Chapitre II. Les thermes dans la cité
p. 435-483
Texte intégral
1En conclusion du chapitre précédent, nous avons souligné l’appauvrisssement des bains à l’époque médiévale : appauvrissement des ambitions architecturales et, parallèlement, appauvrissement du rôle de ces bâtiments dans la vie de la cité.
2La multiplicité des fonctions des édifices balnéaires dans la ville antique a été longuement soulignée par de nombreux auteurs. Ces palais des eaux étaient aussi, comme on a pu l’écrire, de véritables palais du peuple où toutes les classes et tous les sexes se croisaient, pouvaient éventuellement se rencontrer, et trouvaient des installations leur offrant de multiples services.
3Le dossier des thermes africains n’apporte rien en ce qui concerne de nombreuses activités bien attestées ailleurs par les textes ou les découvertes archéologiques : nous pensons à des données aussi différentes que la pratique de la prostitution, de l’enseignement, d’activités intellectuelles diverses ou de la médecine et de la chirurgie1. Les données africaines fournissent cependant quelques éléments de réflexion sur la place des bains dans la vie de la cité.
I – THERMES ET POLITIQUE
4L’importance cruciale des édifices balnéaires dans la vie de la cité est démontrée par leur fréquentation. Lorsque nous parvenons à obtenir une vue d’ensemble d’une ville africaine, on ne peut manquer d’être frappé par l’importance de ces bâtiments dans le maillage de l’espace urbain. La colonie de Timgad est révélatrice de cette réalité (pl. CXVII). Dans le noyau urbain primitif, on compte cinq bains publics, dont l’un occupe deux insulae. Dans les faubourgs, on en a dégagé sept : les plus vastes d’entre eux constituèrent, avec le capitole et, bien plus tard, les complexes monumentaux chrétiens, les masses monumentales essentielles de ces nouveaux quartiers.
5Il est, cependant, une autre dimension de ces édifices qui confirme, de façon décisive, leur rôle vital. Il s’agit de la place qu’ils occupent dans la vie politique.
A) Financement des constructions et des restaurations
1) Intitulé des dédicaces
6Le formulaire des inscriptions souligne l’importance accordée à l’érection ou à l’entretien d’un édifice balnéaire. La dédicace s’ouvre presque systématiquement par la mention de l’Empereur ou de la famille impériale. Les exceptions sont rarissimes. À Bulla Regia (n° 12) elle s’explique tout simplement par le fait qu’il ne s’agit pas de la dédicace du monument, mais seulement de celle d’une statue offerte à la bienfaitrice, dont le nom se trouve donc, logiquement, en première place. Parfois, l’absence impériale est liée à la dimension mineure de l’opération commémorée, ne concernant qu’un enrichissement du décor : transfert de statues à Thubursicu Bure (n° 56), décor statuaire des grands thermes Nord d’Hippo Regius en exécution d’un testament (n° 112)2. Même dans ce cas, il est cependant fréquent que l’Empereur soit évoqué, par exemple pour la série des sculptures du cycle herculéen de Lambèse (nos 122-128) ou pour les statues successivement érigées dans les grands thermes de Madaure par des édiles (nos 139-141 et 143-144).
7Dans ces conditions, les exemples d’activité constructrice dont la célébration ne comporte aucune mention du pouvoir central apparaissent tout à fait remarquables. C’est le cas à Ammaedarea où un évergète construit une abside (n° 5), à municipium Aurelium Commodianum où un particulier procède à des travaux de restauration et d’agrandissement de l’édifice dont il enrichit également le décor (n° 34), à castellum Mastarense où il s’agit même de l’érection du bâtiment (n° 97), enfin à Hippo Regius et Timgad où l’inscription ne célèbre que les acteurs de la restauration, la colonie (n° 109) ou le populus et l’ordo (n° 172).
8Ces exceptions sont très minoritaires : il est d’usage que les travaux édilitaires soient associés à la personne impériale, et les bains n’échappent pas à cette règle. Le rappel de la présence constante des réalités de l’Empire se traduit encore par la manière de dater la dédicace. Il est très fréquent que l’on recoure, pour ce faire, au nom du gouverneur. De façon exceptionnelle, le cadre provincial peut aussi s’exprimer par la mention du calendrier local, anno prouinciae (nos 99 et 161). Rarement aussi, on mentionne les consuls en charge (nos 5, 97 et 117).
2) Financement
9La façon dont les édifices balnéaires s’ancrent dans la sphère publique se manifeste encore plus fortement si l’on étudie le mode de financement des travaux.
a) L’Empereur
10Le cas des thermes d’Antonin, à Carthage, est spécifique (n° 22). L’expression ex permissu Imperatoris pourrait signaler une générosité du pouvoir central, en particulier sous la forme usuelle de remises d’impôts destinées à faciliter le rassemblement des fonds nécessaires à l’exécution de cette énorme construction3. Hormis cette situation particulière, le rôle de l’Empereur apparaît très discret dans les provinces africaines, qui doivent la constitution de leur armature d’édifices thermaux essentiellement à leurs propres forces. Il est même exceptionnel de voir un chantier s’ouvrir ex auctoritate Imperatoris, à la suite d’une commande précise du pouvoir central dont les frais restaient à la charge de la cité. Une telle procédure n’est guère attestée qu’à une date tardive, et de façon incertaine. À Abitinae (n° 2), en 376-377, l’intervention directe du gouverneur dépend de la façon dont on restitue l’inscription. À Satafis, en 379-383, le gouverneur, au demeurant aussi patron de la ville, instituit, perfecit, dedicauitque la reconstruction de la conduite apportant l’eau aux thermes (n° 160). Tout dépend du sens que l’on attribue au verbe instituere. Il ne nous paraît pas évident qu’il traduise une intervention impérative de l’autorité provinciale4. On notera cependant l’inscription de Mascula (n° 152) qui signale, entre 364 et 367, l’action d’un gouverneur bien connu par ailleurs pour son activité de restaurateur. Les fonds étaient certainement municipaux, ce que confirme la mention de quatre flamines perpétuels qui furent les véritables responsables des travaux. La rédaction du texte laisse néanmoins penser que l’initiative venait du pouvoir provincial.
11En fait, les ingérences du pouvoir central existent essentiellement sous une forme tout à fait particulière, à savoir le recours à l’armée, susceptible de fournir tant la main-d’œuvre que les techniciens5. L’utilisation rationnelle des compétences militaires ne concerne pas que les installations dépendant de l’armée. Pour s’en tenir aux thermes, on voit les légionnaires opérer dans leur ville de garnison. Quatre inscriptions de Lambèse (nos 118-121) commémorent, de façon certaine ou probable, de telles interventions dans des bâtiments thermaux dont nous ignorons d’ailleurs la nature exacte. La rédaction des textes rend compte de la façon dont la IIIe Légion est conçue comme l’agent du pouvoir central. Dans trois cas, le sujet du verbe est l’Empereur même : le récit le mieux préservé nous précise qu’il agit par l’intermédiaire de ses soldats, per legionem suam. Dans l’autre cas, l’inscription s’ouvre par un vœu pour la santé des membres de la famille impériale, et c’est la légion qui est le sujet du verbe, mais elle est leur légion, legio III Augusta eorum. Lorsque la troupe fait œuvre constructrice hors de sa base, le lien entre l’Empereur et ses soldats est aussi fortement proclamé. Le site d’Aquae Flavianae est restauré par Septime Sévère et ses fils per uexillationem militum suorum.
12L’unique légion stationnée en Afrique est donc, pour l’Empereur, un moyen privilégié de s’immiscer dans la politique édilitaire de ces provinces. Cette action reste cependant d’ampleur limitée et, en ce qui concerne les thermes publics, ne touche qu’une région bien précise, proche du campement principal. D’une manière générale, le système balnéaire africain doit fort peu au pouvoir central.
b) Pecunia publica, ordinis conlatione, ciuium liberalitate, sumptu proprio
13Un trait tout à fait remarquable de l’architecture thermale maghrébine nous paraît être l’importance de la part prise par les cités en ce domaine. Il faudrait conduire une enquête systématique à l’échelle de l’Empire, mais il nous semble que les investissements opérés par le pouvoir municipal dans l’équipement balnéaire de la ville qu’il gère est, en Afrique, particulièrement notable. Les thermes y sont, avant tout, chose publique.
14Cette réalité fondamentale se traduit de plusieurs manières. La plus simple est la mention que les travaux ont été entrepris et conduits à bien grâce à un financement public, ce qui est clairement proclamé par des formules telles que pecunia publica ou sumptu publico6. Surtout, il ne faut pas oublier qu’une inscription où n’est pas spécifiée l’origine des fonds signifie, systématiquement ou presque, que ceux-ci sont publics. Très souvent aussi la municipalité est nommée et c’est elle qui agit : colonia Concordia Iulia Karthago (nos 22, 23), municipium Septimium Aurelium Seuerianum Antoninianum Frugiferum Concordium Liberum Thibursicensium Bure (n° 55), respublica coloniae Thibursicu Bure (n° 56), respublica municipii Septimii Aurelii Liberi Thuggensis (n° 58), ciuitas (n° 61), castellum Mastarense (n° 97), municipium Aelium Choba (n° 99), respublica Cuiculitanorum (nos 102 et 103), colonia Augusta Hippo Regius (n° 109), splendidissima colonia Hipponiensium Regiorum (n° 110), respublica municipii Sigensium (n° 162), respublica coloniae Thamugadensis (nos 176-180), respublica Tamugadensium (ou Tamugadensis : n° 183). La cité est souvent mise au premier plan, et sous une forme qui expose ses titres.
15La dimension civique des édifices balnéaires est également soulignée par la mention des citoyens. Déjà, une formule telle que celle de respublica Cuiculitanorum ou Hipponiensium Regiorum associe à la notion quelque peu abstraite des institutions la réalité palpable des habitants. Le basculement est total dans l’inscription n° 111, où ce sont les Hipponienses Regii qui élèvent le bâtiment thermal : l’aspect institutionnel n’est plus évoqué que par la mention du décret pris par les décurions. Tout aussi remarquable est le texte n° 3 où une réalisation de nature inconnue financée par la pollicitacio, la promesse d’un particulier, est l’occasion de mettre au premier plan le populus Achollitanus, mentionné au nominatif en tête de l’inscription, ce qui en fait le véritable auteur de l’œuvre. À Thubursicu Bure (n° 55), le municipe restaure les thermes, mais il est précisé que le décor mosaïqué de ces derniers est financé par la contribution de nombreux décurions.
16Le rôle de la puissance publique dans la construction et l’entretien des édifices balnéaires est donc essentiel. La dimension collective de ces derniers se manifeste dans les inscriptions même lorsque l’agent mis en avant est un curateur, chargé de la surveillance des travaux, ou un évergète qui en assume aussi le financement. Les modalités et les conditions de cette expression sont diverses, mais, très fréquemment, le texte cite une ou plusieurs des composantes de la cité.
17Dans le cadre des travaux placés sous la responsabilité d’un curateur, l’ordo est parfois mentionné seul : ainsi à Madaure, mais l’inscription est incomplète (n° 146), surtout à Membressa, où le curateur l’associe à son action (n° 31 : curator rei publicae cum splendido ordine suo). C’est parfois aussi le populus qui est évoqué : à Thuburnica, une inscription très fragmentaire précise que la construction est faite karissimis ciuibus (n° 54) ; à Timgad, le donateur anonyme d’une base se définit comme ciuis et amator ciuitatis (n° 175). À l’époque vandale, on ne manque pas plus de souligner que l’œuvre est destinée au populus (n° 66). Les cas les plus nombreux, et les plus significatifs, associent ordo et populus. À Abbir Maius (n° 1), le curateur agit grâce à une contribution de l’ordo et avec l’affection du populus (ordinis splendidissimi conlatione, cum amore populi). À Thuburbo Maius (n° 50), le curateur restaure les thermes cum Thuburbitanae urbis florentissimo senatu (ou ordine amplissimo) cunctaque eius plebe. Une formule semblable se retrouve à Madaure : cum ordine coloniae nostrae et populo (n° 145), cum ordine splendido et uniuerso populo (n° 147).
18Le fait le plus significatif est que les inscriptions qui célèbrent des évergésies se présentent de la même manière. À Mustis (n° 35), la restauration des thermes est opérée grâce à la générosité du curateur et au dévouement (devotio) de l’ordo, formule au demeurant peu claire : l’état du texte ne permet pas de savoir si le populus était associé à cette action. En tout cas, il apparaît seul dans plusieurs textes où l’évergète ne manque pas de l’évoquer. À municipium Aurelium Commodianum (n° 34), le curateur finance des travaux en précisant qu’il répond ainsi au vœu unanime des citoyens (uoto omnium ciuium) et que la dédicace s’accompagna d’un banquet offert à toute la plèbe pendant trois jours, ainsi que de jeux scéniques (et uniuersae pleui epulum per triduum dedit nec non et ludos scenicos exibuit). À Naraggara (n° 36), l’association de l’évergète et des citoyens repose sur une participation financière des deux partis qui unissent leurs efforts (partim sua propria et ciuium liberalitate).
19Trois dédicaces de statues à des évergètes nous offrent inversement le point de vue des pouvoirs publics. Le vocabulaire est le même.
20À Bulla Regia (n° 12), l’éloge de Iulia Memmia exalte le fait que, par son incomparable construction, elle sut pourvoir à la santé des citoyens (saluti ciuium). À Thuburbo Maius (n° 51), le notable bienfaiteur est qualifié d’amantissimus ciuis. À Ureu (n° 67), il est dit ciuis genitalis, et ce sont l’ordo et le populus qui lui dédient une statue pour son affection envers la cité.
21Très fréquemment aussi, les inscriptions célébrant des évergésies prennent soin de mentionner les deux composantes essentielles de la cité, l’ordo et le populus. À Bisica Lucana (n° 11), l’évergète non seulement épargne toute dépense aux citoyens mais encore distribue des sportules aux décurions et sert abondamment des repas aux citoyens et à l’ensemble des habitants (decuriones sportulis munerauit, ciuesque et populos uniuersos... epulis quam largissime ministrauit). À Tuccabor (n° 65), la dédicace d’une évergésie, dont la nature reste mal connue, s’accompagne de dons aux décurions et au populus.
c) Conclusion
22De manières multiples, les thermes s’ancrent dans la citoyenneté. La majorité de ces édifices, et les plus grands d’entre eux, sont l’œuvre de la cité, et les inscriptions exaltent cette réalité, mettant en avant la municipalité et les citoyens. Même les entreprises privées sont le fait de personnes qui se présentent ou sont présentées essentiellement comme des citoyens, œuvrant pour les citoyens. Il existe d’ailleurs des cas où les opérations sont conjointement le fait de capitaux privés et publics.
23Cette dimension fondamentalement civique des bâtiments balnéaires s’affirme à travers d’autres indications. Par exemple, il est rare qu’un évergète intervienne dans ces monuments sans aucune autre référence que sa propre personne : les thermes ne sont pas le lieu de l’exaltation individuelle susceptible de se dispenser de toute évocation de la communauté7.
24Ce contexte explique le vocabulaire utilisé dans les inscriptions commémorant les travaux effectués dans les thermes. Fréquemment, ces derniers sont mis en relation directe avec la patria, en particulier dans le cas d’une évergésie comme si on tenait à insérer clairement celle-ci dans un cadre collectif8. Bien plus, certains textes n’hésitent pas à inscrire le bâtiment balnéaire dans une perspective plus vaste. Il n’est pas seulement une pièce de la vie civique, mais contribue aussi à la définition de la province. Ainsi, à Saldae (n° 158), une dédicace associe le genius thermarum au numen Mauretaniae. Plus clairement, les thermes de Mascula sont restaurés ad splendorem tam patriae quam prouinciae (n° 152). On rapprochera ces affirmations quant au rayonnement d’un édifice balnéaire débordant le cadre de la cité de la façon dont se comporte l’évergète de Bisica Lucana (n° 11). Pour célébrer ses travaux qui, il est vrai, ne concernent pas que les thermes de sa ville, il offre des repas publics non seulement aux habitants de sa propre cité, mais aussi à ceux des agglomérations voisines : non solum propriae urbis uerum etiam uicinarum.
25Cette dimension essentiellement civique des édifices balnéaires nous paraît illustrée par excellence dans deux textes que nous voudrions encore citer. À Timgad (n° 172), les grands thermes Sud sont restaurés non par les finances publiques, mais par un investissement très concret des deux composantes de la cité, les classes populaires offrant leur force de travail, les classes dirigeantes leur argent. On aimerait savoir plus précisément comment furent organisées cette souscription et ces prestations de travail. En tout cas, l’inscription célèbre cette opération en la dédiant à la Concordia populi et ordinis, l’ordre des mots n’étant peut-être pas dénué de signification. Enfin, à Tichilla (n° 62), des thermes sont restaurés grâce à la liberalitas d’un évergète et à une souscription (conlatio) effectuée auprès de l’ordo et des ciues. Cette conjonction des efforts est sans doute la meilleure illustration de la façon dont les thermes sont conçus comme bien commun.
B) Architecture thermale, urbanisme et vie politique
26L’importance des bains dans la vie quotidienne de l’ensemble de la population explique l’intérêt que leur portent toutes les composantes de la cité, à commencer par les notables intervenant sous une forme publique ou privée. Il est aussi une autre raison qui justifie cet intérêt : outre les activités multiples que les thermes abritent et qui se déroulent en leur sein, ces bâtiments constituent également un des pôles majeurs de la vie politique de la cité.
1) Thermes et urbanisme
27Il est d’usage de considérer que les thermes forment un monde clos, coupé de l’extérieur, où ne se déroulent que des activités qui leur sont propres, à l’abri des regards externes. Cette réalité se traduirait architecturalement : les bâtiments se présenteraient extérieurement de façon extrêmement sobre, et même sommaire. Tous les efforts des architectes et des décorateurs se concentreraient sur l’intérieur9.
28Cette analyse nous semble devoir être profondément nuancée, et cela d’un double point de vue : il faut reconsidérer tant la place des thermes dans le paysage urbain que leur rôle dans la vie communautaire de la cité.
29En réalité, nous connaissons fort mal la façon dont les édifices balnéaires s’insèrent dans le tissu urbain, souvent parce que les fouilles n’ont pas porté sur l’environnement du monument, souvent aussi parce que les publications traitent peu cette question. De plus, on ne peut juger globalement l’architecture balnéaire : il est bien évident que la place d’un édifice dans la ville dépend largement de l’ambition du programme, c’est-à-dire essentiellement de ses dimensions.
30Nous nous contenterons ici de prendre en considération quelques bâtiments assez bien connus pour qu’ils puissent nourrir la réflexion. Cette dernière nous paraît devoir partir d’une constatation d’évidence : n’est-il pas contradictoire que ces monuments, qui, par leur nombre et souvent par leur masse, constituent une trame majeure dans l’organisation de l’espace urbain, ne soient que des « carapaces » dénuées de toute ambition externe ?
a) Les thermes memmiens de Bulla Regia
31Le cas des thermes memmiens peut nous servir de fil directeur dans la mesure où ils ont été l’objet de recherches qui ont pris en considération le problème de leur insertion dans le quartier où ils sont implantés10. Ils permettent, en premier lieu, de poser une question essentielle, celle de la façade principale du bâtiment. Il apparaît immédiatement qu’elle n’est nullement conçue comme une barrière protégeant un monde clos dans laquelle ne s’ouvrirait qu’un accès discret. Tout au contraire, le secteur des entrées des thermes memmiens est traité de façon somptueuse. Un portique ouvrant sur la rue par une colonnade à seize arcades précédée d’un escalier articule l’édifice et la rue de manière extrêmement riche et complexe (pl. XXXIV-1 et CLXXII-1). De fait, ce portique de façade appartient à la rue, la transformant ponctuellement en une véritable voie à colonnade. Or, il est particulièrement intéressant de noter que cet axe, antérieur aux thermes, était, dans sa partie occidentale, bordé sur un de ses côtés par un portique large d’environ trois mètres. La construction des thermes est donc l’occasion d’étendre, de façon grandiose, un parti prestigieux qui a du mal à s’imposer dans ce vieil urbanisme : nulle part la rue n’est plus belle qu’au droit des thermes. Elle s’y double d’un somptueux portique, endroit public abrité où l’on stationne, comme en témoignent les jeux gravés sur le dallage.
