Conclusion
p. 485-494
Texte intégral
1Se perpétuer n’est pas la vocation des programmes de recherche encadrés par les exigences des « contrats » grâce auxquels nos institutions académiques les financent, même si leurs participants ont souvent conscience de n’avoir pas épuisé le thème qu’ils avaient pris pour objet. Tout au plus peuvent-ils avoir pour ambition de transmettre un patrimoine, sous forme de réflexions couchées par écrit. Dans le cas présent, les travaux lancés en 1999 sur « Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale durant le haut Moyen Âge » laissent une trace : quatre volumes, qui ont en commun d’avoir voulu brasser d’abord les sources documentaires et se frotter surtout au discours des « actes de la pratique » plutôt qu’à celui des sources narratives. Tous les types d’actes n’ont pas été vus, la couverture géographique n’est pas exhaustive et bien d’autres questions auraient pu être abordées. Mais la perspective européenne a été tenue, grâce à la conjonction d’apports financiers qui, tout en restant dans le cadre d’un dialogue franco-italien (Universités de Padoue et de Venise, de Lille III et de Marne-la-Vallée, École française de Rome), ont permis de ne pas limiter l’enquête à la seule relation entre le nord et le sud. On peut aussi légitimement espérer que le matériau offert, une fois médité, serve de socle à d’autres enquêtes individuelles ou collectives tout en fournissant matière à comparaisons avec d’autres aires culturelles, faciles à mener pour le thème qui nous occupe avec Byzance et l’Islam depuis la parution en 1998, par les soins de Joëlle Beaucamp et Gilbert Dagron, d’un volume relevant de la même démarche1. Les lignes qui suivent se bornent à relever les points les plus saillants et à formuler quelques remarques, émaillées d’exemples puisés dans la documentation principalement italienne.
Les sources : testaments, pratique testamentaire, donations pro anima
2Comme pour les précédentes rencontres, une part a été réservée à la définition du corpus de nos sources. Les actes de donations, dans leur écrasante majorité en faveur des étalissements ecclésiastiques, formaient la matière commune, bouclant le tour d’horizon documentaire qui avait mené d’abord aux précaires (en 1999), puis aux transactions à l’intérieur du mariage (en 2000). L’enjeu était ainsi de rendre compte de rien moins que de la majeure partie des sources diplomatiques européennes pour la période concernée, ces actes que les cartularistes germaniques ont rassemblé en des volumes entiers, considérant que les documents d’un autre type pouvaient ne pas être conservés. Tous sont d’accord pour ne pas s’arrêter à l’infinie variété juridique de la donation, qui résulte moins du nombre de ses catégories que de leur assemblage en des constructions mixtes. Le regroupement est à la fois obligé et commode, dans un même ensemble qui déborde la seule « pratique testamentaire ». Celle-ci rassemble les actes qui expriment la volonté de définir le destin d’un bien après la mort de son propriétaire en établissant de manière explicite un lien entre le devenir de l’un et celui de l’autre. Mais notre enquête englobe toutes les pièces qui ont trait au pro anima, quel que soit le nom qu’elles portent (donatio, ordinatio, traditio, offertio, dispositio, dispensatio, testamentum, judicatum, decreti pagina etc.) et quel que soit le moment du cycle de vie où elles ont été mises par écrit : actes d’ultime volonté « pour cause de mort » ; aliénations réalisables post obitum ; donations à effet immédiat presenti die... et sachant que le formulaire peut jouer des tours : a presenti die obitus mei prend ici l’intensité dramatique du trépas, soulignée par l’impossibilité physique du testateur litteratus d’apposer plus qu’une croix tremblée au bas de son dernier « jugement » ; là, il n’est qu’une manière banale de renvoyer