« Tempi nuovi, vecchi uomini » (Silvio Spaventa). L’image du Mezzogiorno dans le dernier tiers du XIXe siècle
Texte intégral
1Dans sa thèse publiée en 1981, Français et Italiens à la fin du XIXe siècle. Aux origines du rapprochement franco-italien de 1900-1902, Pierre Milza précise que « la culture française [à la fin de l’ère crispienne], si l’on met de côté celle qui se rattache directement au monde ecclésiastique, s’organise autour de deux pôles d’attraction entre lesquels il existe une étroite corrélation. Le premier est l’École française d’archéologie et d’histoire1 (…), le second pôle d’attraction est constitué par l’Académie de France à Rome »2.
2Concluant sa brève mais stimulante analyse de l’École française de Rome, l’historien français écrit : « Nous avons [au Palais Farnèse] en permanence dans la Rome de la fin du XIXe siècle, un petit groupe de jeunes gens hautement cultivés, bien introduits dans les milieux intellectuels et dans la haute société romaine qui, en dépit de leurs divergences idéologiques, politiques, semblent avoir pris très au sérieux leur rôle d’ambassadeur de la culture française »3. Les enjeux d’une recherche sur l’histoire de la place et du rôle de l’École française de Rome en Italie sont posés. L’article de Philipe Boutry et de Charles Pietri, paru en 1993, les précise en rappelant comment sa naissance et ses premiers pas procèdent « de la volonté de réforme intellectuelle et morale »4 de la France que Renan appelle de ses vœux après le traumatisme de la défaite face à l’armée prussienne en 1870.
3Tous les témoignages et documents publiés dans À l’école de toute l’Italie5 illustrent la thèse de Claude Digeon à propos de la crise allemande de la pensée française, c'est-à-dire ce mélange entre la fascination pour l’érudition outre-Rhin (« Les désastres nous montrent cependant que ce sont les peuples lourds qui font la leçon aux peuples agréables »6) et cette insistance pour montrer la capacité de la science française de s’élever au niveau de sérieux de l’Allemagne, tout en déplorant « le dédain germanique pour le reste de l’univers »7. Le substantif « érudition » et l’adjectif « sérieux » sont les termes dont on recense le plus grand nombre d’occurrences dans ce recueil de documents. Citons à titre d’exemple significatif ces lignes du journaliste républicain Charles Bigot parues dans La Revue politique et littéraire, revue de cours littéraires du 11 décembre 1875 :
Ce n’était pas sans une sorte d’humiliation et de tristesse patriotique que les membres de l’École d’Athènes reconnaissaient – quelque question qui surgît devant eux et tentât leur curiosité – qu’ils rencontraient toujours vingt ouvrages étrangers à consulter, et souvent pas un seul travail français. Un petit nombre d’entre eux seulement, fermant avec obstination les yeux à la lumière, persistait à se contenter de ces généralités littéraires qui avaient suffi à la génération précédente.8
4L’histoire de l’École française de Rome s’inscrit donc dans la rivalité mimétique chère à René Girard, dont il a fait récemment la clé de lecture du rapport entre la France et l’Allemagne depuis l’époque de Germaine de Staël jusqu’à l’élection de Benoît XVI sur le trône de saint Pierre9 ; rivalité mimétique qui se ramène à un jeu de miroirs traduisant la méfiance complexe d’un peuple par rapport à l’autre. Mais ce jeu de reflets se complique avec l’émergence d’un troisième acteur : l’Italie. Auguste Geffroy (1820-1895), le second directeur de l’École, en a pleinement conscience. Terminant son rapport de synthèse à l’Académie des sciences morales et politiques (1876) il rappelle que « s’il est vrai, comme on l’a souvent répété, que l’alliance entre ces deux peuples (français et italien) soit plus naturelle et plus souhaitable que tout autre, il l’est aussi que le succès d’une fondation telle que l’École française de Rome est de nature à en préparer les voies »10. Loin d’être une simple tempête dans une coupe de champagne, l’incident entre Theodor Mommsen et Auguste Geffroy, lors de la réception à l’Accademia dei lincei donnée en l’honneur du célèbre savant allemand, témoigne de cet effort de rapprochement entre Italiens et Français sous le signe de la latinité11.