32Mais ce lieu fait aussi partie de l’édifice : c’est son portique de façade comme le démontrent les parois qui le délimitent et font retour dans le prolongement des longs murs du bâtiment. Il est, avant tout, l’accès au monument. Les jeux d’arcades qui animent ses murs annoncent un des thèmes essentiels de l’architecture des plus vastes salles internes. De plus, il est intimement lié au vestibule d’entrée qu’il précède et dont l’ampleur signale, sans ambiguïté, l’importance accordée par l’arhitecte à ce secteur. Tous les choix architecturaux démontrent le soin apporté à une articulation riche et grandiosement orchestrée entre un espace externe par excellence, la rue, et les volumes internes du monument balnéaire. Il n’y a nulle rupture entre ces deux mondes, mais, au contraire, une subtile articulation. Nous sommes en présence de la parfaite transcription architecturale de la dimension fondamentalement civique des grands thermes.
33Il est une autre donnée, apparemment mineure mais en fait extrêmement significative, qui démontre l’intérêt porté par les constructeurs à la façade principale. Il s’agit des choix opérés pour le décor des parois. Les parties de l’édifice dotées non d’un enduit peint mais d’un plaquis de marbre sont évidemment les lieux essentiels du monument : une des fonctions du décor est de hiérarchiser les espaces. Or, il apparaît que les choix décoratifs ne contribuent pas à valoriser le schéma en H dessiné par le frigidarium unissant les deux gymnases, schéma qui, en plan, joue un rôle fondamental dans l’organisation du bâtiment. L’usage du marbre introduit un décalage par rapport à l’ossature de l’édifice. Il impose une autre lecture, ou plutôt une lecture complémentaire qui souligne des locaux considérés comme vitaux. Ces locaux sont, logiquement, les salles proprement balnéaires, les pièces chauffées et le frigidarium, mais aussi le vestibule et le grand portique de façade où les plaquis couvrent tous les murs (pl. CLXXI-2). À cet endroit, la rue se dilate en investissant le volume de façade du bâtiment, et ce dernier se projette vers l’extérieur en étalant les splendeurs de sa décoration. Dans le même esprit, l’emmarchement du portique se prolonge vers l’Est par une fontaine alimentée par le réservoir des bains : le thème de l’eau, qui est la raison d’être de l’édifice, déborde dans l’espace public, unissant les volumes dans une même logique. Si l’on prend en considération que ces jeux d’eau étaient associés à un décor peint, ainsi accolé aux rutilances des marbres du portique, c’est, en fait, une véritable annonce des réalités internes du bâtiment qui est offerte au passant. Rien n’est caché, presque tout est annoncé sur la voie publique.
34Un rapide examen des autres façades des thermes memmiens s’avère également révélateur. À l’Est, le bâtiment est bordé par des demeures dont la destruction partielle a permis de dégager l’espace nécessaire à l’insertion de l’édifice. Au Sud, il est longé par le mur d’enceinte d’un grand complexe chronologiquement antérieur. La partie basse de ces deux façades, au demeurant occupée sur une grande longueur par le couloir de service, était donc masquée par les constructions qui environnent le monument. Ces conditions, jointes à la nécessaire présence des installations techniques de chauffage, rendaient donc difficile, et au demeurant inutile, l’élaboration de façades monumentales : les effets sont réservés aux parties hautes et reposent essentiellement sur le jeu des baies qui percent les parois (pl. CLXXII-2).
35En revanche, la façade occidentale bénéficie de conditions particulières. Dans l’état originel, elle donnait très probablement sur une palestre (pl. CLXXII). Vers 360, elle est radicalement repensée. La destruction de la palestre permet l’extension et la réorganisation de la grande place voisine. Elle permet aussi la création d’une rue à escaliers qui sépare cette dernière de la nouvelle façade thermale. Nouvelle façade car le bâtiment est étendu vers l’Ouest grâce à l’adjonction d’une aile comprenant un long cryptoportique et de vastes latrines (pl. CLXXI-2).
36Pour notre propos, l’intérêt de ces travaux tient tant à l’organisation architecturale de cette aile qu’à son fonctionnement. Étant donné la pente du terrain vers le Sud, le cryptoportique s’enfonce progressivement dans les terres au fur et à mesure qu’il se développe vers le Nord. Il est couvert par une terrasse mosaïquée, accessible à partir du portique de façade des thermes grâce à quelques marches. Il est actuellement impossible de savoir comment ce promenoir doublant le cryptoportique était borné au Nord et, surtout, à l’Ouest. Les anciens rapports de fouille affirment qu’il l’était par une colonnade. Un tel parti, bien attesté par ailleurs (portique sur cryptoportique), serait de grande importance : il aboutirait à prolonger, sur la majeure partie du flanc occidental de l’édifice, le traitement de la façade principale. Sur les deux axes principaux qui longent et dégagent l’édifice, le thème de la colonnade articulerait ainsi ce dernier avec son environnement.
37L’examen des circulations confirme la richesse et la complexité de cette aile occidentale. De fait, c’est un espace public, le cryptoportique doublant la rue qui le longe et les latrines étant accessibles de l’extérieur. Pourtant, des liens très étroits sont préservés entre les thermes et le cryptoportique. Ce dernier est uni au gymnase Ouest par une porte et, au Nord, il ne débouche pas dans la rue mais dans un local qui fait partie de la façade balnéaire et qui l’articule avec le portique septentrional. Dans une large mesure, le cryptoportique est intégré à un réseau de circulations internes, et un de ses rôles est de relier les latrines au reste du bâtiment11. D’ailleurs, tant au Nord qu’au Sud, ses accès pouvaient être clos par des portes.
38On constate ainsi que, sur les deux rues principales qui longent l’édifice, ce dernier s’articule avec la voirie par deux espaces reliés entre eux, le portique au Nord, le cryptoportique et son étage à l’Ouest, qui jouent un véritable rôle de transition. Loin de paraître comme un monde clos, les thermes memmiens s’insèrent dans le tissu urbain par le biais d’espaces, à l’architecture somptueuse, qui ne sont plus la rue, mais qui ne font pas encore partie des locaux uniquement réservés aux baigneurs.
b) Autres données
39Aussi étonnant que cela puisse paraître, il est rarissime que nous connaissions avec quelque précision l’environnement des thermes africains, en particulier des bâtiments les plus importants. Il est donc souvent très difficile d’évaluer le rôle joué par ces derniers dans le paysage urbain. À Sufetula, l’entrée des grands thermes, percée dans un long mur, est simplement soulignée par deux colonnes (pl. L). Une telle solution paraît confirmer l’idée de bâtiments dénués de toute monumentalité externe. Cependant, nous ne connaissons que fort partiellement cet édifice et il ne faut pas oublier que la marque d’un monument dans le paysage urbain ne dépend pas uniquement du traitement de sa façade.
40Malgré la faiblesse de ce dossier, on peut cependant souligner quelques données qui permettent de constater que les thermes memmiens ne constituent pas une exception. Ainsi, les grands thermes Sud de Cuicul possèdent une façade organisée d’une manière tout à fait semblable. Un vestibule, où les baigneurs se divisent en deux flots, est précédé d’un portique de treize colonnes relié à la rue par des escaliers (pl. LXXV-1). À une des extrémités, une fontaine arrête la composition. Dans la même cité, c’est également un portique qui articule les thermes du capitole et l’axe de circulation (pl. LXXVI). Dans les deux cas, ces colonnades font partie du monument qui, en particulier, conditionne leur extension, mais elles sont aussi liées à la rue qu’elles bordent et avec laquelle elles communiquent largement. À Thuburbo Maius, les thermes d’hiver, qui n’occupent qu’un espace relativement modeste, sont cependant accessibles par un porche ouvrant sur une ruelle par une baie tripartite (pl. LX).
41Le portique, ou des versions plus restreintes de ce parti architectural, apparaît donc un des moyens par lesquels les grands édifices balnéaires s’ancrent dans le paysage urbain et concourent à sa splendeur. Un texte législatif du début du ve siècle (C. Th., XV, 1, 50) atteste la conscience que l’on pouvait avoir du rôle de ces bâtiments dans le visage de la ville. Cette constitution impériale d’Honorius et Théodose II a pour but d’imposer la construction d’un portique initialement prévu en façade d’un établissement balnéaire. Il précise que l’achèvement du programme est nécessaire car il accroîtra la beauté de la cité (pulchritudo civitatis)12.
42De nouveaux éléments de réflexion sont également fournis par les récentes recherches conduites sur la réalisation majeure, les thermes d’Antonin à Carthage. A. Lézine avait pensé pouvoir souligner la sobriété des façades en grès du Cap Bon stuqué, « d’une pauvreté de matière et de décor voulue » afin de mieux contraster avec les splendeurs cachées de l’intérieur13. Il apparaît effectivement que, sur trois côtés, les façades entourées par l’esplanade n’ont pas reçu un traitement méritant le qualificatif de monumental. En revanche, nous savons maintenant, en particulier à la suite des travaux de l’équipe allemande, que le bord de mer fut, au iie siècle, un lieu essentiel du point de vue de l’urbanisme reposant sur un axe de circulation traité d’une manière qui traduit une grande volonté de monumentalité. C’est donc, évidemment, de ce côté qu’il faut rechercher la façade principale des thermes d’Antonin, là où devaient se trouver les entrées principales du bâtiment, selon le schéma adopté pour plusieurs des grands thermes de Rome. Or, l’étude, encore en cours, des rares vestiges de cette partie de l’édifice pourrait conduire à la proposition de restitution d’un grand parti architectural s’intégrant dans le prestigieux bord de mer de la cité carthaginoise14. D’ores et déjà, on peut retenir que l’idée d’un bâtiment ne présentant que des façades simples, pour ne pas dire négligées, n’est qu’arbitrairement déduite de l’état fort ruiné de l’édifice. Selon toute vraisemblance, ce bâtiment majeur devait, au contraire, être une des pièces maîtresses de l’orchestration du front de mer de la cité.
43Pour bien juger de la place qu’occupent les grands thermes dans le paysage urbain, il ne faut pas seulement s’en tenir à la nature de leurs façades, mais aussi prendre en considération leur masse monumentale, souvent énorme à l’échelle de la cité. Fréquemment, ils constituent un des points les plus hauts du profil de la ville, et la vaste surface des hauts murs percés de baies, l’articulation des couvertures souvent terrassées et traduisant les volumes internes dans un langage propre, donnent naissance à des objets architecturaux complexes qui présentent une forte originalité par rapport aux espaces simples tels que les temples uniformément couverts par un toit à double versant. Ces jeux subtils de masses volumétriques, plus immédiatement lisibles lorsqu’elles correspondent à un plan symétrique ou semi-symétrique, constituent une grande originalité dans le paysage urbain. Ils se manifestent à travers une esthétique spécifique, que nous pensons pouvoir être dite, sans anachronisme, fonctionnelle. L’articulation de volumes correspondant essentiellement à des formes géométriques simples, exprimées dans un matériau brut de coffrage, dégagé de tout décor plaqué, fait des parties hautes des grands édifices thermaux des compositions sans parallèle dans la cité. C’est en ce sens que s’opposent l’intérieur et l’extérieur de ces monuments. Cette opposition ne signifie pas que les parties externes soient négligées pour mieux faire valoir la richesse des intérieurs. Elle est, au contraire, le fruit d’une dialectique bien plus complexe où les vides internes, d’esprit volontiers baroque dans leur organisation et leur décoration, sont transcrits en des pleins dépouillés et strictement articulés. L’extérieur annonce fidèlement l’intérieur et l’exalte, mais le transpose aussi en fonction de sa propre logique15.
44L’analyse ainsi proposée attire l’attention sur certaines formules utilisées dans les inscriptions commémorant la construction ou la restauration de thermes. Lorsque la cité reconnaissante érige une statue à Iulia Memmia, elle la remercie d’avoir, en élevant un monument devançant tout ce qui avait été réalisé jusqu’alors, embelli sa patrie (n° 12). À Madaure, les thermes sont dits splendidissimae coloniae nostrae ornamentum (n° 146). À Mascula, on restaure les bains ad splendorem tam patriae quam prouinciae (n° 152). On notera que ce thème est parfois transposé dans le cadre de l’architecture privée (n° 75). Nous sommes convaincu que cette célébration du rôle des thermes dans la splendeur de la cité n’est pas uniquement due à la munificence de leurs espaces internes, mais s’adresse aussi et surtout à leur place comme pôles essentiels du paysage urbain16. Lorsque l’extérieur des bains est pauvre, c’est que l’ensemble du programme est médiocre.
2) Thermes et vie politique
45Pôles monumentaux, les thermes sont aussi des pôles politiques qui jouent un rôle important dans le fonctionnement de la cité.
a) Les thermes comme lieu de rassemblement
46Le forum complété par une basilique est, par excellence, le lieu de réunion du populus pour ses activités civiques. Cependant, les grands thermes offrent aussi de vastes espaces, couverts ou découverts, susceptibles de permettre le rassemblement d’une foule importante. La plupart du temps, ce sont les textes qui nous signalent de tels épisodes. Par exemple, en 245, à Antioche, le gouverneur Iulius Priscus, tient ses assises judiciaires dans les thermes d’Hadrien17. De même, l’Histoire Auguste nous montre l’Empereur Valérien siégeant dans des édifices balnéaires18. Bien d’autres constructions pouvaient accueillir de telles activités, mais l’organisation architecturale des thermes s’y prêtait particulièrement. À Hippone, en 392, Augustin débat avec le prêtre manichéen Fortunatus dans des bains privés. À Carthage, en 411, le concile des évêques catholiques et donatistes se réunit dans les thermes de Gargilius19.
47D’une manière générale, le dossier africain apporte peu à cette utilisation des bains comme lieu de réunion. Il n’est guère plus riche en ce qui concerne l’installation du siège d’associations en ces murs. La question de la présence des curies dans des bâtiments balnéaires se pose uniquement à cause d’une inscription, d’interprétation fort délicate, trouvée dans les thermes de Themetra. Il est prématuré de vouloir en tirer la moindre conclusion20.
48Le problème essentiel est donc posé par une des formes associatives les plus importantes de l’Afrique romaine, sur laquelle nos connaissances s’accroissent progressivement, à savoir les sodalités. Des remarques éparses dans les publications pouvaient laisser penser qu’elles entretenaient des rapports privilégiés avec les thermes. Nous avons déjà essayé de mieux cerner et interpréter la documentation21. Le résultat fut plutôt décevant. Si nous laissons de côté les bains privés, qui relèvent d’une problématique spécifique n’impliquant aucun lien entre la sodalité et le bâtiment mais ne reflétant que la vie associative du propriétaire, la présence des sodalités dans les bains publics apparaît relativement rare, toujours discrète, parfois énigmatique, et n’impliquant jamais de façon certaine un véritable siège de ces groupements dans le bâtiment. Nous n’avons rien de nouveau à apporter à ce bilan22.
49Il est, cependant, un bâtiment qui fournit quelques éléments de réflexion. Il s’agit des thermes des Filadelfes, à Timgad. Il est probable que cet ambitieux édifice n’était pas exclusivement réservé à une secte. Il n’en reste pas moins que les multiples annexes qui se développent dans la partie septentrionale de l’édifice, à l’opposé de l’entrée, et, surtout, l’ultime salle chauffée où est exalté le groupement des Filadelfes (inscriptions n° 170), laissent penser que ces thermes étaient un des lieux de rassemblement privilégié de membres d’un groupe dont la nature exacte est l’objet de débats (cf. la notice). À notre avis, on prêtera une particulière attention à l’interprétation avancée par E. Fentress, qui propose d’y voir une société regroupant les membres de l’aristocratie locale. De fait, comme le souligne cet auteur, seuls les plus riches habitants de la ville peuvent se définir en tant que « ceux qui aiment leurs frères », c’est-à-dire en tant qu’évergètes, et se donner un nom dont la forme hellénisée est avant tout une définition de classe de leur romanité.
b) Les thermes comme lieux de propagande
50Si nous avons du mal à saisir la façon dont les thermes pouvaient accueillir groupements et assemblées divers, les inscriptions retrouvées dans les lieux nous permettent, en revanche, de nous faire une idée assez précise de la manière dont ils fonctionnaient comme lieu de propagande. Si le forum est, par excellence, l’endroit où l’on affiche les hommages aux personnes qui sortent du commun, on constate que les bains jouent un rôle semblable, en parfaite conformité avec la dimension civique qui est la leur et que nous nous sommes attaché à souligner.
51Dans cette optique, il n’est pas surprenant de constater que la personne impériale apparaît de façon récurrente dans les édifices balnéaires. Presque systématiquement associée à la célébration des travaux, elle peut aussi y être l’objet d’hommages spécifiques, les thermes abritant des monuments qui auraient tout aussi bien eu leur place sur le forum. Ainsi à Madaure (n° 142), et à Tubernuc (n° 64) où les quatre préfets du prétoire choisissent de célébrer le César Constantin en érigeant une dédicace dans les bains de la ville. Le texte n’entretient aucun rapport avec le bâtiment : il démontre ainsi que les thermes fonctionnent, à l’image des places publiques, comme un lieu susceptible d’accueillir les hommages officiels. De même, la dédicace au fameux proconsul inconnu de Bulla Regia, à notre avis Valerius Felix, préfet et proconsul d’Afrique de 332 à 336, a été trouvée sous le portique de façade des thermes memmiens23. Cette fois encore, le texte ne permet d’établir aucune relation directe entre le personnage honoré et le bâtiment. Son lieu de découverte laisse cependant penser qu’une des fonctions du portique était d’accueillir des monuments honorifiques dédiés aux gloires et protecteurs de la cité. Le plus bel exemple de propagande impériale dans un édifice balnéaire nous est cependant offert par les grands thermes Sud de Timgad : on y a retrouvé, dans les salles internes de l’édifice, des bases de statues érigées par la municipalité à Crispine, l’épouse de Commode (n° 181), ainsi qu’à Valérien, son fils Gallien, l’épouse de ce dernier, Salonine, et leurs deux enfants (nos 176-180). Ces puissants personnages n’ont rien fait pour le bâtiment qui abrite leurs statues. Elles y sont érigées tout comme elles auraient pu l’être sur une place ou dans tout autre grand monument public. Cette constatation confirme que la définition des espaces internes d’un édifice balnéaire n’est pas celle d’un monde clos, coupé de l’extérieur. Les grands thermes font partie de l’espace public.
52Les notables utilisent aussi largement la scène thermale pour célébrer ou faire célébrer leurs propres mérites. Un fait marquant est la façon dont les puissants qui participent d’une manière ou d’une autre à la construction ou l’entretien d’un bâtiment thermal mettent en avant leur implication dans la vie politique de la cité. Presque tous les curateurs, qu’ils soient évergètes ou simplement qu’ils assument la surveillance des travaux, prennent soin de préciser qu’ils exercent d’autres fonctions, ce qui se traduit systématiquement par la mention du flaminat perpétuel à laquelle s’ajoutent parfois d’autres titres, tel que celui du patron. Dans l’inscription qui célèbre Iulia Memmia (n° 12), on ne manque pas de préciser que cette clarissime est patrona et, sans doute, alumna.
53Cette façon de libeller les inscriptions est propre à toutes les constructions publiques : elle confirme simplement que les thermes ne constituent pas un cas à part. Plus intéressant est le fait que des notables choisissent des monuments balnéaires pour célébrer les succès de leur carrière. L’exemple le plus spectaculaire est le cas des grands thermes de Madaure auxquels on peut attribuer cinq statues érigées ob honorem aedilitatis durant toute la dynastie sévérienne (nos 139-141 et 143-144).
54Il faut enfin remarquer l’aspect familial de la propagande suscitée par les travaux concernant des bâtiments thermaux. Lorsque Iulia Memmia érige ses bains, la cité reconnaissante souligne, sur la base qui supporte sa statue, que son père était, tout comme elle, patronus et alumnus. Bien plus, on lui éleva également une statue : l’évergésie prend, aux yeux mêmes des citoyens, une dimension familiale24. Ce phénomène n’est pas isolé : à Ziqua (n° 73), le bienfaiteur est proclamé generosa familia progenitus.
