Structures et limites de la compilation vitruvienne dans les livres III et IV du De architectura
Latomus, 34, 1975, p. 986-1009
p. 27-50
Texte intégral
1Vitruve n’a pas manqué de souligner avec insistance l’originalité de son entreprise : elle réside selon lui essentiellement en ceci que pour la première fois se trouvent réunis en un ensemble cohérent, et traités section par section, les divers aspects de l’activité architecturale, jusqu’alors dispersés dans des ouvrages isolés, qui laissaient de ce fait même une impression d’inachèvement1. Pour les édifices religieux en particulier, il semble que l’effort théorique de ses prédécesseurs ait surtout consisté en une description commentée de l’une de leurs constructions majeures : ainsi Théodoros de Phocée traita de la tholos de Delphes, Pythéos du temple d’Athéna à Priène, Hermogénès du temple d’Artémis Leucophryène à Magnésie et de celui de Dionysos à Téos2, etc… Seul Philon, actif dans la seconde moitié du ive s. av. J.-C, avait, s’il faut en croire la brève notice de la préface du livre VII, abordé la question sous un angle plus vaste, avec son livre de aedium sacrarum symmetriis3. Mais il est probable que le célèbre auteur de l’arduquel il avait participé4. Il faut en réalité attendre le ier siècle av. J.-C. pour trouver, à l’occasion de « sommes » érudites dues à des lettrés et à des « antiquaires », comme celles de Varron ou de Septimius, des traités plus complets, mais aussi semble-t-il plus succincts dans leurs développements, et moins techniques dans leur appréhension des problèmes5, même s’ils paraissent avoir contribué à diffuser des idées importantes, telle que la nécessaire universalité de la culture de l’architecte6, ou à préciser la place de l’art de bâtir dans la série des artes liberales7. Si Vitruve, le premier sans doute parmi les praticiens tardo-hellénistiques, estime pouvoir embrasser avec toute la précision souhaitable ce vaste secteur de l’activité créatrice, c’est qu’il a le sentiment de se placer au terme d’une évolution pleinement achevée, qu’il lui est loisible d’observer de l’extérieur : sa conviction d’avoir dépassé désormais le point le plus élevé de la courbe implique pour lui le double devoir de le décrire avec une autorité qui lui confère valeur conclusive, et d’en préserver le fragile équilibre8. Il s’exprime à ce sujet sans ambiguïté, soit qu’il évoque brièvement les étapes de son art jusqu’à ce qu’il appelle hanc finitionem9, soit qu’il salue, avant d’aborder la question des temples et des ordres, le génie des codificateurs, c’est-à-dire précisément de ceux qui, de son point de vue, ont mis un terme définitif à l’évolution10. L’histoire de l’architecture apparaît jalonnée à ses yeux, comme du reste l’histoire de l’art pour Cicéron, par une série d’inventions, qui font progresser l’humanité, chacune à leur façon, sur la voie de la perfection, sans toutefois permettre de l’atteindre, car celle-ci ne se révèle dans sa plénitude qu’au cours des périodes où s’établissent les règles et se fixent les genres11. Volontiers il ferait sienne la formule du Brutus : nihil est enim simul et inuentum et perfectum12.
2Des études importantes ont permis de replacer cette attitude au sein des courants de la pensée tardo-hellénistique, de Posidonius à Cicéron. Celle de F. W. Schlikker a depuis longtemps dégagé, au prix d’un dépouillement systématique des sources grecques, toutes les implications des notions cardinales de proportion, de symétrie et d’eurythmie, et les « règles » qui selon cet auteur régissent la notion du beau chez Vitruve, demeurent, pour l’essentiel, recevables, malgré quelques postulats difficiles à admettre et plusieurs interprétations contestables du texte13. Plus récemment, W. Spoerri a remarquablement situé la pensée vitruvienne concernant les origines et le développement de la civilisation, par rapport à celles de Lucrèce, de Manilius et de Diodore de Sicile14. On doit cependant souligner que l’usage fait par Vitruve de ces cadres de pensée aux articulations si souples, est singulièrement desséchant ; la notion de finitio revêt dans son livre un aspect systématique, qui exclut qu’on la rapproche trop étroitement de celle du perfectum cicéronien15 ; l’auteur du De Oratore avait su saisir l’éminente diversité des manifestations de la beauté à travers les formes multiples de la création : « L’art de la représentation est un ; Myron, Polyclète, Lysippe y ont excellé ; tous ont été différents, cependant l’on n’accepterait d’en voir aucun différent de lui-même »16. Pour Cicéron, si l’éloquence progresse de Cotta à Crassus ou de Caïus Gracchus à Antoine, c’est, comme l’a montré A. Michel, en s’enrichissant de toutes les virtualités qui, jusqu’alors, s’étaient réalisées séparément chez les orateurs du passé17. Vitruve ignore cette notion de progrès par annexions successives et approfondissements ; ce qu’il retient de l’accomplissement d’un genre, c’est au contraire ce qui, aux yeux des modernes, passerait plutôt pour un appauvrissement, à savoir une stricte exigence normative, qui se condense en une série de lois dont l’ensemble, rigoureusement articulé, constitue la scientia de l’artifex18. C’est la possession de cette science qui désigne l’artiste en tant que tel, et c’est par référence à elle que devraient être émis les jugements sur les hommes et les œuvres : « Si donc, selon le vœu de Socrate, les sentiments, les pensées et les connaissances développées par l’étude avaient pu être visibles par transparence, ni la faveur, ni l’intrigue n’auraient de pouvoir et tous ceux qui, au prix de travaux consciencieux et précis, auraient acquis une maîtrise parfaite sur le plan théorique, se verraient confier des commandes sans avoir à les solliciter »19. Si l’inuentio reste théoriquement l’une des qualités essentielles de l’architecte, seule la cogitatio entre ici en ligne de compte20 : c’est l’activité du doctus, dépositaire d’une série de connaissances dont la stricte application apparaît comme la seule garantie de la qualité de l’œuvre, qui est prônée au long des livres III et IV ; les initiatives visant à modifier un tant soit peu l’ordonnance canonique des ordres et des plans y sont explicitement condamnées21 ou, au mieux, considérées comme des tentatives peu dignes d’intérêt22.
3Même si l’on fait la part du plaidoyer pro domo, ou plus précisément des réflexes compensatoires du praticien vieillissant quelque peu délaissé par les commanditaires officiels — Vitruve est trop évidemment un personnage en marge du grand mouvement de gestation qui affecte l’architecture religieuse de son temps, et son refus hautain de se mêler aux intrigues des « ignorants », ses notations acerbes concernant certaines innovations, ses silences même cachent mal un dépit réel23 —, même si l’on tient compte des nécessités du genre — les auteurs de traités n’ont-ils pas toujours eu tendance à prôner la reproduction fidèle de modèles ou de recettes, aux dépens des qualités de création et d’imagination ? — il semble que la culture, en ce domaine du moins, entièrement livresque de Vitruve, ait beaucoup contribué à la rigidité de ses conceptions et au fixisme des schémas qu’il propose. Les archéologues qui ont accepté de suivre pas à pas sa description du chapiteau ionique24, par exemple, se sont heurtés à plusieurs difficultés, qui tiennent au fait que l’auteur n’explique pas vraiment la méthode qui permettrait de le dessiner, c’est-à-dire de le tailler, puis de le mettre en œuvre, mais décrit seulement un croquis facial coté, tiré d’un « Skizzenbuch » hellénistique, dont il ne retient d’ailleurs que les rapports simples, calculés à partir des points remarquables répartis sur des lignes horizontales et verticales25 ; aussi cherche-t-on en vain le moyen de situer les centres des quatre portions de cercle à rayon différent, qui définissent la courbe de la volute26, ou des indications concrètes sur les lits de pose respectifs du sommet de la colonne et de l’abaque du chapiteau27. Plus généralement, son goût de la codification numérique, qui le conduit à mettre des chiffres ou des rapports derrière chaque définition, chaque élément de structure ou de modénature — le rythme pycnostyle est défini par un entrecolonnement d’un diamètre et demi28 ; la face extérieure du larmier est aussi haute que le bandeau médian de l’architrave29 ; la largeur de la cella des temples est égale à la moitié de leur longueur, pronaos compris30, etc… — désigne l’homme plus riche de lectures que d’expérience concrète. Que l’on compare à leurs homologues vitruviens les chapitres d’Alberti sur le décor des temples, et l’on verra combien paraissent fragiles à l’auteur du De re aedificatoria les règles qu’il vient lui-même d’énoncer, quand il laisse parler son expérience d’archéologue et de bâtisseur31. Ce jeu constant entre l’observation empirique et la rigueur normative, ce sentiment de faire acte subjectif sinon arbitraire, qui saisit parfois l’architecte humaniste lorsqu’il énonce une règle : mea quidem sententia…, mihi quidem perfacile persuadebitur… , l’auteur latin les ignore apparemment32.