5Aussi ne convient-il pas de « réduire les relations entre l’École et l’Italie à la seule question des autorisations de fouilles : par ses travaux, voire par sa seule présence, l’École française contribue au développement de la notion de latinité au sens de culture et d’origine commune, servant ainsi, inconsciemment, les desseins de la diplomatie. En effet, le rapprochement franco-italien, qui s’opère de 1896 à 1904, est fondé sur l’idée que la France et l’Italie, nations sœurs, ne sauraient s’opposer en cas de conflit et à ce titre, l’École française a peut-être joué le rôle de témoin de moralité pour des diplomates plus inquiets de la fin que des moyens »12.
6Soucieuses de l’équilibre entre l’ordre et la liberté, l’Allemagne et la France influencent, aussi profondément l’une que l’autre, le destin du jeune Royaume italien qui ne peut donc pas, selon le mot de Giuseppe Verdi, ne pas marcher « senza essere appogiato al braccio dell’uno o dell’altro »13. Il n’est donc pas surprenant que, dans le domaine scientifique, la France et l’Allemagne soient traitées sur un pied d’égalité : Albert Dumont (1842-1884) et Wilhelm Henzen (1816-1887), archéologue allemand et premier secrétaire de l’Institut archéologique allemand à Rome entre 1856 et 1887, siègent l’un et l’autre, sur décision de Ruggiero Bonghi, ministre italien de l’Instruction publique, au Conseil supérieur de l’Instruction publique italien.
7Ce bref détour par des considérations désormais bien établies dans des ouvrages classiques, au premier rang desquels la remarquable étude de Federico Chabod sur l’histoire de la politique extérieure italienne de 1870 à 1896, et confirmées par le passionnant recueil d’analyses et de témoignages reproduits dans À l’école de toute l’Italie, est toutefois nécessaire car il montre que l’histoire du Mezzogiorno – ou de la représentation que l’on s’en fait – ne peut se comprendre en dehors du projet porté par l’élite italienne, et tout particulièrement par les intellectuels méridionaux, d’élever leur pays au standard de vie matérielle et spirituelle des nations les plus développées, à commencer par la France et par l’Allemagne. C’est dans cette direction qu’il nous semble devoir chercher à établir la signification pour les Italiens et pour les Français de l’engagement de l’École de Rome pour l’étude du passé et peut-être aussi du présent de l’Italie méridionale. Nous ne pouvons nous livrer hic et nunc à cette enquête qui suppose un travail sur les archives de l’École française de Rome et notre brève contribution consistera seulement à esquisser les conditions d’une étude sur la place du Mezzogiorno au sein de l’intelligentsia italienne dans le dernier tiers du XIXe siècle.
Regards critiques sur le Mezzogiorno : Gentile et Spaventa
8Dès les lendemains de l’Unité, la perception du Mezzogiorno, et en particulier de son niveau culturel qui nous intéresse ici, donne lieu à des lectures inquiètes. La plus célèbre concernant la Sicile14 est celle que propose Giovanni Gentile (1875-1944)15 dans son essai au titre sans ambiguïté, Il tramonto della cultura siciliana (1917). Il est intéressant de souligner que le philosophe néo-idéaliste écarte d’emblée du champ de la culture sicilienne les écrits des Siciliens immigrés au prétexte qu’ils ne participent pas au mouvement spirituel caractérisant leur région natale puisqu’ils inscrivent leur pensée dans le cadre de la culture nationale et internationale, la seule à la hauteur des enjeux du Zeitgeist. Pour Gentile, la culture sicilienne du XIXe siècle se caractérise par la faiblesse de son contenu et par son attachement stérile à la tradition. Séquestrée par la mer et par la politique des Bourbons, l’intelligentsia insulaire perd le contact avec le continent, et donc avec l’Europe, pour se refermer et se renfermer sur sa spécificité en retard sur la marche de l’esprit du monde. Gentile ne déplore pas tant le goût de l’érudition pour la culture régionale que le refus des intellectuels siciliens de la génération pré-unitaire, et en particulier des deux principaux d’entre eux, l’historien Rosario Gregorio (1753-1809)16 et l’historien et physicien Dominico Scinà (1765-1837), d’adhérer au romantisme et à l’idéalisme, c'est-à-dire d’être restés sourds ou hostiles à l’effort de conciliation entre les principes apportés par les Lumières et par la Révolution d’un côté et, de l’autre, les anciens idéaux religieux retravaillés à l’époque de la Restauration. En restant attaché à la philosophie sensualiste et matérialiste du XVIIIe siècle et en refusant de concevoir que si l’homme doit être libéré des superstitions extra-mondaines et des privilèges de castes, il convient avant tout de le saisir comme intériorité, c'est-à-dire comme esprit et comme moralité, le milieu culturel sicilien s’est arrêté à une étape antérieure et désormais révolue dans la marche de l’esprit du monde. Prisonnière de son régionalisme, cette culture sicilienne ne peut qu’entrer dans un processus de dissolution après 1860 qui se traduit par la prospérité du positivisme qui trouve un terreau idéal pour se développer dans le matérialisme insulaire, alors que le reste de l’Italie est désormais gagné par le retour de la philosophie idéaliste. Le grand mérite de Giuseppe Pitrè (1841-1916), dont Gentile trace un portrait élogieux, est précisément d’avoir pris conscience de la nécessité de conserver avec méthode les documents d’une époque désormais définitivement morte.