55Le cadre familial est donc perçu par la communauté, et c’est également un thème que les évergètes cherchent à mettre en avant. À plusieurs reprises, on les voit associer leur fils à leur action. À municipium Aurelium Commodianum, le bienfaiteur agit cum filio suo, florentissimo adque prudentissimo adulescenti (n° 34). De manière plus discrète, cette association est soulignée à plusieurs reprises, alors même qu’elle ne concerne parfois que la surveillance des travaux (nos 32, 110 et peut-être 95). La famille peut aussi se manifester sous d’autres formes. À Cuicul, c’est apparemment dans le frigidarium des grands thermes Sud qu’un personnage a choisi d’ériger une base à des membres de sa famille (n° 104). À Thuburbo Maius, la palestre des thermes d’été est financée par trois parents (ILAfr, 271). À Satafis (n° 160), ce sont deux frères qui restaurent la conduite d’arrivée d’eau des thermes. Le cas le plus spectaculaire, sinon le plus coûteux, est celui du cycle statuaire herculéen ornant les grands thermes de Lambèse. Nous avons conservé sept bases (nos 122-128) qui nous montrent un chevalier romain, P. Aelius Menecrates Florianus faisant don de statues à la cité en l’honneur de son père, de son neveu, de son frère, et agissant en plus deux fois au nom de son neveu et deux nouvelles fois au nom de sa sœur en l’honneur de son beau-frère. Le décor sculpté du frigidarium était le fruit d’une véritable entreprise familiale. Il faut aussi souligner que, dans ce cadre, l’Empereur, dont nous venons de souligner l’insistante présence, ne manque pas d’être associé à la célébration d’une gens au service de l’État. Honorer Hercule, c’est honorer le dieu des palestres et des eaux chaudes, mais aussi une divinité étroitement liée à la personne impériale et qui, avec Septime Sévère, prend officiellement place parmi les divinités principales de l’Empire. Toutes les dédicaces des statues à Hercule sont faites pro salute et victoria Imperatorum25.
56Les thermes privés eux-mêmes sont exploités d’une manière semblable. Un notable participe à la décoration des bains de son beau-père en lui offrant des statues d’Hygie et d’Esculape (n° 184) : les inscriptions ne manquent pas de nous narrer le contexte de cette intervention. Toujours à Timgad, les deux époux s’associent dans un hommage à Hygie (n° 185), tandis qu’un de leurs intendants offre une statue d’Esculape (n° 186) : la familia comprend les dépendants dont les mieux placés trouvent, dans les thermes privés, un lieu convenant à la manifestation de leur dévouement.
II – THERMES ET ACTIVITÉS SPORTIVES
57Outre leurs fonctions proprement balnéaires, les thermes sont par excellence un lieu où les habitants d’une cité peuvent trouver des installations leur permettant de se livrer à des exercices physiques. Ces deux aspects sont d’ailleurs complémentaires : l’échauffement dû au sport prépare un bon bain ; inversement, ce dernier autorise l’indispensable décrassage consécutif à ces activités et procure le délassement du corps après l’effort.
A) Décadence ou mutation des activités sportives ? Position théorique du problème
58Il n’est pas dans nos possibilités de développer ici longuement la question des activités sportives en Afrique et, par extension, dans l’Empire. Il s’agit pourtant d’un problème central, qui conditionne la lecture des édifices thermaux. Nous tenterons donc de dégager quelques lignes de réflexion.
1) Rome et la Grèce...
59L’opinion dominante est que le sport, à Rome et dans la sphère romaine, est caractérisé par une dégénérescence26. Or, tout le monde s’accorde aussi à dire que la civilisation romaine ne néglige pas les activités physiques : courses de chars, combats de gladiateurs et autres spectacles de ce genre sont considérés comme une des caractéristiques de la vie sous l’Empire. L’accusation de dégénérescence est donc un jugement de valeur : on n’affirme pas la disparition de tout intérêt pour ce qui est déplacement du corps dans l’espace, ni même esprit de compétition, on considére que les activités désormais privilégiées ne sont pas de même qualité que celles dont la pratique prévalait dans le monde grec.
60Au cœur de cette attitude se trouve la question de l’athlétisme, élément essentiel de la culture physique grecque qui, à Rome, serait l’objet de mépris. C’est prendre au pied de la lettre les diatribes des conservateurs et confondre les « mœurs latines », comme écrit H.-I. Marrou, avec les proclamations d’un Ca-ton, d’un Sénèque ou d’un Tacite27. Ces dernières ne sauraient exprimer une opinion commune. Bien plus, ce type d’analyse néglige une réalité fondamentale : le gymnase des pays grecs, considéré comme le sanctuaire des activités sportives, a évolué profondément bien avant l’intégration de ces régions dans l’Empire. Dès l’époque hellénistique, avec la disparition de son rôle militaire, non seulement ses activités sportives se redéfinissent, désormais centrées sur l’athlétisme associé à des pratiques diverses telles que les jeux de balle, mais encore ses fonctions se diversifient d’une manière qui préfigure ce que seront les grands thermes de l’Empire28.
61L’autre idée sous-jacente à cette affirmation de dégénérescence est celle du développement du professionnalisme. C’est oublier que le sport-spectacle est toujours l’affaire d’une partie de la population. À leur manière, les aristocrates qui sont, à l’époque archaïque, les seuls à pouvoir participer aux grands jeux panhelléniques, sont des professionnels. Leur supériorité « naturelle », que chante Pindare, n’est qu’une supériorité sociale et la fausse gratuité de leur participation n’est qu’un luxe de riche qui accumule un capital social tout en affichant son dédain des récompenses matérielles. Si l’élargissement du recrutement des compétiteurs correspond à une autre forme de rémunération des acteurs, il n’y a pas lieu, pour cela, de parler d’une dégénérescence qui, de toute façon, serait bien antérieure à la présence romaine. Lorsque la cité cesse d’être réservée à une élite sûre de son triomphe puisque tous les autres sont exclus, se pose alors normalement le problème des gains dus à des personnes qui font métier du sport puisque leur position sociale ne leur permet pas de vivre sans rien faire.
62Derrière cette idée de professionnalisme se cache aussi celle que les citoyens cessent alors de se consacrer eux-mêmes aux activités sportives : ils ne sont plus que spectateurs. C’est oublier que le gymnase a toujours exclu les non-citoyens. Bien plus, à partir de l’époque hellénistique, il est de plus en plus réservé à une clientèle sélectionnée. D’institution citoyenne, liée au citoyen-soldat à l’époque classique, il devient un club. C’est oublier aussi que l’existence de professionnels n’implique en rien la disparition de l’activité sportive dans un cadre gratuit.
63Enfin, ce jugement péjoratif sur l’évolution des activités sportives à Rome et dans l’Empire vise en fait la nature même des édifices thermaux. Leur péché capital est d’avoir transformé les activités athlétiques en annexe du bain. Le sport n’est plus qu’un préambule à un art balnéaire, qui, dégénérescence suprême, est devenu raffiné et joue avec le chaud29. Une fois de plus, ce point de vue n’est que la reprise des thèmes les plus éculés de la morale réactionnaire. Que, dans le gymnase, devenu essentiellement un lieu de rassemblement des élites, on préserve le mythe du sport associé au bain froid est une chose, que l’examen des réalités archéologiques et des textes conduit d’ailleurs à fortement relativiser. Que ce mythe devienne l’aune à laquelle l’historien devrait mesurer la qualité des activités sportives en est une autre.
64En fait, nous pensons que, dès l’époque hellénistique, les balanéia représentent deux choses. D’abord le développement d’un bain complexe qui ne parvient pas à s’épanouir dans le cadre rigide du gymnase. Ensuite un lieu où la population, exclue de ce dernier, peut trouver la possibilité de pratiquer une activité physique30.
65C’est dans cette optique que l’on peut tenter de saisir la nature des thermes romains. Développant toutes les capacités du balanéion, ils sont en fait les gymnases modernes, démocratiques, débarrassés des préjugés conservateurs interdisant le plaisir du vrai bain et sélectionnant la clientèle. Ce sont les gymnases de l’époque romaine31 ; plus précisément, ils représentent un nouveau type de gymnase. On ne peut comprendre la situation sous l’Empire si l’on pense Rome et la Grèce en termes ethniques, en opposant deux spécificités, alors qu’elles relèvent de la même culture, ne sont que des variations régionales d’un patrimoine commun. En fait, la référence au sport grec et au sport romain a un sens chronologique, la formulation soulignant que le centre de gravité a basculé du monde grec à Rome. Entre l’époque archaïque et l’ère impériale, la nature du sport et des pratiques sportives change, comme tout change, et elle se transforme en Grèce comme à Rome.
2)... et l’Étrurie
66La problématique nous semble devoir être la même en ce qui concerne l’Étrurie, autre grand pôle méditerranéen et, surtout, la zone essentielle de la péninsule italique non grecque avant l’ascension de la puissance romaine32. Il apparaît que rien ne peut s’y comprendre sans référence à la Grèce, mais que les pratiques étrusques ne se contentent pas de reproduire passivement ce qui se fait ailleurs : il est parfaitement logique qu’un secteur dynamique adapte, sélectionne, invente de son côté. Une parfaite illustration de ces phénomènes est la production d’amphores du potier athénien Nicosthénès destinée au marché étrusque et qui privilégie les scènes de pugilat alors que ce thème est beaucoup moins fréquent sur les objets de la même officine élaborés pour une clientèle grecque. Les infléchissements se produisent à partir d’une même base commune, mais illustrent des spécificités régionales.
67Ces variations sont aussi d’ordre chronologique. Jusqu’au vie siècle, les jeux étrusques sont l’apanage d’aristocrates agissant essentiellement dans le cadre de structures gentilices. Cet ancrage social des pratiques explique certainement, pour une large part, des particularités : importance du pugilat et de la lutte aux dépens de ce que nous appelons aujourd’hui l’athlétisme ; professionnalisme d’acteurs payés par les puissants qui organisent des spectacles plus que des compétitions ; absence d’institutions, et de monuments, comparables au gymnase. En revanche lorsque, à partir de la fin du vie siècle, l’organisation poliade s’impose en Étrurie, la nature des jeux se modifie et, en particulier, les peintures du ve siècle font une place beaucoup plus large à des sports qui évoquent plus étroitement les coutumes grecques. On peut décrire cette évolution en parlant d’hellénisation croissante, mais l’approche reste superficielle. En réalité, cette intégration plus forte que jamais dans la koiné méditerranéenne n’est que le reflet d’une similitude croissante des besoins, conséquence du changement des structures socio-économiques. En Grèce aussi, le sport de l’époque classique n’est plus celui des siècles antérieurs.
68Dès lors, comment poser les rapports entre Rome et l’Étrurie sous l’angle des pratiques sportives ? À l’époque archaïque, il est évident que ces rapports sont étroits. Bien plus, au vie siècle, la plus grande ville étrusque est Rome, non parce qu’elle aurait été conquise par les Étrusques, mais parce que, grande cité par excellence, elle ne peut que s’intégrer profondément dans le jeu politique, les attitudes culturelles, les relations économiques qui caractérisent le puissant monde de la rive droite du Tibre. Ce n’est pas tellement que Rome subit l’influence étrusque, c’est surtout qu’elle incarne un des types possibles de la ville étrusque, et l’incarne de façon prestigieuse. Elle n’est pas sur les marges de l’Étrurie, elle est un des cœurs, sinon le cœur de l’Étrurie : c’est là que se trouve le plus grand temple toscan.
69Bien entendu, ce lieu fondamental ne saurait se couper des recherches helléniques, composante si importante de la culture commune. Pour en revenir plus précisément à la question du sport, il nous apparaît donc vain de chercher à évaluer le pourcentage de pratiques empruntées par Rome d’une part à l’Étrurie, d’autre part à la Grèce. Rome est une « ville étrusque » déclare Denys d’Halicarnasse, parlant de la cité du vie siècle ; c’est une polis hellènis pour Héraclide le Pontique, qui écrit au ive siècle av. n.è. Elle est évidemment les deux ou, plus simplement, elle est un des grands centres méditerranéens, forcément étrusque de par sa position géographique, forcément grec de par le rôle essentiel assumé par ce pôle dans la définition de la culture commune, et tout cela selon ses propres modalités.
70Sans entrer dans les détails, il suffit donc à notre propos de constater que la Grèce, l’Étrurie et Rome sont des lieux où se développent des pratiques sportives fondamentalement communes et qui, dans une mesure dont l’évaluation exacte reste à préciser, originalisent ces secteurs par rapport à d’autres régions.
71La question étrusque est d’ailleurs éclairée par la rupture qui survient en Toscane. Après le ve siècle, les scènes sportives disparaissent de la documentation propre à cette région. Parallèlement à la décadence qui commence à frapper ce secteur, on constate un affaiblissement, sinon une disparition, des activités physiques, ou du moins de leur célébration. Ce n’est plus l’Étrurie qui inclut Rome, c’est le système romain qui va englober l’Étrurie. À partir de ce moment, le problème du rôle de cette dernière se résout de lui-même : les pôles sportifs ne sont plus que gréco-romains.
72Qu’advient-il de cet héritage lorsque Rome devient le cœur de la Méditerranée et lorsque le système romain comprend désormais la totalité de cette dernière ?
B) Réalités impériales et africaines
73La documentation africaine fournit quelques éléments de réflexion sur la place et la nature des activités sportives dans la société impériale33.
1) Permanence des pratiques sportives
74Tout un faisceau de données démontre que les exercices physiques, sous une forme directement héritée des siècles antérieurs, continuent à être une dimension naturelle et essentielle de la vie, en Afrique comme dans les autres parties de l’Empire.
75Nous signalerons simplement le témoignage des auteurs chrétiens. Les attaques de Tertullien contre la frivolité du xyste (Apol., XXXVIII, 4), la vanité de la palestre34, les combats athlétiques (De spectaculis, XI) attestent la réalité de la pratique des exercices. Cette attitude négative ne donne que plus de portée à un passage (Ad martyras, III) où Tertullien compare le séjour des chrétiens en prison à la discipline sévère des athlètes et les incite à regarder leur cachot comme une palestre. L’emprise des modèles athlétiques est telle que, malgré les condamnations, ils restent une référence même pour les auteurs chrétiens, une catachrèse qui leur paraît particulièrement apte à évoquer les efforts que nécessite l’exercice de la foi.
76On pourrait multiplier les exemples de ce type. Pour rester en Afrique, la Passio Perpetuae et Felicitatis célèbre la passion de Perpétue et Félicité, martyrisées avec leurs compagnons à Carthage, en 203. Perpétue rêve qu’elle combat au pancrace contre un athlète égyptien et qu’elle triomphe. L’agonothète lui remet, comme prix de sa victoire, un rameau portant des pommes d’or. L. Robert a montré que ce prix était celui des Pythia, grand concours, gymnique et musical, créé à Carthage au début du règne de Septime Sévère35. Le recours aux images athlétiques est fréquent dans les milieux païens36. Il est encore plus significatif que ce procédé occupe une telle place également dans la pensée chrétienne puisque celle-ci développe par ailleurs une répulsion certaine envers un des fondements de la culture classique. La banalité du vocabulaire agonistique dans la littérature chrétienne se retrouve également dans le domaine iconographique où la gloire du défunt est souvent signalée par des symboles de victoire classiques tels que la palme ou la couronne de laurier et de fleurs.
77Nous pouvons aussi nous tourner, une fois encore, vers Apulée. Il est intéressant de noter la façon dont il se réfère volontiers au monde de la palestre, ironiquement lorsqu’il se compare à un palaestrita faisant tomber tous ceux qui l’approchent (Apol., XLVIII, 2), sur un mode non moins ironique lorsqu’il souligne que la statuette qu’il possède, loin de présenter un visage émacié et cadavérique de nature infernale, offre au contraire une noble figure digne de la bonne santé qu’affiche un adepte de la palestre (ibid., LXIII,7). Cependant, les activités sportives occupent peu de place dans les écrits d’Apulée : il n’y a aucune allusion à celles-ci dans les Métamorphoses, qui mentionnent pourtant, à plusieurs reprises, des visites au bain. À notre avis, l’explication en est la banalité de ces pratiques, qui vont de soi. La preuve en est apportée par un passage qui nous semble particulièrement intéressant. Incidemment, on apprend en effet qu’Apulée lui-même s’est blessé gravement à la cheville en fréquentant la palestre37. Sans cette blessure, nous n’aurions jamais su qu’il s’exerçait en ce lieu.
78Il est une autre donnée qui permet d’apprécier l’ampleur des pratiques sportives dans l’Afrique impériale. Il s’agit des multiples témoignages, que nous savons désormais interpréter, de l’importance des grands concours dans le monde impérial en général, et dans les provinces africaines en particulier.
79Ces grands concours sacrés, gymniques et musicaux, se sont répandus dans toute la Méditerranée à partir de l’époque hellénistique. Le mouvement se poursuit sous l’Empire, la cité désirant créer une telle compétition devant désormais obtenir l’autorisation impériale. Certains de ces concours sont organisés en Afrique même. À Carthage, nous connaissons des Pythia, spectacle qui avait tant frappé la jeune Perpétue, mais il y existait aussi des Asclépéia et d’autres villes, comme Caesarea, en possédaient également. Les participants aux principaux de ces concours pouvaient venir de tout l’Empire38, mais aussi d’Afrique même. À Althiburos, une demeure est ornée d’une mosaïque sur laquelle est représentée une couronne portant le nom Asklépéia : cette dernière a probablement été gagnée par le propriétaire de la domus (ou un de ses dépendants) au concours de Carthage39.
80En effet, les vainqueurs recevaient fréquemment des couronnes métalliques dont l’identification est désormais assurée40. La multiplication de ces découvertes atteste l’écho de ces concours en Afrique41, fait que confirme leur utilisation, de manière détournée, dans l’iconographie chrétienne42.
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81Il est bien connu que les compétitions hippiques étaient fort populaires dans l’Afrique antique, mais cette question n’intéresse pas les thermes. En revanche, les divers témoignages que nous venons de rappeler démontrent la permanence de la pratique du sport sous d’autres formes, y compris sous la forme classique par excellence de l’athlétisme.
82Restent deux questions essentielles. D’abord, s’il est certain que d’importantes mutations interviennent à l’époque impériale, et sont en fait déjà intervenues dès l’époque hellénistique, peut-on cependant établir une filiation de quelque consistance entre l’esprit des pratiques antérieures et celui qui caractérise l’époque romaine ? Ensuite, le sport-spectacle, essentiellement lié aux prestations de professionnels, résume-t-il l’essentiel de l’activité sportive, ou se double-t-il d’une masse de pratiquants beaucoup plus large ?
2) La nudité comme fil directeur
83Les Grecs eux-mêmes ont toujours considéré que la nudité dans la pratique de l’athlétisme était un des critères fondamentaux qui les distinguaient des Barbares, c’est-à-dire de ceux qui, tout simplement, n’étaient pas grecs. L’affirmation est loin d’être superficielle. Dans un monde où prime le symbole, symbole du vêtement, symbole des objets qui manifestent le pouvoir et incarnent les rapports privilégiés entretenus avec les dieux, la pratique de la nudité est invraisemblable. Elle ne peut naître que dans un lieu extraordinaire, celui de la cité, et accompagne l’émergence de la notion d’individu, de citoyen. Le mouvement est si profond qu’il transforme même le monde divin : à l’opposé des dieux qui se distinguent du genre humain par leur aspect, volontiers monstrueux, sont inventées des divinités crûment anthropomorphisées, et elles-mêmes fréquemment représentées nues. La nudité, divine, héroïque, athlétique, manifeste de la façon la plus claire les spécificités d’une société nouvelle. Elle manifeste aussi l’établissement de rapports au monde jusqu’alors inusités, rapports qui se traduisent par la naissance d’un art fondé sur l’illusionnisme, forme d’expression complexe par les techniques qu’elle suppose et par l’attitude mentale qu’elle implique. Cité, réflexion philosophique et scientifique, nudité, art empreint d’un réalisme illusionniste, sont des composantes indissociables d’un nouveau type de société.
84La pratique de la nudité athlétique est donc porteuse d’une forte signification, tellement forte que, chez les Grecs eux-mêmes, elle ne s’imposa pas sans hésitations et débats43.
85Dans ce contexte, il est extrêmement significatif de constater l’étroite parenté des attitudes grecque et étrusque : dans les deux régions, ce n’est que progressivement que triomphe la nudité, qui s’accompagne d’ailleurs d’équipements techniques sur lesquels l’art étrusque s’attarde plus volontiers que les représentations grecques, qui ne les méconnaissent cependant pas totalement44. Il est clair que ces suspensoirs n’altèrent en rien le principe de nudité totale.
