faire oublier la présence de nombreux autres acteurs de l’architecture, comme les ingénieurs Francesco Bono, Roberto Moiraghi, M.A. Frapolli ou encore Giacomo Nicolai, qui construit l’école Benito Mussolini à Tripoli au début des années trente85.
71Si Italo Balbo, gouverneur de Libye de 1934 à 1940, ne prend pas personnellement position dans la question stylistique, son interventionnisme oriente les rapports de force entre architectes. En choisissant de nommer Di Fausto comme consultant officiel du pouvoir, il décide de ne suivre aucun des courants en lutte dans les revues d’architecture. Di Fausto est le seul architecte opérant à Tripoli qui ne prenne pas part à la polémique ni ne théorise à aucun moment un style particulier86. Il n’hésite pas à passer d’un style à l’autre, piochant dans l’environnement local et les traditions italiennes les divers éléments de ses réalisations. De ce fait il est certainement l’architecte le plus malléable, et donc le plus indiqué pour traduire la conception politique personnelle d’Italo Balbo, qui, en déclarant suivre l’exemple de Lyautey au Maroc, choisit une voie à contre‑courant des tendances lourdes de l’architecture fasciste. Di Fausto devient de ce fait la cible des autres architectes : Cabiati juge ainsi qu’il s’est laissé allé au « folklorisme », estimant que « dans les grands hôtels [de Tripoli], fréquentés qui plus est par les étrangers, un caractère italien clair aurait dû prévaloir sur la recherche de la couleur locale et des caractéristiques musulmanes »87. Pour M. Talamona, la position institutionnelle de Di Fausto est le signe de l’évolution de l’idéologie du régime vers la glorification d’un passé antique dont il se dit l’héritier88. S’il incarne une certaine monumentalité grandiloquente, il ne s’inscrit cependant pas dans la logique des constructions effectuées au même moment en Afrique orientale italienne. Son attention à l’environnement architectural arabe est au contraire en opposition avec la radicalisation raciste de l’architecture en Éthiopie. Sa présence doit donc être lue avant tout comme la marque de la politique personnelle de Balbo.
72Le gouverneur n’hésite toutefois pas non plus à confier certains des chantiers les plus importants à des personnages aussi divers que Pellegrini (auteur d’un « Manifeste de l’architecture coloniale » dénoncé par Alpago Novello pour son rationalisme intransigeant89) et Alpago Novello. En choisissant des architectes parfois concurrents, Balbo utilise les rivalités d’école pour asseoir son autorité. La dépendance envers les décisions du gouverneur fait de ce dernier le véritable pivot de la politique architecturale, contraignant les architectes à lui faire allégeance pour l’obtention des marchés publics. La querelle des architectes participe pleinement de ce qui a été décrit, pour qualifier le gouvernement de Balbo, comme un « système de cour », où la présence de nombreux artistes, spécialement invités par le gouverneur, permet à l’autorité publique d’étendre son action jusque dans le domaine du goût90.
73Un exemple permet d’illustrer le jeu des rivalités. En juillet 1934, Balbo charge Pellegrini de dresser les plans d’un restaurant sur la promenade Badoglio, en présence du podestà. Or le projet n’est pas approuvé par la Commission municipale d’urbanisme, où siège Di Fausto. Le projet est économiquement important pour Pellegrini, qui réclame en paiement la somme de 10 280 lires91. Ce dernier met en cause la décision de la commission en faisant remarquer que Balbo l’aurait oralement félicité pour son travail92. Bien que la Commission refuse de revenir sur sa décision, le recours de Pellegrini à la parole de Balbo souligne la valeur acquise par le jugement du gouverneur dans les attributions de commandes. Il ne peut cependant s’imposer contre l’avis de Di Fausto, lui‑même nommé consultant officiel par Balbo, et qui peut donc se prévaloir d’une plus grande légitimité institutionnelle. Le « Manifeste de l’architecture coloniale » de Pellegrini, publié en octobre 1936, approuvé par le Syndicat fasciste interprovincial des architectes de Lombardie, peut être lu comme une tentative de Pellegrini de faire valider officiellement un courant plus rationaliste, en forte opposition avec les choix de Di Fausto, non seulement au niveau national mais aussi dans le contexte précis de Tripoli93. La condamnation du manifeste par Alpago Novello, en coupant court à cette tentative, permet à ce dernier de chercher à réassurer sa position face au même Di Fausto, avec lequel il se trouve en concurrence dès 1934. À aucun moment, le gouverneur n’intervient directement, mais tous professent leur foi dans le régime et le gouvernorat.