9Moins polémique, plus problématique, plus articulée et en définitive plus profonde se révèle l’analyse de Silvio Spaventa (1822-1893). Différence de génération et de tempérament, mais plus encore différence entre la culture politique napolitaine et celle sicilienne. Si Silvio Spaventa reconnaît sa dette envers Hegel, le fondateur du journal Il Nazionale est avant tout l’héritier de la tradition napolitaine des Lumières et du jacobinisme. Cette culture politique de matrice française le rend particulièrement sensible au fait que seule la Révolution de 1789 a mis fin à la féodalité en faisant dépendre l’administration de la seule autorité et de la seule souveraineté de l’État17.
10Comme l’a montré de manière convaincante Giulio M. Chiodi18, la coïncidence recherchée entre rationalité et réalité est beaucoup plus intellectualisée dans la réflexion de Spaventa qu’elle ne l’est dans celle de l’auteur de La phénoménologie de l’esprit. Il en découle un volontarisme de la pensée dont la mission est d’appliquer des modèles auxquels la réalité doit, ou devrait, se plier. Plus qu’à l’école de Hegel, Silvio Spaventa inscrit sa réflexion dans la lignée des premiers théoriciens du Rechtsstaat. Dans la défense et l’illustration spaventiennes de l’État de droit italien, il est important de comprendre, au regard de l’objet de cet article, qu’il appréhende la Sittlichkeit hégélienne sous la forme des droits, des intérêts et des appétits qui ne trouvent leur place que disciplinés dans la loi en tant que cette dernière est la traduction juridique de la raison éduquée. Aussi, aux yeux du philosophe napolitain, la loi, qui maintient uni tout le corps social, est-elle menacée par les partis politiques – d’où la célèbre thématique de la justice dans l’administration19 – mais aussi par les forces sociales encore liées aux vieux systèmes pré-unitaires dont l’objectif demeure de subvertir le nouvel ordre constitutionnel né avec et par l’État-nation italien. Spaventa sait d’expérience que la société méridionale, particulièrement arriérée et caractérisée par une hétérogénéité source de conflictualité, se révèle un obstacle à l’édification nécessaire d’un corps socio-institutionnel unitaire et stable, c’est-à-dire, pour utiliser le vocabulaire hégélien, qu’elle demeure une société, un regroupement d’individus, et n’est pas encore une communauté spirituelle. Les méridionaux doivent donc impérativement être guidés par l’État, seul conscient et porteur des hauts devoirs de la civilisation. Dans le Mezzogiorno, la loi a une fonction civilisatrice affirmée. L’État national doit donc être fort et centralisé car c’est à lui que revient la mission de façonner la société civile méridionale.
11La place du Midi italien dans la pensée de Silvio Spaventa ne se comprend que dans cette dernière perspective conjuguant les principes du Rechtstaat allemand avec la centralisation jacobine du style français, qui a profondément marqué le destin de Naples au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, comme celui de l’organisation administrative et juridique piémontaise. Conscient des retards de la culture méridionale, Spaventa n’entend pas que la société prenne le pas sur l’État car seul ce dernier est l’instrument actif de l’unité, tandis que la société civile italienne, tout particulièrement celle méridionale, est parcourue de forces centrifuges attachées à leur petite patrie ou nostalgiques du temps des Bourbons.