4Ce qu’on dénonce volontiers comme un scolasticisme étroit tient à la situation historique de Vitruve, qui est celle d’un épigone au deuxième, voire au troisième degré. Nourri essentiellement d’écrits théoriques tardo-classiques et proto-hellénistiques — qu’on le veuille ou non, ses sources majeures restent Pythéos et Hermogénès33 —, il admire encore, mais sans plus les compter au nombre de ses maîtres, les architectes qui, à la suite d’Hermodoros de Salamine, ont doté l’Urbs de sa première parure monumentale de marbre, et l’ont fait entrer dans le grand mouvement de recherches qui caractérise la dernière phase vivante de l’ionisme34 ; mais il ne retient déjà plus, de la seconde génération romaine des architectes hellénistiques, que ce Mucius, contemporain de Marius, dont il regrette seulement que le temple d’Honos et Virtus, construit selon toutes les règles de l’art — legitimis artis institutis — n’ait pas été élevé en marbre35. Le rapport de cet architecte aux grands modèles grecs devait cependant être plus complexe que ne l’imagine Vitruve, s’il est vrai qu’il appliqua les normes des périptères tardo-classiques au schéma italique du temple sans posticum36. Surtout, on notera le choix très restrictif du théoricien romain, qui n’évoque pas, dans son catalogue de la préface du livre VII, l’activité pourtant encore toute proche, et autrement prestigieuse aux yeux des contemporains37, de ce Cornelius, architecte de Catulus le censeur, à qui furent confiées selon toute vraisemblance la restauration du Capitole et la construction du Tabularium38. C’est de lui, plus que de Mucius ou de Cossutius39, que les archéologues modernes souhaiteraient posséder un traité, car il est l’introducteur à Rome de ces grandes parois rythmiques à arcades sous entablement droit, dont l’épreuve avait été faite dès la fin du iie s. dans les substructions des sanctuaires du Latium40. Mais il devait, aux yeux de Vitruve, présenter le défaut rédhibitoire de ne se rattacher directement à aucun système codifié : si ces puissants soutènements, dont les longues façades exaltent métaphoriquement les forces à l’œuvre dans les structures voûtées qu’elles dissimulent, trouvent leurs antécédents à Pergame et, par delà, dans l’architecture des Hécatomnides41, ils supposent cependant une réinterprétation des structures grecques dans une nouvelle perspective monumentale ; ils sont le fruit d’une recherche très concertée dans ses fins, mais empirique dans le choix de ses moyens, et peu propice par conséquent à l’élaboration de praecepta.
5Cette échelle de valeurs particulières conduit Vitruve à un certain nombre de choix, qui ne semblent pas avoir été, jusqu’ici, dégagés avec assez de clarté : d’abord, il affirme une indifférence de principe à la diversité de ses sources, pourvu qu’elles lui offrent des systèmes satisfaisants de règles et de codes ; ainsi, après avoir énuméré, à la suite des grands noms, une série d’architectes moins célèbres, il conclut avec une belle franchise : « Des commentaires de tous ces gens, j’ai rassemblé en un ensemble unitaire ce qui me paraissait utile à mon œuvre »42. Mais il ajoute aussitôt que cet éclectisme sans frontières est forcément limité aux Grecs, seuls quelques rares Romains s’étant jusqu’à présent risqués dans cette voie difficile43. De cette situation découle la conséquence, à nos yeux inattendue, mais dans la perspective vitruvienne fort logique, que rien n’existe, en matière d’architecture, et surtout d’architecture sacrée, si l’on n’en peut trouver une caution en milieu hellénistique ou hellénique. D’où un effort constant, et parfois désespéré, pour rattacher les créations les plus hétérodoxes des bâtisseurs occidentaux à des précédents : l’exemple le plus net est sur ce point celui des temples à cella barlongue, pour lesquels Vitruve désigne les prototypes de l’Erechthéion et du temple d’Athéna au cap Sounion44. Le caractère arbitraire d’une telle filiation, l’approximation des rapprochements formels sont patents et ont été depuis longtemps relevés45. Mais au lieu d’accuser Vitruve d’incompréhension, à l’égard d’un schéma qu’il décrit pourtant de façon satisfaisante46, il convient d’observer que c’est pour lui le seul moyen de donner droit de cité à des édifices romains. En règle générale peu lui importe qu’un type de temple ne soit pas représenté à Rome ; pourvu qu’il en existe des exemplaires sur les côtes de l’Egée, il le mentionne et le décrit : c’est le cas des pseudo-diptères et des décastyles hypèthres47. Mais inversement, il ignorera des édifices non représentés en Grèce ou en Asie, fussent-ils en son temps parmi les plus prestigieux : c’est le cas des temples à abside axiale48.
6De la même façon, s’il refuse d’évoquer en termes explicites les recherches qui, au moment même où il écrit, aboutissent à la mise au point de ce que nous appelons, depuis Palladio, l’entablement corinthien49, c’est qu’il lui est impossible, et pour cause, de situer la corniche modillonnaire dans un contexte ionique ; il se contente donc d’opérer à son endroit une sorte de réduction dépréciative, en feignant d’y voir la superposition abusive de denticules et de mutules50.
7D’autre part, et il s’agit moins d’une absence de discernement que d’un propos délibéré51, Vitruve fera volontiers passer la simplicité d’une règle, gage à ses yeux de rigueur et d’universalisme, avant son adéquation aux systèmes implicitement établis par les règles antérieurement énoncées dans son propre ouvrage. Il y a là un principe qui paraît à l’opposé d’une exigence proprement scientifique, mais qui s’explique si l’on admet que la perspective de Vitruve est moins celle du bâtisseur que celle du théoricien, et qu’à ce titre il est prêt à annexer toute indication susceptible de s’énoncer sous une apparence claire et numériquement définie, quelles qu’en soient les incidences sur les autres développements.
8Nous avons essayé de montrer, dans une étude précédente, que la règle générale qui s’appliquait aux dimensions de la cella était incompatible avec celle qui définissait, pour le périptère de six colonnes sur onze, les rapports de la cella et du péristyle, et nous leur avons cherché deux sources spécifiques52. Encore ces deux règles se trouvaient-elles chacune dans un livre différent. Mais on peut aussi bien rencontrer ce que nous serions tentés d’appeler des contradictions, dans des passages voisins, à l’intérieur d’un même chapitre, voire d’une même phrase.
9Prenons l’exemple des proportions de l’architrave ionique. Vitruve énonce sa règle dans les termes suivants : « Le réglage des épistyles doit être effectué de telle façon que, si les colonnes ont la dimension minimum de douze pieds, jusqu’à quinze pieds, leur hauteur soit égale à la moitié du diamètre de la base de la colonne ; de même, de quinze à vingt pieds, que l’on divise la hauteur de la colonne en treize parties et que l’une d’elles devienne la hauteur de l’épistyle ; de même, de vingt à vingt-cinq pieds, que la hauteur soit divisée en douze parties et demie, et que l’une d’elles soit appliquée à la hauteur des épistyles ; de même, de vingt-cinq à trente pieds, qu’elle soit divisée en douze parties et que l’une d’elles en devienne la hauteur »53. On constate donc qu’il existe une rupture entre la catégorie la plus petite et les autres, puisque le calcul de l’architrave ne s’y fonde pas sur le même principe. Cette rupture se traduit par un saut quantitatif important ; il suffit, pour l’apprécier, de convertir le rapport au diamètre en un rapport à la hauteur. La moitié du diamètre de la base correspond, d’après III, 3, 10,
pour la colonnade araeostyle à 1 /16e de sa hauteur,
pour la colonnade diastyle à 1 /17e de sa hauteur,
pour la colonnade systyle à 1/19e de sa hauteur,
pour la colonnade eustyle à 1 /19e de sa hauteur,
pour la colonnade pycnostyle à 1/20e de sa hauteur.