74Les prises de position théoriques, si elles participent d’un jeu de rivalités, ne peuvent toutefois pas être considérées comme de simples éléments d’une stratégie personnelle. L’historiographie, soit qu’elle n’ait envisagé ces discours que dans la perspective large de l’ensemble de la politique italienne, soit qu’elle ait au contraire porté l’accent sur les enjeux professionnels et personnels, n’a finalement fait qu’une faible place à leur signification politique immédiate. Or ces prises de parole déterminent une perception nouvelle de la place des colonisés, dont les conséquences sont visibles dans la politique culturelle (cf. chapitre 10). La relecture de la maison arabe comme un héritage dégradé de la maison romaine n’est ainsi pas imputable uniquement au seul effet des oppositions entre courants moderniste et classicisant. En refusant, contre la position de Rava, de reconnaître une l’existence d’une architecture arabe propre, certains architectes viennent donner au début des années 1930 une caution scientifique à la négation de la parole des colonisés. La polémique architecturale vient ainsi en partie, quelques années après leur promulgation, valider les lois organiques de 1927 qui consacrent la coupure définitive entre colonisés et colonisateurs (les premiers ne peuvent ainsi plus prétendre à la nationalité italienne, comme ils en avaient théoriquement le droit jusqu’alors).
75Il y a, au fondement de la majorité des prises de position des architectes, la conviction partagée de la supériorité indiscutable du colonisateur et l’idée que l’architecture, plus que tout autre art, peut contribuer à l’exprimer. Cette conviction est explicite chez Cabiati94, mais on la trouve aussi chez Pellegrini, qui derrière sa défense d’une approche rationnelle de l’architecture, attribue à celle‑ci une « valeur sociale » qui repose sur une condamnation de la mentalité des colonisés :
L’architecture a une valeur sociale fondamentale : une fois que tous les bâtisseurs seront entrés dans cet ordre d’idée, on pourra influer sur l’indisciplinée paresse mentale des habitants […] et nos villes libyennes cesseront d’afficher le laisser‑aller architectural qui donne aujourd’hui une aussi mauvaise impression, mis à part quelques réalisations louables95.
76Il n’est donc pas possible de souscrire entièrement à la lecture de Boralevi, pour lequel l’attention déclarée de Pellegrini pour l’architecture locale révélerait une forme de compromis culturel96. Pour Pellegrini, l’étude de cette architecture n’a de sens que pour les informations techniques et scientifiques qu’elle peut livrer, notamment sur les moyens de s’abriter de la chaleur, de la lumière ou du vent. Elle ne signifie en aucun cas la reconnaissance de la culture ou d’une sensibilité autochtone97. Sa position est plus extrémiste que celle de Rava ou de Di Fausto, qui, soit en théorie, soit par la pratique, restent sensibles à l’esthétique des constructions locales.
77Si l’extrémisme de Pellegrini ou de Cabiati (exprimé différemment, mais aboutissant à la même négation du colonisé en tant qu’acteur de sa propre culture) n’est pas partagé par tous, l’ensemble des architectes à Tripoli participent à la consolidation de l’idéologie coloniale de type impérial que cherche à promouvoir le fascisme. Même dans le cas d’architectes mieux disposés à l’égard de la culture locale, tous sont persuadés – pour des raisons politiques, idéologiques, économiques, organisationnelles, ou tout simplement par suite du « fait colonial » qu'ils ne discutent pas et qui leur paraît naturel – qu'ils peuvent, en tant qu'Italiens, intégrer l’architecture arabe dans les projets architecturaux du régime mieux que ne le feraient les Libyens eux‑mêmes. C’est donc, dans leur optique, à bon droit que l'autorité politique italienne se réserve la décision finale sur ce qu'il faut on non construire, sous leur propre direction.
Mécanismes et applications. Pour une relecture de la politique urbaine
78La séparation des populations prévue dans le plan de 1934 est inséparable de la constitution d’espaces « hybrides » permettant au pouvoir colonial de reformuler les modalités de l’interaction sociale entre colonisés et Italiens98. K. Von Henneberg distingue ainsi dans son étude les espaces de domination exclusive, marqués notamment dans la ville nouvelle par la présence de la cathédrale, et ceux du contact entre Italiens et Libyens, désormais encadrés par la discipline fasciste. La Foire de Tripoli, en se présentant comme une reconstitution idéale de la colonie, doit agir comme le modèle de la politique coloniale fasciste, de même que la place de la forteresse, située entre la médina et la ville italienne, devient le lieu central de l’interaction entre colonisés et Italiens99. Hors de ces espaces symboles, les marchés et certains monuments, comme l’Arc de Marc Aurèle, auraient fait office de points de confluence entre les différentes populations. Ces espaces hybrides auraient été nécessaires au pouvoir colonial pour manifester sa puissance, mettre en scène la supériorité du peuple colonisateur et traduire symboliquement la dépossession des colonisés de leur propre ville.