86À Rome, la situation apparaît tout à fait semblable. Cela est peut-être le résultat d’une évolution qui s’est produite avec un certain décalage chronologique, mais, à l’époque impériale, la nudité est la règle dominante sinon exclusive45. Les athlètes vainqueurs des thermes de Caracalla sont nus, tout comme ceux des thermes de Porta marina, à Ostie, où boxeurs, lutteurs, discobole, sauteur en longueur sont distribués autour de la table des prix, composant une scène d’esprit parfaitement « grec »46.
87L’insertion de l’Afrique dans cette koiné athlétique se manifeste tout aussi nettement. Les représentations de sportifs en témoignent. Les lutteurs des thermes du centre à Gigthis, des grands thermes de Thina ou d’une maison d’Utique sont tous représentés en action et nus : il ne s’agit donc pas uniquement de la nudité héroïque du triomphateur, comme on pourrait le soutenir pour la représentation de Marcellus à Theveste. De même, les boxeurs nus des thermes des pugilistes à Thina ou des thermes du labyrinthe à Thuburbo Maius sont figurés en pleine action47.
88Surtout, nous disposons désormais d’un document extraordinaire qui comble brusquement une partie des lacunes de la documentation et borne les hésitations du raisonnement. À Baten Zammour, à quelque 60 km à l’Est de Gafsa, M. Khanoussi a découvert dans des thermes une mosaïque polychrome datant sans doute des premières décennies du ive siècle. Elle couvre plus de 40 m2 et narre un spectacle de jeux athlétiques. Tous les concurrents se livrent, nus, aux compétitions les plus classiques, courses, saut en longueur, disque, javelot, lutte, boxe, pancrace. La longue durée de pratiques sportives et de spectacles dont la conception remonte à bien des siècles ne peut être mieux illustrée et démontrée48.
3) Rôle des thermes
a) Iconographie athlétique dans les thermes
89Des Africains sont acteurs de spectacles donnés non seulement en Afrique mais aussi dans les autres parties de l’Empire49. Le sport africain se résume-t-il à ces professionnels ? Il est évidemment difficile d’évaluer la mesure dans laquelle des spectateurs passionnés étaient aussi des pratiquants. Il n’y a cependant aucun argument qui autorise à penser que, contrairement à un âge classique où les activités physiques auraient été largement pratiquées50, celles-ci auraient été dédaignées à l’époque romaine.
90Nous avons rappelé ci-dessus le cas d’Apulée qui se blesse à la palestre. D’une manière générale, les thermes paraissent fondamentalement liés à la pratique du sport : ils offrent à la masse de la population des espaces où elle peut s’exercer. Toutes les scènes athlétiques que nous venons d’énumérer, sauf une installée dans une maison d’Utique, ornent des thermes. On peut leur adjoindre les athlètes représentés dans les édifices balnéaires de Carthage, de Caesarea et de Thugga51. Cette concentration quasiment exclusive de l’iconographie agonistique dans les bains est significative de l’ambiance sportive qui règne dans ces bâtiments. Elle est confirmée par un document sculpté, un bas-relief découvert dans les grands thermes Est de Maktar52. La face travaillée (1,53 × 0,54 m) comporte six personnages nus, deux couples de lutteurs, Héraklès et Éros ( ?). Elle devait être complétée par une autre pierre. Les thèmes de cette œuvre renvoient directement au cycle herculéen des grands thermes de Lambèse : ce n’est certainement pas un hasard si les évergètes choisirent d’illustrer les exploits du héros qui, traditionnellement, était le dieu protecteur de la palestre.
b) Évergétisme et activités sportives
91Les modalités de l’évergétisme fournissent aussi quelques indications. Certains bienfaiteurs offrent, au moment de la dédicace de leurs travaux, des combats de pugilistes, certamina pugilum (inscriptions nos 30, 65) ou spectaculum pugilum (n° 74). On a pu avancer que ces combats de boxe, qui confirment au demeurant la popularité de ce sport, avaient été donnés dans des thermes, mais il n’en existe aucune preuve : un ring peut aisément être installé dans divers locaux. En revanche, d’autres évergésies entretiennent des rapports avec les thermes dans la mesure où elles accompagnent la dédicace de travaux effectués dans ce type d’édifice. Les sportules (n° 11) et banquets (nos 11, 34, 65) n’intéressent pas notre propos. On peut, en revanche, s’interroger sur les ludi offerts pour conclure le chantier ouvert dans des thermes de Ziqua (n° 73) : s’agit-il de ludi scaenici comme à municipium Aurelium Commodianum (n° 34) ? Mais, surtout, nous intéresse la nature de l’évergésie la plus fréquente, l’offre du gymnasium. On a longtemps hésité, et on hésite encore, sur le fait de savoir si le mot désigne des compétitions gymniques ou des distributions de produits nécessaires aux usagers, essentiellement de l’huile.
92En fait, tout a été dit il y a longtemps, par A. Merlin dans une courte note commentant l’inscription de l’arc de Theveste (n° 189)53. En faveur de l’hypothèse des spectacles, il existe des textes qui semblent clairs. Ainsi l’inscription de Ziqua (n° 74) où il est dit que l’évergète spectaculum pugilum et gymnasium exhibuit. En revanche, lorsqu’on lit, sur une inscription d’Uccula (CIL, VIII, 14365), Martensibus gymnasium uinumque dedit, on est enclin à penser que gymnasium est un produit comparable, d’une certaine manière, au vin. L’inscription de Theveste, où le nombre des dies gymnasiorum s’élève à 64, fait bien plus penser à des distributions de produits qu’à des spectacles.
93Depuis cette mise au point d’A. Merlin, la réflexion n’a guère progressé. Elle s’est en fait divisée en deux écoles, qui ne font d’ailleurs jamais allusion à cette note d’A. Merlin. Les uns tranchent en faveur de distribution d’huile54. Les autres penchent pour des spectacles55.
94Aucun des arguments utilisés n’est décisif. On pourrait même se demander si le mot, indifféremment utilisé au singulier ou au pluriel, n’est pas porteur des deux significations. Il paraît cependant invraisemblable qu’un évergète accepte une telle imprécision. S’il faut donc attribuer à ce mot un unique sens, il semble qu’il faille pencher en faveur de distribution d’huile destinée à l’unctio : quels que soient les calculs auxquels on se livre à partir du testament de Theveste56, l’organisation de 64 spectacles par an dans les thermes apparaît quelque peu invraisemblable57.
95En fait, pour notre propos, les deux hypothèses ne manquent pas d’intérêt. Soit nous avons le témoignage de l’attrait des populations pour des spectacles gymniques, et ainsi la preuve que les grands concours trouvaient un écho, sur un mode bien mineur, dans de nombreuses cités. Soit, ce qui nous paraît plus probable, ces textes montrent, quant au mot utilisé pour désigner l’huile consommée dans les thermes tant à la palestre que lors des opérations balnéaires, une déviation sémantique de gymnasium révélatrice de l’ambiance sportive qui règne dans ces établissements.
c) Architectures sportives
96En dernier ressort, c’est l’architecture thermale elle-même qui est la plus susceptible de nous fournir des indications sur les activités sportives.
α) Palestres
97Nous ne pouvons traiter ce problème par le biais des grandes salles de certains édifices. Nous sommes persuadé qu’une de leurs fonctions, et même leur fonction essentielle, était d’abriter des exercices physiques. C’est pourquoi, dans le catalogue, nous les considérons avant tout comme des gymnases couverts, c’està-dire des gymnases au sens moderne du mot, du moins en français. Cependant, la preuve absolue d’une telle utilisation manque encore. Pour justifier ce point de vue, il faut donc se tourner vers d’autres formes architecturales univoques. Il ne peut s’agir que de la palestre, dont les fonctions sont multiples, mais dont la présence implique toujours une activité sportive.
98Dans les petits édifices, on est parfois certain qu’il n’y avait pas de palestre. Ce point est bien acquis, par exemple, pour plusieurs bâtiments du centre de Timgad, dont nous connaissons indubitablement les limites grâce aux dégagements effectués systématiquement. Cependant, la situation est souvent moins claire. Nous nous sommes, en particulier, posé la question de l’éventuelle existence d’une palestre (cf. les notices) pour les thermes au Nord-Ouest du théâtre, à Bulla Regia, pour les thermes du ve siècle à Sétif, pour les grands et petits thermes Est de Timgad, ou ceux du Nord-Ouest, pour les thermes aux fresques de Banasa ou encore pour ceux de Thamusida. Bien souvent, nous sommes dans l’ignorance totale de l’environnement du bloc balnéaire de ces petites constructions, et donc dans l’incapacité de simplement poser le problème.
99Il faut alors se tourner vers les grands édifices, où l’on peut attendre qu’une telle installation, si elle existe, soit d’une ampleur correspondant à l’ambition du monument. Il faut cependant souligner que l’on se heurte, une fois de plus, aux lacunes de nos connaissances. Par exemple, à Bulla Regia, nous sommes persuadé que, initialement, les thermes memmiens étaient dotés d’une palestre, mais il nous en manque la preuve décisive. Quant aux grands thermes Sud, nous ne pouvons quasiment rien en dire. L’existence d’une palestre ne peut être démontrée, ou niée, dans le cas d’édifices aussi importants que les thermes de plan symétrique d’El Knissia, Thelepte, Thugga (Aïn Doura), Uthina, Utica, Caesarea, Hippo Regius, Tubusuptu, Timgad. La situation est la même pour nombre d’autres grandes constructions balnéaires.
100Cependant, la documentation disponible est suffisante pour démontrer la place importante qui était faite aux palestres. Le cas le plus impressionnant est évidemment celui de Carthage, où aux deux vastes péristyles incorporés dans le bloc balnéaire s’ajoute toute l’esplanade du bâtiment conçue comme un gigantesque gymnase, à l’image des grandes réalisations de la Ville. L’insertion de palestres dans le monument proprement dit est également avérée, de façon certaine ou probable, à Maktar, Sbéitla, Thignica ou Thugga.
101Surtout, la solution la plus fréquemment retenue en Afrique, comme souvent dans le monde provincial, fut l’ample développement d’une unique palestre. Ce parti est abondamment attesté, avec quelques variantes, à Gigthis, Thuburbo Maius, Thysdrus, Cuicul, Lambèse, Timgad ou Volubilis. Étant donné l’état actuel de la documentation, ces exemples suffisent à démontrer que le programme architectural qui régit grand nombre d’édifices balnéaires ambitieux implique la présence d’un grand espace sportif.
102Cette constatation nous paraît constituer un argument majeur pour affirmer qu’une des fonctions essentielles des thermes, du moins de ceux d’entre eux dotés de quelque importance, était d’offrir à la population des infrastructures favorisant la pratique des exercices physiques. Ces bâtiments fournissaient une réponse à une demande réelle.
β) Itinéraires balnéaires
103Cette conclusion nous paraît parfaitement confortée par l’étude des pratiques balnéaires telles qu’elles transparaissent à travers les dispositions architecturales guidant la circulation des baigneurs. Nous avons systématiquement signalé dans le catalogue, et analysé par ailleurs58, ces solutions particulières qui ont pour but d’autoriser plusieurs manières de se baigner. Il ne nous semble cependant pas inutile de revenir sur cette question, car l’étude systématique des bâtiments africains permet d’approfondir l’analyse.
104L’examen de l’architecture révèle en effet des variantes introduites dans le circuit balnéaire complet, variantes qui nous paraissent clairement destinées à satisfaire les besoins des adeptes des exercices physiques. Elles sont de quatre types :
105– Il peut d’abord s’agir de locaux ajoutés au circuit principal, locaux essentiellement destinés aux sportifs comme le montrent tant leur emplacement que la nature du bain qu’ils autorisent. Parfois, ces pièces spécifiques sont en liaison étroite avec la palestre. C’est le cas dans les grands thermes de Cuicul (pl. LXXV-2, locaux 2 à 4) : nous proposons d’identifier l’unique salle chauffée à un destrictarium tandis que, à partir du « vestiaire » 4, une porte permettait de gagner éventuellement le bain complet, et sans doute surtout le frigidarium. C’est probablement un parti comparable qui a été adopté dans les thermes du camp de Lambèse (pl. LXXXVII, locaux 1 et 2) : deux pièces chauffées, symétriquement disposées, sont situées à l’écart de l’itinéraire principal. Accessibles uniquement à partir du frigidarium, elles sont aussi à proximité de la palestre. Une fois de plus, nous avons une salle de nettoyage, cette fois en liaison intime avec les bains froids. De nouveau à Cuicul, les thermes du Capitole possèdent un gymnase flanqué d’une piscine froide et d’une pièce chauffée que nous avons proposé de considérer comme un destrictarium communiquant avec l’itinéraire principal mais distinct de ce dernier. Ce parti se retrouve à Timgad, dans les petits thermes Est (pl. XCIX-6, local 6) : liée à un espace où nous proposons de voir une petite palestre, une salle de nettoyage communique également avec le bain principal auquel elle est accolée. Dans la même ville, les thermes Nord-Ouest possèdent un bain annexe juxtaposé à l’édifice balnéaire principal (pl. CIV-4, locaux 1 et 2 et le frigidarium qui leur est lié). La présence d’une natatio, sans doute liée à une palestre qui n’a pas été fouillée, suggère que cette installation était destinée aux sportifs.
106Un certain nombre de thermes marocains présentent également un parti architectural qui a pu sembler original mais qui, en fait, recoupe le choix illustré par les bâtiments que nous venons de décrire. Il s’agit des grands thermes Ouest de Banasa (pl. CXIX-3, local 1) et des thermes « de Gallien » de Volubilis (pl. CXXIX-3, local 1)59. Nous sommes, en effet, en présence d’une pièce chauffée accolée au circuit principal et accessible uniquement à partir du frigidarium (Banasa) ou également à partir du tepidarium (Volubilis). La comparaison avec les monuments analysés ci-dessus conforte l’idée qu’il faut probablement y voir un destrictarium destiné à ceux qui pratiquent un bain limité au décrassage et à l’immersion dans l’eau froide60.
107– Une autre version de ces locaux ajoutés au circuit principal chauffé consiste en des pièces qui sont, cette fois, plus étroitement accolées à ce dernier, mais qui s’en distinguent néanmoins clairement dans la mesure où elles créent des possibilités de circulation distinctes et où elles offrent des capacités balnéaires spécifiques, à savoir un programme court centré sur le décrassage. Dans les grands thermes de Thysdrus (pl. LXVII, salles 2-3), il s’agit de deux locaux, chacun muni d’un foyer. Cet itinéraire parallèle débouche dans le frigidarium, donnée qui suggère une fois de plus que si les sportifs raccourcissaient le bain chaud, ils pratiquaient en revanche l’immersion dans les piscine froides.
108D’autres monuments présentent une version moins développée de ce bain pour adeptes des exercices physiques. Dans les grands thermes de Thaenae (pl. LI-4, local 1) et dans les grands thermes Nord d’Hippo Regius (pl. LXXXIV-2, local 2), nous avons affaire à deux solutions très voisines. Le bain principal est complété, dans sa partie terminale, par une salle supplémentaire reliée au caldarium et équipée d’un foyer. Elle possède un bassin à Hippone, la présence d’un tel aménagement étant bien incertaine à Thina. Autre différence : dans ce dernier cas, la liaison entre ce local et le frigidarium passe par le tepidarium V, alors qu’elle est directe dans le premier.
109Le lien avec le caldarium pose un problème d’interprétation. Il nous paraît exclu d’envisager que cette baie permettait aux baigneurs d’utiliser le local annexe après avoir parcouru l’itinéraire complet : une telle pratique, qui ferait disparaître l’autonomie du bain restreint, n’aurait pas de sens. Étant donné que les exemples précédents démontrent que l’utilisation du caldarium ne fait pas partie du programme balnéaire usuel des sportifs, il faut donc penser que cette porte était destinée à faciliter les circulations : à Hippone, on peut gagner directement le bain court à partir du frigidarium et revenir dans ce dernier par IV-V, en se fondant dans le flot des baigneurs. À Thina, la solution retenue paraît semblable, avec cependant la nécessité d’accéder au bain restreint en passant par V, et donc en croisant les utilisateurs quittant le secteur chauffé. Cette maladresse dans l’organisation des circulations permettait cependant d’éviter un contact direct entre une pièce chaude et la salle des bains froids.
110L’exemple d’Oued Athmenia montre, il est vrai dans le cas d’un édifice privé d’ampleur remarquable, qu’un tel parti n’était pas réservé à l’architecture publique. En effet, dans cet établissement qui était peut-être pourvu d’une palestre, on repère également une pièce (pl. XCIII-4, local 2) située en début du circuit principal, mais à l’écart de celui-ci.
111Le cas le plus complexe, celui de Thysdrus, incite fortement à identifier, dans l’itinéraire destiné aux sportifs, un destrictarium et un laconicum. Faut-il interpréter semblablement les deux locaux chauffés des thermes Nord-Ouest de Timgad ? Dans tous les autres cas, nous n’avons qu’une pièce unique : elle permettait forcément de procéder à l’indispensable nettoyage du corps ; elle pouvait aussi jouer le rôle d’une étuve. Nous sommes donc en présence d’un destrictarium ou d’un destrictarium-laconicum. Son équipement confirme cette identification : hormis dans les exemples marocains, existence systématique d’un foyer ; présence parfois encore attestée d’un bassin (petits thermes Est et bain de la forteresse byzantine à Timgad, grands thermes Nord d’Hippone) ; double-paroi conservée dans un cas, dans les grands thermes Nord d’Hippone, mais qui peut souvent avoir disparu ailleurs sans laisser de traces.
112– Une autre manière de satisfaire les goûts des sportifs est de créer, au sein du circuit balnéaire classique, des raccourcis qui permettent de varier les itinéraires. Ces raccourcis peuvent prendre plusieurs formes. Un premier type relie, directement ou indirectement, le destrictarium au frigidarium : grands thermes Est de Maktar (pl. XLV) ; thermes des Cyclopes de Thugga (pl. LXV-2) ; grands thermes Sud de Cuicul (pl. LXXV) ; thermes du camp (pl. LXXXVII-2) et grands thermes (pl. LXXXIX) de Lambèse ; thermes du forum de Thubursicu Numidarum (pl. XCVI) ; grands thermes Est (pl. C-3), petits thermes Nord-Est (pl. CII), thermes du marché de Sertius (pl. CV-2) et grands thermes Sud (pl. CVII) à Timgad ; peut-être aussi les thermes Nord de Volubilis (pl. CXXXII-2b).
113Ce premier type, bien attesté, n’a cependant pas une signification obvie : la liaison établie entre le destrictarium et le frigidarium sert-elle simplement à éviter le tepidarium d’entrée ou, inversement, à interrompre le bain avant le laconicum ? La nature des bains autonomes pour sportifs examinés ci-dessus nous permet d’adopter, sans guère d’hésitations, la seconde interprétation. Inversement, cette conclusion confirme la nature de la salle des bains autonomes pour adeptes des exercices physiques : lorsqu’ils ne comprennent qu’une pièce, il s’agit fondamentalement d’un destrictarium.
114La fonction de ce raccourci est également démontrée par les cas où la porte dont le destrictarium est inhabituellement doté conduit au frigidarium en passant par d’autres locaux chauffés : peut-être à Rusguniae, avec une liaison II-IV-V-F ; certainement à Timgad, dans les grands thermes Est et Sud où, dans les deux cas, nous avons une liaison II-V-F. Il est clair que de tels cheminements n’auraient pas de sens s’il s’agissait de gagner le destrictarium, au lieu de le quitter.