10Le rapport de 1 /19e pour les temples eustyles — qui sont ceux auxquels Vitruve pense implicitement lorsqu’il énonce ces dimensions idéales54 — se raccorde mal à la séquence 1/13e, 1/12e,5, 1/12e, qui est celle des autres catégories. Aussi a-t-on essayé de corriger le texte pour combler cette irritante lacune55. Mais c’est refuser d’entrer dans le jeu, pourtant simple, de l’écrivain, et vouloir plaquer sur son mode de raisonnement une logique qui n’appartient qu’aux éditeurs modernes. Si Vitruve avait voulu établir une continuité de la première catégorie aux suivantes, et si la rupture n’était due qu’à une mauvaise transcription des copistes, il se serait exprimé dans les mêmes termes du début jusqu’à la fin du passage. En fait, il a juxtaposé deux modes de réglage, qui répondent l’un et l’autre à des préoccupations différentes. Les dimensions de l’architrave doivent en effet tenir compte à la fois de la hauteur des colonnes et de leur densité : plus s’accroît la taille du support, et plus les proportions relatives des éléments de l’entablement doivent être importantes, afin de compenser les effets réducteurs de la vision en perspective, comme Vitruve le rappelle lui-même d’ailleurs en III, 5, 956. Mais aussi, plus les supports sont espacés et plus l’entablement doit être allégé, pour éviter les risques de rupture, dont le théoricien est également très conscient, d’après III, 3, 457. Ces deux exigences peuvent être contradictoires, lorsqu’on prône, comme Vitruve lui-même, des ordonnances monumentales et relativement aérées comme l’eustyle58. Pour la première catégorie, la relation au diamètre inférieur entraîne une variation de la hauteur des architraves en fonction de la densité des colonnes : plus les colonnes sont serrées, c’est-à-dire, d’après III, 3, 11, étroites59, plus l’architrave s’avère, proportionnellement, légère, ce qui s’accorde apparemment avec la tradition grecque de l’adéquation pondérale de la charge au support60. Dans la seconde catégorie, la modulation est moins subtile, puisque le réglage s’effectue en fonction de la seule hauteur des colonnes, indépendamment du rythme de la péristasis. Qu’est-ce à dire ? Pour les petites colonnes, ce qui a primé c’est le rapport tectonique poids/support. Pour les colonnes des catégories plus monumentales dont le pouvoir portant est mieux assuré, le théoricien introduit une modification de la progression qui, si l’on y prend garde, correspond à une véritable inversion des proportions : dans la première catégorie, pratiquement, la hauteur relative des architraves diminue à mesure que s’élèvent les colonnes puisque la colonne araeostyle, de 8 D, supporte une architrave de 1 /16e de sa hauteur, alors que la colonne pycnostyle, de 10 D, supporte une architrave de 1/20e de sa hauteur61. Dans les catégories suivantes, c’est exactement le contraire qui se produit. Il est donc non seulement vain, mais illégitime, de vouloir, par une modification textuelle ou une interprétation abusive62, accorder deux systèmes qui doivent être au contraire reconnus comme étrangers l’un à l’autre. Jusqu’à quel point Vitruve s’en rendait-il compte ? Il est impossible de savoir si cette rupture reproduit seulement le saut fortuit d’une source à une autre, ou si elle traduit le résultat d’une démarche plus concertée. La seconde hypothèse est rendue plausible par l’impossibilité où se trouvait le théoricien, en raison de sa faible compétence en mathématiques, d’envisager des systèmes de proportions à plusieurs variables, ce qui l’incitait souvent à faire des choix simplificateurs63. Mais il n’est pas exclu que l’incompatibilité des deux types de calcul, qui n’apparaît pas au niveau de la rédaction (item..., item...), ait été simplement ignorée par l’auteur, séduit qu’il était par l’apparente rigueur de chacun des deux systèmes.
11D’autres constatations du même ordre pourraient être faites64. Retenons seulement ici que l’éclectisme volontaire de Vitruve, joint à une recherche systématique des relations simples, aboutit fréquemment à une composition paratactique, où la critique moderne se plaît à relever des inadvertances, mais où il faut surtout voir la conséquence de postulats méthodologiques, il est vrai plus subis que clairement assumés.
12Pourtant il arrive que Vitruve ressente lui-même le besoin de sortir de ce cadre à la fois large et contraignant, et cherche des compromis pour surmonter les difficultés qui en découlent. La plus patente tient sans doute à la distance qui sépare les données théoriques exploitées par l’auteur, de la réalité de l’architecture religieuse de son temps. La volonté d’intégrer dans un discours normatif les principaux représentants d’une catégorie monumentale très diversifiée, apparaît évidemment desservie par le caractère ponctuel et historiquement daté des ouvrages qui servent de base à la réflexion vitruvienne.
13C’est à cette difficulté qu’il convient d’attribuer, croyons-nous, la division en deux livres du traité sur les temples. Nullement exigée par la longueur d’un exposé qui s’avère au total moins ample que le seul livre X consacré à la poliorcétique, la répartition des chapitres entre les uolumina III et IV s’effectue en effet dans des conditions curieuses : une étroite continuité de l’un à l’autre est affirmée par Vitruve dans la courte préface du livre IV, où l’on apprend, non sans étonnement, que, le livre III ayant été consacré à l’ordre ionique, il convient désormais de décrire les ordres dorique et corinthien65. Or le livre III ne s’avoue comme un traité de dispositionibus aedium ionicarum que dans son dernier paragraphe66. Les chapitres 1 à 3 paraissaient au contraire concerner les proportions, les plans et l’enveloppe extérieure des constructions religieuses, quel que soit par ailleurs leur décor architectural67. Les exemples destinés à illustrer tel ou tel type y étaient empruntés aussi bien à l’univers dorique — temple romain de Quirinus68, temple d’Apollon d’Alabanda69 — qu’à l’univers ionique. Quant au chapitre IV sur les fondations, s’il faisait état de bases, il n’en précisait pas la nature, et s’appliquait en termes si généraux aux substructions des temples qu’on y relevait des notations valables aussi bien pour les fortifications et les salles souterraines70. De fait, la préface du livre III s’achevait sur ces mots, qui ne définissaient pas un propos aussi étroit que celui qui semble lui avoir été assigné par la suite : « J’ai maintenant l’intention de parler des demeures sacrées des dieux immortels...71 ».
14Si l’on observe que le livre IV, de son côté, loin de se limiter aux deux ordres, contient des chapitres consacrés à des détails de structure, tels que le pronaos ou les portes de cella, reprend le discours sur les plans, interrompu depuis III, 2, et présente des indications sur la position relative du temple et de son autel, on reste perplexe devant une organisation dont la clarté n’est pas la qualité saillante. Il est difficile de ne pas déceler le souci de donner après coup un semblant de cohérence à des enchaînements dont la nécessité organique n’apparaît guère, dans ces formules de transition qui ponctuent le livre IV : non alienum mihi uidetur72 (Vitruve retrouve les mêmes mots, un peu embarrassés, quand il s’efforce de rattacher au tronc commun la branche de la poliorcétique), uti ordo postulat73 (alors que l’ordre, tant chronologique que logique, tel d’ailleurs qu’il est suggéré par l’auteur lui-même, deux chapitres plus haut74, exigerait qu’on présentât le dorique avant l’ionique), necesse est etiam… explicare75 (quand il s’agit d’intercaler entre deux études d’ordre un chapitre annexe sur les pronaoi), fiunt autem76 (introduction peu motivée des développements complémentaires sur les plans), etc… Tout semble en réalité se passer comme si le livre IV avait été composé par couches successives autour d’un noyau central auquel, faute de pouvoir s’intégrer, il aurait essayé de s’agglomérer. Et ce noyau central, cohérent, solide, clos sur lui-même, c’est le livre III. Le tableau ci-dessous, qui illustre les étapes normales de la pensée théorique de Vitruve, depuis les symmetriae (rapports modulaires généraux) jusqu’aux détails de l’élévation, rend patente cette différence entre les deux livres du point de vue de la composition.
15On constate que le livre III s’organise rigoureusement autour d’un modèle de temple à cella quadrangulaire et péristasis ionique eustyle, que les théoriciens orientaux, et parmi eux Hermogénès, avaient décrit dans ses moindres détails, soit sous la forme du périptère simple, soit sous celle du pseudo-diptère77. Pour Vitruve, il s’agit du temple par excellence, et s’il ne dit pas, au début de ce uolumen, qu’il va parler spécifiquement des constructions ioniques, c’est parce que, dans la stricte acception de la scientia héritée des architectes hellénistiques d’Asie, il n’existe pas, il ne doit pas exister d’autre type d’édifice religieux. Et la cohérence, la précision de ses sources, en ce secteur particulier, permettent à l’auteur latin de procéder avec logique, selon un schéma linéaire satisfaisant.