l’exécution de la dernière volonté au présent de la mort future. On a rappelé, aussi, que le corpus ne se limitait pas aux donations, puisqu’il n’est pas rare de pouvoir reconstituer des chaînes documentaires : expression orale de la dernière volonté, que l’on saisit parfois « sur le vif » lorsque sa mise par écrit n’intervient qu’après le décès du testateur ; annonce par lettre des intentions, comme celles dont l’évêque Grégoire de Verceil fit part à sa sœur Adélaïde en 1077 ou le billet plus bref rédigé par un sculdascius de Vérone de la deuxième moitié du ixe siècle au dos d’un acte de vente pour notifier à l’abbé de Sainte-Marie « in Organo » qu’il lui donnerait bientôt les pièces de vigne qu’il venait d’acheter2 ; multiplicité des actes de donation selon la variété des legs, qui ne sont pas toujours rassemblés sur un même acte, ou versions successives des testaments ; actes d’exécution confiés aux erogatores ou rogatarii, que les Italiens de Campanie appellent distributores et les Catalans tutores vel elemosinarii ; comptes rendus des procès intentés par la parenté aux bénéficiaires après le décès des testateurs. N’oublions pas enfin que c’est en matière testamentaire ou para-testamentaire que l’on trouvera les exemples d’olographie : Swen Holger Brunsch signale un cas lucquois en 773, auquel peut s’ajouter cette cartula offertionis écrite manibus meis propriis en faveur de Bobbio par un échevin de Plaisance au tournant des viiie-ixe siècles3.
3Pour autant, quelle soit la variété de nos sources, on ne pouvait pas ne pas s’attarder à la question du testament stricto sensu, pour ne pas s’en tenir à l’idée trop générale d’un remplacement de la forme romaine (que toutes les régions, faut-il le rappeler, n’ont cependant pas connue) par la donation pro anima, considéré comme acquis au plus tard au ixe siècle. D’abord parce que ce remplacement, cela a été confirmé, fut plus lent qu’on ne l’a pensé, et qu’il ne faut pas l’imaginer comme le passage brutal d’une forme pure à une autre : dès le iiie siècle, nombreux étaient ceux qui s’étaient affranchis des normes de rédaction classiques, en particulier pour ce qui touchait à l’institution d’héritier. Ensuite parce que tout acte présenté comme testamentum ne fournit pas la récapitulation d’un patrimoine et ne présente pas obligatoirement les caractéristiques qui permettent de le définir juridiquement comme un testament, même s’il garde sa dimension d’ultime volonté, alors qu’à l’inverse on trouvera de « vrais » testaments (scil. « romains », unilatéraux, avec institution d’héritier[s] et clause de révocabilité) qui ne disent pas leur nom. On a noté, aussi, le succès relatif du mot testamentum, au moment même où s’impose la donation, comme un indice possible d’une diplomatique privée moins sensible à la connotation juridique traditionnelle du terme qu’aux valeurs chrétiennes qu’il véhicule. Une chose encore paraît sûre, c’est que la désaffection vis-à-vis du testament à la romaine n’est pas le fait d’une méconnaissance ou d’une inculture. Si la donation pro anima l’emporte, c’est qu’elle répondait mieux à une attente sociale, qui s’imposa au législateur au point qu’il dut en reconnaître la légitimité ; on trouverait difficilement, au reste, un autre domaine où le dialogue entre la norme et la pratique est aussi riche. Souplesse face aux normes anciennes (tourner la règle de la quarte), clarté juridique donnée par l’irrévocabilité, attrait d’un transfert réalisé parfois du vivant du donateur plutôt qu’après sa mort, possibilité de bénéficier de contreparties spirituelles immédiates et de nouer un lien de « partenariat » avec le bénéficiaire que ne connaissait pas le testament « unilatéral », autant d’arguments en faveur de la nouveauté qui ont fait que, pastorale aidant, « l’Église aurait été le fossoyeur du testament ».
Sauver son âme, ou bien se perpétuer ?