115Un second type de raccourci relie le laconicum au frigidarium : thermes du centre de Gigthis (pl. XL-2), thermes Ouest de Maktar (pl. XLVI-3), thermes des Laberii à Uthina (pl. LXVIII-3), thermes du capitole à Cuicul (pl. LXXVI-4), thermes du camp à Rapidum (pl. XCIV-2). À chaque fois, le baigneur passe par le tepidarium I-V ou V, hormis à Gigthis où un cheminement particulier a été ménagé. Ce dispositif n’altère en rien les conclusions auxquelles nous sommes parvenu précédemment. En fait, dans tous les cas, l’interruption du bain seulement à partir de l’étuve nous paraît uniquement due au fait qu’une liaison II-F était rendue impossible par la disposition des locaux. Pour quitter le circuit chauffé dès après le destrictarium, il aurait fallu revenir sur ses pas à travers le tepidarium d’entrée, solution peu admissible. Mieux valait donc poursuivre jusque dans l’étuve pour se rapprocher du frigidarium et le regagner rapidement à travers le tepidarium de sortie, sans s’attarder dans le laconicum. Cela apparaît particulièrement clair dans les thermes du centre de Gigthis, où le baigneur, à peine entré dans le sudatorium, trouve aussitôt une porte qui lui permet de ne pas réellement traverser ce dernier. Toutes ces données confirment donc que le destrictarium est bien la salle chauffée, et le plus souvent la seule, que le sportif considère comme indispensable.
116Au-delà de décalages évidents, nous avons pu noter à plusieurs reprises la façon dont l’architecture balnéaire privée décalque le domaine public, Oued Athmenia offrant même un exemple de bain spécifique pour sportifs. Il en va de même de l’instauration de raccourcis : les bains de la maison de Sertius, à Timgad, présentent très probablement un raccourci II-F (pl. CX-4), ceux de la villa de Sidi Ghrib une liaison directe III-F (pl. XLVIII-2).
117– Le souci d’aménager les thermes en fonction des besoins des athlètes peut enfin se lire à travers la manière dont l’accès de ces derniers au secteur chauffé est facilité. Cette préoccupation apparaît plus exceptionnelle. Nous avons cependant souligné la façon dont les tepidaria d’entrée des thermes liciniens de Thugga sont munis de deux entrées, la première les reliant aux vestiaires, la seconde au frigidarium (pl. LXIV). Cette dernière constitue probablement un itinéraire destiné aux adeptes de la palestre pour lesquels, déjà déshabillés au moment où ils abordent le circuit chauffé, il n’est pas nécessaire de repasser par un vestiaire. Ce parti n’est pas sans parallèle avec celui des thermes des mois, à Thina, où le tepidarium I-V possède également deux portes dont l’une le relie directement à une vaste salle qu’il faut sans doute identifier à un gymnase.
118Il faut aussi remarquer la façon dont les tepidaria, inutiles pour des sportifs déjà échauffés, sont parfois traités d’une manière qui les marginalise. Ainsi à Gigthis où, dans le bâtiment doté d’une immense palestre, ces pièces tièdes sont dépourvues d’hypocauste : dès lors, elles servent surtout à éviter un contact direct entre frigidarium et salles chauffées. La solution adoptée est semblable dans les thermes de Sidi Mechrig (pl. XLIX-2, locaux 2 et 3). On peut se poser la même question à propos des thermes du labyrinthe, à Thuburbo Maius : le tepidarium d’entrée n’était peut-être pas chauffé et celui de sortie n’était qu’à peine attiédi. Le cas des grands thermes Sud de Cuicul est particulièrement intéressant étant donné tant les dimensions du monument que l’ampleur de ses espaces athlétiques : or, les deux tepidaria d’entrée, dénués d’hypocaustes, sont, en plus, de taille extrêmement réduite, au point que l’on peut considérer qu’il s’agit uniquement d’un petit espace intermédiaire articulant secteurs froid et chauffé.
119Le cas le plus remarquable reste cependant celui des thermes memmiens de Bulla Regia (pl. XXXIV). Dans ce monument semi-symétrique, l’accès au circuit chauffé est décalé vers l’Ouest. Ceux qui fréquentent le gymnase occidental peuvent donc le gagner aisément. La situation est forcément inverse en ce qui concerne les utilisateurs du gymnase oriental, pour lesquels on a donc créé un cheminement spécial qui leur permet d’éviter de traverser le frigidarium sur toute sa longueur. Une telle solution reste unique dans l’état actuel de notre documentation. Nous avons aussi supposé, non sans argument, l’existence d’une palestre occidentale : ceux qui en provenaient pouvait aisément gagner le secteur chauffé par une baie les conduisant dans le gymnase occidental, et peut-être aussi par l’intermédiaire du local 1 qui les introduisait directement dans le destrictarium.
120L’ensemble de ces données révèle la diversité des circuits offerts au baigneur. Il est même des cas où leur interprétation est difficile : il en va ainsi des bains orientaux des grands thermes de Sufetula, mal connus, où la multiplicité des ouvertures qui unissent le supposé tepidarium d’entrée à toutes les pièces qui l’entourent pose un problème de lecture (cf. la notice) ; de la même manière, nous ne comprenons pas le sens de la communication établie entre les deux tepidaria des thermes Ouest de Maktar. Il apparaît cependant très clairement que tous ces partis architecturaux, ou du moins la très grande majorité d’entre eux, sont destinés à satisfaire les besoins de ceux qui pratiquent les exercices physiques et témoignent ainsi de la large diffusion des pratiques sportives dans une ambiance thermale.
121L’ensemble de ces considérations sur l’importance des activités physiques dans les thermes, importance telle qu’elle conditionne les grandes masses de leurs plans et l’organisation technique des circulations, permet d’aborder sur de nouvelles bases deux autres problèmes.
γ) Thermes d’hiver, thermes d’été
122Le premier concerne le vocabulaire. Il s’agit de la distinction entre thermes d’hiver et thermes d’été, bien attestée en Afrique61 mais que l’on rencontre aussi ailleurs, essentiellement en Italie et en Orient. Les épithètes montrent que ces deux types de constructions balnéaires se distinguent en s’opposant. Gordien prévoit d’aménager sur le Champ de Mars un grand parc comprenant une basilique et deux édifices balnéaires, thermas aestiuas et hiemales (SHA, XXXII, 7). En quoi consiste la différence entre ces deux types de constructions ? Palladius précise : Piscinales cellae in aestiuis balneis a septentrione lumen accipiant, in hiemalibus a meridie (I, 39,4). Nous pensons que cet auteur parle de l’orientation du frigidarium (cf. ci-dessus, p. 390-392). Un tel critère paraît bien secondaire pour distinguer deux catégories de bâtiments, même s’il faut se rappeler que Palladius parle de bains domestiques, où les problèmes d’exposition peuvent jouer un rôle plus important62.
123Un autre passage de l’Histoire Auguste (Aurélien, XLV, 2) nous apprend que l’Empereur avait projeté d’ériger des thermes sur la rive droite du Tibre, lesquels auraient été des thermes d’hiver étant donné le manque d’eau très froide à cet endroit : Thermas in Transtiberina regione Aurelianus facere parauit hiemales, quod aquae frigidioris copia illic deesset. L’explication paraît aussi superficielle que des critères d’éclairage.
124Il faut donc se tourner vers l’archéologie pour tenter de mieux saisir les spécificités de ces deux types d’installations balnéaires. Les thermes d’hiver d’Haïdra et d’été à Tubernuc sont trop mal connus pour nous aider. Nous ignorons tout de ceux d’Abitinae et Mascula. En revanche, trois sites peuvent fournir des éléments de réflexion. À Thuburbo Maius, les thermes d’été sont bien identifiés, ceux d’hiver le sont avec une bonne probabilité. À Madaure, il est également probable que les grands bains sont les thermes d’été mentionnés par une inscription qui n’en provient cependant pas. L’hypothèse qui consiste à voir, dans les petits thermes voisins, des thermes d’hiver est logique mais ne repose sur aucune donnée décisive. Enfin, à Sbéitla, le dossier est encore plus incertain. Les grands thermes doubles ont livré une inscription (n° 41) mentionnant des thermes d’hiver. Qu’elle ait appartenu à ce bâtiment n’est pas aussi certain qu’il l’est parfois affirmé, mais est cependant probable (inscriptions nos 41 et 42 : la présence de ces six blocs dans le même bâtiment s’explique mieux s’ils en proviennent). Reste à cerner les conclusions que l’on peut tirer de ce texte. L’ensemble balnéaire se compose de deux édifices de dimensions inégales. Nous voyons alors deux hypothèses possibles. Dans la première, l’expression de thermes d’hiver concerne tout le complexe, et nous avons alors deux bains d’hiver destinés aux deux sexes. Dans la seconde, l’expression ne désigne qu’une des composantes du complexe, et il faudrait alors comprendre que l’autre serait des thermes d’été. Si cette construction est donc une pièce importante du dossier, dans un premier temps il faut surtout préciser son interprétation à la lumière de ce que nous apprennent les autres bâtiments.
125En publiant, avec C.-A. Joly, les deux thermes de Madaure, S. Gsell a tenté de définir ce qu’étaient des thermes d’été et d’hiver63. Il retient trois traits distinctifs.
126Le premier concerne les dimensions, les thermes d’été étant plus grands, ce qui répond à un besoin, la fréquentation estivale des bains étant supérieure à celle de la période hivernale. Ce critère correspond effectivement bien aux couples de bâtiments de Madaure ou Thuburbo Maius, et s’applique également aux composantes de l’ensemble de Sufetula.
127Le deuxième concerne l’orientation, les thermes d’hiver privilégiant une exposition au midi de leur partie chauffée. Ce critère ne peut guère être retenu. Si les petits thermes de Madaure sont légèrement désaxés par rapport aux grands, et ainsi mieux orientés vers le Sud, cela doit être mis en rapport avec la voirie qui impose, ou du moins suggère fortement, ces directions d’ailleurs peu divergentes (pl. XC-1). Bien plus, l’orientation vers le Sud-Ouest des grands thermes, supposés être les thermes d’été, est, en réalité, la meilleure pour bénéficier de l’ensoleillement. D’ailleurs, à Thuburbo Maius, les secteurs chauffés des deux édifices sont disposés de façon quasiment identique. Tout au plus pourrait-on noter que, à Sbéitla, les salles chaudes des petits bains ont une meilleure exposition que celles des grands bains, mais cela est dû, dans une large mesure, aux contraintes qu’impose la juxtaposition des deux bâtiments. En réalité, tous les thermes recherchent la meilleure orientation possible, la puissance des moyens de chauffage étant d’ailleurs telle qu’ils peuvent aisément s’affranchir de ces contraintes si d’autres considérations doivent primer.
128Le troisième trait distinctif retenu par S. Gsell est l’organisation des latrines, celles-ci étant, dans les thermes d’été, abritées sous un portique laissant une partie du local à ciel ouvert. Ces toilettes n’auraient donc pu servir qu’en été. Ce critère apparaît, à lui seul, peu satisfaisant. Le caractère partiellement hypèthre des latrines ne devait pas nuire souvent à leur utilisation et présentait en revanche des avantages certains. De plus, nous ignorons tout de l’organisation des toilettes des thermes de Sbéitla ou des petits thermes de Madaure. À Thuburbo Maius même, il est impossible de savoir si les premières latrines des thermes d’hiver, et même les secondes, étaient entièrement couvertes. Surtout, un tel critère distinctif nous apparaît totalement marginal dans un classement des édifices balnéaires officialisé par les inscriptions.
129On a aussi voulu se fonder sur le nombre de bassins, mais ce calcul repose trop souvent sur une méconnaissance des monuments64, ou sur leurs dimensions, mais celles-ci ne sont qu’une retombée de la taille plus restreinte des thermes d’hiver.
130Il nous semble donc qu’il faut chercher ailleurs des raisons susceptibles de justifier une distinction entre thermes d’été et d’hiver. Nous ne voyons qu’un seul parti architectural majeur qui puisse jouer ce rôle : il s’agit de la présence ou non d’une palestre, dont l’utilisation est effectivement partiellement dépendante des saisons. Les vestiges nous paraissent confirmer cette hypothèse (cf. les notices). À Thuburbo Maius, nous pensons que le péristyle des Petronii, malgré les hésitations de certains chercheurs, est bien la palestre des thermes d’été, et que, inversement, les thermes d’hiver en sont dépourvus. À Madaure, l’attribution d’une palestre aux grands thermes est logique, il n’y en a, en revanche, pas trace dans les petits bains. Enfin, à Sbéitla, la palestre ne nous paraît pas être une partie commune : elle doit être rattachée à l’édifice majeur.
131Si on accepte ce raisonnement, il implique un certain nombre de conséquences. Certaines sont d’ordre ponctuel : le complexe balnéaire de Sufetula se composerait effectivement de thermes d’été, plus grands et dotés d’une palestre, et de thermes d’hiver, plus petits et dépourvus d’une telle installation. D’autres sont d’ordre plus général.
132Les monuments où l’on peut mettre en relation inscriptions et vestiges sont tous des édifices de dimension moyenne, outrepassant 1 000 m2. Ce problème de dénomination ne paraît donc pas concerner les petites constructions. De plus, ce sont toujours des bâtiments de plan asymétrique. Les thermes symétriques étaient certainement toujours pourvus d’une palestre, et aussi de vastes gymnases couverts : ils ne relèvent pas d’une appellation à connotation saisonnière. Il en va de même des bains semi-symétriques, une des rares exceptions étant les petits bains de Madaure d’ampleur particulièrement restreinte et qui ne sont, justement, que des thermes d’hiver.
133On notera également que les données, tant textuelles qu’archéologiques, semblent associer étroitement thermes d’été et d’hiver en un ensemble qui, sur le terrain, apparaît composé de deux bâtiments soit voisins, soit même juxtaposés au sein d’un même ensemble architectural. Cette constatation nous conduit à nous interroger sur le fonctionnement de cette entité. La plupart des édifices balnéaires étaient ouverts toute l’année, quitte à ce qu’une partie de leurs installations (palestre, natatio en plein air) soit temporairement fermée. On peut se demander si la gestion d’un ensemble thermes d’hiver-thermes d’été était organisée de la même manière ou si, au contraire, il ne s’agissait pas d’un complexe économique unitaire, où un bâtiment prenait le relais de l’autre. Ce n’est pas tant la remarque de S. Gsell sur les latrines partiellement découvertes qui nous pousse à cette réflexion que l’étroite imbrication des bâtiments à Sbéitla : s’il ne s’agit pas d’une discrimination d’ordre sexuel, on imagine volontiers une exploitation rationnelle des installations en fonction des données météorologiques. Les périodes défavorisées, correspondant à une diminution de fréquentation de l’établissement, impliqueraient la fermeture de certaines installations et le report des activités balnéaires sur des locaux moins vastes.
δ) Les « bains-gymnase »
134Afin de décrire les monuments balnéaires orientaux, essentiellement asiatiques, certains chercheurs ont forgé le concept de « bainsgymnase » : ce sont les « ginnasi-terme » d’un auteur comme R. Maccanico65 ou le « bathgymnasium » de F. Yegül. Ce type d’approche est fondé sur deux a priori complémentaires : l’importance des diversités régionales en général, et dans l’architecture thermale en particulier ; la spécificité du monde grec oriental quant à la pratique des sports, pays de riches traditions qui perdurent et l’originalisent à l’époque impériale. Aucun de ces présupposés ne nous paraît s’imposer. Cette approche conduit R. Maccanico à poser comme principe qu’il faut analyser les bâtiments d’Éphèse en considérant séparément leur partie thermale et leur palestre, dont il affirme qu’elles sont distinctes et autonomes. Cela aboutit à détruire totalement l’unité de l’édifice, dans le but d’en rattacher une partie au gymnase hellénistique canonique.
135Ce type d’analyse a été particulièrement développé par F. Yegül66. Ce dernier part du principe que la tradition hellénistique est assez forte en Asie mineure pour donner naissance à un bâtiment original, constitué par la combinaison du vieux gymnase grec et du nouveau bain romain, les réalisations les plus achevées adoptant le plan symétrique de type impérial. Autrement dit, cette nouvelle catégorie d’édifice relève d’un « type hybride ». En ce sens, ses composantes ne sont ni exclusivement orientales, ni exclusivement occidentales, mais leur synthèse caractérise l’Asie mineure. L’idée sous-jacente à cette analyse architecturale est claire : la palestre de ces « bains-gymnase » est l’héritière directe du gymnase traditionnel, elle hérite de ses missions et, d’ailleurs, fonctionne souvent indépendamment du bloc balneaire, en particulier pour accueillir les activités gymniques des éphèbes. L’Asie est un lieu où se préserve, de façon privilégiée, un goût pour les exercices athlétiques hérité d’une longue tradition.
136Il est évident que l’Asie fonctionne comme un des lieux où s’élabore par excellence la culture de l’Empire. En particulier, elle joue, dans l’architecture thermale, un rôle important : l’attestent l’ampleur des réalisations balnéaires de cette région, mais surtout des monuments comme ceux de Capito à Milet ou d’Hume-i Tepe (ci-dessus, p. 120 et pl. XXVIII).
137Le problème fondamental est de savoir si ce pôle dynamique de l’Empire élabore des solutions radicalement originales. Tout notre discours, qui insiste sur l’unité fondamentale du monde méditerranéen, admet volontiers des originalités régionales mais conçoit peu l’existence de ruptures profondes, surtout en ce qui concerne une des régions essentielles de l’Empire, dont on peut attendre qu’elle ouvre la voie, certainement pas qu’elle emprunte un chemin profondément original.
138En fait, l’argument essentiel du raisonnement de F. Yegül repose d’abord sur la place faite dans les thermes asiatiques aux espaces sportifs, ensuite et surtout sur la façon dont ces espaces se présentent sous la forme d’un lieu homogène juxtaposé au bloc balnéaire. Le premier point ne présente aucune originalité, le second non plus. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les plans des grands thermes asiatiques (pl. CLII-CLIII) et ceux, en Afrique, de bâtiments de plan symétrique comme les deux édifices de Lambèse, auxquels on peut ajouter ceux de Lepcis Magna (pl. CLV-9), ou ceux, de plan semi-symétrique, comme les bains de Gigthis ou Thysdrus (pl. CLIX-2 et 5)67.
139En réalité, la prise en considération des architectures thermales des deux régions, asiatique et africaine, éclaire leurs différences et leur profonde similitude (ci-dessus, p. 315-318). Si les solutions architecturales d’Asie Mineure présentent une spécificité certaine, ce n’est pas au niveau des facilités qu’elles offrent aux baigneurs pour la pratique des exercices sportifs. Le concept de « bain-gymnase », censé illustrer la place privilégiée accordée aux activités physiques dans les établissements d’Asie, n’est pas opératoire. Ces « baths-gymnasia » sont tout bonnement des thermes. C’était déjà le point de vue de D. Krencker qui, dans son étude des bâtiments balnéaires asiatiques, les considère purement et simplement comme des édifices balnéaires68.
III – THERMES, ÉCONOMIE ET IDÉOLOGIE
140Pour tenter de mieux cerner la place des thermes dans la cité, il faut aussi essayer d’appréhender leur rôle dans la vie économique de la ville et le rang qu’ils occupent dans les pratiques idéologiques. Nous nous contenterons ici de regrouper quelques remarques qui mériteraient d’être développées mais qui, par leur portée, débordent largement le cadre d’une étude centrée sur les thermes africains. Ceux-ci peuvent cependant offrir quelques éléments de réflexion.
A) Thermes et économie
141Comme tout édifice, les thermes ont un coût de construction et d’entretien. Mais ils présentent, en plus, la particularité d’être des bâtiments dont l’utilisation quotidienne est spécialement complexe : c’est chaque jour que se posent, à propos de leur fonctionnement même, des problèmes de nature économique d’autant plus délicats que les bains sont censés dégager un bénéfice alors que les évergésies ne peuvent toujours contribuer à équilibrer les comptes. Lorsque Plutarque nous décrit un Caton l’Ancien âpre au gain, parmi les affaires fructueuses et sûres dans lesquelles ce dernier investit il mentionne les sources d’eau thermales (21,5) : il est clair que, tout comme des étangs et des bois, Caton en attend de substantiels revenus.
1) Organisation des chantiers
142Le dossier africain ne nous fournit guère de données chiffrées utilisables sur ce que peuvent représenter financièrement les activités constructrices liées aux thermes. Dans le cas des thermes memmiens de Bulla Regia, nous connaissons bien le monument mais pas son coût. Cette indication devait être donnée sur la base de la statue offerte à la donatrice, mais le texte est perdu69. À castellum Mastarense (n° 97), la somme investie se monte à 100 000 sesterces, mais nous ne connaissons rien de l’édifice auquel cette somme correspond. À Thagura (n° 167), la situation est la même : un centurion à la retraite dépense 400 000 sesterces pour un monument balnéaire inconnu. Si ce dernier, restauré dans la première moitié du ive siècle, a été érigé au iiie siècle, cela pourrait représenter huit ans de salaire70, ce qui est considérable et fait supposer que ce militaire bénéficiait d’autres sources de revenus. Mais, cette fois encore, nous ne connaissons pas le monument correspondant à cet investissement. Les autres prix dont nous disposons ne concernent que des actions ponctuelles, en particulier l’érection de statues (n° 30, peut-être nos 122, 123, 127 et 128) ou la pose de mosaïques (n° 55).