Eviter que le Mezzogiorno ne devienne la Vendée du nouvel Etat italien
12Toutefois, les patriotes italiens méridionaux, au premier rang desquels Silvio Spaventa, Ruggiero Bonghi (1826-1895) et Francesco De Sanctis (1817-1883), membres éminents de la Droite historique qui joue un rôle décisif dans la création du jeune État italien, n’estiment pas pour autant que les problèmes du Midi méritent une place privilégiée dans le cadre de la politique nationale. Comment expliquer ce paradoxe ? Suivant l’interprétation classique proposée par Croce, les intellectuels napolitains modérés n’auraient pas eu la capacité politique d’encadrer la société car ils avaient une ignorance des problèmes réels de leur pays et se seraient considérés abstraitement supérieurs aux forces sociales existantes20.
13Substantiellement fondée, l’herméneutique crocienne mérite toutefois d’être précisée. Ainsi, l’analyse précise21 de la conduite de Silvio Spaventa en qualité de secrétaire général pour l’Intérieur et la Police, à l’époque du brigandage, traduit son souci premier de rétablir l’ordre mais, au-delà de cette lecture conjoncturelle des problèmes, son dessein stratégique est d’assurer au nouveau régime l’appui de la bourgeoisie, celle méridionale comprise. En refusant de cautionner une répression aveugle mais en ne poursuivant pas, dans le même temps, son combat en faveur de la diffusion de la petite propriété méridionale22, Spaventa constate que l’État ne peut pas être soutenu dans le Mezzogiorno par les seuls libéraux de bonne et antique foi mais qu’il doit aussi compter sur le soutien, au moins passif, des couches de la société attachées à leurs privilèges et qui seraient prêtes à les défendre en faisant le jeu des forces réactionnaires. En définitive, Spaventa a donc conscience des problèmes sociaux du Mezzogiorno, et tout particulièrement de la très inégale répartition des terres mais, tout à son effort d’ancrer l’État de droit libéral dans le Midi, il comprend qu’il n’y a pas d’autre solution possible immédiate pour y favoriser le progrès de l’esprit public que d’œuvrer pour l’égalité civile avant de militer pour l’égalité sociale. Si le Mezzogiorno est le grand absent des textes les plus célèbres de Silvio Spaventa, cette absence ne doit donc pas masquer que son expérience politique, de l’époque de la dictature garibaldienne à celle des états de siège consécutifs au drame d’Aspromonte, lui fait prendre conscience de la fragilité du nouvel État dont les bases reposent sur le consensus d’une minorité libérale, isolée au milieu d’une population inculte, influençable par le clergé, par les partisans de la petite patrie, ou encore par les thuriféraires des Bourbons, en un mot, par les forces du passé et par les idéaux du vieux monde pré-étatique.
14Pour Spaventa, le Mezzogiorno est une Vendée qui peut triompher et retarder le cours de l’Histoire si l’État italien renonce à son rôle directif et si l’intérêt général s’efface devant les intérêts particuliers. Face au Risorgimento, chaque couche sociale du Mezzogiorno n’a-t-elle pas toujours cherché son propre intérêt : les paysans luttant pour la répartition des terres à laquelle ils aspirent depuis si longtemps, les propriétaires estimant que le nouveau régime doit diminuer les taxes foncières en vigueur sous les Bourbons tout en favorisant l’essor des produits de l’agriculture méridionale, la classe moyenne réclamant, quant à elle, de nouveaux emplois pour ses rejetons ? Spaventa résume cette situation par une belle formule : « Non vi furono nuovi tempi e nuovi uomini, ma tempi nuovi e vecchi uomini »23.
15En attendant que l’œuvre d’éducation de l’État commence à porter ses fruits en favorisant l’élargissement du consensus en faveur de l’État de droit italien, il faut combattre, sans état d’âme mais avec le souci de la justice, les tendances centripètes et l’esprit de clocher afin d’éviter de reproduire l’erreur de 1799 lorsque la révolution napolitaine fut renversée par l’insurrection des provinces.
Naissance de la question méridionale
16Simplifiées et donc déformées, ces inquiétudes d’une des personnalités les plus éminentes de la Droite historique vont donner corps à la question méridionale.