4« Sauver son âme et se perpétuer ». Certains ont envisagé la formule de manière cumulative, comme l’expression d’un projet de « survie » global, de l’individu et de sa lignée. D’autres y ont perçu l’antinomie. C’est qu’il y a volontiers tension entre les deux termes. Le simple fait de confier au parchemin le destin de ses biens est en soi l’indice d’une volonté d’accommoder ce que prévoient et permettent les codes : un accommodement qui peut aller d’un banal souci de précision à des choix avoués de contournement des règles normales de dévolution, qui, jusque dans les successions au trône, privilégient les enfants dès la plus haute époque. Dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, l’acte écrit, dont le préambule rappelle volontiers qu’il est établi pour éviter les conflits futurs, les déclenche. D’où, en une période d’éclipse de l’institution d’héritier (sauf exception locale, comme les cartae perfiliationis espagnoles), les précautions dont s’entourent régulièrement nos textes et leurs destinataires : rédaction en plusieurs exemplaires pour s’affranchir des aléas d’une conservation en un lieu unique, clauses comminatoires contre la parenté, prévention des litiges par proclamation publique (en justice) du contenu des transferts post mortem au décès du donateur, ou encore dévolution des biens à des clercs intermédiaires, selon le système qu’ont inventé les notaires d’Italie septentrionale au xe siècle. Ces garde-fous n’ont cependant pas dissuadé ceux qui s’estimaient lésés. Quelque temps après la fondation de Saint-Pierre de Monteverdi, près de Pise (milieu du viiie siècle), un des fils du donateur, « offert » au monastère en même temps que l’ensemble des biens de la famille, prit ainsi la fuite en emmenant avec lui non seulement des hommes et des chevaux, mais aussi les titres, cartas monasterii, en un geste qu’il est facile d’interpréter comme une rébellion contre les dispositions paternelles, rébellion dont le risque avait au demeurant été signalé dans l’acte de donation4.
5D’autres exemples illustrent le recours en justice, plutôt que la voie de fait. Les plus communs, dont la répétitivité éclaire crûment la contradiction entre les règles de la succession légitime et le libre choix des testateurs, voient des héritiers « naturels » (enfants, petits-enfants, propinqui) déboutés de leurs prétentions face à des établissements ecclésiastiques ayant bénéficié d’actes de donation en leur faveur. Mais les plus éclairants sont peut-être ceux qu’entreprennent les donateurs eux-mêmes, car ils en disent long à la fois sur le succès de la pastorale du don et sur le danger qu’il y a à ne pas maîtriser le langage des notaires. En 791, Goderisius, de Rieti, cita l’abbaye de Farfa pour l’avoir dépossédé de son bien. Les moines eurent la victoire facile, en produisant une donation pro anima établie par le plaignant lui-même. Celui-ci eut beau faire valoir qu’entre-temps il avait eu des enfants et se trouvait désormais dans le besoin, rien n’y fit : l’acte ne comportait pas la clause d’usufruit qui lui aurait permis de rester paisiblement sur sa terre5. Dans la Bretagne des années 860, un laïc déposa plainte contre le mauvais usage qu’un prêtre avait fait de deux muids de terrain donnés « en aumône » : dans son esprit, ils devaient à terme échoir à l’église de Ruffiac ; las, le prêtre montra la donation pro anima correspondante, d’où il ressortait que le don avait bel et bien été fait à lui et rien qu’à lui, soli, specialiter et jure proprio6. La casuistique pourrait être développée. Mais le fait que les donations charitables puissent être cause de mal-être jusque chez ceux qui les font, car ils n’en saisissent pas toute la portée, est significatif. C’est que la conflictualité y est inscrite d’emblée. Les archives monastiques, canoniales, épiscopales, regorgent de transferts patrimoniaux, qui sont autant de bombes à retardement, non seulement parce que beaucoup sont à effet différé (post obitum) mais aussi parce que le flou juridique entre propriété et possession entretient l’illusion chez qui n’est pas maître des catégories du droit.