16Au contraire la répartition des chapitres du livre IV sous les différentes rubriques se révèle assez anarchique ; elle n’évite ni les retours en arrière ni les répétitions ; encore n’a-t-on pas pris en considération le chapitre VII, qui constitue à lui seul un livre dans le livre, traitant de tous les aspects du temple et de l’ordre dits toscans. La prétendue continuité entre les deux uolumina se circonscrit seulement aux chapitres III, 5 et IV, 1, 2, 3 ; elle ne résiste pas à un examen global comparé.
17Si Vitruve a éprouvé le besoin de coudre le second au premier, c’est sans doute en grande partie parce qu’il lui fallait combler les vides laissés par la perspective trop étroite qui avait d’abord été la sienne, et récupérer en quelque sorte tout ce que la centralisation trop rigoureuse du livre initial — lequel resta probablement à ses yeux le seul vrai traité de aedibus sacris — l’avait contraint de négliger. Il fait appel, pour cela, à d’autres sources théoriques, que leur diversité même rendait difficiles à ordonner, et dont la cohérence avec celles du livre III demeurait faible, comme l’indiquent explicitement les réflexions liminaires du chapitre consacré à l’ordre dorique78. Mais le souci de « couvrir », comme on dirait aujourd’hui, l’ensemble du phénomène religieux, l’a incité à ces adjonctions, qui représentent une tentative d’élargissement, peu convaincante et au reste souvent peu convaincue, d’un discours initialement trop spécialisé. A cela s’ajoutait, comme il arrive souvent chez Vitruve, le souci de faire un sort à diverses traditions, qui n’avaient pu être illustrées dans le livre III, et dont l’aspect anecdotique ou rhétorique séduisait notre auteur, telles l’historiette sur l’origine du chapiteau corinthien79, ou la théorie de la pétrification des édifices de bois, qui prétend justifier structurellement les diverses composantes des entablements dorique et ionique80.
18Le cas des primordia, ou schémas fondamentaux, peut nous aider à saisir les deux temps d’une démarche, dont seul le premier apparaît assuré : en III, 2, sont présentées les variantes essentielles du temple ionique, périptère ou pseudo-diptère, au fil de l’un des exposés les plus sèchement dogmatiques que l’on puisse rencontrer dans le De architectura ; variantes appauvries (in antis, prostyle, amphiprostyle) ou enrichies (diptère, hypèthre décastyle), mais qui toutes respectent les principes qui régissent, aux yeux de Vitruve et d’Hermogénès, la forme de la cella et ses rapports éventuels avec un péristyle81. En IV, 8, en revanche, il s’agit d’absorber tous les plans que la précédente visée n’avait pu envisager, parce que, à des titres divers, ils s’éloignent des schémas de base, du fait de la disparition de la cella (monoptères), de celle du péristyle (pseudo-périptères, temples à cella barlongue), ou de la forme quadrangulaire (tholoi). Sauf pour ces dernières, où Vitruve se raccrochait à une tradition fermement établie, et du reste introduite à Rome par la génération des architectes contemporains d’Hermodoros82, les normes appliquées dans ces temples, de diffusion sinon de création récente, répondaient à des préoccupations étrangères au théoricien romain, qui ne les trouvait plus dans ses sources familières. Aussi, malgré un remarquable effort pour gommer leur aspect hétérodoxe en affirmant leur participation au système des symmetriae83, et en les soumettant à plusieurs tentatives de réduction, soit par le biais d’assimilations arbitraires, soit par l’invention de schémas générateurs abusifs84, Vitruve ne peut-il retrouver son autorité et son aisance antérieures ; il doit se contenter de les évoquer du dehors, et du reste sans sympathie : nonnulli etiam… ; alii uero… Il n’est plus chez lui désormais, il décrit l’architecture des autres.
19Si l’on passe du plan de la composition d’ensemble à celui de la rédaction de détail, des difficultés du même ordre se font jour, plus furtives mais non moins éclairantes. Elles tiennent le plus souvent au sentiment, éprouvé par Vitruve lui-même, du décalage qui existe forcément entre le cadre de référence des traités qu’il démarque, et celui des praticiens qui sont ses contemporains. D’où des tentatives d’aménagements, qui créent de curieuses discordances dans la trame du texte ; ainsi pour justifier son refus tenace des colonnades denses, refus qui révèle une sensibilité encore toute entière informée par les créations proto-hellénistiques, et les recherches d’Hermogénès en particulier85, mais qui s’accorde décidément très mal avec le goût des grandes façades pycnostyles qui s’affirme à Rome depuis l’époque de César86, Vitruve ne trouve rien de mieux à avancer que des raisons pseudo-liturgiques, fort éloignées des préoccupations picturales et rythmiques, à l’origine de la mise au point de l’eustyle dans les sanctuaires orientaux de la fin du iiie s. av. J.-C. ; il faut, nous dit-il, que les matrones puissent aller faire leurs supplications sans avoir à se mettre en file87… Mais plus loin, la vraie raison affleure, émergence inattendue et d’autant plus précieuse qu’elle nous livre comme une lecture directe, sinon de la source grecque elle-même, du moins du relais dans lequel Vitruve en a pris connaissance : « Le système du pteroma, et la mise en place de colonnes autour du sanctuaire ont été inventés pour que l’aspect offert par le temple tire son prestige de la rudesse des entrecolonnements »88. Ce passage célèbre, où la notion d’asperitas suggère un rythme syncopé, des ruptures optiques savamment ménagées, au moyen de vides ombreux entre les volumes89, est évidemment insolite, dans un contexte d’où les considérations esthétiques paraissent avoir été bannies. Vitruve s’empresse d’ailleurs d’en atténuer l’effet en soulignant, dans la même phrase, l’intérêt que présente, en cas de pluie, un large péristyle autour de la cella90… Ces correctifs affadissants sont à l’ordinaire mis sur le compte de l’esprit pratique d’un théoricien plus ingénieur qu’architecte91. Ils s’expliquent aussi par le fait que Vitruve exploitait un texte désormais coupé de son arrière-plan théorique, et dont il ressentait le besoin d’actualiser les conclusions, quelque peu étrangères aux méditations de ses contemporains.
20Ces remarques ne visent nullement à déprécier les livres du De architectura consacrés aux temples. Elles veulent au contraire contribuer à définir un mode d’interrogation du texte qui repose sur des postulats conscients : que peut-on légitimement en attendre, qu’est-il vain de lui demander ? On rencontre encore trop souvent des références à Vitruve, que leur absence de motivation vide de tout sens : constater, au détour d’une étude architecturale, que le profil de tel entablement ou les proportions de telle colonnade correspondent, ou ne correspondent pas, aux normes énoncées par cet auteur, ne signifie exactement rien si l’on n’a pas pris le soin élémentaire de préciser quels rapports, chronologiques et stylistiques, sont susceptibles d’entretenir l’édifice en question et les théories de Vitruve : selon qu’on parle d’une construction héllénistique, augustéenne ou impériale, ces rapports peuvent se modifier dans des proportions importantes. Une autre position, plus ruineuse en quelque manière, car moins innocente, consiste à admettre que Vitruve nous livre un état de l’architecture religieuse de son temps ; refusant l’aspect fortement normatif de ses développements, on les accueille comme des descriptions inspirées des exemples de la première période augustéenne ; mieux, on en vient parfois, sur cette lancée, à prêter à l’auteur un rôle effectif dans la formation du « classicisme » augustéen92. Il y a là une pétition de principe dont on n’a pas fini d’évaluer les conséquences négatives. C’est toute l’appréciation de l’architecture romaine, qui se trouve hypothéquée par une attitude de ce genre. A l’opposé, on rencontre enfin la série des lectures hypercritiques, qui finissent par dénier aux livres de Vitruve toute valeur documentaire, et en font la reconstruction arbitraire d’un esprit systématique, ou délibérément tourné vers la valorisation des œuvres du passé, aux dépens de l’observation de l’architecture vivante93.
21Lire Vitruve, c’est d’abord prendre conscience des exigences du genre qu’il traite, des limites du cadre qu’il s’est fixé, et de sa propre situation historique. Ces points étant éclaircis, dans la mesure du possible, on s’aperçoit alors que seules peuvent être retenues sans interprétation, comme des données documentaires immédiates, les indications du genre : uti est…, quemadmodum est qui présentent des exemples concrets destinés à illustrer une définition ; encore prendra-t-on soin de ne pas suivre le texte au pied de la lettre : s’il nous est très utile d’apprendre, grâce à Vitruve, que le temple césarien de Venus Genetrix ou celui du Diuus Iulius sont pycnostyles94, on se souviendra que cela ne signifie pas forcément que leur entrecolonnement était égal à un diamètre et demi, le terme, issu d’un manuel grec, désignant en fait les rythmes denses sans impliquer une spécification numérique aussi sèche95 ; on gardera aussi en mémoire le caractère abusif de certaines annexions d’édifices grecs à l’origine de séries occidentales, introduites elles aussi par un uti est … apparemment objectif96.
