Introduction
p. 1-9
Texte intégral
1Une montagne sacrée, un lac débordant, des forêts ombreuses, une ville introuvable, des rois fantômes : à la mise en scène classique de la légende des origines de Rome, aujourd’hui explorée par la science plus qu’elle ne le fut jamais, Albe La Longue ne fournit guère qu’un décor, agréable et quelque peu mystérieux, mais vite effacé par le transfert de l’action sur les bords du Tibre. Et si, dans le récit canonique, elle apparaît avant Rome, elle y est précédée par Lavinium, à qui est réservé l’honneur d’accueillir Énée et d’être le creuset de la nation latine, dont le nom est censé provenir de celui du roi des Laurentes.
2Aussi bien la recherche contemporaine a-t-elle longtemps consacré cette antécédence de la cité aux treize autels, surtout à partir du moment où l’archéologie, en montrant la réalité et l’importance des sanctuaires de la Lavinium archaïque, faisait d’autant plus ressortir, par contraste, la rareté des vestiges albains et l’incertitude qui affecte leur interprétation. Comme il se doit, à la multiplication des découvertes sur le terrain a répondu celle des publications1 : le mouvement de la science sur les primordia Romana a ainsi été marqué longtemps par ce qu’on peut appeler un véritable « lavinocentrisme ». Bien entendu, l’utilité et la qualité de ces travaux sont incontestables et il n’est pas question d’en minorer la portée : grâce à Lavinium, on a, beaucoup mieux qu’auparavant, pris conscience de la précocité de l’apport grec en Latium, et cela après une longue période où l’étude des commencements de l’Vrbs avait pu sembler n’être qu’une province, un peu retirée, d’une étruscologie triomphante. Sans aucun doute aussi, ces recherches lavinates, en dégageant l’exploration de la protohistoire du Latium de la tutelle étruscologique, ont-elles puissamment aidé l’étude des origines de Rome à atteindre l’âge de l’indépendance, en préparant le retour vers Rome qui s’observe actuellement dans ce domaine. Cependant, plus l’intérêt se concentrait sur le Latium côtier, et plus la légende d’Albe prenait l’allure d’une énigme, de moins en moins déchiffrable. Car si Lavinium était vraiment le centre premier du nomen Latinum, pourquoi était-ce sur le mont Albain, et non sur les rives du Numicius, que les peuples latins se rassemblaient chaque année pour ce qui était leur plus grande fête religieuse ? Comment, d’un autre côté, comprendre le fait que la tradition romaine n’ait jamais rompu le lien entre la geste des jumeaux fondateurs de l’Vrbs et Albe, alors qu’il lui eût été si facile d’imaginer un autre ordonnancement ? Le soupçon naissait alors qu’en adoptant à son tour la succession ternaire Lavinium-Albe-Rome, la recherche récente n’ait été victime d’un mirage dessiné par ce que Mommsen appelait « la logographie romaine »2.
3De ces interrogations irrésolues, de la constatation que les faits albains se trouvaient, pour ainsi dire, dans une espèce d’angle mort au regard de la théorie régnante, et, selon les termes d’un éminent spécialiste actuel, dans « une longue et obscure parenthèse »3, est né le projet de ce livre : étudier, dans toute sa portée et toutes ses composantes, la légende d’Alba Longa.
4Pouvait-on, pour ce faire, partir de la seule tradition littéraire ? Il nous est très vite apparu que cela revenait à vouloir faire reposer une pyramide sur sa pointe, dans la mesure où, comme chacun sait, les sources philologiques sur les origines de Rome sont tardives, en partie artificielles, au moins en ce qui concerne leur agencement diégétique, souvent inspirées ou influencées par Rome. Or il ne nous paraît guère contestable que même les plus anciennes d’entre elles – d’Hésiode à Ennius – accordent la priorité à Lavinium sur Albe ; mais on se méprend en considérant comme la trace de faits réels ce qui peut tout autant relever de l’idéologie, et, disons le mot, d’une manipulation particulièrement réussie. Pour éviter d’être ainsi le jouet de ce que Massimo Pallottino décrivait comme la survie moderne des mythes sur les origines de Rome, il nous a paru qu’il valait mieux, par conséquent, partir de ce qui, dans la légende d’Albe, semble échapper, au moins à un certain degré, au légendaire : l’espace, l’archéologie, avec toutes ses implications, la religion. Ce point de vue s’avérait d’autant plus nécessaire, en l’occurrence, que, dès le premier abord, on peut voir que la légende d’Albe met en scène beaucoup plus un paysage que des personnages. Elle n’est pas constituée, comme les légendes sur les origines des Étrusques4, par des récits apatrides parcourant région après région et se promenant d’un auteur à l’autre. Elle est, constamment, la légende d’un lieu – les monts Albains –, toujours limitée à lui, et n’existant pas en dehors de lui.