6Il n’y a, partant, pas de raison de penser que les tribunaux ont eu à juger plus d’affaires de ce genre au xe et surtout au xie siècle qu’auparavant, en vertu d’une supposée réaction seigneuriale contre l’hémorragie des patrimoines, comme ont pu le faire croire certains « effets de sources » dont ont pâti les historiens des terres françaises7. En revanche, il est vrai, sans doute, que le discours des établissements ecclésiastiques en proie à la chicane ou chicaniers eux-mêmes s’est fait plus virulent sur cette question. Leurs lamentations contre l’agressivité des laïcs en matière foncière sont surtout révélatrices de leur capacité d’aller en justice pour réclamer la reconnaissance de leurs droits sur des biens qui peuvent leur avoir été transmis des décennies auparavant. Mais au viiie comme au xie siècle, ces conflits restent limités : on n’y dépasse pas le deuxième cercle de la parenté8, et il est même probable qu’une étude fine montrerait un certain resserrement à mesure qu’on avance dans le temps ; rares sont aussi les exemples de terres revendiquées au-delà de la première génération qui suit le don. Enfin, ces causes sont aussi celles qui se règlent le plus facilement par le compromis, sous forme de compensations monétaires ou de précaires, car il est de l’intérêt bien compris des établissements ecclésiastiques de faire des concessions.
7La multiplicité des conflits liés à l’héritage doit aussi rendre prudent sur les explications iréniques ou enthousiastes qui sont trop uniformément appliquées aux donations charitables. Légitimation du pouvoir par le prestige associé à la sacralité, consolidation de l’identité familiale passée et future, préservation du patrimoine sont des motifs qui n’ont rien d’universel. Valables au plus haut de la société, pour qui peut se permettre de se défaire de biens et de droits pour doter une ou plusieurs fondations et les inclure dans un « circuit patrimonial » ou dans la construction de « lignées sacerdotales », ils ne semblent pas partagés par tous à en juger par les résistances que suscite la transmission non légitime, et sont surtout étrangers à la plupart de nos actes. Combien de donations, relatives à l’ensemble d’un patrimoine, programment-elles plus simplement sa disparition, au terme biologique d’une famille ? Combien d’autres, lorsqu’elles vont de pair avec une entrée en religion, sanctionnent-elles une cassure familiale et patrimoniale ? Sortir de sa cognatio pour une famille d’élection ne s’inscrit que rarement dans un projet visant à instaurer des relations entre un groupe d’héritiers de sang et une église. À quoi s’ajoutent, même dans les cas les plus nets de stratégies familiales, les logiques opposées des institutions : la mise en ordre carolingienne remet en question le contrôle des groupes de parenté sur les biens cédés aux églises, comme l’illustre l’exemple bavarois ; la réforme grégorienne tentera de mettre une fin plus radicale au système, par la casuistique de la simonie et le développement d’une réflexion sur les choses et les lieux sacrés.
Transmission du patrimoine et mémoire, un lien non nécessaire
8Sur l’entretien du souvenir et la commémoration, tout a été dit bien avant notre rencontre. Celle-ci aura permis de rappeler certaines évolutions de fond, comme le déplacement des dates des refectiones et autres « services » commémoratifs, d’abord réglées par le calendrier liturgique, puis calées sur l’anniversaire du décès ou de la déposition ; d’exposer les particularités de certaines pratiques régionales, comme la prise en charge de la memoria des oncles par les neveux dans les familles ecclésiastiques de Germanie, l’importance des legs monétaires en Italie méridionale ou les achats de messes par lots (les « trentenaires » catalans), et encore les distributions de têtes de bétail susceptibles de créer des lignées d’animaux associés à la figure du donateur ; de rappeler le rôle de la famille, en particulier de ses éléments féminins, dans la médiation avec l’au-delà ; de mettre en lumière l’insistance nouvelle sur la mémoire familiale « verticale » et celle du groupe d’appartenance dans l’épigraphie funéraire. De leur côté, les ecclésiastiques tiennent à jour les listes de noms de leurs donateurs, qui peuvent prendre les formes les plus variées, du liber memorialis au diptyque en passant par l’inscription sur la pierre de la table d’autel, l’enregistrement sur une pièce de parchemin au plus près des reliques, ou bien sur un rouleau mortuaire dont l’itinérance permet de démultiplier les suffrages, comme peut le faire la variété des legs et des destinataires. Que ce soit en matière de luminaire, de banquets, de distributions au genus pauperum ou de messes votives, tout l’arsenal que revisitera l’âge flamboyant est là ; il n’y ajoutera guère que l’ordonnance des funérailles, sur lesquelles nos textes sont muets.