22Pour l’ensemble des développements normatifs, et d’abord pour ceux du livre III, ce qu’ils nous apportent est à la fois plus et moins que de simples faits bruts. Nous leur devons en premier lieu, est-il besoin de le rappeler, un vocabulaire précis, sans lequel nous serions très souvent réduits à utiliser des périphrases ou des approximations ; de par sa situation extraordinaire d’unique survivant d’une littérature technique qui devait être pourtant très fournie, Vitruve est un peu pour l’architecture ce que Cicéron est pour la philosophie grecque, son divulgateur et son transcripteur97. Pour le reste, il nous livre surtout un certain nombre de principes, qui nous aident à comprendre comment on concevait l’architecture religieuse dans les grands centres d’Asie Mineure à la fin du iiie et au iie s. av. J.-C. Sans vouloir mettre un nom unique à l’origine de son traité de aedibus sacris, comme l’a longtemps cherché la « Quellenforschung », on ne peut nier en effet qu’il tire de l’Ionie hellénistique l’essentiel de ses données98, même s’il n’en saisit pas exactement toute la portée, et s’il se plaît à figer un peu arbitrairement des rapports modulaires et des schémas de base qui, dans la pratique, devaient admettre de nombreuses variations. Et il ne cherche, finalement, dans le livre IV, qu’à mettre sur pied un système comparable à celui qui régissait dans ses moindres détails l’ordonnance des temples ioniques, pour d’autres compositions, même quand les sources écrites lui font totalement défaut comme pour les temples dits toscans99. Cela ne signifie pas que ces deux uolumina ne présentent aucun éclairage sur l’architecture contemporaine de leur auteur ; mais il faut alors interpréter, et ce n’est pas toujours simple, les correctifs ou les silences de celui-ci. Qu’elle prenne la forme de la prétérition, de l’assimilation réductrice ou de la réprobation pure et simple, l’attitude négative de Vitruve à l’égard de tentatives, dont il déplore moins la « modernité » — car il est certain que l’architecture augustéenne tend souvent à chercher ses sources plus haut dans le temps que le traité vitruvien lui-même100 — que la liberté et la puissance créatrice, véhicule nombre d’indications qu’il serait imprudent de négliger ; elle nous livre aussi sans doute le goût d’une partie du public éclairé de Rome et peut nous aider à comprendre comment étaient ressenties les innovations d’une époque trop vivante pour avoir satisfait tous les esprits : ainsi, quand Vitruve décrit comme l’invention d’architectes ignorants des « règles » la mise en place de mutules doriques au-dessus de denticules ioniques, il nous donne une image, polémique certes101, et à ce titre inexacte, des premières manifestations du corinthien modillonnaire, mais exprime sans doute un sentiment partagé par beaucoup de ceux qui voyaient d’un mauvais œil la disparition rapide de la spécificité des anciens ordres, et déploraient le fait qu’on les considérât désormais comme des répertoires plastiques, où l’on pouvait puiser librement102.
23Ultime héritier d’une lignée d’architectes orientaux, dont il recueille en les raidissant les principes et les recettes, épigone fasciné par des modèles dont certains sont vieux de près de trois siècles au moment où il rédige, et dont il ne connaît certainement qu’une description livresque, le plus souvent d’ailleurs de seconde main, Vitruve ne se conçoit pas pour autant comme l’historien d’un moment de l’architecture hellénistique. Il entend penser, à partir de ces cadres conceptuels et de ces éléments de référence, l’architecture religieuse de son temps : il énonce des principes, dont il est persuadé qu’ils peuvent, qu’ils doivent trouver leur application dans la Rome du début du règne d’Auguste. Lecteur scrupuleux de Pythéos, d’Hermogénès, de Philon, entre autres, mais observateur peu empressé des constructions tardo-républicaines du Latium et de l’Vrbs, il légifère en théoricien, plus soucieux sans doute de rigorisme ponctuel que de cohérence organique, mais constamment guidé par la recherche d’une rationalisation des plans et des ordres, dans une perspective qu’il considère comme celle de l’hellénisme parvenu à son apogée.
24C’est cette volonté de présenter comme actuelle une visée essentiellement rétrospective, comparable à certains égards à celle de Varron, et caractéristique d’un temps où les « antiquaires » pensaient détenir les clés du présent103, qui crée les tensions, les échos internes, les ruptures de rythme, dans un texte dont la composition et la rédaction reflètent, malgré l’apparente sérénité des cheminements et l’autorité sans appel des formules, les difficultés auxquelles se heurta son auteur.
Rome.
ADDENDUM
25Depuis la publication de cet article, indépendamment de nos éditions commentées des livres III et IV du De architectura dans la Collection des Universités de France (Paris, 1990 et 1992), le livre de Burkhardt Wesenberg, Beiträge zur Rekonstruktion griechischer Architektur nach literarischen Quellen, Berlin, 1983, particulièrement p. 164 sq., a permis un approfondissement de la réflexion ici amorcée sur les étapes de l’élaboration de la théorie vitruvienne relative aux temples.
Notes de bas de page
1 Cf. 1, praef. 3 : namque his uoluminibus aperui omnes disciplinae rationes ; II, 1, 8 : cum corpus architecturae scriberem… ; IV, praef. 1 : cum animaduertissem, imperator, plures de architectura praecepta uoluminaque commentariorum non ordinata sed incepta, uti particulas errabundas, reliquisse, dignam et utilissimam rem putaui tantae disciplinae corpus ad perfectam ordinationem perducere, et perscriptas in singulis uoluminibus singulorum generum qualitates explicare. Nous citons le texte adopté par Rose et Krohn, qui corrigent la leçon des manuscrits : antea disciplinae corpus en tantae disciplinae corpus. Le problème posé par antea est insoluble, à moins qu’on n’accepte de le traduire abusivement par une expression du genre « avant tout », ou « le premier de tous » (solutions adoptées par Granger et Fensterbusch) ; si l’on conserve son sens de « auparavant », on est contraint de prêter à corpus une signification qui est démentie par les autres expressions (citées plus haut) où, dans le même contexte, il désigne un ouvrage cohérent et complet. Voir aussi VI, praef 7 : corpus architecturae ; VII, praef. 10, id corpus ; ibid., 18 : … non putaui silendum sed disposite singulis uoluminibus de singulis exponeremus.
2 D’après le catalogue de VII, praef. 12.
3 Ibid. (= 159, 6-7).
4 D’après VII, praef. 17. Cf. E. Fabricius, dans RE, 20, 1, 1941, col. 59.
5 Sur les traités d’architecture de Varron (un volume) et de Septimius (deux volumes), cf. VII, praef 14. Sur la personnalité de P. Septimius, lettré à culture encyclopédique, questeur de Varron, qui lui dédia les livres II à IV de son De lingua latina, cf. Münzer, dans RE, II, A, 2, 1923, col. 1562.
6 Cf. Watzinger, dans Rhein. Museum, 64, 1909, p. 209 seq. ; S. Ferri, Vitruvio, De Architectura, Rome, 1960, p. 32 seq. (à propos de Vitruve, I, 1, 1-12). On a souvent rapproché les passages vitruviens du discours de Crassus dans le De Oratore, III, 14, 55 seq. (cf. A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie dans l’œuvre de Cicéron, Paris, 1960, p. 128 seq.).
7 Cf. Cicéron, De Officiis, 151. Cf. B. Bilinski, Elogio della mano e la concezione ciceroniana della società dans Atti del 1° Congresso di Studi Ciceroniani, 1961, p. 12 et Cl. Nicolet, L’ordre équestre à l’époque républicaine, Paris, 1966, p. 360 seq.
8 Cf. II, praef. 5 ; II, 1,6. Voir sur ce point W. Spoerri, Späthellenistische Berichte über Welt, Kultur und Götter, Bâle, 1959, p. 147 seq. et 155 seq.
9 II, 8 (= 37, 2).
10 III, 1, 9 : relinquitur ut suspiciamus eos, qui etiam aedes deorum inmortalium constituentes ita membra operum ordinauerunt, ut proportionibus et symmetriis separatae atque uniuersae conuenientes efficerentur eorum distributiones.