5C’est pourquoi nous avons été amené à consacrer toute la première partie de cette recherche au paysage albain, étudié successivement dans chacun de ses éléments constitutifs – le relief, le réseau hydrographique, le climat –, qui sont les véritables personnages de cette geste albaine. Les questions que pose à la science la légende d’Albe sont, en effet, d’abord d’ordre géographique : qu’en est-il de ce canal, cet emissarium Albanum, sur lequel l’annalistique est si prolixe ? Que penser de cette prodigieuse et invraisemblable crue du lac Albain rapportée par la tradition pour l’an 398 av. J.-C. ? Que dire encore de cette aqua Ferentina qui paraît jouer un si grand rôle dans l’histoire du Latium archaïque ? On comprend, dans ces conditions, que nous ayons souhaité considérer, avec Louis Robert, comme « documents muets, mais documents éclairants et indispensables, la géographie, la méditation des paysages ». À chaque instant de notre recherche s’est imposée à nous la recommandation que ce savant formulait ainsi : « Chaque helléniste et chaque latiniste doit mettre la Terre, tout comme le papier, dans son activité d’études, chacun doit avoir les pieds sur le sol, sur le sol antique, les yeux ouverts sur les paysages et sur les livres des voyageurs et des géographes »5. Ce qui rendait ici l’entreprise particulièrement souhaitable, c’est qu’un tel travail de récolement bibliographique n’avait jamais été fait, ni pour les monts Albains ni pour le Latium, et c’est pourquoi nous avons souvent étendu notre enquête de « géohistoire » – qui est, selon un mot heureux de Roger Dion, une « géographie humaine rétrospective » – à l’ensemble de la région, dans la volonté d’apporter à ceux qui s’intéressent à l’histoire archaïque du centre de la péninsule, des observations et des faits utiles, nouveaux parce qu’oubliés. Il le fallait d’autant plus que l’érudition moderne, du xviie au xixe siècle, a, comme on pourra le constater, fait jouer un grand rôle, dans cette protohistoire albaine, à des facteurs climatiques ou vulcanologiques : nous avons donc eu à faire un bilan général, et le tri entre une grande quantité d’hypothèses, souvent répétées sans être jamais vérifiées. Nous ne nous sommes du reste pas contenté de faire appel aux sources recommandées par Louis Robert, mais, autant que notre incompétence en ces matières nous le permettait, nous avons recouru également aux résultats les plus récents des sciences de la terre, ce qui nous a permis, on le verra, d’apporter quelques réponses nouvelles, qui ne sont, bien entendu, que des hypothèses, à de vieilles questions. Chemin faisant, nous avons également souvent franchi les frontières qui séparent l’Antiquité du Moyen Âge, dans la conviction que l’œuvre de médiévistes comme les Tomassetti ou Pierre Toubert peut apporter beaucoup à la connaissance du plus ancien Latium : la comparaison structurelle entre des périodes très différentes menée à propos de la même région permet alors de faire apparaître une manière de syntaxe géohistorique.
6Une fois le cadre spatial et géographique ainsi éclairé, dans une perspective qui, cela va sans dire, se veut non pas descriptive – c’est la tâche du géographe – mais herméneutique, par rapport aux faits d’ordre religieux et historique que nous avions à interpréter, vient le moment de l’archéologie. Depuis G. De Sanctis et l’exemple donné par le premier volume de sa Storia dei Romani, parue à l’orée du siècle dernier (1907), au temps même où G. Boni explorait le sous-sol le plus ancien du Forum romain, on sait bien, en effet, que l’archéologie est l’instrument indispensable de l’exploration des origines de Rome. Comment, par exemple, trancher la uexatissima quaestio de la localisation d’Albe sans recourir, et de la façon la plus détaillée, la plus précise possible, aux données livrées par le terrain ?