79L’application effective d’une telle ségrégation n’est pas sans poser plusieurs questions sur les acteurs, les moyens et les effets de cette politique dans les pratiques et les relations sociales quotidiennes. M. Fuller a ainsi mis en évidence le décalage entre ce discours et l’absence de véritable application100. Se pose par ailleurs la question des véritables acteurs de cette politique. Comme le montre le cas des architectes, le renforcement de l’autorité du gouverneur ne signifie ni la fin des conflits internes à ce qu’il faudrait appeler, faute de mieux, les sphères dirigeantes (c'est‑à‑dire aussi bien l’administration et les institutions politiques que les personnalités et les groupes jouissant d’une certaine influence sur les choix du gouvernement local), ni l’établissement d’une ligne politique unique et invariable dans l’action des autorités. M. Fuller a montré que l’accentuation de la tendance ségrégationniste se manifeste à Tripoli d’abord parmi les ingénieurs de l’Office sanitaire municipal, moins sensibles à l’importance de la préservation que les architectes, et qui envisagent, à partir de 1935, la destruction du quartier de Zauia ed‑Dahmani pour en faire un quartier italien. Inversement, la théorisation officielle d’un urbanisme ségrégationniste en 1937 ne se traduit pas, à Tripoli, par un changement perceptible de la politique urbaine, malgré le projet, un temps émis, de vider la médina d’une partie de ses habitants101.
80Il convient donc de relativiser l’impact de la ségrégation et de la planification, soit qu’elles n’aient eu le temps de se mettre en place, soit qu’elles soient entrées en contradiction avec d’autres facteurs politiques qui en ont empêché l’application. Plus profondément, c’est la question de la nécessité même de cette ségrégation qui se trouve posée. L’hypothèse d’une domination reposant sur la mise en scène de certains espaces, comme la Piazza d’Italia, bien que séduisante, demande à être réinterprétée dans son contexte chronologique. C’est en effet lors de certaines occasions particulières que le pouvoir colonial se donne en spectacle, dans des rassemblements qui forment un simulacre de société coloniale idéale. Le cas le plus célèbre en est la manifestation organisée lors de la venue de Mussolini en 1937, où celui‑ci se voit remettre symboliquement « l’épée de l’Islam » par une délégation de notables musulmans102. Ordinairement, la place est un lieu de rendez‑vous hebdomadaire des organisations fascistes. Mais hors de ces moments, est‑il possible de parler d’une utilisation symbolique de la place telle que celle‑ci soit en quelque sorte « productrice » de domination ? Ce serait supposer que les symboles du pouvoir qui l’ornent aient une influence telle qu’ils puissent marquer effectivement les pratiques et les perceptions des habitants. Ici l’analyse historique s’épuise et se perd dans les suppositions, notamment eu égard au manque d’archives et de documentation permettant de confirmer ou d’infirmer une telle hypothèse.
81La question des acteurs ne peut être distinguée de celles des objectifs déclarés et des moyens utilisés dans la réorganisation de l’espace urbain. Le cas du quartier de Zauia ed‑Dahmani permet de préciser l’argumentation de l’administration municipale et du gouvernorat pour justifier le déplacement de la population du quartier. Lorsque l’Office technique de la municipalité de Tripoli propose « d’éliminer de cette zone importante le vieux noyau indigène », elle le justifie d’abord par la nécessité d’une unité architecturale conforme à sa nouvelle vocation touristique. L’enjeu financier n’est pas absent : la construction à venir du grand hôtel Mehari, appelé à être un des éléments de la nouvelle politique touristique, est signalée dès le début du rapport. Le second argument employé est d’ordre hygiénique : le quartier est jugé trop peuplé et malsain. Mais c’est aussi la volonté de mettre fin à l’existence d’une enclave de pauvreté désormais à l’ombre des édifices de prestige qui perce à travers ces propos. Le rapport mentionne les misérables boutiques et « les modestes logements pour métropolitains » qui le composent. Sa destruction permettrait de « supprimer la promiscuité non conseillable entre les métropolitains et les indigènes, qui était en voie de formation dans le quartier de Zauia ed‑Dahmani, et d’améliorer les conditions hygiéniques de la zone en l’assainissant définitivement »103.