17Comme l’a montré l’historien Giuseppe Giarrizzo, c’est de l’élection législative de 1874 que date la question méridionale. En effet, celle-ci n’est pas le constat déjà ancien du dualisme entre le nord et le sud de la péninsule italienne mais la prise en compte du paradoxe dangereux, aux yeux de la Droite historique et d’une large partie de l’élite italienne – élite méridionale comprise24 –, que le sud, c'est-à-dire la partie la moins développée du pays, impose un changement politique ne pouvant déboucher que sur une régression catastrophique. Toutefois, les résultats des élections législatives de 1874 font prendre conscience à la classe dirigeante, encore au pouvoir pour deux ans, que sa politique répressive se révèle insuffisante et qu’il convient d’abord de mieux connaître la réalité socio-économique insulaire. Aussi le gouvernement décide-t-il de lancer une grande enquête officielle, la première d’une longue série. Sous la houlette du sénateur Agostino Bertani (1812-1886), trois députés, trois sénateurs et trois conseillers d’État se rendent en Sicile au début de novembre 1875. Durant l’automne et l’hiver 1875-1876, ils organisent cent quatre audiences dans quarante villes. Les conclusions de l’enquête sont soumises à la représentation nationale par le député Romualdo Bonfadini, le 3 juillet 1876. Mais ces conclusions ne sont pas prises en considération par la Gauche qui vient de renverser le dernier gouvernement de la Droite historique en mars 1876, avant de consolider sa victoire par un triomphe aux élections législatives du 4 novembre de la même année. L’enquête privée conduite à la même époque par de jeunes intellectuels toscans proches de la Droite, Costantino Sidney Sonnino (1847-1922) et Leopoldo Franchetti (1847-1917), aidés par le journaliste Enea Cavalieri, connaît plus d’échos. C’est véritablement à partir de la publication de leur travail que se dessine l’image du Mezzogiorno comme terre du féodalisme et de la criminalité organisée avec sa campagne arriérée, sa société rurale sclérosée et ses contrats agraires léonins pour les paysans25. De cette enquête ressort l’idée que la rédemption de la Sicile ne peut pas être le fait du paysan, ni du propriétaire, ni même des intellectuels, mais qu’il est du devoir de la classe politique nationale de l’élever de l’état de barbarie à celui de la civilisation.
18À cette herméneutique proposée par les politiciens et les intellectuels de la Droite historique, la Gauche répond en rappelant le rôle joué par le Midi, et en particulier par la Sicile : « Sans la Sicile, l’Italie n’est pas une nation » affirme Agostino Depretis lors du débat parlementaire sur la loi Cantelli (juin 1875) prévoyant le recours à la force contre le brigandage et la mafia en Sicile. Loin de constituer un péril pour l’unité nationale, la victoire de la Gauche, grâce aux voix des méridionaux, signifie tout au contraire un renforcement de celle-ci puisqu’elle favorise la rencontre puis l’amalgame entre la classe dirigeante méridionale et celle du centre nord de la péninsule.
19Le vote de 1874, confirmé par celui de 1876, marque un retour en force de la présence du Mezzogiorno au sein du régime politique national, présence qu’il avait eu avec Garibaldi avant de la perdre sous la Droite historique. Pendant près d’un demi-siècle, le Midi va être aux avant-postes de la scène intellectuelle et politique italienne. Mais la question méridionale n’en est pas pour autant terminée. L’arriération du Sud continue d’être un thème largement débattu. En liaison avec la popularité des thèses de l’Anthropologie criminelle de Cesare Lombroso (1835-1909)26, se développe toute une herméneutique de l’infériorité raciale des méridionaux qui en ferait une classe de délinquants contre laquelle la société « normale » doit se défendre.
20Mais la question méridionale prend aussi la forme d’une récrimination mettant en avant l’exploitation coloniale subie par le Midi au profit du nord du pays. Derrière leur apparente opposition, ces deux lectures se rejoignent en tant qu’elles soulignent l’altérité radicale entre le nord et le sud de la péninsule italienne. Il en découle que l’histoire des mouvements culturels et politiques dénonçant de manière fantaisiste ou rigoureuse les modalités du déséquilibre économique et social entre le nord et le sud de l’Italie se surimpose à l’histoire des conditions réelles des transformations du Mezzogiorno italien. Pour le dire d’un mot, si la question méridionale est un problème politique et intellectuel très important de la vie nationale italienne, elle ne suffit pas à résumer l’histoire de l’Italie, ni même celle du Mezzogiorno continental et insulaire.