7À première vue, pourtant, le travail était déjà fait et, nous pouvons le dire après une vérification complète et minutieuse, excellemment fait. P. G. Gierow, disciple d’Einar Gjerstad, a en effet consacré un volume entier6 au relevé exhaustif et à la description détaillée de tout le matériel archéologique daté des débuts de l’âge du Fer et trouvé dans les monts Albains. D’autre part, depuis la parution de cette monographie exemplaire, à laquelle nous tenons à rendre hommage en soulignant sa qualité exceptionnelle, l’archéologue, fondateur et directeur du Musée archéologique d’Albano, P. Chiarucci, fait régulièrement le point sur des nouvelles découvertes qui, pour la plus grande part d’entre elles, lui sont dues. Ne pouvions-nous pas, dès lors, nous contenter, sans plus tarder, de nous référer aux travaux de ces savants ? C’était laisser définitivement dans l’ombre l’immense amas des découvertes oubliées, du matériel perdu ou détruit, des témoignages recueillis çà et là mais enfouis dans des travaux obsolètes. Ce n’est pas que ni Gierow ni ses successeurs aient été insensibles à ce type d’approche, car on trouve déjà dans leurs contributions nombre de remarques très précieuses en ce sens. Mais, sur cet aspect, leur enquête n’a pas été systématique et, comme il est normal, ils se sont surtout attachés à inventorier ce qui a été recueilli et conservé. Or une première vérification nous avait amené à constater déjà que, sur bien des sites majeurs, la part de ce qui subsiste et a été inventorié n’atteint pas la moitié, et souvent bien moins, de ce qui avait d’abord été découvert. C’est pourquoi nous avons entrepris, site par site, et en reprenant la progression topographique qui avait été celle de Gierow, de délimiter, avec le plus de précision possible, la part cachée et disparue de cette archéologie albaine. Non plus, donc, un inventaire de type muséographique, décrivant une collection d’objets en général bien identifiés et conservés, mais l’exploration d’un monde perdu et éclairé, fût-ce partiellement, par une archéologie au carré, qui consiste à relire une documentation ancienne pour remettre en lumière ce qui était souvent resté jusqu’ici dans l’ombre. De cette géographie de l’incertitude, destinée à connaître ou, pour mieux dire, à évaluer la part de l’inconnu et de l’incertain, il va de soi qu’on ne saurait attendre le même degré de précision et de sûreté que celui que permet l’étude d’un matériel existant et encore observable. Malgré, cependant, cette inévitable imprécision, il nous a semblé que l’enquête devait être tentée et qu’il valait la peine de traquer les indices montrant ce qui avait été perdu, cassé, détruit, vendu sous le manteau, en portant, pour cela, la plus grande attention aux circonstances de chaque découverte, voire à la personnalité et aux motivations, pas toujours scientifiques, des fouilleurs. D’autre part, des éléments tels que la topographie et la configuration des sites, auxquels le savant suédois s’était peut-être moins intéressé qu’on ne le ferait aujourd’hui, ont également été étudiés chaque fois que cela était possible. Parallèlement à cette enquête, nous avons repris l’analyse du matériel décrit par Gierow, afin de modifier les datations qu’il avait avancées en fonction d’un système typologique et chronologique aujourd’hui abandonné par la communauté scientifique ; nous pouvons ainsi proposer, cas par cas, un bilan des datations par référence aux classifications de l’école germano-italienne, selon le système dit de Müller-Karpe-Peroni, qui connaît d’ailleurs désormais quelques inflexions, dont nous avons tenu compte. Cette remise aux normes s’avérait indispensable, puisque, bien évidemment, avec la chronologie qu’on attribue au matériel archéologique, c’est le jugement sur l’histoire de la présence humaine dans une aire donnée qui variera d’autant. Même si, au total, ce travail nous permet de confirmer l’exhaustivité et l’excellence de l’œuvre réalisée par P. G. Gierow, il a été, à plusieurs reprises, l’occasion de faire surgir du néant tel ou tel site qui avait pu échapper à l’attention du savant suédois ; d’autre part, nous avons été amené à faire nombre de rectifications de détail qui pourront se révéler utiles en dehors même de notre sujet. Le dossier des fouilles de 1816-1817 a été repris sur la base de la documentation de l’époque, après les belles études que lui avait consacrées l’auteur d’Iron Age of Latium, et l’on verra que les conclusions de notre prédécesseur, aujourd’hui si souvent rejetées à tort, en sortent confirmées et même élargies.