82Ce dernier point n’est pas retenu par la Commission édilitaire qui, dans sa réunion du 8 août 1935 ne retient que les arguments architecturaux et touristiques104. L’inspecteur général des Travaux publics du ministère des Colonies n’approuve quant à lui le projet que sur la seule base de la fonction touristique105. Sans doute la nécessité de la séparation des colonisés et les Italiens est‑elle déjà suffisamment acquise pour ne pas avoir à être reformulée. Mais cette ségrégation emprunte, pour être exprimée, une argumentation qui évite généralement de la présenter comme une mesure purement raciale. Ce n’est pas la présence de colonisés qui est condamnée en soi, mais l’apparence misérable de l’ancien noyau villageois et la pauvreté de la population qui y réside. Les considérations sociales et hygiénistes sont, dans le schéma argumentatif, prédominantes sur celles d’ordre ethnique ou racial, même si le résultat est au final le même. L’expression même de « quartier indigène » doit être entendue, du fait de la présence de nombreux Italiens, comme faisant référence plus à l’aspect des maisons qu’à l’identité des habitants. L’idée de faire du quartier une zone « métropolitaine » n’est exprimée explicitement du reste que par la Direction des affaires civiles et politiques du gouvernorat en octobre 1936106. S’il y a donc là un cas de réaménagement de l’espace dans une optique raciale, celle‑ci n’est formulée en tant que telle que tardivement, et selon une justification annexe, ici essentiellement touristique. Surtout, Zauia ed‑Dahmani constitue un cas unique, n’étant pas suivi d’autres évacuations du même genre. Il est de ce fait difficile de parler d’une « reconstitution »107 effective de l’espace urbain, mais plutôt d’un ensemble de projets qui ne prennent forme que partiellement et lentement. Les multiples formes de ségrégation déjà existantes entre Italiens et colonisés, visibles dans l’encadrement des comportements ou dans l’inégalité des statuts juridiques et politiques, ne rendent pas nécessaire une telle séparation physique, qui doit être comprise davantage dans son sens métaphorique qu’effectif108.
83La focalisation sur les aspects théoriques et programmatiques a souvent conduit à négliger les contraintes matérielles, financières et politiques générales de la colonie, au point d’en effacer le souvenir. Dans ce sens, le discours sur l’architecture et la planification est parvenu au moins à l’un de ses objectifs, faire de la colonisation une question d’image, évitant de mettre en lumière les rapports de force et les conflits internes à la société coloniale pour en présenter une façade unie et ordonnée. Il apparaît dès lors nécessaire de rappeler les recommandations, jusqu’à présent jamais suivies d’effet, que formulait D. Matteoni dans sa courte introduction au numéro spécial de la revue Rassegna, consacrée en septembre 1992 à l’architecture dans les colonies italiennes en Afrique. Celui‑ci demandait que le rapport entre le fascisme et l’architecture soit replacé dans le cadre plus large des intérêts économiques et politiques qui se forment au cours des années 1920 et 1930 et déterminent, plus sûrement que les jugements esthétiques des architectes, les enjeux du développement urbain. La politique urbaine nécessiterait en conséquence d’être analysée « selon les mécanismes de valorisation et d’investissements soutenus par l’État ». Matteoni mentionne sans la détailler plus avant la coïncidence entre la profonde crise économique que traverse l’Italie à partir de 1936 et la prévalence donnée au même moment à la propagande urbanistique « aux dépens d’un programme effectif de gestion économique des territoires annexés »109. Ce sont ces pistes qu’il s’agit d’explorer à présent.
Notes de bas de page
1 Ferretti 1999.
2 Sur la critique de cette historiographie, Fuller 2006.
3 « Per una Tripoli più bella », L’Avvenire di Tripoli, 22 septembre 1929. Sur ce texte et son auteur : Talamona 1993 ; Fuller 1994 ; McLaren 1996.
4 L’Avvenire di Tripoli, 22 septembre 1929, « Nuovo concorso per progetti di costruzione‑tipo ».
5 Il est republié sous le titre de « Tripoli e l’edilizia coloniale moderna » in C.E. Rava, Nove anni di architettura vissuta, 1926, IV‑1935 XIII, Roma, Cremonese, 1935, p. 65‑75. Si M. Talamona a pu y déceler une « influence » du fils sur le père, la republication et la similitude du style avec les autres articles de C.E. Rava viennent confirmer que seul ce dernier en est le véritable auteur. L’attribution au père, réitérée dans la republication dont l’article fait l’objet dans la revue L’Oltremare, III, n°11, 1929, p. 458‑464, en novembre 1929, est donc le résultat d’une démarche volontaire, destinée à favoriser la confusion entre les domaines de la politique et de l’architecture. C’est sous le nom de C.E. Rava qu’il est cependant republié en 1935, sous le titre plus explicite de « Dobbiamo rispettare il carattere dell’edilizia tripolina » (notice sur Rava par L. D’Urso in Godoli – Giacomelli 2005). Il est certes toujours possible de faire l’hypothèse que M. Rava aurait repris le texte à son nom sans le consentement du fils. Outre qu’elle soit peu probable, cette supposition ne change pas les conclusions que nous pouvons faire de cette réappropriation.