21Il faut attendre les années 197027 pour que les historiens entreprennent une histoire de la Sicile délivrée des préjugés méridionalistes qui font d’elle une civilisation paysanne figée, quasiment immobile, depuis le Moyen Âge, où après l’Unité, tout aurait changé pour que rien ne change puisque la structure féodale de la société serait restée fondamentalement la même. Contrairement à l’image du Mezzogiorno assimilé à un vaste latifondo possédé par un propriétaire absent, vivant de ses rentes à Palerme ou à Naples dans un luxe insolent et obsolète tandis que ses paysans enfoncés dans la misère sont exploités sans vergogne par le gabellotto mafieux, les historiens mettent désormais en relief les dynamiques sociales et politiques du Mezzogiorno du dernier tiers du XIXe siècle. Cette révolution historiographique, menée à l’origine par un groupe de jeunes historiens à l’assaut des chaires universitaires prestigieuses du Mezzogiorno, a conduit à récuser la représentation de l’Italie méridionale réduite « à une sorte de non histoire, à la frustrante histoire de ce qui n’avait pu être (…) à un dérivé, un résidu de l’histoire des autres, incarné dans les réalités plus avancées du développement économique, c'est-à-dire du Nord »28. Mais en plus de la critique sans appel contre les explications stéréotypées, ces historiens se sont efforcés avec succès d’analyser les conditions réelles, économiques et sociales, et, plus tardivement et avec un peu moins de bonheur, politiques et culturelles du Midi.
La contribution des intellectuels méridionaux
22Il convient portant de ne pas oublier que les dynamiques urbaines et politiques largement étudiées ne sont que la traduction d’une vie culturelle, elle-même très active. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, les élites et les institutions culturelles méridionales ne sont nullement enfermées dans un particularisme clos sur lui-même mais ouvertes aux courants intellectuels européens les plus modernes : le socialisme29, le positivisme30, le nationalisme31. L’université de Palerme et celle de Naples sont parmi les plus prestigieuses de la péninsule. Le Mezzogiorno compte aussi des maisons d’édition de renom : Giannotta à Catane, Reale Stamperia, Clausen, Reber et Sandron à Palerme, Principato et d’Amico D’Arena à Messine, Morano, Raimondi, Perrella et Ricciardi à Naples, sans oublier la Laterza qui voit le jour à Bari en 1901. À un niveau plus modeste, fleurissent des musées municipaux et des sociétés savantes comme la Società siciliana di storia patria dont le mot d’ordre est de cultiver « l’amore antico, costante, della nativa isola, conjunto a quello di tutta l’Italia »32. Se multiplient encore les travaux d’érudition locale rédigés par des avocats, des médecins ou encore des maîtres d’école, dans ce même esprit de montrer que la gloire de la petite patrie rejaillit sur celle de la grande patrie. En définitive, ce mouvement d’insertion de la culture régionale des provinces méridionales dans la culture nationale réalise en partie le programme voulu par Silvio Spaventa : l’intelligentsia méridionale joue un rôle décisif dans le renouvellement de la culture nationale italienne, une culture de plus en plus reconnue et respectée en Europe33.
23Pourquoi les intellectuels méridionaux sont-ils à la pointe de cette modernisation de la culture nationale tel qu’elle se manifeste dans les premières décennies post-unitaires ?
24À leurs yeux, la terre de Giordano Bruno et de Federico Campanella a déjà joué un rôle important dans le mouvement de circulation des idées car l’esprit moderne européen ne se limite pas aux rives de l’Arno et aux écrits de Machiavel mais trouve son couronnement, ou plus exactement sa renaissance, avec Giambattista Vico. Après la disparition de ce dernier, le flambeau de la civilisation passe dans d’autres mains : anglaises, françaises, et peut-être et surtout allemandes avec Emmanuel Kant puis G. W. F. Hegel. Fiers du passé de leur terre, les intellectuels méridionaux estiment que leur mission historique est désormais de permettre à l’État-nation italien de devenir de nouveau un acteur de premier plan dans la marche de l’esprit du monde. Mais un tel programme suppose non seulement de reconnaître la grandeur du passé mais aussi d’être conscient des difficultés du présent et, en particulier, du caractère « bien difficile, sinon impossible »34 de faire pénétrer dans le peuple les conceptions de l’esprit nouveau. Les intellectuels méridionaux sont particulièrement sensibles à cette difficulté car ils ressentent fortement la fracture entre la culture de l’élite tournée vers la modernité et le caractère misonéiste de la société méridionale vivant encore sous le signe du féodalisme : le peuple méridional est encore en retard dans le cycle de l’Histoire et demeure donc une menace pour le nouveau régime issu du Risorgimento. Aussi, à la différence de leurs aînés, par exemple Carlo Pisacane (1818-1857), éduqués par les idéaux mazziniens, les intellectuels méridionaux post-unitaires ne croient plus à la potentialité révolutionnaire du peuple méridional mais tout au contraire ils la redoutent et préfèrent donc les plus souvent défendre sans ambages des thèses libérales mais élitistes hostiles à la démocratie35.