9Qu’elles soient souhaitées et précisées par le donateur ou mises en scène à l’initiative du bénéficiaire, qu’elles se rapportent au moment de l’immédiat après-décès ou au temps long du souvenir récurrent, les pratiques mémoriales donnent la clé de l’interprétation du don, qui est l’attente légitime d’une réciprocité spirituelle, que l’on peut décliner aussi en termes de lien social ou d’« amitié ». Une telle lecture, cependant, se fonde sur les actes les plus riches en détails, qui ne sont pas le tout-venant de la documentation. Vaut-elle pour la masse des donations pro anima, où la préoccupation du salut est réduite à une formule et où ne s’exprime nulle « stratégie » de perpétuation, au-delà du constat que le devoir de gratitude incombant aux légataires fonctionne comme un « ressort subliminal » pour tous ces actes sans distinction ? En l’absence de déclarations explicites, la prudence s’impose sans doute. Place alors au droit. Voici, en Frioul, la donation d’un juge et de son épouse, Albert et Talia, au monastère de Sesto « in Sylvis » : quatre biens sont cédés, l’un pour l’âme du père d’Albert, un autre pour l’âme de sa mère, un troisième pour l’âme du juge et celle des enfants du couple, un dernier pour celle de Talia9. Comment ne pas penser que ce bel éventail répond moins à un souci de mémoire qu’à une logique foncière, celle que dicte l’origine des biens (héritage paternel et maternel, acquêts) ? Le souvenir de la personne passe par le lien juridique qu’elle entretient avec la terre ; qui en est dépourvu sera privé de sens de la famille et de la généalogie, qui n’aura de terre que de ses parents n’aura qu’une « profondeur » mémoriale des plus réduites, qui sera détenteur d’un bien d’origine fiscale aura une propension à entretenir une mémoire « publique » ou « politique ». Que penser alors du rôle des femmes ? Qu’une comtesse de Francie occidentale cède un bien provenant de son douaire, et l’on verra exaltée la mémoire de l’époux. Inversement, les maris, qui disposent rarement de biens provenant de la famille que l’on dit adverse, seront peu portés à célébrer le souvenir de leurs femmes... Dans la surreprésentation des épouses, c’est-à-dire le plus souvent des veuves, en matière de commémoration entrent sans doute en jeu la différence d’espérance de vie et les règles de l’héritage, qui devraient pondérer l’idée qu’on se fait d’une fonction proprement féminine. On m’objectera que la règle de la filiation juridique n’est pas tout, puisqu’un donateur qui en a la possibilité pourra choisirdans les éléments qui composent sa patrimoine de quoi « panacher » un souvenir selon ses vœux. Il n’empêche. Tous ne le peuvent pas, de même que rares sont ceux, parmi les détenteurs d’honores, qui étendent le souci du salut à leurs prédécesseurs et/ou successeurs, voire aux souverains. L’association du roi au bénéfice spirituel du don est ainsi le propre des plus grands, à commencer par les évêques, qui trouvent là matière à exprimer leur loyalisme. Aux exemples fournis pour la Francie occidentale pourraient s’ajouter ceux des prélats italiens de la fin du ixe et du xe siècle, qui non contents de demander des prières pour le roi du moment se préoccupent des détenteurs du pouvoir suprême en général : c’est l’évêque de Tortone Gariprandus, qui veut qu’on prie pour la rédemption du roi Hugues et pour celle « de tous les rois d’Italie » ; c’est surtout l’évêque de Plaisance Évrard, attaché au salut de l’âme « des empereurs et de tous les princes de l’Empire romain, vivants, futurs et défunts »10. Gardons en tête en tout cas que les mentions génériques du salut de l’âme, au-delà du fait qu’elles renvoient à une valeur socialement partagée, ne justifient pas forcément la charge d’interprétation qu’on leur applique volontiers.