6 Rava 1929. Le secrétaire du parti y définit les normes du comportement fasciste, menaçant qui oserait « redresser la tête » et se plaindre. Sur l’obligation de porter les symboles fascistes : L’Avvenire di Tripoli, 31 mars 1929.
7 L’Avvenire di Tripoli, 22 septembre 1929, « La difesa demografica. Gli operai disoccupati non potranno soggiornare nei centri urbani ». L’article informe de l’interdiction faite aux ouvriers au chômage de résider dans les grandes villes, au nom d’un ruralisme réputé plus sain. La nécessité de limiter l’afflux dans les grandes villes est proclamée une première fois en 1928 dans le « discours de l’Ascension ».
8 Bucciante 1937.
9 Cité par Giorgi 1932, p. 181.
10 Ibid., p. 182‑183.
11 Extrait du rapport Schanzler au Sénat cité par Pistolese in Sillani 1932, p. 150.
12 L’Avvenire du Tripoli, 17 novembre 1928. Le journal ne fournit ainsi les chiffres que de la population italienne, étrangère et juive, dont nous verrons les résultats plus loin. La municipalité de Tripoli avait pourtant imposé en 1925 la tenue de registres d’état civil pour la population musulmane (Dumasy 2005). En avril 1929, communiquant les nouvelles données démographiques, le journal se contente de se baser sur les résultats du recensement de 1925 et sur des « calculs approximatifs » pour supposer que la population musulmane a « certainement dû augmenter ». L’Avvenire di Tripoli,28 avril 1929.
13 Ibid., 21 juin 1929. En quatre mois, Tripoli aurait augmenté de 1223 habitants, dont près de 700 Italiens contre 176 Libyens musulmans. Comme le montre la note précédente, il est probable qu’il faille nuancer cette précision, dont la valeur est surtout symbolique, démontrant l’intérêt nouveau du pouvoir colonial pour une évaluation aussi précise que possible de la population musulmane.
14 Piccioli 1933, II, p. 1486.
15 L’Avvenire di Tripoli, « Lo sviluppo edilizio della città », 11 juillet 1929.
16 L’Avvenire di Tripoli, 22 septembre 1929, « Per una Tripoli.. », art. cit.
17 Le 26 septembre 1928 le gouverneur Badoglio avait ainsi institué une « Commission pour la reconnaissance des usages et des coutumes de la population indigène » composée du professeur Neghib el‑Hag, du commissaire Simeone Haggiag, du professeur Abdul Ali Rascid, de Ahmed el‑Gagigi et de Beniamino Baccah. Si les membres sont tous Libyens, trois ans plus tard la perspective a radicalement changé. Le premier numéro de la revue Tripolitania en octobre 1931 annonce la nécessité de faire place à une nouvelle science, le « traditionalisme », c'est‑à‑dire « les études folkloriques au sens noble du terme ». L’inscription dans le registre de la science se fait cependant au profit exclusif du regard européen.
18 « Di un archittetura coloniale moderna », republié dans Rava 1935, p. 103‑112. Rava y décrit en particulier les divers courants d’influences qui ont conduit à l’architecture locale, décelant non seulement l’héritage antique, mais aussi la forte présence de styles africains. Il y a donc bien plus, chez C.E. Rava, que la revendication d’une « romanité ». C’est cependant, de nouveau, moins l’opinion personnelle de l’auteur qui compte ici (car de portée relativement limitée pour la compréhension des enjeux historiques) que la lecture de ses écrits par ses contemporains dans la formulation plus générale de la politique coloniale.
19 Rava, 1929.
20 Fuller 1991, p. 117‑156 (traduction italienne de Id., 1988, p. 455 à 487).
21 Ibid., et Von Henneberg 1996b. Voir aussi l’article Rava dans Gresleri – Massaretti – Zagnogni, 2005, p. 377‑78.
22 D’Urso dans Godoli – Giacomelli 2005, p. 297.
23 « Urbanistica », De Grazia – Luzzatto, 2002.