8Tout au long de cette « promenade » archéologique, il va de soi que nous nous sommes souvent référé à des publications qui avaient déjà été consultées et citées par Gierow : c’est que nous y cherchions autre chose, non plus les traces d’une mémoire conservée mais les signes de l’oubli ; nous ferions volontiers nôtres, mutatis mutandis, les propos de Bayle à l’égard de son prédécesseur Moreri : « Quand je ne cite point cet auteur, et que néanmoins je débite quelque chose qui se trouve dans son ouvrage, c’est une preuve certaine que je l’ai puisé à une autre source [...] et jamais je ne m’abstiens de le citer, que lorsque j’ai su les choses par des recherches aussi pénibles que s’il n’en eût point parlé »7.
9Tout cela nous conduisait naturellement à la vieille, grande, ressassée et longtemps, trop longtemps, unique question qui est celle de la localisation d’Albe. Si nous sommes revenu sur ce dossier, que nous avions déjà traité dans une étude8 qui a rencontré un très large assentiment, c’est parce que nous souhaitions, d’une part, enrichir encore et affiner le corpus philologique qui avait servi de base à notre analyse, et insérer, d’autre part, celle-ci dans le grand débat sur le proto-urbain, qui a connu d’importants développements en Italie ces dernières années. Nous aboutissons alors à un essai d’explication sous forme d’un modèle type dont « Albe » n’est sans doute que l’illustration la plus exemplaire et qui a d’autres équivalents ailleurs.
10Mais si une ville, quel que soit le sens que l’on veuille donner à ce mot, n’exista jamais sous le nom d’Alba Longa, il n’y eut pas moins une réalité, une « culture » albaine et latiale dont notre enquête archéologique rappellera la richesse, la diversité, et la très forte cohérence dans un domaine comme celui du culte funéraire. Au regard de cette archéologie albaine souvent méconnue, la vulgate scientifique encore en cours pour les origines de Rome apparaît singulièrement inexacte : émergence tardive de l’aristocratie en concomitance avec celle de la cité, inexistence de la transhumance, apparition du vin au viie siècle9 et des routes artificielles au vie siècle, toutes ces affirmations, on le verra, doivent au moins être très fortement nuancées, voire contredites. Ladite vulgate n’échappe du reste pas à la contradiction lorsqu’elle refuse que Rome ait pu être une ville dès le viiie siècle tout en postulant qu’Albe en ait été une avant le viie !
11Parce que la tradition antique sur l’existence d’une métropole d’Albe se révèle, à la suite de notre analyse, comme un mythe étiologique lié aux Féries Latines, il nous fallait étudier cette cérémonie qui fut, dans la longue durée, la plus importante manifestation religieuse latino-romaine. Ici aussi, la recherche a été menée sur une base philologique, et nous avons commencé par rassembler la totalité des sources littéraires qui parlent des feriae Latinae : comme pour la question de la localisation d’Albe, ce recueil préalable fournit le matériau pour la réflexion et l’interprétation qui suivent. Ces dernières ont été menées, en dehors de toute inféodation à telle ou telle théorie ou modèle préconçus, avec l’unique souci de rendre compte, au plus près, de la singularité et de la diversité du fait religieux albain.
12Le mythe d’une ville d’Albe nous a conduit enfin à l’étude de la tradition des rois d’Albe, dont la complexité n’a d’égale que la labilité. On retrouve, pour une telle étude, les techniques d’une Quellenforschung sans doute trop discréditée aujourd’hui, mais qui reste, à notre avis, le seul moyen d’avoir une idée de la configuration d’un puzzle auquel manquent tant de pièces. On est désormais non dans le domaine des faits mais dans celui de l’idéologie et de la mythographie, ce qui permet de suivre l’histoire de la légende albaine jusqu’aux âges où Constantinople se voudra l’héritière de Rome.