11 Cf. A. Michel, op. cit., p. 302 seq.
12 Brutus, 18, 71.
13 F. W. Schlikker, Hellenistische Vorstellungen von der Schönheit des Bauwerks nach Vitruv, Berlin, 1940. On notera que toute la première partie, qui se donne pour tâche la découverte de la « Hauptquelle » de Vitruve, est orientée par l’idée, préjudiciable à une exacte appréciation du texte, que celle-ci doit être unique ; aussi, tout en reconnaissant l’influence de Pythéos et d’Hermogénès, il leur refuse la place qu’ils méritent comme source du livre III, sous prétexte que plusieurs passages, particulièrement dans le livre IV, ne s’accordent pas avec leurs préceptes, et sont même ouvertement polémiques à leur endroit (cf. p. 19 seq. et p. 24 seq.). Voir à ce sujet, infra p. 1003. Pour le caractère contestable de certaines interprétations de détail, cf. S. Ferri, op. cit., p. 103 ; P. Gros, dans MEFRA, 85, 1973, p. 146.
14 W. Spoerri, op. cit., particulièrement p. 121 seq. et 140 seq.
15 Cf. A. Michel, op. cit., p. 304-310.
16 De Oratore, III, 7, 26 : Una fingendi est ars, in qua praestantes fuerunt Myro, Polyclitus, Lysippus ; qui omnes inter se dissimiles fuerunt, sed ita tamen, ut neminem sui uelis esse dissimilem. (Cf. A. Michel, op. cit., p. 306).
17 Ibid., p. 303-306.
18 Significative à cet égard est la préface du livre III, où le malheur de la condition de l’artifex semble tenir exclusivement au fait qu’il ne peut faire la preuve constante et directe de l’ampleur de sa science, et où l’ignotitia artis est présentée comme la cause du divorce entre l’artiste et le public.
19 III, praef. 3 : ergo, uti Socrati placuit, si ita sensus et sententiae scientiaeque disciplinis auctae perspicuae et perlucidae fuissent, non gratia neque ambitio ualeret, sed si qui ueris certisque laboribus doctrinarum peruenissent ad scientiam summam. eis ultro opera traderentur.
20 Cf. I, 2, 2 : cogitatio est cura studii plena et industriae uigilantiaeque effectus propositi cum uoluptate. Inuentio autem est quaestionum obscurarum explicatio ratioque nouae rei uigore mobili reperta. Pour l’inuentio chez Vitruve, cf. F. W. Schlikker, op. cit., p. 77 seq.
21 Voir par ex. IV, 2, S (à propos de la présence de mutules ou de denticules sur les corniches des rampants des frontons) : etiam quod antiqui non probauerunt...
22 Voir IV, 8, 4 (pour les plans hétérodoxes) : nonnulli etiam ...
23 Les passages les plus éloquents sont, de ce point de vue, III, praef. 3, où il affirme explicitement que le succès va désormais aux ignorants, et qu’il se tiendra donc en retrait de la vie active, préférant se consacrer à la rédaction de son traité, et VI, praef, 5-6, où il renouvelle en termes aussi clairs son refus de se mêler aux luttes sordides pour l’obtention des commandes ; cette attitude lui vaut d’être, il le souligne lui-même, demeuré peu connu : ideo notities parum est adsecuta. Cf. A. Boëthius, Vitruvius and the Roman Architecture of his Age dans Festschrift D. Nillsson, Lund-Leipzig, 1939, p. 114 seq., qui reprend les conclusions de W. Sackur, Vitruv und die Poliorketiker, Berlin, 1925. Sa situation d’ingénieur militaire en retraite (cf. I, praef, 2) ne se prêtait guère d’ailleurs à une activité professionnelle très suivie, surtout dans un domaine, l’architecture religieuse, où il ne semble pas avoir fait d’incursions. La tentative de P. Thielscher, dans RE, IX, A, 1, 1961, col. 459 seq. et 487 seq. pour situer la « retraite » de Vitruve (identifié ici au Mamurra de Pline, HN, 36, 48) en 14 ap. J.-C. n est pas convaincante ; les données des textes tendent au contraire à la situer peu avant ou peu après Actium. S’il est probable que Vitruve assuma une charge précise au service d’Agrippa dans la réorganisation du système d’approvisionnement de Rome en eau, vers les années 33 av. J.-C, on ne saurait pour autant faire de lui un architecte directement engagé dans l’œuvre de rénovation monumentale et urbanistique voulue par Auguste (cf. L. Callebat, Vitruve, De L’Architecture, VIII, Collect. des Universités de France, Paris, 1973, p. xviii seq.). Sur ce point les analyses de F. Pellati (La basilica di Fano e la formazione del trattato di Vitruvio dans RPAA, 23-24, 1947-49, p. 166 et p. 172) apparaissent peu fondées.
24 III, 5, 5-8.
25 Les tentatives les plus remarquables sont celles de O. Puchstein, dans Das ionische Kapitell, Winkelmannsprogramm 47, Berlin, 1887, p. 4 seq. et fig. 1 ; R. Carpenter, Vitruvius and the Ionic Order dans AJA, 30, 1926, p. 262 seq. et fig. 3, p. 263 ; W. Hoepfner, Zum ionischen Kapitell bei Hermogenes und Vitruv dans AM, 83, 1968, p. 213 seq. Ce dernier souligne avec raison le caractère livresque de la description vitruvienne et ses incertitudes (en particulier p. 224 seq.) ; voir aussi H. Plommer, dans Vitruvian Studies, Annual of the British School of Athens, 65, 1970, p. 182 seq.
26 Cf. C. Fensterbusch, Vitruv, Zehn Bücher über Architektur, Darmstadt, 1964, pl. VII, 3.
27 On relève seulement une indication peu explicite sur la nécessité de retrouver au lit de pose de l’architrave la courbure du stylobate. Cf. à ce sujet S. Ferri, op. cit., p. 126 seq.
28 III, 3, 2.
29 III, 5, 11.
30 IV, 4, 1.
31 L. B. Alberti, De re aedificatoria, livre VII, voir par ex. chap. 6, p. 569 de l’édition Orlandi-Portoghesi, Milan, 1966 ; chap. 12, p. 619 ; chap. 13, p. 629, etc…
32 On notera en particulier que le livre III ignore les correctifs dont s’assortissent ordinairement, dans les autres uolumina, les énoncés normatifs : adaptation à l’environnement urbain, à l’esthétique générale, à la recherche appliquée d’une organisation fonctionnelle, etc… Ils réapparaissent furtivement dans le livre IV (par ex. IV, 5, 1 : si nulla ratio impedierit liberaque fuerit potestas …). Cf. G. Becatti, Arte e gusto negli scrittori latini, Florence, 1951, p. 131 seq.
33 Les travaux récents de W. Hoepfner (op. cit.) ont montré combien Vitruve demeurait tributaire de la tradition orientale des iv-iiie s. av. J.-C. Sans retomber dans le travers de Birnbaum, qui voulait tout faire remonter à Hermogénès (Vitruvius und die Griechische Architektur, dans Denkschriften der Kaiserlichen Akademie der Wissenschaften in Wien, 1914, 57, 4, p. 5 seq.) on ne saurait négliger l’importance de cet architecte dans la codification des édifices ioniques. Les fouilles turques de Téos viennent de montrer d’autre part, en précisant le plan du temple de Dionysos, combien Hermogénès est proche encore de la tradition de Pythéos de Priène. Cf. E. Akurgal, Ancient Civilizations and Ruins of Turkey, Istanbul, 1970, p. 139 seq. et G. E. Bean, Aegean Turkey, Londres, 1966, p. 142 seq.
34 Hermodoros est cité une seule fois par Vitruve (III, 2, 5). Cf. F. W. Schlikker, op. cit., p. 29 seq., P. Gros, loc. cit., p. 148 seq.
35 VII, praef 17.
36 Cf. P. Gros, loc. cit., p. 137 seq. On doit conserver le texte unanime des manuscrits pour le passage controversé de III, 2, 5 : et, ad Mariana, Honoris et Virtutis sine postico a Mucio facta, et non pas déplacer la locution sine postico de manière qu’elle s’applique au temple de Jupiter Stator, comme le voulait Krohn (cf. F. Castagnoli, Peripteros sine postico dans RM, 62, 1955, p. 140 seq.).
37 Sur l’importance que prit aux yeux des contemporains la restauration du Capitolium en 69 av. J.-C, cf. Cicéron, In Verr. II, 4, 31, 69.
38 Le nom de cet architecte nous est connu seulement depuis la découverte de son épitaphe. Cf. G. Molisani, L. Cornelius Quinti Catuli architectus dans Att. Acc. Naz. Lincei, Rendiconti, 26, 1971, p. 41 seq.
39 Sur Cossutius, architecte « romain » (?) de l’Olympéion d’Athènes, cf. Vitruve, VII, praef. 15 et 17. Voir en dernier lieu sur ce personnage P. Bernard, dans Syria, 45, 1968, p. 146-147.