143En réalité, ces données chiffrées sont rares et d’interprétation délicate. Leur précision est illusoire. Il nous semble que l’examen direct des vestiges peut partiellement pallier ces lacunes et permettre de saisir quelques aspects de la nature complexe des chantiers.
144Du point de vue de leur superficie et de l’ampleur de leurs volumes, les thermes sont souvent les plus vastes constructions d’une cité. Les chantiers chargés de l’érection de tels monuments présentent donc des particularités. Pour les appréhender, il est nécessaire de disposer d’un édifice en bon état de conservation, dont les élévations aident à repérer l’organisation du travail des constructeurs. Une telle analyse a été conduite lors de l’étude des thermes memmiens de Bulla Regia. Elle a permis d’obtenir quelques éclaircissements sur le fonctionnement d’un grand chantier.
145La première opération consista à réaménager complètement le site des futurs thermes. Les constructions qui occupaient l’emplacement furent rasées. Une fois le terrain libéré, il fallut le remodeler : les demeures occupant antérieurement les lieux s’étageaient sur la pente. L’installation d’un bâtiment unitaire exigea de redessiner cette dernière en fonction de trois niveaux (pl. CLXXIII-1 et 2). En façade, on se régla sur le niveau de la grande rue Nord, en introduisant un plan parfaitement horizontal (portique, vestibule) alors que l’axe de circulation descend vers l’Est : l’escalier précédant le portique, dont le nombre de marches croît vers l’Est, assure l’articulation entre ces deux éléments. La pente naturelle fut transformée en une rupture violente entre le secteur de l’entrée et les grandes salles froides de l’édifice : deux escaliers assurent la dénivellation. Pour le baigneur, tout l’édifice, hormis le secteur de l’entrée, est construit sur un seul niveau. Pour les constructeurs, la réalité est différente : le gros œuvre dut prévoir le volume des hypocaustes, ce qui fut aisé étant donné le profil du terrain.
146Le bâtiment se trouve ainsi réglé en fonction de trois niveaux. Il s’agit d’un remodelage complet non seulement des conditions naturelles, mais aussi des choix opérés lors des aménagements antérieurs. Cela a été possible grâce à d’énormes travaux. Un premier anneau de fondations, dessinant les limites externes du bâtiment, a permis de cerner l’espace de travail au sein duquel on a arasé et, surtout, remblayé. Dans un deuxième temps, on a implanté dans ce remblai les fondations de l’ensemble de l’édifice. Celles-ci sont conçues partout de la même manière : une haute maçonnerie de blocage est couronnée par un lit de grand appareil formant une assise de réglage.
147Jusqu’à ce point de la construction, le programme paraît fondamentalement unitaire. L’anneau externe puis l’ensemble des fondations sont mis en place en fonction d’un unique programme de construction. En revanche, pour procéder à l’érection des parties du bâtiment situées en élévation, le travail est organisé de manière différente : il est morcelé.
148L’étude des thermes memmiens a, en effet, permis de repérer des raccords de construction qui prouvent que le bâtiment n’a pas été monté comme un tout. En fait, on reconnaît les traces d’activité d’au moins deux chantiers qui ont travaillé simultanément, l’un centré sur le frigidarium, l’autre sur le caldarium, c’est-à-dire sur deux des salles essentielles du bâtiment. Il est même possible d’aller plus loin dans l’analyse. Le grand gymnase oriental n’est pas architecturalement lié à la masse du caldarium : le raccord entre les deux salles a été réalisé après que ce dernier a été achevé. De plus, la liaison entre ce gymnase et le frigidarium n’est pas lisible, dans la mesure où elle s’effectue au niveau des petites pièces intermédiaires dont les parois sont essentiellement construites en une maçonnerie parementée de moellons. Ces pans de mur ont donc pu être facilement montés au dernier moment, assurant ainsi la liaison entre des chantiers distincts.
149Nous pouvons ainsi tenter de restituer l’organisation du chantier qui érigea les thermes memmiens. Deux équipes se partagèrent d’abord la construction, en portant leurs efforts sur les deux principales salles proprement balnéaires, le frigidarium et le caldarium. Elles se consacrèrent ensuite à combler les lacunes du monument grâce à des tranches de travaux centrées sur les gymnases et sur le secteur des entrées. Le choix de l’appareil, où les éléments d’une ossature en grands blocs sont reliés par des pans de moellons, permit enfin de raccorder aisément l’œuvre des chantiers successifs dont l’ordre chronologique n’est plus lisible qu’aux endroits où les jonctions se font entre des piles de grand appareil juxtaposées.
150La restitution que nous proposons de l’activité du chantier de Bulla Regia est confirmée par les thermes du bord de mer, à Lepcis Magna (pl. CXLIX). Dans ce cas, l’interruption de la construction, destinée à transformer radicalement un édifice antérieur, nous permet de saisir une étape dont les traces sont gommées ailleurs. Or, on constate que, dans la première tranche de travaux, deux équipes sont à l’œuvre, travaillant à l’érection simultanée du caldarium et du frigidarium71.
151L’organisation de ces vastes chantiers est donc conçue de façon extrêmement rationnelle, l’effort de la main-d’œuvre étant concentré sur des opérations successives. Cette rationalité préside à toutes les phases de la construction. En effet, nous savons que plusieurs équipes spécialisées se succédaient : celles chargées du gros œuvre laissaient la place à des constructeurs chargés des installations de chauffage et des questions concernant la circulation des eaux, alimentation et évacuation.
152Si nous laissons de côté le problème de la décoration, qui correspond à une phase finale du chantier largement autonome, les informations, au demeurant rares, fournies par les publications montrent que le degré de coordination entre ces deux stades essentiels de la construction peut varier considérablement. Parfois, on se contente de prévoir les évacuations majeures, mais non le réseau complexe des canalisations qui est alors installé aux dépens des murs et des fondations retaillés et percés selon les besoins. Les thermes memmiens fournissent, en revanche, un exemple de remarquable coordination entre les différentes étapes de la construction. Hormis pour quelques aménagements de détail, on a prévu de réserver, dans les fondations mêmes ou dans le puissant radier installé entre celles-ci, le passage non seulement d’égouts majeurs mais aussi de canalisations secondaires ou de conduites sous pression. De telles pratiques, qui fondent une parfaite rationalisation de l’organisation des travaux, supposent des documents exposant de façon détaillée l’ensemble du projet. La conception du monument doit être parfaite avant le premier coup de pioche.
153Ces données archéologiques permettent de mieux comprendre des thèmes qui apparaissent dans les inscriptions de façon récurrente. Ceux-ci nous semblent essentiellement être au nombre de deux. Le premier traite de la qualité de la construction. La constatation que les monuments qui ont dû être restaurés étaient ruinés suite à leur grand âge, uetustate conlapsi, revient régulièrement et ne suscite pas de réflexion particulière. En revanche, l’inscription souligne parfois que cette ruine est due à une qualité défectueuse de la réalisation. L’atrium des thermes liciniens de Thugga était inperfecto opere corruptum (n° 57) et, inversement, il est restauré accurato opere, expression dont on retrouve l’équivalent à Satafis, mirabili opere (n° 160).
154Le second thème s’articule étroitement avec le premier. Cette fois, la qualité de l’œuvre accomplie est traduite par le critère du temps. D’un côté, on déplore que les thermes aient été hors d’usage pendant une longue durée, annis tot retro (nos 101, 146), qu’une cella ait été longa serie temporum desolata (n° 148) ou per seriem annorum in usu non fuisset (n° 166). La formulation de cette plainte peut être encore plus dramatisée. À Tichilla (n° 61), on restaure des thermes tellement ruinés par l’âge et par une catastrophe qu’il ne subsistait aucun espoir de les remettre en état. À Thuburbo Maius, les formules générales se font plus précises : cela faisait huit ans que l’on attendait une restauration du bâtiment devenue impérative (n° 50).
155D’un autre côté, cette comptabilité précise du temps apparaît dans plusieurs inscriptions, mais cette fois dans un sens positif. La rapidité de l’exécution d’une construction est un motif essentiel d’éloge. Étant donné le nombre de promesses dont la réalisation est différée, on comprend que l’on tienne à souligner la rapidité avec laquelle le discours a été suivi d’effet. À Madaure, une inscription (n° 151) ne manque pas de préciser que la statue promise pour une édilité a été érigée l’année même de l’exercice de la magistrature.
156Ce qui nous intéresse est le fait que cette attention portée à la rapidité des travaux ne concerne pas que les évergésies. Elle relève d’une attitude beaucoup plus générale : de beaux travaux sont des travaux efficacement conduits. Les citoyens ne vivent pas de promesses, ils veulent voir les projets réalisés. À Naraggara (n° 36), on célèbre l’achèvement de travaux qui n’avaient que trop tardé. L’adverbe cito sert à désigner cette efficacité dans l’exécution, dans le domaine privé (n° 45) comme dans le domaine public, et encore à l’époque byzantine (n° 96). Mais la chose est d’une telle importance que, parfois, on n’hésite pas à donner des chiffres. À Thuburbo Maius (n° 50) on oppose les huit ans durant lesquels le bâtiment a été laissé à l’abandon aux sept mois qui furent nécessaires à sa restauration. À castellum Mastarense (n° 97), la durée de la construction est précisée au jour près, 17 mois et 15 jours, évidemment pour célébrer sa rapidité72. Le privé se modèle sur le public : lorsque Pacatus se construit les bains qui portent son nom, il précise qu’ils furent érigés en 14 mois (n° 100).
157Ces textes contribuent à éclairer les raisons de l’organisation des chantiers de construction telle que les vestiges nous permettent de la restituer. Elle a pour but non seulement d’assurer une efficacité relevant d’un calcul économique, mais aussi de satisfaire les usagers quant aux délais de construction et quant à la qualité de l’œuvre, participant ainsi, de la manière la plus efficace, à la gloire des promoteurs, publics ou privés. Dans ce contexte, le verbe dedicare prend tout son sens. L’inauguration de l’œuvre est un moment essentiel qui marque le succès de l’entreprise. Il peut être célébré par des évergésies supplémentaires et est parfois souligné par des termes redondants : incoauit, perfecit, dedicauit (n° 1), perfecit, excoluit, dedicauit (nos 50, 73). Le verbe perficere, qui implique la réalisation complète de l’œuvre, son achèvement, est volontiers utilisé dans les inscriptions (nos 16, 21, 34, 57, 189). Il exprime par excellence que l’on a su triompher des difficultés : l’efficace organisation des chantiers, telle que nous la saisissons à Bulla Regia, est la condition de ces succès.
158Dans le domaine de l’architecture thermale privée, la difficulté de la tâche et la gloire qui en résulte en cas de succès sont exprimées d’une manière particulière : ce sont les multiples inscriptions qui chantent la victoire sur les sceptiques, les jaloux et sur l’Invidus, toutes ces forces hostiles, humaines et surnaturelles, dont l’inauguration des thermes marque la défaite73.
2) Dynamisme des chantiers : ouverture et créativité
159Les grands chantiers sont aussi de véritables « laboratoires », des lieux où s’effectuent des recherches et s’élaborent des innovations. Cela n’est pas le propre des activités constructrices thermales, mais ces édifices, par leur ampleur et leur complexité, suscitent de manière particulière l’imagination des constructeurs.
160Un exemple caractéristique de ce dynamisme est l’utilisation, pour le montage des voûtes en blocage, d’un coffrage perdu de tubes de céramique. Malgré quelques débats, il semble clair qu’il s’agit d’un procédé de construction né en Afrique. Les cas précédant ceux attestés en ce territoire sont rarissimes et n’évoquent que grossièrement le procédé qui y est mis au point.
161Les témoignages les plus anciens de tubes de coffrage, souvent approximativement datés, ne sont pas antérieurs au IIe siècle74. Dans ce contexte, l’architecture thermale nous fournit deux données intéressantes. La première est d’ordre chronologique : à Gemellae, de tels tubes étaient présents sur le site de construction des thermes légionnaires à une date haute, puisqu’il faut probablement la situer sous le règne d’Hadrien (cf. la notice). À partir de cette date, les exemples d’utilisation de cette technique de construction dans des édifices balnéaires sont multiples. La seconde remarque est d’ordre technique : les thermes nous offrent les cas les plus remarquables d’utilisation de tubes de coffrage quant à la forme des couvrements, aussi et surtout quant à leur portée, qui peut atteindre et même dépasser une dizaine de mètres75.
162Cette inventivité ne se manifeste pas seulement dans les solutions qui doivent être trouvées lors des opérations de construction, mais résulte aussi du fait que bien des matériaux ne reçoivent leur forme définitive qu’au moment de leur mise en place. Le chantier n’est pas seulement un lieu d’assemblage, mais aussi un endroit où sont achevés des éléments arrivés bruts.
163Surtout, il nous paraît nécessaire de souligner l’ouverture de ces chantiers sur l’extérieur. Ils sont ouverts si l’on considère l’origine des matériaux mis en œuvre. Étudiant ceux-ci dans les thermes d’Antonin, à Carthage, A. Lézine a remarqué qu’ils provenaient d’un vaste secteur régional, mais aussi de pays plus lointains, Sicile, Italie continentale, Grèce76. L’horizon économique est donc large. Dans cette optique, il est intéressant de noter que l’approvisionnement à longue distance ne concerne pas que des matériaux de prix, tel que le marbre, mais aussi des matières premières de bien moindre valeur.
164Cela est le cas de la pierre ponce sicilienne utilisée dans certaines maçonneries ou de la lave de même origine. Le commerce de ce dernier produit, surtout lorsqu’il offre des qualités particulières, commence à être bien connu77. Plus intéressant est de constater que, pour l’érection de thermes, on importe des laves siciliennes de qualité plus médiocre, taillées pour en faire des pilettes ou des bipedales d’hypocauste. Le fait que les déchets de la taille étaient utilisés dans le blocage de certaines voûtes montre que cette lave arrivait sous forme de blocs qui étaient travaillés sur place. Encore plus intéressante est la constatation que de telles importations ne sont pas réservées à un chantier de l’importance de celui des thermes d’Antonin : de nombreux thermes africains utilisent cette pierre volcanique.
165Le transport à longue distance de matériaux de construction, dont la valeur paraît minime, est un phénomène dont on commence à cerner l’importance78. Ce qui nous intéresse ici est que les chantiers thermaux paraissent avoir été un des moteurs de ces activités commerciales encore méconnues. Nous nous contenterons d’analyser les produits de terre cuite, qui jouent un si grand rôle dans les installations techniques balnéaires. Ces besoins ont suscité des fabrications spécifiques destinées à les satisfaire79, et on peut supposer que cette spécificité même était à l’origine du processus de diffusion à partir des ateliers capables de répondre aux demandes. On a moins remarqué que les besoins de ces vastes entreprises étaient tels qu’ils furent susceptibles de devenir le moteur d’échanges portant sur des objets manufacturés apparemment aussi simples que des briques.
166La question de la distribution de ce type de matériau, dominée par l’idée que, de faible valeur, il ne saurait être l’objet d’un transport à longue distance, nécessite d’être complètement reprise. L’étude du matériel publié démontre que nous sommes, en réalité, en présence d’un commerce organisé, que trahit en particulier le fait que le marché africain est alimenté de façon très nettement préférentielle par des officines italiques bien précises80. Nous sommes persuadé que ce trafic se déroulait à une échelle que les données actuellement disponibles ne permettent nullement d’appréhender81.
167Ce qui importe à notre propos est le fait que les chantiers thermaux apparaissent comme des milieux particulièrement demandeurs de ces produits. À Hippo Regius, de nombreux bipedales utilisés dans les grands thermes Nord sont timbrés au nom de l’officine de Claudius Felix de Salerne82. À Carthage, dans les bains privés de Bir-el-Djebbana, on a recensé dix exemplaires de la marque de L. Bruttidius Augustalis et un de Domitia Lucilla83. À Tubernuc, de nombreux bipedales portent l’estampille de T. Greius Ianuarius associé aux frères Domitii84. On peut également prendre en considération la villa de la course des néréides à Tagiura, en Libye, où une galerie et les thermes qu’elle dessert ont fourni des dizaines de briques italiques du milieu du IIe siècle85.
168Ces cas ne sont pas isolés. L’association entre édifices balnéaires et produits de la péninsule italique apparaît à plusieurs reprises, dans des contextes mal connus, par exemple à Themetra et Uthina. Ce phénomène est évidemment lié aux besoins particuliers de ce genre de bâtiment en matériaux de terre cuite. Il est cependant remarquable que, pour satisfaire ces besoins, les constructeurs se soient tournés fréquemment vers des producteurs lointains86.
169Cette ouverture qui caractérise les chantiers thermaux se marque aussi par la circulation des personnes qui y travaillent. Toute une partie des travaux relève de spécialistes, tels ceux chargés des installations de chauffage : il faut imaginer qu’ils étaient répartis en équipes qui se déplaçaient de chantier en chantier. Les techniques de construction des hypocaustes témoignent des aires géographiques au sein desquelles se meuvent ces techniciens. En effet, dans certains cas, les pilettes de la suspensura sont reliées entre elles par des arcs qui rigidifient l’ensemble et accroissent la superficie des supports sur lesquels s’appuie le sol suspendu. Une telle solution est rarissime en Tunisie et Algérie où elle n’apparaît que de façon ponctuelle, par exemple pour soutenir la marche-margelle d’un bassin des thermes du camp de Lambèse, où il s’agit d’ailleurs d’arcs surbaissés. En revanche, un tel procédé est courant au Maroc87. Nous retrouvons ainsi, au niveau technique, une partition de l’architecture balnéaire maghrébine que nous avons déjà pu repérer en ce qui concerne les plans et les circulations. Inversement, les choix techniques opérés au Maroc apparaissent avec la même fréquence dans la péninsule ibérique. Nous retrouvons donc aussi un espace hispano-marocain dont nous avons déjà pu noter l’unité au niveau économique, réalité sanctionnée au Bas-Empire par le rattachement administratif de la Tingitane aux provinces septentrionales : les modes de circulation de la céramique se superposent aux itinéraires suivis par les équipes de constructeurs.
170L’organisation d’ensemble de ces bâtiments soulève elle-même de nombreuses difficultés qu’il faut résoudre. Dès que le monument atteignait une certaine ampleur, l’intervention d’un véritable architecte devenait indispensable, et on peut même penser que certains d’entre eux étaient plus particulièrement versés dans la conception de ce type d’édifice.
171L’hypothèse de l’appel à des architectes extérieurs a parfois été soutenue. De telles interventions peuvent être repérées, ou du moins suspectées, surtout s’il s’agit d’Italiens venus œuvrer en Afrique et dont l’intervention peut se lire à travers le choix de solutions architecturales ou de techniques de chantier. Étant donné le rôle de Rome dans l’élaboration de l’architecture thermale et les liens privilégiés qui unissent les réalisations africaines et italiques, une telle hypothèse n’a rien d’invraisemblable. Elle est souvent difficile à démontrer. Ainsi, on a pensé que les grands thermes Est de Maktar furent l’œuvre d’un architecte qui avait commencé à travailler loin de cette ville. Une telle suggestion repose sur le fait que ce dernier ignorait la fraîcheur du climat de Maktar, ce qui serait démontré par le fait qu’il prévit d’abord une natatio externe qu’il aurait ensuite incorporée au frigidarium88. Une telle reconstitution reste aléatoire, même s’il est logique de penser que l’érection d’un monument aussi ambitieux nécessitait de faire appel à des compétences qui ne devaient pas se trouver aisément sur place.