25En travaillant sur le riche patrimoine archéologique et scripturaire du Midi italien, les membres de l’École française de Rome ont été assurément confrontés à cette réalité d’un Mezzogiorno double, à la fois terre de haute culture et patrie des lazzaroni chantée par les poètes. Ont-ils porté témoignage dans leurs recherches et dans leurs souvenirs de cette place complexe et ambivalente du Mezzogiorno tiraillé entre la richesse de son passé et la misère de son présent ? N’ont-ils été sensibles, comme ces nombreux voyageurs, qu’aux aspects superficiels et folkloriques d’une société si éloignée de leur culture ? À l’instar de Goethe, n’ont-ils vu dans la Grande Grèce et dans la Sicile que la clé pour ouvrir la compréhension de l’Antiquité ? Façonnés par une culture politique républicaine s’enracinant de plus en plus dans le peuple français, ont-ils compris le drame vécu et théorisé par les intellectuels méridionaux ? Enfin, en étudiant l’histoire des Normands ou celle des Angevins en terre italienne, ont-ils participé à cette « riposta latina alla grande invasione di archeologi e storici tedeschi in Italia »36 ? Il nous semble que telles sont les questions que devrait susciter l’étude de la présence de l’École française de Rome dans le Mezzogiorno italien entre 1873 et l’époque giolitienne, questions auxquelles ce bref article ne saurait constituer qu’une modeste introduction.
Notes de bas de page
1 P. Milza, Français et Italiens à la fin du XIXe siècle. Aux origines du rapprochement franco-italien de 1900-1902, Rome, 1981 (Coll. EFR, 53), p. 308.
2 Ibid., p. 310.
3 Ibid. p. 309.
4 P. Boutry et C. Pietri, L’École française de Rome : présentation historique, article publié en italien en 1993 traduit en français et reproduit dans À l’École de toute l’Italie. Pour une histoire de l’École française de Rome, dir. M. Gras, Rome, 2010 (Coll. EFR, 431), p. 343-368, à la p. 345.
5 Voir note précédente.
6 E. Vinet, L’École française d’archéologie, à Rome, dans Le Journal des débats, 10 juin 1873, article rééd. dans À l’École de toute l’Italie..., p. 64-70, à la p. 70.
7 Ibid., p. 67.
8 C. Bigot, L’École française d’Athènes et l’École française de Rome, dans La Revue politique et littéraire, revue de cours littéraires, 11 décembre 1875, article rééd. dans À l’École de toute l’Italie..., p. 37-61, à la p. 47.
9 R. Girard, Achever Clausewitz, Paris, 2007.
10 A. Geoffroy, L’École française de Rome, ses origines, son objet, ses premiers travaux, dans Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques. Compte rendu, 1876, article rééd. dans À l’École de toute l’Italie..., p. 77-99, à la p. 99.
11 Sur cet épisode, voir l’article de L. Madelin, L’École française de Rome, dans Revue hebdomadaire, mars 1909, article rééd. dans À l’École de toute l’Italie..., p. 113-139, aux p. 123-124.
12 G. Ferragu, L’École Française de Rome, une annexe de l’ambassade ?, dans MEFRIM, 114-1, 2002, p. 75-87, à la p. 84.
13 Cité par F. Chabod, Storia della politica estera italiana dal 1870 al 1896, Rome-Bari, 1997 (1re éd. 1951), p. 477.
14 La Sicile est l’un des deux grands pôles culturels du Midi italien, l’autre étant bien évidemment Naples et la Campanie.
15 Sur la pensée de Giovanni Gentile, voir J.-Y. Frétigné, Les conceptions éducatives de Giovanni Gentile. Entre élitisme et fascisme, Paris, 2006.
16 Pour une présentation de Rosario Gregorio, voir J.-Y. Frétigné, Histoire de la Sicile des origines à nos jours, Paris, 2009, p. 277-279.
17 Il est intéressant de souligner que le juriste napolitain Giovanni Manna (1813-1864), un des fondateurs du droit administratif italien moderne, intellectuellement éloigné des thèses hégéliennes, prend pleinement conscience dans son étude sur Il diritto amministrativo del regno delle Due Sicilie (Naples, 1840-1842) que la construction et l’affirmation de l’État moderne passe nécessairement par son affranchissement de toutes les formes du pouvoir féodal.