24 Rava 1931, p. 108.
25 L’Avvenire di Tripoli, « La nuova opera d’arte di cui si adorna la nostra città », 1er avril 1929.
26 Cité par Piccioli 1933, p. 860.
27 Il Popolo di Trieste, 6 mars 1929.
28 Rava 1929.
29 Le 22 août 1929, F. Melloni s’interroge dans L’Avvenire di Tripoli sur l’opportunité d’appliquer en Libye la « Charte du Travail », concluant que si elle reste inapplicable (la colonie ne pouvant « faire l’objet d’un recours législatif »), il est nécessaire d’en respecter l’esprit. Le débat est relancé dans le même journal, le 20 octobre 1929, par A. Ravizza dans son article « La legislazione corporativa e la Libia ». Plus largement, les trois grands congrès coloniaux de 1931, 1932 et 1937 se focalisent sur la question de l’application des lois corporatistes. Cette question majeure dans les rapports entre colonisés et Italiens et dans la définition des droits des sujets coloniaux n’a pour l’instant pas fait l’objet d’études spécifiques.
30 Architettura e Arti decorative, « Il concorso per case‑tipo da costruirsi in Tripoli », avril 1930, p. 373‑379. Ces quatre catégories sont : maison composée d’un rez‑de‑chaussée et d’un seul appartement ; d’un rez‑de‑chaussée et de deux appartements ; d’un rez‑de‑chaussée et d’un étage, avec un seul appartement par étage ; d’un rez‑de‑chaussée et de deux appartements par étage. Chaque catégorie doit faire l’objet d’un projet, dont un « ayant une façade unique sur la limite de la voirie, l’autre ayant toutes les façades entourées par des jardins ». Les deux premières catégories devront en outre ne pas dépasser une surface de 12 mètres sur 12, la troisième 15 mètres sur 15 et la quatrième 21 mètres sur 21. Enfin, « tous les projets devront être de type économique, de 70 à 80 lires au mètre cube » et disposer d’une cuisine, d’une salle de bain avec WC et d’une baignoire. Tous les projets doivent parvenir au ministère des Colonies avant le 15 janvier 1930 et sont examinés par la Commission d’art et d’édilité de ce ministère.
31 « Il concorso per case‑tipo da costruirsi in Tripoli », Architectura e arti decorative, avril 1930, p. 373‑379 ; ainsi que Talamona 1993, p. 271. Le jury accorde le prix en raison de « l’interprétation simple et pleine de goût des formes de l’art méditerranéen » qui « se muent presque naturellement en formes de l’art moderne ».
32 « Un progetto per il concorso della Piazza della Cattedrale di Tripoli », Architettura e arti decorative, IX, fasc. XII, août 1930, p. 571‑576.
33 Rava 1935,p. 103‑112. Le jury est composé du sous‑secrétaire d’État aux colonies Alessandro Lessona, de Roberto Paribeni, de Domenico Bartolini, des architectes Enrico Del Debbio et Vincenzo Fasolo (représentant les syndicat national des architectes) et du député Cipriano Efisio Oppo. Architettura e arti decorative, IX, mai 1931, p. 436‑451. Cf. aussi Fasolo 1937.
34 « Il concorso per la sistemazione… » art. cit.
35 Von Henneberg 1996a, ch. 3 et 4, a mis en évidence la lutte des architectes pour s’affirmer professionnellement face aux ingénieurs en Italie à cette période.
36 Rava 1935, p. 104‑105.
37 Fuller 2006, p. 163.
38 Ibid. Parlant d’une « présomption d’Apartheid », Fuller estime que les déclarations d’intention du gouvernorat auraient eu plus d’impact sur les chercheurs que l’étude des réalisations effectives. La volonté de ségrégation notamment « n’aurait pas nécessairement régi les actions du gouvernement ».
39 Giacomelli – Godoli 2005, p. 210‑215.
40 ACS, MAI, 114. Municipio di Tripoli, Ufficio tecnico, Piano regolatore e d’ampliamento della città di Tripoli.
41 Ibid.
42 Talamona 1993, p. 274 ; Giacomelli – Godoli 2005, p. 52.
43 MJ, dossier « Municipio di Tripoli. Affari particolari del podestà ». Le podestà au commissaire principal Pio Gardenghi, 23 mars 1934. Cette lettre répond à une la demande adressée le trois mars 1934 à Italo Balbo par un ingénieur, A. Gaggia, cousin de la mère d’Alpago Novello, en faveur de la nomination de celui‑ci pour diriger l’application du plan. L’auteur y affirme notamment qu’« il ne faut pas que Tripoli devienne une citadelle sicilienne, mais qu’elle conserve toute sa couleur locale, au moins dans la limite du possible. Je crois que l’architecte Alpago est un homme capable d’assumer une telle responsabilité. Comme je te l’ai dit l’architecte Alpago est l’auteur du monument aux morts de Milan et a fait de nombreux travaux en Cyrénaïque et, je crois aussi, à Tripoli ». C’est la première phrase, plus que le reste, qui semble avoir entraîné la réponse cinglante du podestà.