13Du paysage à l’archéologie, de l’archéologie à l’histoire, de l’histoire à la tradition : l’ordre suivi dans ce livre se veut démonstratif. En prenant la pleine mesure de la spécificité de chaque type de sources, et en ayant toujours garde d’éviter de confirmer la tradition par elle-même, nous avons d’abord voulu apporter au débat scientifique des faits nouveaux : c’est-à-dire, pour l’archéologie, la révélation de sites ou de matériels oubliés et, pour la philologie, de textes jusque-là non pris en compte dans l’examen des questions étudiées ici. À ces conditions, il est légitime, pensons-nous, de tenter de remonter, au-delà de Rome, le cours du temps. Fallait-il en rester aux décrets de la science d’hier, elle qui, il y a moins d’un siècle, considérait comme appartenant à la préhistoire – « Vorgeschichte »10 – une période, le vie siècle, qu’aujourd’hui toutes les écoles de pensée regardent comme relevant en partie de l’histoire ? Ce serait oublier que, comme toute notion temporelle, celle-ci est relative : pour le celtisant spécialiste de la Gaule, la première moitié du premier siècle avant notre ère et avant César est encore du côté de la protohistoire ; pour l’égyptologue, le règne de Ramsès II, au beau milieu du second millénaire avant notre ère, appartient presque tout entier à l’histoire, et à l’histoire la plus informée et la plus exigeante. Lorsque nous relisons les anathèmes11 lancés par Louis de Beaufort, Niebuhr, Schwegler, Pais et tant d’autres, à l’encontre de la tradition antique des primordia, souvenons-nous que, jusqu’à Niebuhr compris, ils datent d’une époque où n’existaient ni l’égyptologie, ni la mycénologie, ni l’assyriologie, ni même une archéologie scientifique ! Aussi bien l’absence, dans leurs œuvres comme dans toute l’Altertumswissenschaft, d’études spécifiquement consacrées à la légende albaine – hormis les deux questions de la localisation d’Albe et de la tradition des rois albains qui s’y voient réservés de brefs développements –, ne doit-elle pas être un obstacle à l’exploration d’une voie encore neuve, bien au contraire. C’est bien ainsi que l’ont compris les organisateurs d’un excellent colloque consacré en 1994 à Alba Longa. Mito, storia, archeologia12, en appelant de leurs vœux le développement des recherches : trois ans plus tard, cette nouvelle importance donnée aux faits albains s’illustrait dans le livre d’Andrea Carandini sur la Nascita di Roma. Ayant, pour notre part, entrepris dès 1988 (CRAI, p. 481-497) de réfuter le lavinocentrisme ambiant, nous avons voulu en tirer ici toutes les conséquences, en cherchant à mettre en œuvre plusieurs méthodes d’investigation, dont chacune est bien connue, mais dont la conjonction systématique a permis d’obtenir quelques résultats nouveaux. Nous ne méconnaissons nullement – est-il besoin de le dire ? – les difficultés de l’entreprise, et nous savons bien que le risque est grand de vouloir compenser l’inévitable incertitude des données et des résultats par le dogmatisme des affirmations. C’est un danger que nous nous sommes constamment efforcé d’éviter, en ne considérant aucune assertion comme allant de soi.