172Il est cependant un cas où des indices importants paraissent confirmer le déplacement d’architectes89. Ces indices nous sont fournis par la construction exceptionnelle que sont les grands thermes de Carthage. A. Lézine a noté tout un ensemble de données qui permet de repérer l’intervention d’un architecte venu de Rome travaillant dans un milieu local doté de ses propres techniques. Ainsi les mesures utilisées : alors que le pied romain apparaît en nombre d’endroits, le moyen appareil du sous-sol est taillé en fonction d’une coudée locale. De même, dans le gros œuvre, de véritables « briques de pierre » sont utilisées pour des parements et des assises de réglage, transposition des briques de terre cuite auxquelles les maîtres d’œuvre étaient habitués mais qu’ils ne trouvaient pas aisément sur place. Il en résulte, en certains endroits, un appareil caractéristique, véritable fusion de deux modes de construction différents, un appareil harpé traditionnel, dit opus africanum, et une imitation de l’opus mixtum italique90.
173Dans le dossier épigraphique que nous avons réuni, il est un texte qui illustre cette circulation des constructeurs. À Madaure (n° 147), lors d’une restauration de thermes, on fit venir des marbres de couleurs diverses et on refit entièrement le décor mosaïqué, cela grâce à l’intervention d’artistes que l’on alla chercher à l’extérieur, artificibus peregrinis adductis.
174Monde ouvert, les chantiers thermaux sont aussi un milieu créateur. L’ampleur de certaines constructions et la diversité des problèmes architecturaux que doit affronter l’architecte non seulement se prêtent à des innovations, mais encore imposent la recherche de solutions correspondant aux besoins. Nous ne reviendrons pas ici sur les questions de circulation ou d’accueil d’un public important auquel il faut offrir un cadre lui permettant d’exercer des activités fort diverses. Nous voudrions simplement évoquer la façon dont les thermes sont un des lieux par excellence où s’élaborent des volumes architecturaux nouveaux91 en prenant un exemple précis, celui du plan basilical à transept92.
175Dans d’autres études, nous avons déjà apporté quelques éléments de réflexion, à la suite d’autres chercheurs93. Nous avons, en effet, tenté de montrer comment le cas de la basilique privée de la maison de la chasse, à Bulla Regia (pl. XXXVI-2), permet de saisir la façon dont l’architecture domestique participe des problèmes rencontrés et des solutions élaborées par les autres secteurs de la construction. En effet, le plan de cette basilique privée évoque, de façon très précise, des choix effectués dans d’autres monuments, en particulier dans les églises chrétiennes.
176Nous avons également insisté sur la façon dont le désir d’affirmer à tout prix l’originalité de l’architecture chrétienne aboutit à brouiller complètement la question de l’origine d’un tel type de plan. En fait, ce dernier recompose de vieilles formules, telles que l’abside glorifiante ou les nefs hiérarchisées, et cette recomposition n’est pas le propre des monuments chrétiens mais est le fait de toute l’architecture tardo-antique. Il s’agit, en effet, de créer des espaces qui se prêtent à des représentations cérémonielles. L’écartèlement de l’espace entre de longues nefs et un transept crée un point de convergence autour duquel s’articulent tous les volumes et cela de façon fonctionnelle : axe principal où s’entassent les dépendants ou les fidèles, axe transversal où se déploient les autorités, seigneuriales ou religieuses, autour du dominus ou de l’évêque.
177Nous sommes donc en présence d’une architecture fondamentalement unitaire. L’explication du plan à transept par le symbole de la croix ne résiste pas à la prise en considération de la chronologie : ce n’est que tardivement qu’est formulée une lecture symbolique de celui-ci.
178C’est dans ce contexte que nous avions replacé la basilique privée de Bulla Regia. Entre les églises constantiniennes, dont le plan à transept n’était pas perçu selon une grille de lecture religieuse, et les églises du ve-viesiècle qui elles, en revanche, sont conçues selon cette symbolique, il n’y avait rien. La basilique de Bulla Regia, construite lors de la première moitié du ive siècle, démontre que ce schéma architectural appartient en fait à un foisonnement de recherches encore mal attesté archéologiquement.
179L’architecture thermale africaine nous offre une confirmation de cette analyse. Elle nous est fournie par un monument relevant de l’architecture privée. Les thermes de Sidi Ghrib comportent, en effet, un frigidarium où tant le décor que l’architecture expriment un axe majeur s’achevant sur une abside et s’articulant avec une galerie transversale selon un schéma cruciforme nettement affirmé (cf. la notice et la pl. XLVIII). L’esprit de la composition est proclamé par la présence de l’abside, qui ne relève d’aucune nécessité balnéaire. Il l’est aussi par le jeu sur les niveaux des sols, jeu qui relie cette abside à la salle des bains froids et matérialise l’orientation principale. Il n’est pas jusqu’à l’espace même du frigidarium qui n’esquisse une division en nefs.
180Ce dispositif échappe à une logique purement thermale. Il contribue même à marginaliser les piscines froides, disposées sur un axe transversal secondaire. Nous sommes très loin des solutions retenues autrefois où, au contraire, ces bassins étaient disposés selon l’orientation principale de la salle et canalisaient les circulations par l’intermédiaire des locaux qui les flanquaient. Désormais, l’attention du baigneur est attirée hors de la salle même, en direction d’une abside externe vers laquelle conduit inexorablement tant le dispositif architectural que l’orchestration des pavements, le tapis couvrant la partie centrale du frigidarium se prolongeant hors de ce dernier jusqu’à l’exèdre.
181Cet ensemble, construit selon toute probabilité dans la première moitié du ve siècle, confirme l’homogénéité de l’architecture tardo-antique et la place occupée par les bains dans l’élaboration de cette dernière. À bon droit, on peut se demander si les thermes de l’aristocrate de Sidi Ghrib, outre leurs fonctions balnéaires, n’étaient pas aussi un lieu de parade privilégié : les partis architecturaux principaux correspondent à des besoins cérémoniels qui expliquent la véritable explosion architecturale du frigidarium, désormais subordonné à des éléments extérieurs qui le flanquent en le dominant.
3) Fonctionnement des thermes
182La dimension économique des thermes n’est pas uniquement liée à leur phase de construction. Plus que pour tout autre édifice, leur fonctionnement implique des calculs de rentabilité.
183Le dossier africain, tel que nous avons pu le constituer, n’apporte rien sur certains aspects de la question, par exemple sur le rôle des bains dans les revenus des cités ou des particuliers94. Il ne fournit guère qu’une inscription, non dénuée d’humour, qui promet que le bain, qui coûte aujourd’hui un as, sera gratuit demain, et qui accompagne le traditionnel souhait que le bain fut bon de la célébration de celui qui, par son financement, permit que l’édifice fût construit (n° 114). On ne peut mieux souligner les aspects financiers d’un établissement thermal, mais ce texte ne nous fournit que le prix d’entrée dans des bains inconnus et à une date inconnue. De même, le dossier africain est vide de toute information sur bien des activités économiques qui environnent ou naissent du fonctionnement d’un bâtiment thermal, par exemple les marchands installés dans les annexes des édifices, la vente de nourriture aux baigneurs, la prostitution95.
184Il faut cependant traiter quelque peu à part du problème du commerce de l’huile et des indispensables ustensiles de bain, auquel le dossier africain apporte une petite contribution. La consommation d’huile dans les thermes est d’un coût non négligeable. C’est pourquoi elle est objet d’évergésies. On pouvait aussi l’acheter sur place, comme en témoigne le magasin de fioles retrouvé dans les thermes des mois de Thina, ou l’apporter avec soi (Apulée, Mét., I, 23-24, où le voyageur ne se sépare jamais des objets nécessaires au bain, en particulier huile et linges ; cf. aussi III, 12). Les ustensiles balnéaires sont également l’objet de commerce. Apulée nous apprend qu’on se les procure au marché : strigilem et ampullam ceteraque balnei utensilia nundinis mercari (Flor., IX, 26). Nous sommes pourtant loin de pouvoir pousser plus avant l’analyse, comme cela a pu être fait pour d’autres lieux et pour d’autres époques96.
185Nous nous contenterons donc d’attirer l’attention sur le fonctionnement des thermes vu des coulisses. Celui-ci repose avant tout sur le chauffage des bains. La fouille des thermes de Bulla Regia a permis de connaître, au moins partiellement, la nature du combustible utilisé. La grande disparité des éléments végétaux démontre la complexité de la quête des matériaux destinés aux fours : grignons résultant de la presse des olives, prélèvements sur la végétation sauvage et les plantes cultivées. Toutes les plantes identifiées proviennent des environs de la ville, mais tant leur diversité que l’hétérogénéité de la dimension des branches révèlent que l’on était à l’affût de tout ce qui pouvait être utilisée. Le chauffage des thermes était assuré par des prélèvements effectués sur des arbres, arbustes et arbrisseaux ainsi que par une sollicitation de toute la végétation, du cultivé (oliviers, figuiers) au sauvage (oléastres, pistachiers lentisques, arbousiers)97.
186Nous ne savons rien de la façon dont la collecte de ce combustible était organisée. Nous n’avons guère plus de lumière sur le personnel qui était directement affecté au fonctionnement des thermes. On devine aisément que c’était une lourde tâche98. En dehors des couloirs de service, qui étaient le domaine de ces prolétaires, l’architecture offre quelques traces de leurs activités. Des portes spécifiques unissent parfois ce monde du travail à celui des baigneurs. Il est en effet nécessaire de contrôler le bon fonctionnement des bains, par exemple le bon approvisionnement en eau quant à sa température et à son renouvellement99.
187Le témoignage de l’activité du personnel des thermes se lit aussi dans l’organisation des couvertures. Nous disposons désormais de plusieurs témoignages qui démontrent que les grands édifices étaient fréquemment, sinon systématiquement terrassés. Grâce à l’état de conservation du bâtiment, cela a pu être démontré en ce qui concerne les thermes memmiens de Bulla Regia. Dans la même ville, le site des grands thermes Sud est occupé par d’énormes fragments de voûtes dont l’extrados est également traité en terrasses. C’est encore ce que démontrent les rapports de fouilles qui mentionnent les terrasses bornées de parapets des thermes d’El Knissia, celles des thermes des mois de Thina, des thermes du centre à Tipasa, ou encore celles, couvertes de mosaïques à gros cubes, des grands thermes Nord et des thermes Nord-Ouest à Timgad100. Inversement, des couvertures extradossées sont également bien attestées, par exemple et pour rester en Afrique, aux thermes de la chasse de Lepcis Magna101. En réalité, l’alternative entre des voûtes terrassées ou extradossées ne paraît guère exister que pour les petits bâtiments. Dans le cas des constructions de quelque ampleur, le choix de terrasses correspond en fait à une nécessité : il s’agit de permettre la circulation aérienne des desservants des thermes, chargés en particulier de régler les ouvertures aménagées dans les couvrements de l’édifice. Les baigneurs sont donc environnés d’un réseau de circulations réservé aux prolétaires, réseau qui emprunte les couloirs de service, des souterrains102 et les parties hautes de l’édifice. L’espace balnéaire est ainsi préservé des activités laborieuses, les contacts entre ces deux mondes étant, durant les heures d’ouverture, limités à ce qui est strictement nécessaire.
188La preuve que ces cheminements sur les terrasses étaient réservés aux prolétaires est apportée par la façon dont celles-ci sont accessibles. Il s’agit toujours d’escaliers étroits dont l’exiguïté même atteste qu’ils n’étaient pas destinés aux baigneurs afin qu’ils puissent gagner des solaria installés sur les terrasses, ainsi que l’idée en a parfois été émise. Cette conclusion est confirmée par leur lieu de départ : escaliers en vis logés dans des tourelles situées à proximité des couloirs de services (El Knissia, grands thermes d’Uthina et d’Utica) ; escaliers à volées droites dont la cage est à l’écart des lieux essentiels du bâtiment (grands thermes Est de Maktar) ; escaliers démarrant dans un espace de desserte des foyers (grands thermes Nord de Timgad, couloir de service Nord de Thubursicu Numidarum) ou de l’extérieur de l’édifice (impasse butant contre les grands thermes de l’Ouest de Banasa) ; degrés étroits logés dans l’épaisseur de la maçonnerie de parois et de voûtes (grands thermes Sud de Bulla Regia et Nord de Timgad). On notera que, dans tous ces cas, la simple présence d’un accès organisé aux couvertures suffit à démontrer qu’au moins une grande partie d’entre elles étaient terrassées.
189Le cas des thermes memmiens de Bulla Regia présente quelques spécificités. D’abord, grâce au remarquable état de conservation de l’édifice, l’organisation des couvertures démontre que ces cheminements étaient systématiquement organisés. La longue terrasse qui couvre le vestiaire est, en effet, interrompue par deux murs destinés à contrebuter les masses du frigidarium et du vestibule d’entrée. Ces obstacles ont été percés de baies qui sont dénuées de sens, si ce n’est de permettre la circulation des personnes affectées au service du bâtiment103. Ensuite, nous savons comment on accédait à ce jeu de terrasses. À hauteur du couloir de service oriental, dans le mur de façade, a été aménagée une sorte de niche plate. Il s’agit, en fait, du départ d’un escalier dont il ne subsiste que la première marche. Situé à proximité de la porte cochère desservant les couloirs de service, il était abordé à partir de l’impasse qui longe le bâtiment à l’Est. Le personnel pouvait donc aisément le rejoindre et l’emprunter à l’aide d’une petite échelle permettant d’atteindre son départ, nettement surélevé par rapport à la rue, ce dispositif évitant qu’il soit trop aisément accessible à des personnes non autorisées104.
190Malgré son importance pour le fonctionnement des thermes, et malgré l’excellent état de préservation de l’édifice, il reste peu de chose de cet aménagement, de conception fort simple par rapport aux cages d’escalier logées dans l’épaisseur des maçonneries. Cela explique que, dans bien des cas, on ne repère pas l’escalier d’accès aux couvertures.
191Ce monde des travailleurs n’apparaît donc plus guère qu’à travers les cheminements qu’il empruntait ou les résidus de l’activité des foyers. La mosaïque africaine en offre cependant deux représentations (pl. CLXXIII). La première est fort ambiguë. Il s’agit d’une mosaïque de seuil des thermes Nord-Ouest de Timgad : un noir, entièrement nu et doté d’un énorme phallus, marche en urinant ou, plutôt, en éjaculant. Son appartenance aux desservants des bains est précisée par la pelle à feu qu’il tient sur l’épaule. Néanmoins, la fonction de cette image est certes plus apotropaïque que descriptive.
192En revanche, la part de réalisme paraît beaucoup plus grande dans un tableau découvert à Bir-Chana-Moghane, près de Zaghouan. L’homme est également nu, mais les personnes chargées de la desserte des foyers ne devaient pas être très vêtues. En revanche, sa tête est protégée par une coiffure. Il porte un instrument qui paraît destiné au transport de braises, et tient un bâton dont on peut imaginer qu’il servait à organiser et attiser les foyers. On aimerait mieux connaître le contexte de cette mosaïque découverte dans une construction dont on ne sait rien105.
B) Thermes et idéologie
193L’exemple de Sidi Ghrib analysé ci-dessus montre l’importance des thermes dans la parade sociale des aristocrates. Déjà Trimalcion entraînait ses invités dans ses bains privés. Nous voudrions ici examiner uniquement quelques aspects de la façon dont les thermes sont non seulement un lieu cérémoniel privilégié mais aussi l’objet de luttes idéologiques.
1) Les thermes, microcosme et scène du pouvoir
194Seuls les propriétaires privés exposent clairement comment l’érection d’un bâtiment balnéaire est le fruit d’une lutte contre des forces multiples, parce que, dans ce type d’édifice plus qu’ailleurs, la nature est présente, avec tous ses charmes mais aussi avec tous ses dangers, surtout que s’y manifestent par excellence deux de ses éléments les plus redoutables, l’eau et le feu. La conciliation de ces contraires est aussi un des grands thèmes de la poésie vandale consacrée aux bains. L’harmonie qui, dans ces bâtiments, s’établit entre les deux éléments relève du miracle car, si ces forces s’équilibrent dans la nature, elles n’y coopèrent pas. Ici, au contraire, « la néréide livre à Vulcain un amoureux combat, l’eau n’éteint pas le feu, le feu n’atteint pas l’eau », et cette conjonction extraordinaire illustre par excellence la puissance du pouvoir : « Tu peux être heureux de ton œuvre, Gebamund, descendant de rois... »106. Ce pouvoir surnaturel se traduit de façon très concrète pour l’usager : Gebamund non seulement offre au peuple un lieu de délices, mais encore, en celui-ci, les sujets retrouvent la santé (n° 66).
195Ce dernier thème n’est que la reprise d’affirmations antérieures. Déjà, Iulia Memmia était louée d’avoir pourvu à la santé des citoyens (n° 12). Le mot salus est en effet clair : il désigne non une sauvegarde spirituelle mais le bien-être du corps. Les multiples statues d’Esculape et d’Hygie érigées dans les bains ne contredisent en rien cette affirmation : les thermes sont, par excellence, le lieu où les divinités procurent la santé, non le salut107.
196Ce bâtiment merveilleux, où les effigies des dieux trouvent tout naturellement leur place108, est donc un véritable microcosme qui reproduit le monde en l’améliorant, en instaurant une harmonie qui n’existe pas dans la réalité, et cela grâce à l’évergète.
197Le vocabulaire illustre cette identification des thermes au cosmos. L’inscription n° 1 mentionne un oceanus, c’est-à-dire un bassin, ce qui évoque directement le texte de l’Histoire Auguste qui nous apprend qu’Alexandre Sévère fut le premier à utiliser ce mot pour désigner un solium109. Il n’est pas besoin d’imaginer qu’une mosaïque représentant une tête d’Océan ornait le fond du bassin. L’assimilation est bien plus profonde. La piscine, en elle-même, est une mer, une transposition de cet élément naturel dans un cadre architectural.
198Cette assimilation des composantes du monde et de celles des thermes est une attitude qui ne se limite pas à l’évident rapport qu’entretiennent les bains avec l’élément liquide. Le passage de l’Histoire Auguste mentionnant la décision d’Alexandre Sévère précise que Trajan, quant à lui, avait assigné les bassins aux jours, autrement dit leur avait donné le nom de la divinité de chaque jour. On a longuement discuté du sens de cette phrase. Il nous semble qu’il faut la prendre au pied de la lettre. Le contexte de ce passage, entièrement consacré aux thermes, tout comme l’utilisation répétitive du mot solium qui correspond parfaitement à la description de bains, rendent inutiles les tentatives d’y retrouver une allusion à d’autres types d’édifices. Nous connaissons trop mal les thermes de Trajan, qui furent sans doute le lieu où l’Empereur utilisa ces dénominations, mais on remarquera que le caldarium des thermes de Caracalla possède sept solia110. C’est donc tout le cosmos, y compris dans son rythme temporel, que reflètent les thermes, du moins les plus prestigieux d’entre eux.
199Ces lieux extraordinaires se prêtent ainsi à devenir une scène politique. Non seulement ils abritent statues et inscriptions de grands personnages, mais aussi ils permettent de manifester la façon dont on conçoit l’exercice du pouvoir que l’on détient. Sans entrer dans les complexes débats sur la façon dont il faut lire l’Histoire Auguste, on peut rapidement rappeler, à travers ce texte, comment l’Empereur lui-même se sert du bain pour manifester la nature de sa puissance. La pratique balnéaire peut être utilisée pour rapprocher le souverain des citoyens : il suffit pour cela qu’il se rende dans les bains publics. C’est ce que fait Alexandre Sévère (XLII, 1) ou encore Hadrien : publice frequenter et cum omnibus lavit, ce qui lui vaut d’être dit plebis iactantissimus amator (XVII, 6-8). Inversement, mais le résultat est le même, l’Empereur peut ouvrir ses bains au public, tel Antonin (VII, 6) ou Élagabal (VIII, 6).
200Ces gestes sont de grande portée car ces installations sont étroitement associées à l’idée de pouvoir. Après la décisive bataille d’Issos, le premier geste d’Alexandre est d’utiliser la baignoire du vaincu111. Surtout, tout y est amplifié par la pratique de la nudité, qu’elle soit complète ou non. C’est pourquoi, l’Empereur ne se contente pas de construire des thermes, il légifère aussi quant à leur exploitation. Hadrien règle leurs heures d’ouverture (XXII, 7) et sépare les sexes (XVIII, 10), mesure reprise par Marc Aurèle (XXIII, 8) ou Alexandre Sévère (XXIV, 2). Chaque fois, ces décisions s’insèrent dans le cadre plus vaste d’un effort de remise en ordre et de moralisation. Inversement, Élagabal autorise de nouveau les bains mixtes et lui-même se baigne avec les femmes (XXXI, 7)112.