44 Ce plan présente une version différente de celle des architectes Alpago Novello, Cabiati et Ferrazza présenté par la revue Urbanistica en 1934 (cf. fig. 28).
45 Alpago Novello – Cabiati – Ferrazza 1930.
46 Fuller 2000 montre que la préservation de la médina répond moins à une politique active qu’à l’indifférence relative des autorités pour un espace où l’urbanisme italien ne peut s’exprimer pleinement.
47 ACS, MAI, 114, Piano regolatore…, doc. cit.
48 Ibid.
49 Ibid.
50 « Urbanistica », in De Grazia – Luzzatto, 2002.
51 « Le case degli impiegati statali (INCIS) a Tripoli », Rassegna di architettura, 13, 1934, p. 275‑278, et Serrani 1935.
52 Ibid.
53 MdB 1932. Le texte est signé du podestà L. Del Giudice et du premier secrétaire, G. Bonfiglio. Une première version du plan, signée par Alpago Novello, Cabiati et Ferrazza est publiée en 1930 (Alpago Novello – Cabiati – Ferrazza 1930).
54 Badoglio demande ainsi que les édifices construits dans le centre ne dépassent pas une certaine hauteur, « de façon à ne pas obstruer la vue de la mer depuis le premier étage de la résidence du gouverneur ».
55 De Rege 1934, p. 128, écrit que « le plan doit être accompagné d’un règlement édilitaire et que « des normes esthétiques spécifiques seront prises pour empêcher les constructions effrontément exotiques ou prétentieuses et pour encourager une modernité et une simplicité bien en harmonie avec l’environnement et les constructions indigènes ». Il ne s’agit là toutefois que d’une simple supposition que rien, dans le texte conservé aux archives d’État, ne permet d’étayer.
56 Ibid., p. 128
57 DM, TP, 30‑4. Un premier décret approuvant l’idée de l’implantation du bassin de radoub est pris le 20 décembre 1928 (n° 16947). Le plan d’expropriation est approuvé par le décret du 7 août 1930 n° 10288.
58 ACS, MAI, 114. Municipio di Tripoli. Relazione sul piano regolatore e d’ampliamento della città di Tripoli. Schema di legge per l’approvazione del piano regolatore e di ampliamento della città di Tripoli, 1934. Ce document, tel que nous avons pu le consulter aux archives d’État à Rome, est incomplet, s’arrêtant à l’article 12.
59 Bucciante 1937, p. 4.
60 ACS, MAI, 114, Schema di legge..., doc. cit., article 2, alinéas 3 et 4.
61 Bucciante 1937, p. 4 et 5.
62 Ibid., p. 4 : « Le Gouverneur, personnellement, avec les membres de la Commission, s’est rendu sur les lieux, a individualisé les problèmes, a défini les lignes générales qui ont conduit aux solutions les plus brillantes ».
63 Ibid., p. 3.
64 Lettre à Armando Brasini du 24 juin 1935. Cité par Guerri 1998, p. 329.
65 Brice 1989, p. 102.
66 De Rege 1934, p. 128.
67 MdT 1936, p. 9.
68 DM, TP, 57, f. 2. sd.
69 Apollonj 1937b, p. 459; Romanelli 1923/1924, p.193‑211.
70 Von Henneberg 1996a, p. 220‑221 ; Ciucci 1993 a, p. 111‑112 et Ciucci 1993 b. Les premières théorisations d’un urbanisme propre à la colonisation semblent remonter dans le cas du Maroc à E. Joyant et aux plans d’extension des villes de Rabat, Mekhnès, Fès et Marrakech par H. Prost (Joyant 1923). C’est au début des années trente que ce mouvement débouche sur une réflexion globale et internationale, notamment à travers le congrès international d’urbanisme de Paris en octobre 1931 (Royer, 1932). Sur l’urbanisme colonial au Maroc : Abu‑Lughod 1980, Rabinow 1989, Wright 1991 ; Cohen – Eleb 1998, Baudouï 1999. Une première synthèse de la question se trouve dans Liauzu et al.,1985.
71 Talamona 1993; Fuller 1992, p. 211‑239 ; id., 2006; Von Henneberg 1996a, p. 215‑217.
72 Reitani 1979, p. 49‑64.
73 Ibid., p. 64.
74 Boralevi 1979, p. 65‑116.
75 Ibid., p. 71.
76 Rassegna, septembre 1992, et Gresleri – Massaretti – Zagnoni 1993.
77 Gresleri 1993, p. 231‑256.
78 Ciucci 1993, p. 323‑334.
79 Reitani 1979, souligne bien le caractère vague et convenu des indications stylistiques, qui traduit la difficulté de trouver un accord réel sur le sujet. Fuller 1991 et 1992, montre que le concept de modernité prend dans le discours architectural une valeur identitaire plus que stylistique et est un artifice plus théorique qu’une référence architecturale précise. M. Talamona considère d’ailleurs que la seule réelle ne fut pas entre les tenants du classicisme et ceux du rationalisme, mais entre les styles arabisant et éclectique, unanimement rejetés, et une modernité universellement revendiquée. Talamona 1993, p. 273.