Enjeux sociaux
10Un acquis (encore controversé) de la rencontre aura été de revenir sur l’idée que la pratique testamentaire serait socialement réservée : pas plus que les testateurs ecclésiastiques n’auraient le monopole du testament en vertu du fait qu’ils sont soumis à la loi romaine, on ne peut établir de lien exclusif entre aristocratie et pratique testamentaire : tester à l’ancienne ou donner pro anima ne sont pas affaire de richesse et de prestige, même si prestige et richesse conditionnent l’ampleur du don, sa qualité et la conservation des actes qui le documentent. La qualité du donateur n’influe même pas sur celle, matérielle, de l’acte : ce qui détermine ses caractères externes, en Provence tout au moins, c’est ce qu’on donne. Vers le bas, le seuil est celui que fixe la possession foncière : un critère simple et unifiant, qui remplace vite ceux plus nombreux qui, dans la Rome des ive-vie siècles, faisaient sortir les défunts de l’anonymat par la célébration épigraphique et par le regroupement dans des tombes « gentilices » ou des monuments familiaux. En haut, la véritable distinction s’opère au niveau des souverains... dont les dispositions posthumes ne sont que rarement mises par écrit, dès lors qu’on exclut pour eux ce qui relève de la « sphère publique », comme les règlements de succession aux royaumes ou à l’empire. Cependant, si tous ont capacité à transmettre un patrimoine par écrit, tous n’y mettent pas la même charge de piété et de commémoration. Celle-ci est d’abord le fait des femmes, on l’a vu, mais aussi des clercs et des moines. Il n’est donc pas indifférent de voir ces préoccupations s’exprimer avec plus de force dans le laïcat ordinaire au xe siècle, comme en Espagne à partir des années 930. Il s’agit encore d’un constat de changement de pratiques, dont l’interprétation se cherche. D’autres ont relevé que la transmission du patrimoine n’était pas seulement l’occasion de réaffirmer des filiations naturelles ou de renouer avec elles mais qu’elle permettait aussi de s’étendre à la famille artificielle ou de conforter ses réseaux : c’est Lothaire qui distribue les morceaux d’une des tables d’argent provenant de Charlemagne et prélevée sur l’héritage de Louis le Pieux pour la distribuer à ses fidèles, ce sont les vassaux des élites de l’Italie carolingienne qui sont recrutés pour l’exécution testamentaire.
11Au-delà des questions liées à la caractérisation sociale des testateurs ou des groupes qui les entourent, certaines pratiques locales invitent à reconsidérer l’universalité supposée de l’« économie du don ». L’absence de donations pro anima en faveur de Saint-Clément de Casauria entre sa fondation (873) et le début du xie siècle est l’indice d’une relation particulière entre le monastère impérial et la société locale. L’aristocratie s’en est détournée, au profit apparemment des centres traditionnels (Farfa, le Mont-Cassin), tandis qu’avec les propriétaires petits et moyens s’imposait la médiation monétaire, au détriment de la prière. On est tenté de voir dans cette prédominance de l’échange marchand l’un des signes de l’échec de l’abbaye voulue par Louis II à se comporter autrement que comme un pôle de commandement seigneurial, à cause peut-être du déséquilibre provoqué par sa surimposition artificielle dans une région pauvre, à la structure foncière très morcelée. Ailleurs, des comportements similaires sont lus moins comme le reflet d’un rejet de la part des donateurs éventuels que comme l’expression d’une politique venue du bénéficiaire lui-même : dans l’Espagne septentrionale du xe siècle, alors que les moines de Cardeña encouragent le don, avec la relation qui l’accompagne, ceux de León préfèrent payer d’un prix terrestre, moins lourd d’engagements, l’agrandissement de leur patrimoine, nouant des liens à court terme, d’ordre strictement contractuel, avec la société locale. Le message brouillé que renvoient les chartes dites tout à la fois « de vente et de donation » est le même que celui que l’on trouve un peu partout de la Provence à la Normandie au xie siècle, où se multiplient des contre-dons qui n’ont rien de symbolique, dans des actes où l’emporte le langage du prix sur celui de la générosité gratuite. Certains y voient une manière de prévenir les contestations de la part des héritiers11. Ce faisant, ils introduisent une gradation implicite entre la force juridique respective des actes de vente, d’échange (qui « valent comme des ventes », selon la rhétorique de leurs préambules) et de donation. Il y a là d’autres pistes à explorer, qui exigent une attention toujours plus grande aux formulaires de l’acte privé et à ses évolution locales, c’est-à-dire à ce qui commande les pratiques documentaires qui furent l’objet de notre enquête : le droit, la diplomatique.