40 A Préneste au sanctuaire de la Fortuna Primigenia ; à celui de Juppiter Anxur (Terracine).
41 Cf. en dernier lieu H. Lauter, Die hellenistische Agora von Aspendos dans Bonn. Jahrb., 170, 1970, p. 77 seq. et R. Martin, dans Les cryptoportiques dans l’architecture romaine, Rome, Ecole Française, 1973, p. 23 seq.
42 VII, praef. 14 : quorum ex commentariis, quae utilia esse his rebus animaduerti, collecta in unum coegi corpus.
43 Ibid. : et ideo maxime, quod animaduerti in ea re ab Graecis uolumina plura edita, ab nostris oppido quam pauca.
44 IV, 8, 4.
45 Cf. A. M. Colini, Aedes Veiovis inter Arcem et Capitolium dans BC, 1942, p. 5 seq. ; G. Gruben, Die Tempel der Griechen, Munich, 1966, p. 208 seq.
46 Item generibus aliis constituuntur aedes ex isdem symmetriis ordinatae et alio genere dispositiones habentes, uti est Castoris in circo Flaminio et inter duos lucos Veiouis, item argutius Nemori Dianae columnis adiectis dextra ac sinistra ad umeros pronai.
47 III, 2, 6 ; III, 2, 8.
48 Cf. P. Gros, dans MEFR, 79, 1967, p. 503 seq.
49 Cf. D. E. Strong, Some Observations on Early Roman Corinthian dans JRS, 53, 1963, p. 73 et fig. 6. Pour une définition (fantaisiste) de l’entablement corinthien avant Palladio, voir le commentaire de Philander sur le livre III de Vitruve (Guglielmi Philandri Castilionii /..../ in decem libros M. Vitruvii Pollionis de Architectura Annotationes, Paris, 1545, p. 82 et fig. p. 83). Je remercie G. Hallier qui a attiré mon attention sur ce texte. Pour la conception albertienne du corinthien, cf. infra n. 50.
50 IV, 2, 5 : itaque in graecis operibus nemo sub mutulo denticulos constituit ; non enim possunt subtus cantherios asseres esse. Sur ce problème, cf. P. Gros, Aurea templa. Recherches sur l’architecture religieuse de Rome à l’époque d’Auguste, Thèse Lettres, Paris, 1974, ex. dactyl. p. 393 seq. On notera que, pour Alberti, les modillons du corinthien ne sont encore que des mutules doriques à cambrure (op. cit., p. 599).
51 Encore qu’on ne doive pas exclure a priori l’hypothèse de la contradiction involontaire. Cf. à ce sujet les remarques de J. Soubiran, Vitruve IX, Collect. Univers. de France, Paris, 1969, p. xliii.
52 Loc. cit., dans MEFRA, 85, 1973, p. 145 seq.
53 III, 5, 8 : epistyliorum ratio sic est habenda, uti, si columnae fuerint a minima XII pedum ad quindecim pedes, epistylii sit altitudo dimidia crassitudinis imae columnae ; item ab XV pedibus ad XX, columnae altitudo dimetiatur in partes tredecim et unius partis altitudo epistylii fiat ; item si a XX ad XXV pedes, diuidatur altitudo in partes XII et semissem, et eius una pars epistytium in altitudine fiat ; item si ab XXV pedibus ad XXX, diuidatur in partes XII, et eius una pars altidudo fiat.
54 III, 3, 6-8.
55 C’est ce qu’a fait A. Choisy, Vitruve, Paris, 1909, I, p. 82 et II, p. 154, qui ajoute 1/6e à la moitié du diamètre. Cf. A. Birnbaum, op. cit., p. 14, n. 2.
56 Quare semper adiciendum est rationi supplementum in symmetriarum membris, ut, cum fuerint aut altioribus locis opera aut etiam ipsa colossicotera, habeant magnitudinum rationem.
57 … quod epistylia propter interuallorum magnitudinem franguntur.
58 III, 3, 6 seq.
59 Quemadmodum enim crescunt spatia inter columnas, proportionibus adaugendae sunt crassitudines scaporum.
60 A. Birnbaum, op. cit., p. 13.
61 Si l’on rapproche les données de III, 3, 10 et de III, 5, 8.
62 Sans reprendre à son compte la correction arbitraire de Choisy, Birnbaum, op. cit., p. 14 considère que Vitruve a modifié intentionnellement le texte grec d’où il partait, afin de le rendre plus proche des usages romains.
63 Sur ce point, cf. J. Soubiran, op. cit., Paris, 1969, p. xxvii-xxix ; P. Gros, dans REA, 83, 1971, p. 465-466. Un exemple de simplification, fort préjudiciable à la teneur scientifique de l’exposé, est fourni par la nomenclature des tuyaux de plomb en VIII, 6, 4 : le rapport entre la largeur de la lame et le poids implique une épaisseur constante, qui ne peut être évidemment maintenue pour les gros calibres. La rationalisation tourne ici à l’absurde, comme le rappelle L. Callebat, op. cit., p. 165 seq. Une autre table de proportions se révèle à l’examen lourdement fautive, c’est celle des calibres des catapultes (X, 11, 3), où le diamètre du capitulum est fonction de la charge à lancer. E. W. Marsden, Greek and Roman Artillery, Tecnical Treatises, Oxford, 1971, p. 197 seq. et Historical Development, Oxford, 1969, p. 203 seq., a montré qu’il convenait de substituer aux mesures en doigts, des mesures en pouces (unciae), faute de quoi : « Such measurements, accepted on the authority of an experienced artilleryman, would have caused chaos in the Roman imperial arsenals ». Il est difficile, certes, de mettre cette erreur sur le compte du manque d’expérience d’un auteur, qui se présente (I, praef. 2) comme un spécialiste de l’apparatio ballistarum, et qui évoque, dans le passage immédiatement précédent (X, 11, 2), sa propre activité en ce domaine (quae ipse faciundo certa cognoui). Mais il apparaît aussi hasardeux de prêter aux copistes une mauvaise transcription des unités : le mot digitus est répété 14 fois dans le paragraghe, et son multiple, le pied, mentionné 7 fois. Il n’est pas invraisemblable d’imaginer que Vitruve a contaminé les données de sa propre expérience avec une table de concordance tirée d’auteurs grecs, et fondée sur un autre système de mesures, aboutissant ainsi à un ensemble d’apparence cohérente, mais parfaitement inapplicable.
64 Par exemple les indications fournies en IV, 5, sur la position relative du temple et de l’autel, ne recoupent pas exactement celles de IV, 9. Cf. S. Ferri, op. cit., p. 170-171.
65 IV, praef. 2 : ex tribus generibus, quae subtilissimas haberent proportionibus modulorum quantitates, ionici generis mores docui, nunc hoc uolumine de doricis corinthiisque constitutis et omnibus dicam eorumque discrimina et proprietates explicabo. (texte de Krohn et de Fensterbusch).
66 III, 5, 15 : aedium ionicarum, quam apertissime potui, dispositiones hoc uolumine scripsi.
67 Ils présentent en effet, respectivement : aedium compositio ; aedium principia ; species aedium.
68 III, 2, 7.
69 III, 2, 6. Sur ce temple, cf. A. Schober, Der Fries des Hekateions von Lagina (Ist. Forsch. 2), Vienne, 1933, p. 16 seq. ; H. Weber, dans Ist. Mitt., 16, 1966, p. 114, n. 12 ; E. Akurgal, op. cit., p. 31 et p. 243.
70 La formule liminaire de III, 4, 1, est reprise directement de I, 5, 1 ; elle sera répétée en VI, 8, 1.
71 III, praef. 4 : nunc in tertio de deorum inmortalium aedibus sacris dicam...
72 IV, 2, 1 (= 88, 6).
73 IV, 3, 3 (= 99, 11).
74 Cf. IV, 1,7 (après le récit de la construction du premier temple dorique, vient celui de l’origine des temples ioniques) : item postea Dianae constituere aedem.
75 IV, 3, 10, (= 94, 12-13).
76 IV, 8, 1 (= 100, 19). On trouve une formule du même ordre en VI, 3, 10 (= 143, 26) pour présenter les usages non italiens en matière d’oecus ; en VII, 14, 1 (= 182, 17), pour indiquer les produits de remplacement de la pourpre ; en IX, 8, 8 (= 239,4), pour introduire l’exposé sur les horloges anaphoriques ; en X, 5 (= 257, 5), pour commencer le chapitre sur les roues à eau, après celui qui concerne les pompes.