80 Bosio 1937, p. 419 ; Ciucci 1993, p. 112 ; Gresleri 1993, p. 379‑202.
81 Von Henneberg 1996a, p. 116.
82 Von Henneberg, 1996a p. 136.
83 Le seul architecte « local », Oreste Frugoni, présent dès les années 1910 à Tripoli, et auteur du théâtre Miramare, est éclipsé par cette nouvelle génération. Auteur de plusieurs « expositions d’architecture coloniale » dans la première moitié des années 1920, actif encore au début des années 1930, il est totalement absent du débat architectural, qui condamne sa propre production, tournée vers le style mauresque et l’éclectisme.
84 Consoli 1993, p. 370‑378 ; et Giacomelli‑Godoli, 2005. Sauf indication contraire, nous renvoyons à ces deux ouvrages pour tout ce qui suit.
85 Sur l’architecture scolaire : Micacchi 1934.
86 Le seul article où il définit sa démarche, « Visione mediterranea della mia architettura », se trouve dans Libia, n 9, décembre 1937, p. 16‑18, où, outre l’attention à l’environnement local, il préconise l’utilisation de l’arc comme symbole de romanité. Son propos est loin cependant des polémiques sur la théorie de l’architecture.
87 Cabiati 1936, p. 344.
88 Talamona 1993.
89 Pellegrini 1936 b., et la réponse de Alpago Novello 1936, p. 390‑404.
90 Del Boca 1994, vol.II, p. 233‑246. Les relations personnelles entre Balbo et les artistes ont été étudiées en partie par Scardino 1993. Sur les artistes à Tripoli : Corò 1933, Delvecchio 1993 et Massaretti 1993.
91 MJ, Affari riservati, Pellegrini au podestà, 12 juin 1935.
92 Ibid., le premier secrétaire de la municipalité au podestà, 24 juin 1935.
93 Pellegrini 1936 a.
94 La position de Cabiati a déjà été amplement commentée par l’historiographie. Il vaut cependant la peine de rappeler ses propos. Pour Cabiati, « toute construction d’un peuple colonisateur qui ne soit pas privée, mais civile ou religieuse, dans un pays soumis à sa souveraineté, doit parler un langage très clair, tant aux peuples assujettis qu’aux étrangers. […] De même que nous parlons italien à Tripoli et à Benghazi comme à Rome, nous devons utiliser la même architecture » (1936, p. 340). C’est toutefois chez Reggiori que l’on trouve la formulation la plus nette du lien entre architecture et domination. Pour lui, « chaque peuple qui doit exporter sa propre civilisation, ou, pour mieux dire, coloniser, ne le peut s’il n’impose pas avec ses propres lois sa propre architecture. Car, depuis que le monde est monde, la civilisation et l’architecture ont marché du même pas » (1936, p. 342).
95 Pellegrini, 1936 p. 350.
96 Boralevi 1979.
97 Pellegrini 1936 b, p. 349‑350.
98 Von Henneberg 1996a p. 204 sq. ainsi que le chapitre 7.
99 Ce dernier exemple est développé dans Von Henneberg 1994
100 Fuller 2006, p. 153‑165.
101 Ibid.
102 Segrè 1987, p. 308‑310. Pour une description acritique et béate de cette manifestation : Gallopini 2001.
103 ACS, MAI, 114, Municipio di Tripoli, Ufficio tecnico. Relazione, 12 mars 1935. Voir aussi DM, Saha, 33‑7 et TP, 35‑13.
104 ACS, MAI, 114, Municipio di Tripoli, verbale della seduta della Commissione edilizia n° 23, 8 août 1935.
105 ACS, MAI, 114, ministère des Colonies, Direction générale des Travaux publics, rapport du 14 septembre 1935.
106 MJ, La direction des affaires civiles et politiques à la municipalité de Tripoli, 18 octobre 1936 n° 13634.
107 L’expression est employée par Von Henneberg 1996a, p. 252.
108 Fuller 2006, p. 166, propose le concept de « relations spatialisées », dans lesquels le contexte géographique ne serait qu’un des éléments d’une discrimination sociale plus complexe.
109 Matteoni 1992, p. 5.
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