Notes de bas de page
1 J. Beaucamp et G. Dagron (éd.), La transmission du patrimoine. Byzance et l’aire méditerranéenne, Paris, 1998 (Travaux et mémoires du Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance, Monographies, 11).
2 Pour la lettre de Grégoire de Verceil, voir le texte de Swen Holger Brunsch ; pour celle de l’écoutète véronais, cf. Chartae latinae antiquiores LIX, Italy XXXI, Dietikon-Zurich, 2001, n° 15 ; cf. G. Ammanati, Una lettera veronese del secolo ix, dans Scrittura e civiltà, 25, 2001, p. 377-383.
3 Chartae latinae antiquiores XXVIII, Italy IX, Dietikon-Zurich, 1988, n° 862.
4 K. Schmid (éd.), Vita Walfredi und Kloster Monteverdi. Toskanisches Mönchtum zwischen longobardischer und fränkischer Herrschaft, Tübingen, 1991 (Bibliothek des Deutschen historischen Instituts in Rom, 73), p. 48 pour l’épisode, et p. 152-156, édition de l’acte de donation avec les clauses comminatoires contre les enfants.
5 I Placiti del « Regnum Italiae », éd. C. Manaresi, I, Rome, 1955 (Fonti per la storia d’Italia, 92), n° 8.
6 A. de Courson, Cartulaire de l’abbaye de Redon en Bretagne, Paris, 1863, n° 144 p. 110, et donation au n° 43 p. 109.
7 Voir au début du texte de Laurent Feller le rappel des idées de Georges Duby sur la question. Celles-ci sont encore très présentes dans les multiples contributions de Stephen Weinberger, au demeurant fort utiles à notre propos : Les conflits entre clercs et laïcs dans la Provence du xie siècle, dans Annales du Midi, 92, 1980, p. 269-279 ; Monks, aristocrats, and power in eleventh century Provence, dans Revue belge de philologie et d’histoire, 75, 1997, p. 333-342 ; Death and monastic landholding in eleventh century France, dans Revue bénédictine, 113, 2003, p. 337-346.
8 Cf. S. White, Inheritances and legal arguments in Western France, 1050-1150, dans Traditio, 43, 1987, p. 55-103.
9 R. della Torre, L’abbazia di Sesto in Sylvis dalle origini alla fine del ’200. Introduzione storica e documenti, Trieste, 1979, doc. n° 11, a. 1005.
10 F. Gabotto et N. Gabiani, Le carte dello archivio capitolare di Asti, Pignerol, 1907 (Biblioteca della Società storica subalpina, 37), doc. n° , a. 946 ; L. Schiaparelli, I diplomi di Guido e di Lamberto, Rome, 1906 (Fonti per la storia d’Italia, 36), n° 2 p. 64, a. 895.
11 S. Weinberger, Donations-ventes ou ventes-donations ? Confusion ou système dans la Provence du xie siècle, dans Le Moyen Âge, 105, 1999, p. 667-680 ; Id., Les contre-dons en Poitou et en Provence au xie siècle : ce qu’il en coûte de faire des affaires, dans Provence historique, 52, 2002, p. 483-496.
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