77 Les ouvrages de base devaient être, pour Vitruve, les deux traités d’Hermogénès (VII, praef. 12) : de aede Dianae, ionice quae est Magnesia pseudodipteros ; de Liberi Patris aede Teo monopteros. Pour ce dernier, le terme de monopteros doit être une erreur de Vitruve, car les fouilles menées sur le site ont montré définitivement que le temple de Dionysos à Téos était un périptère. Cf. Y. Béquignon, A. Laumonier, dans BCH, 49, 1925, pl. VIII et E. Akurgal, op. cit., fig. 48, p. 140.
78 IV, 3, 1 seq. : il en ressort que les praeceptores auxquels se référera Vitruve dans ce chapitre ne peuvent partager les sentiments négatifs d’Hermogénès et de Pythéos à l’égard du dorique. Sur ce point cf. l’étude de R. A. Tomlinson, The Doric Order. Hellenistic Critics and Criticism dans JHS, 83, 1963, p. 133 seq. Cependant on doit noter que l’entablement dorique, présenté en IV, 3, 4 seq. est très proche, surtout dans ses parties hautes, des profils ioniques. Vitruve l’indique lui-même explicitement : reliqua omnia, tympana, simae, coronae, quemadmodum supra scriptum est in ionicis, ita perficiantur. En cela, et malgré son rigorisme, Vitruve n’échappe pas à la tendance, sensible dès le ive s. av. J.-C, au mélange des ordres (cf. Tomlinson, loc. cit., p. 143 seq.).
79 Sur la prima inuentio du chapiteau à feuilles d’acanthes, cf. IV, 1, 9 seq. La source en est-elle cet Arcesius, auteur d’un traité de symmetriis corinthiis (VII, praef., 12) ?
80 Chapitre IV, 2.
81 Sur l’origine « hermogénique » du plan périptère chez Vitruve, cf. en dernier lieu P. Gros, loc. cit., p. 147 seq. On notera que dans cette perspective le caractère spécifique des divers plans s’estompe au profit d’une filiation assez artificielle. La syntaxe très hiérarchisée de ce chapitre fait perdre de vue l’originalité morphologique des divers partis.
82 Cf. F. Rakob, Zum Rundtempel auf dem Forum Boarium in Rom dans AA, 1969, p. 275 seq. ; P. Gros, loc. cit., p. 157 seq. ; F. Rakob, W-D. Heilmeyer, Der Rundtempel am Tiber in Rom, Mayence, 1973, p. 27, n. 61, p. 36 et p. 38.
83 Pour les temples à cella barlongue, on prend soin de nous dire qu’ils sont : ex isdem symmetriis ordinatae (IV, 8, 4 = 101, 15-16), et l’on ajoute plus bas : eorum non aliae sed eaedem sunt proportiones (ibid. = 101, 22-23). Pour les temples pseudo-périptères : reliqua autem proportionibus et symmetriis isdem conseruantes … (IV, 8, 6= 102, 6-7). Il s’agit, avec une sollicitude inquiète, de ramener ces dissidents dans le giron des principia définis en III, 3, 2. Cela ne va pas sans quelques abus : ils apparaissent dès qu’on met le texte en regard des édifices invoqués comme exemples.
84 Cf. supra, p. 994. D’autre part la genèse suggérée par Vitruve (IV, 8, 6) du temple pseudopériptère ne répond pas à la réalité, et la raison mise en avant, celle de la recherche d’un plus vaste espace à l’intérieur du sanctuaire, ne vaut pas pour les temples de ce type recensés en Italie et à Rome. Cf. P. Gros, Aurea Templa, op. cit., p. 222 seq. La création du pseudopériptère répond plutôt au souci d’animer par un ordre engagé les parois amorphes de temples dont la structure est celle de prostyles, du moins dans les premiers exemplaires italiques du iie s. av. J.-C.
85 Cf. R. Martin, dans Grèce hellénistique, Paris, 1970 (Coll. Univers des Formes), p. 36-37 ; G. Gruben, Die Tempel der Griechen, Munich, 1966, p. 364 seq. ; E. Akurgal, op. cit., p. 23 seq.
86 Il est remarquable que, pour illustrer le rythme pycnostyle, Vitruve soit contraint de faire appel à deux des temples les plus monumentaux dont la Rome de son temps venait de s’enrichir (III, 3, 2).
87 III, 3, 3 : haec utraque genera (sc. pycnostylos et sytylos) uitiosum habent usum. Matres enim familiarum cum ad supplicationem gradibus ascendunt, non possunt per intercolumnia amplexae adire, nisi ordines fecerint. Les autres griefs sont : l’obscurité où se trouvent confinées les statues de culte en raison de la densité des colonnes (ce qui, en pratique, compte tenu de la dimension des temples, du moins dans la Rome proto-augustéenne, ne vaut pas : malgré l’étroitesse relative de l’entraxe, l’espace libre entre les supports demeure assez important pour laisser passer la lumière à travers les portes de la cella) ; l’impossibilité de l’ambulatio autour du sanctuaire (mais les périptères de cette époque ne se conçoivent plus comme des temples où le portique périphérique doive jouer un rôle liturgique ; la colonnade sur les longs côtés solennise les parois, mais l’escalier de façade, le haut podium et l’absence de crépis se conjuguent pour désigner l’axe longitudinal axial pronaos-cella, et éventuellement abside, comme celui de l’unique cheminement possible).
88 III, 3, 9 : pteromatos enim ratio et columnarum circum aedem dispositio ideo est inuenta, ut aspectus propter asperitatem intercolumniorum habeat auctoritatem.
89 Cf. le commentaire de S. Ferri, op. cit., p. 103 et p. 110, qui souligne à juste titre, contre F. W. Schlikker (op. cit., p. 23 et p. 91) que le mot s’applique aux périptères en général, et non pas seulement au pseudo-diptère d’Hermogénès.
90 Ibid. (= 73, 1-4).
91 Par exemple R. Martin, op. cit., p. 34.
92 F. Pellati, loc. cit., p. 155 seq. est un bon représentant de cette attitude.
93 S. Ferri, op. cit., a brillamment illustré, tout au long de son commentaire, la position de ceux qui reprochent à Vitruve son manque de sens historique et son scolasticisme. A. Boëthius l’a volontiers présenté comme un laudator temporis acti.
94 III, 3, 2 (= 70, 16-19).
95 D’où les difficultés rencontrées par O. Richter (JDAI, 1895, p. 137 seq.) pour reconstituer la colonnade du temple de César divinisé.
96 Cf. supra, p. 994.
97 S. Ferri, op. cit., a bien mis en évidence les limites et les incertitudes de certaines de ces transcriptions ou annexions. Voir par ex. le problème de μετοχή (III, 5, 11).
98 Cf. F. W. Schlikker, op. cit., p. 14 seq.
99 Aussi doit-on utiliser avec la plus extrême prudence les données vitruviennes pour la reconstruction des véritables temples étrusques. Exemplaire est à cet égard la querelle qui s’est développée entre E. Gjerstad et A. Boëthius à propos du Capitolium de 509 (Cf. AIRN, I, 1962, p. 27 à 40). Le commentaire très érudit de K. Jeppesen sur le chapitre IV, 7 (Classica et Mediaevalia, 1954, p. 108 seq.) ne tient pas assez compte de cet aspect de l’entreprise vitruvienne, et accuse trop facilement les copistes d’erreur ou d’incompréhension.
100 Les grandes constructions de la période médio-augustéenne, et particulièrement le temple de Mars Ultor, se réfèrent plus volontiers aux créations de l’époque classique (Erechthéion par exemple) qu’à celles de l’époque hellénistique, du moins au niveau des citations plastiques explicites.
101 Cf. supra, p. 994, n. 50.
102 Sur le mélange des ordres et ses incidences sur l’architecture italique, cf. par exemple H. Kähler, dans JDAI, 50, 1935, p. 179 seq. et I. Jacopi, dans BC, 81, 1972, p. 120 seq.
103 Sur l’« étrange tentative » de Varron, cf. l’étude de P. Boyancé, Sur la théologie de Varron, parue dans REA, 57, 1955, p. 57 seq. et reprise dans Etudes sur la religion romaine, Collection de l’Ecole Française de Rome, n° 11, Rome, 1972, p. 253 seq. On songera aussi à l’activité d’un Pomponius Atticus ou d’un Appius Claudius (cf. Cicéron, De Republica, I, 1-13 ; Brutus, 19). Voir, à propos des rapports de Cicéron et de Varron, E. Rawson, Cicero the Historian and Cicero the Antiquarian dans JRS, 62, 1972, p. 33-45.
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