18 G. M. Chiodi, Sull’idea di Stato di Silvio Spaventa, dans Istituto italiano per gli studi filosofici, Gli hegeliani di Napoli e la costruzione dello Stato unitario, Rome, 1989, p. 217-266.
19 Silvio Spaventa discute de ce thème dans plusieurs discours devenus aussitôt célèbres : Il primo anno del governo della Sinistra (Bergame, 17 avril 1877), La politica e l’amministrazione della Destra e l’opera della Sinistra (Rome, le 21 mars 1879) et surtout Giustizia nell’amministrazione (Bergame, 7 mars 1880).
20 Benedetto Croce, Una famiglia di patrioti, Bari, 1919.
21 Voir A. Scirocco, Silvio Spaventa e il Mezzogiorno negli anni dell’unificazione, dans Istituto italiano per gli studi filosofici, Gli hegeliani di Napoli..., cit., p. 201-215.
22 Silvio Spaventa est en faveur d’une intervention de l’État dans le domaine économique comme en témoigne le discours Lo Stato e le ferrovie qu’il prononce à la Chambre des députés le 24 juin 1876.
23 S. Spaventa et R. de Cesare, Una famiglia di patriotti. Ricordi di due rivoluzioni in Calabria, Rome, 1889, p. 238.
24 Le refus de Vittorio Emanuele Orlando (1860-1952) et celui de Gaetano Mosca (1858-1941) de la souveraineté populaire au nom de la défense de la souveraineté de la personne de l’État pour le premier, et, pour le second, du caractère illusoire des choix politiques des majorités toujours instrumentalisées par des minorités organisées, témoignent de la défiance de ces deux intellectuels siciliens à l’égard de la société civile italienne et particulièrement méridionale, dont ils mettent en avant de nombreux exemples de corruption et de comportements culturels arriérés.
25 Cette enquête comprend deux grands volets : une étude des conditions administratives et politiques de la Sicile rédigée par Franchetti et une autre sur les paysans en Sicile écrite par Sonnino.
26 Sur l’importance de Lombroso dans l’histoire italienne et en particulier sur les représentations du Mezzogiorno, nous nous permettons de renvoyer à J.-Y. Frétigné, Biographie intellectuelle d’un protagoniste de l’Italie libérale : Napoleone Colajanni, Rome, 2002 (BEFAR, 312).
27 Voir M.-A. Matard-Bonucci, Quelques tendances de l’histoire économique et sociale du Mezzogiorno contemporain, dans Sud, 1, 1991, p. 41-70 et J.-Y. Frétigné, Du sicilianisme à l’histoire de la Sicile, dans Sud, 2, 1998, p. 853-875.
28 P. Bevilacqua, Breve storia dell’Italia meridionale dall’Ottocento a oggi, Rome, 1993, p. VIII.
29 En témoigne l’important mouvement des ligues siciliennes des travailleurs en 1892-1894.
30 En témoignent, entre autres exemples, les écrits de Francesco Saverio Nitti et ceux de Napoleone Colajanni.
31 À titre d’exemple, nous pouvons citer l’œuvre de Pasquale Turiello.
32 S. Leone, « Per una storia delle strutture culturali : la Società di storia patria », dans La Sicilia, dir. M. Aymard et G. Giarrizzo, Turin, 1987, p. 861-879, à la p. 864.
33 Limitons-nous ici à mentionner trois intellectuels siciliens de renom international : Vittorio Emanuele Orlando à l’origine du droit constitutionnel et administratif italien, Gaetano Mosca, le fondateur de la science politique et Napoleone Colajanni, sociologue criminaliste et principal adversaire des thèses de Cesare Lombroso.
34 Propos de Bertrando Spaventa cité par G. Calabro, Bertrando Spaventa e l’idea dello Stato moderno, dans Istituto italiano per gli studi filosofici, Gli hegeliani di Napoli..., cit., p. 168.
35 Sur les conceptions élitistes des intellectuels italiens, et particulièrement des intellectuels méridionaux, voir J.-Y. Frétigné, Les intellectuels italiens et la politisation de leur peuple (de l’Unité aux années 1930), dans Raisons politiques, n° 12, novembre 2003, p. 149-168.
36 G. Spadolini, Centenaire de l’École française de Rome (1975), article rééd. dans À l’École de toute l’Italie..., 297-302, à la p. 299.
Auteur
Maître de conférences à l'Université de Rouen - jean-yves.fretigne@univ-rouen.fr
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