14Une des conséquences les plus pernicieuses de la marginalité persistante du domaine albain aura été, sans nul doute, la multiplication des fautes de toutes sortes commises par l’érudition, fût-elle la plus récente, à chaque fois qu’elle parlait d’Albe ; sans revenir ici sur la confusion d’Alba Longa avec Alba Fucens, qui caractérise presque toute la littérature savante sur ces sujets à la Renaissance et qui se retrouvera encore parfois en plein xxe siècle, bien d’autres erreurs pourraient être citées : on considère couramment le Monte Cavo comme le plus haut relief du massif albain, on attribue à l’emissarium Albanum mille mètres de trop, on se trompe sur l’identité de l’un des protagonistes du dossier des découvertes de 1816-1817, on a soutenu que le sanctuaire de Iuppiter Latiaris n’avait pas de bois sacré, ou donné à une expression de Cicéron (Albani tumuli) un sens indu. Certes, on sait bien, depuis Bayle, que l’histoire de la science est une histoire de l’erreur, mais, ici, la multiplication d’affirmations si facilement réfutables, comme on le verra, a valeur de preuve : c’est le signe qu’il était désormais nécessaire, pour les progrès de la connaissance dans le domaine des origines de Rome, de poser, dans toutes ses dimensions – géohistorique, archéologique, historique et philologique –, la question albaine. C’est ce que nous avons fait ici, en tentant d’apporter une réponse aux interrogations que suscite la légende d’Albe : de quoi s’agissait-il exactement, ville ou territoire ? Comment penser les rapports d’Albe, de Lavinium et de Rome ? Que peut-on savoir des Féries Latines et qu’en est-il de cette légende, à la fois omniprésente et fuyante, des rois d’Albe ?
15Au moment où nous nous engageons dans cette sylve albaine, à la recherche des faits oubliés qui peuvent expliquer une légende énigmatique, il nous reste à requérir l’indulgence du lecteur : car, pour le dire avec Varron13, « dans la forêt où il nous faut les atteindre, les ténèbres ne sont pas peu de chose ; là où nous prétendons parvenir, les sentiers ne sont pas frayés, et sur les chemins, il ne manque point d’obstacles pour entraver la marche », non mediocres enim tenebrae in silua ubi haec captanda neque eo quo peruenire uolumus semitae tritae, neque non in tramitibus quaedam obiecta quae euntem retinere possent.
Notes de bas de page
1 Qu’il nous suffise ici, pour les unes comme pour les autres, de renvoyer à l’article Lavinio de l’Enciclopedia dell’Arte Antica, Sec. Suppl., 3, Rome, 1995, p. 310-314 (M. Fenelli).
2 Le droit public romain, trad. P. F. Girard, 6, 2, 1889, p. 228.
3 G. Colonna in Identità e civiltà dei Sabini, Colloque (1993) éd. par G. Maetzke, Florence, 1996, p. 109.
4 Cf. D. Briquel, Pélasges, Rome, 1984, et L’Origine lydienne des Étrusques, Rome, 1991.
5 Opera Minora Selecta, 4, Leiden, 1974, p. 401 et 402.
6 The Iron Age Culture of Latium, 2, Excavations and Finds, 1, The Alban Hills, Lund, 1964, abrégé désormais: IAL 2.
7 Préface de la première édition du Dictionnaire historique et critique, 1696, éd. M. Bohm, 1734, p. VIII.
8 Localisation 1986.
9 Sauf précision contraire, les dates antiques mentionnées dans ce livre s’entendent avant J.-C.
10 Voir, parmi bien d’autres exemples possibles, G. Säflund, « Bemerkungen zur Vorgeschichte Etruriens », SE, 12, 1938, p. 23 et s.
11 Sur lesquels on nous permettra de renvoyer à notre Fondation de Rome, passim.
12 Alba Longa. Mito, storia, archeologia. Atti dell’Incontro di Studio, Roma-Albano Laziale, 27-29 gennaio 1994, studi pubblicati dall’Ist. Ital. per la storia antica, 60, sous la dir. d’A. Pasqualini, Rome, 1996 (abrégé désormais Alba Longa 1996), ici p.X.
13 De Lingua Latina, livre 5, 5, édition et traduction par Jean Collart, Paris, 1954, p. 5.
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Alba Longa, histoire d’une légende
Ce livre est cité par
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- (2018) The World through Roman Eyes. DOI: 10.1017/9781316662168
- (2013) The Virgil Encyclopedia. DOI: 10.1002/9781118351352.wbve0089
- Smith, Christopher J.. (2012) The Encyclopedia of Ancient History. DOI: 10.1002/9781444338386.wbeah17156
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- (2009) Actualités. Dialogues d'histoire ancienne, 35/2. DOI: 10.3917/dha.352.0223
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- Briquel, Dominique. (2017) Les Aborigènes et l’ethnographie de l’Énéide. Mélanges de l'École française de Rome. Antiquité. DOI: 10.4000/mefra.4140
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