201Bien entendu, l’Empereur n’est pas le seul à se servir politiquement des thermes. Les notables s’y manifestent par leurs évergésies. De plus, eux aussi trouvent, dans leur manière de se baigner, un moyen efficace de forger l’image qu’ils souhaitent donner d’eux-mêmes. En particulier, se rendre aux bains est l’occasion de manifester la splendeur de l’épouse, dont le déplacement se transforme en cortège. Les mosaïques de Piazza Armerina ou les trésors d’argenterie nous font connaître ce véritable cérémonial113. Le décor des bains de Sidi Ghrib montre que, bien évidemment, les pratiques étaient semblables en Afrique ; les attaques de Tertullien prouvent qu’elles ne datent pas du Bas-Empire.
202Cependant, ces édifices ne sont pas seulement une scène où les puissants trouvent un public, mais sont aussi un lieu d’affrontement. Les pratiques balnéaires peuvent être l’objet de vastes enjeux.
2) Thermes et luttes politiques : gravitas et luxuria
203Partons d’une anecdote célèbre. En Sicile, Scipion prépare l’armée qui doit débarquer en Afrique, campagne qui lui vaudra son surnom d’Africain. Caton est auprès de lui en tant que questeur pour s’occuper des aspects financiers de cette expédition. La prodigalité du premier provoque vite la fureur du second qui rentre à Rome pour l’attaquer devant le sénat, l’accusant de gaspiller l’argent public et de traîner dans les palestres et les théâtres au lieu de se consacrer à la préparation de la guerre114.
204Nous voyons donc apparaître le thème de la palestre dans un débat quelque peu obscurci par le fait que Caton le place sur le terrain de la morale, accusant Scipion de corrompre la simplicité traditionnelle du soldat. Il suffit de lire le reste du texte de Plutarque pour comprendre que ce grand défenseur du mos maiorum conduit ses propres affaires selon bien d’autres normes et que, pour lui, la tradition est un mythe politique, non une règle de vie, mythe que Scipion lui-même sait aussi manier115.
205En réalité, le conflit est d’une tout autre nature. Pour Caton, l’exaltation de la tradition a pour but de préserver l’unité de la classe dirigeante, de sauvegarder l’isonomie du groupe sénatorial. Elle vise donc à asseoir un régime oligarchique face aux ambitions individuelles qu’incarne un Scipion. Cette affaire sicilienne éclaire les attitudes. D’un côté, Caton se réfère aux mœurs saines de l’ancien temps et au modèle des grands ancêtres, thème inextricablement lié à la défense du pouvoir collectif du sénat puisque ce dernier est l’incarnation du mos maiorum. De même, simple questeur, il s’oppose avec une entière liberté de parole au consul, incarnant ainsi le magistrat traditionnel, dont le prestige s’ancre dans l’élection et dans son entière souveraineté en son domaine puisqu’il représente l’État. Et c’est bien pourquoi il se hâte de rentrer à Rome, afin d’exposer ses doléances au sénat.
206De l’autre côté, l’action de Scipion menace l’État sénatorial. Distribuant 1’argent public aux soldats à une époque où le service militaire est encore un devoir essentiellement gratuit, il les transforme en ses soldats et détourne à son profit les liens unissant l’État à l’armée. En prétendant qu’il doit rendre compte aux autorités de ses actions, non de ses dépenses, Scipion ruine la définition même de la magistrature. Il n’agit plus en consul, mais préfigure l’imperator.
207Ce contexte déborde donc largement le thème de la palestre, qui n’est qu’une pièce dans la dénonciation de Caton. Il s’agit cependant d’une pièce fondamentale. D’abord, elle permet d’accuser Scipion d’hellénisme, ce qui veut dire de cet hellénisme moderne lié aux monarchies116. Surtout, il est une idée que Caton n’exprime pas clairement mais qui justifie l’ardeur de son attaque. En l’accusant de célébrer une fête permanente dans les palestres et les théâtres, il dénonce sa façon de triompher avant même la bataille. Le crime est double. Il dépouille le sénat de son droit fondamental de décerner les honneurs. Surtout, il affirme que Scipion est un personnage au-dessus du commun : favori des dieux, il est vainqueur par essence.
208Scipion utilise donc la palestre comme un des lieux qui lui permettent de manifester ses ambitions politiques. Celles-ci menacent la suprématie collective de la classe dirigeante. On comprend dès lors l’attitude d’un Sénèque qui ne cesse de dénigrer les thermes, trop chauds, trop bruyants, trop immoraux : ils sont contraires au mos maiorum, c’est-à-dire au pouvoir de sa classe117.
209On comprend aussi que, en sens inverse, les forces qui remettent en question le système oligarchique aient trouvé dans les thermes un endroit où elles pouvaient afficher leur différence. Ces bâtiments, siège de la nudité et de pratiques physiques, offrent de multiples possibilités de battre en brèche la gravitas sénatoriale qui repose sur des valeurs radicalement différentes de celles du plaisir du corps et de la forme de sociabilité qui en résulte.
210Le pouvoir impérial affiche volontiers son refus des idéaux sénatoriaux à travers ses pratiques balnéaires. Élagabal se baigne dans des piscines parfumées, thème répétitif de l’Histoire Auguste qui nous fournit aussi, à propos de Commode, des associations significatives : il extermine de grandes familles et mélange les classes sociales en associant de force hommes et femmes de toutes origines à ses banquets et à ses bains, les entraînant jusque dans l’arène118.
211Les thermes constituent donc un lieu où peuvent s’exprimer de façon très forte des attitudes qui n’engagent pas seulement l’individu. Dans ce contexte, les élites africaines se trouvent dans une position spécifique. Arrivées tard sur la grande scène politique, leurs éléments les plus brillants font partie de l’élite sénatoriale, mais leurs combats ne sont pas forcément ceux de la vieille noblesse. Dans une large mesure, l’aristocratie africaine est liée au prince et la monarchie est le cadre naturel de son ascension. Rien ne permet de repérer, vis-à-vis des thermes, la distanciation qui caractérise ceux des aristocrates italiques qui nourrissent une nostalgie républicaine. Les pratiques évergétiques montrent, au contraire, que les édifices balnéaires sont un objet privilégié de leurs interventions.
212Les thermes africains paraissent donc être l’objet d’une unanimité ; les cités ou les riches les construisent et les restaurent, le peuple les fréquente assidûment. Les grands débats qui animent, à leur propos, les hautes sphères politiques, ne semblent pas de mise dans les cités du Maghreb.
213Cela ne signifie cependant pas que les thermes y soient devenus des endroits aseptisés qui resteraient à l’écart des luttes. Loin de l’intervention directe du pouvoir central, dont nous avons pu noter qu’elle ne se marque guère dans ces provinces, ils sont certes le domaine réservé des municipalités et des évergètes. Ils demeurent cependant des lieux à part, perpétuels objets d’enjeux. C’est pourquoi la pratique balnéaire connaît, au Bas-Empire, une mutation importante.
3) Mutation du pouvoir, mutation de la pratique balnéaire
214Un indice des changements qui surviennent est la multiplication de bains privés en milieu urbain. Cette évolution est bien datée : si le mouvement s’amorce à l’époque sévérienne, il ne connaît son plein développement qu’au ive siècle.
215D’un point de vue architectural, cette mutation se signale par d’autres manifestations parfaitement cohérentes. Ainsi, on cesse d’ériger les vastes édifices balnéaires qui caractérisaient la période précédente, les constructions nouvelles prenant surtout la forme de bains de quartier. Ou encore, certaines demeures sont également équipées de latrines119.
216On constate donc une intégration dans la sphère domestique de tout un ensemble d’actes qui concernent le corps : nettoyage et délassement par le bain, contrôle de la satisfaction des besoins naturels. Cette mutation ne concerne que l’élite, l’ensemble de la population continuant à utiliser des installations collectives, mais dont l’ampleur tend à se réduire.
217Un passage de Sidoine Apollinaire constitue comme un commentaire partiel de ces nouvelles tendances. Il oppose en effet les grands bains publics aux thermes qu’il fréquente avec ses amis et qui sont bien aménagés pour préserver la pudeur de chacun120. On retrouve ainsi, au sein des élites, une attitude ancienne qui resurgit, sous une forme toutefois différente121.
218En fait, l’évolution est profonde : c’est tout le rapport au corps qui change, parallèlement à la façon dont se manifeste désormais le pouvoir. La hiérarchie sociale s’exprime de façon de plus en plus codifiée. Le dominus se montre désormais à ses dépendants à travers un cérémonial qui reproduit à sa manière celui qui s’élabore autour de l’Empereur. Il ne s’habille plus de la même manière : des vêtements chamarrés deviennent une des manifestations externes de sa puissance.
219Ce n’est pas un hasard si, à Bulla Regia, le propriétaire de la maison de la chasse se fait construire en même temps une ample basilique et des bains. Il devenait intolérable que celui qui trône le matin dans une abside pour recevoir ses dépendants les côtoie l’après-midi dans la promiscuité d’une piscine collective et dans une nudité désormais considérée comme contraire à l’expression de sa dignité.
220L’évolution ne se fait pas de façon linéaire et uniforme. Encore au début du vie siècle, Gebamund construit des thermes pour lui et le populus (n° 66). On constate cependant tout un ensemble de changements de nature diverse mais qui s’articulent entre eux. Non seulement l’espace privé se dilate, mais encore il s’organise différemment. Le péristyle, vaste espace unitaire, qui constituait le cœur de la maison, est morcelé par l’érection de parois. Il existe un rapport entre ce phénomène et l’introduction de bains et de latrines. Autonomie croissante de l’habitat par rapport aux installations collectives, compartimentation et spécification des espaces internes de la demeure sont des phénomènes qui vont de pair et qui renvoient à une nouvelle image de la personne. L’espace change pour s’adapter aux nouveaux besoins qui, en dernière analyse, découlent de la façon dont les élites tendent désormais à exercer leur pouvoir. La hiérarchisation croissante des rapports et la distanciation qu’elle implique modifient profondément les pratiques balnéaires. Pour les notables, ou du moins une partie d’entre eux, la nudité cesse d’être héroïsante, l’apparition dans les thermes au milieu de ses concitoyens n’est plus une nécessité, le sentiment de pudeur tend désormais à régir la perception de son corps. À sa manière, la régression de la nudité balnéaire collective signale une régression générale de la rationalité et d’une certaine forme de vie publique au profit du mystère sous toutes ses formes. Les grands thermes n’ont plus de raison d’être122.
Notes de bas de page
1 E. Künzl, Operationsräume in römischen Thermen, dans Bonner Jahrbücher, 186, 1986, p. 491-509 : la découverte d’instruments de chirurgie dans un local des thermes de Xanten démontre la pratique d’opérations délicates dans des pièces spécialisées non seulement de stations thermales mais aussi d’édifices balnéaires usuels. Cf. aussi R. Jackson, Roman doctors and their instruments : recent research into ancient practice, dans JRA, 3, 1990, en particulier p. 11-13.
2 À Lambèse (n° 117), la dédicace d’une statue d’Esculape ne mentionne pas directement l’Empereur, mais son nom apparaît sur une face latérale, à travers la datation par le biais de son consulat.
3 Jouffroy, Construction, p. 233. Plus précisément, R. Cagnat (RA 1887, p. 178-179) a attiré l’attention sur les mots beneficiis eius aucta qui apparaissent à l’avant-dernière ligne. Ils renverraient à une libéralité impériale, l’expression ex permissu signalant l’autorisation d’utilisation de ces fonds.
4 C. Lepelley (Cités, I, p. 509) comprend que la conduite fut refaite sur l’ordre du gouverneur. Ce n’est pas le sens usuel du verbe instituere, et une intervention de cette nature est habituellement traduite par iubere. On peut comprendre que le gouverneur, agissant alors essentiellement comme patron, a organisé les travaux.
5 Y. Le Bohec (IIIe Légion, p. 581-584) donne la liste des travaux où sont impliqués des militaires. Comme le souligne l’auteur lui-même, « tous les bâtiments signalés n’ont sans doute pas été construits par les soldats », le gouverneur de la province, qui est aussi commandant en chef de l’armée d’Afrique, n’intervenant que pour la dédicace. On peut supprimer le « sans doute » : ainsi, les grands thermes Est de Timgad sont inaugurés, après agrandissement, par le légat, mais il est précisé que les travaux furent effectués pecunia publica (n° 169). Cette liste permet cependant de saisir la grande diversité des travaux dans lesquels l’armée est impliquée.
Dans cette optique, nous ne voyons vraiment pas comment on peut affirmer que « ces tâches ne comportent dans leur principe aucun but économique » (Id., ibid., p. 532), surtout lorsque l’on prend comme élément de comparaison le curage des canaux d’Égypte ou le creusement des fossae Marianae. Que ces travaux entretiennent la forme physique des soldats est une évidence, que ce soit là le but essentiel de l’opération est invraisemblable : l’armée a toujours su entraîner ses hommes sans les faire participer à de grands travaux. Nous ne voyons là qu’a priori primitiviste qui empêche de saisir un évident calcul économique fondé sur une exploitation rationnelle de la force de travail militaire. C’est bien pourquoi elle peut aussi être utilisée pour l’érection ou la restauration d’édifices les plus divers, activité qui n’est pas, de toute évidence, le meilleur moyen d’initier au maniement des armes.
6 Cf. les inscriptions nos 49, 55, 71, 99, 111, 145, 146, 169, 171. Dans les nos 71 et 169, la mention du financement public apparaît dans la formule finale : decreto decurionum, pecunia publica. Il n’y a pas de raison de penser que cette indication ne s’applique qu’à la mise en place de l’inscription elle-même. En 171, cette même formule est d’ailleurs intégrée dans le texte, accolée à la mention des travaux. Des statues peuvent aussi être érigées dans des thermes grâce à un financement public (n° 181).
7 L’absence de toute référence à la communauté civique caractérise un très petit nombre d’inscriptions. À Ammaedara (n° 5) un texte rédigé sèchement ne signale que les travaux, au demeurant ponctuels, d’un évergète qui ne mentionne même pas l’Empereur. À Aubuzza (n° 7), à Thugga (n° 57, mais l’absence de précision sur l’origine des fonds laisse penser qu’ils étaient publics), à Madaure (n° 148, mais l’inscription signale que l’ordo a décidé de célébrer ces travaux par plusieurs monuments commémoratifs), ou encore à Thagura (n° 166, mais dans ce cas aussi, les fonds devaient être d’origine publique), les inscriptions sont assez bien conservées pour que l’on puisse noter que, exceptionnellement, il n’est pas fait référence aux réalités de la cité. Encore faut-il remarquer que, dans tous ces cas sauf le dernier, la mention systématique des magistratures et fonctions occupées dans la ville par l’évergète ou par le curateur surveillant les travaux est une façon d’évoquer celle-ci.
8 À Mascula (n° 152), dans le cadre de travaux publics, la restauration des thermes est réalisée ad splendorem patriae. Une telle référence apparaît encore une fois pour décrire un chantier ouvert grâce à la générosité d’un évergète s’ajoutant à une contribution des citoyens (Naraggara, n° 36) et trois fois pour des travaux uniquement dus à un financement privé (nos 12, 32 et 51). À Lambèse, il est soigneusement précisé que chacune des sept statues dont la dédicace est conservée est offerte à la patrie : patriae suae dono dedit (nos 122-128). Dans le même esprit, on notera la présence, dans des thermes, de dédicaces au Génie de la ville, dans une inscription musive (n° 165) ou sur des bases (nos 130 et 175).
9 Cette approche a été fermement formulée par A. Lézine : « Les thermes romains sont avant tout des bâtiments utilitaires. Leurs façades extérieures comptent peu. La symétrie du plan ne peut donc être attribuée à la recherche d’un effet plastique concernant les façades. Bien souvent, ces dernières sont d’une pauvreté de matière et de décor voulue, car elle est destinée à contraster avec la magnificence du décor intérieur pour laquelle aucun effort n’est épargné » (Architecture romaine, p. 18).
Cette idée a souvent été reprise et a paru s’appliquer de façon particulièrement forte à l’architecture thermale africaine. Ainsi, R. Rebuffat, notant la rareté des bains marocains pourvus de véritables façades, écrit : « En vérité, l’idée de donner aux thermes un aspect extérieur monumental se heurtait à une tradition dont on note la force ailleurs en Afrique, force vivifiée par une sorte d’instinct qui se perpétuera peut-être dans le hammam nord-africain et qui conduit à faire des thermes, comme de la maison privée, un monde clos, aux murs extérieurs lisses, à l’entrée discrète : plutôt qu’un monument une retraite ; plutôt qu’un décor une carapace » (Thamusida, II, p. 186).
10 Sur l’insertion des grands thermes de Bulla Regia p. 355-377 ; sur leur façade, cf. p. 17-32 et 410-411. dans le quartier, cf. Broise, Thébert, Thermes memmiens,
11 Sur cette aile occidentale, cf. Id., ibid., en particulier p. 84-93.
12 La constitution est adressée au préfet de Constantinople. Elle ordonne que l’édifice entrepris soit construit et qu’un portique, parure telle qu’elle justifie que l’on néglige quelque temps l’intérêt privé, précède les thermes d’une ligne de colonnes : Opus coeptum extruatur et porticus thermas Honorianas praecurrat acie columnarum, cuius decus tantum est ut privata iuste neglegeretur paulisper utilitas. Sur ce texte. Cf. Y. Janvier, La législation du Bas-Empire romain sur les édifices publics, Aix-en-Provence, 1969, p. 270-273 et 368 sq.
13 Lézine, Carthage.Utique, p. 42.
14 La question théorique de la nature et de l’emplacement de la façade principale des thermes d’Antonin a été exposée par J. Vérité dans CÉDAC Carthage, 11, 1990, p. 47-49. Les premiers éléments de réponse, ou du moins de réflexion, ont été publiés dans ibid., 14, 1994, p. 17-26.
15 Sur ce problème du rapport entre intérieur et extérieur dans l’architecture thermale, et sur la façon dont on peut analyser l’esthétique qui préside à l’organisation externe des parties hautes des bains, cf. Broise, Thébert, Thermes memmiens, p. 411-415.
16 Bien entendu, cette analyse vaut pour l’ensemble du monde romain. P. Gros a souligné le rôle des bains dans le paysage urbain. Ainsi, à Trèves, les thermes de S. Barbara sont un élément essentiel de la grande séquence monumentale qui scande le decumanus : la façade Nord du frigidarium, traitée en nymphée, et la façade Sud du caldarium, ornée d’une grande composition architecturale, sont visibles de loin et contribuent largement à façonner l’image architecturale de la cité (Gros, Torelli, Urbanistica. Mondo romano, p. 312-313). Dans les cités orientales telles qu’elles se remodèlent à l’époque romaine, les bains deviennent rapidement des pièces indispensables dans l’élaboration d’un « beau paysage » urbain (p. 379). Bien plus, leurs palestres, de dimensions souvent colossales, finissent par supplanter les vieilles places publiques et par devenir les lieux par excellence où se rassemblent les populations (cf. l’analyse du cas d’Éphèse, p. 401-402). Cf. aussi Yegül, Baths and bathing, p. 4.
17 D. Feissel et J. Gascou, Documents d’archives romains inédits du Moyen Euphrate, dans CRAI, 1989, p. 545-557.
18 SHA, Aurélien, X, 3 (... apud Byzantium sedenti Valeriano in thermis...) et XIII, 1 (Cum consedisset Valerianus Augustus in thermis apud Byzantium...).
19 Augustin, Contra Fortunatum ; Augustin, Ad Donatistas post collationem.
20 Inscription n° 47. Une mosaïque des grands thermes de Tébessa fournit à ce dossier une pièce supplémentaire, d’interprétation tout aussi délicate (Truillot, BAC 1932-1933, p. 335-336 ; Dunbabin, Mosaics, p. 74 et fig. 59). Elle commémore un spectacle où le nombre de bêtes offertes est précisé par des panneaux portant l’image de l’animal accompagnée d’un chiffre. À côté, un athlète victorieux est clairement désigné comme faisant partie de la sodalité des Telegenii. Lui fait pendant un personnage en tunique (un juge ? L’évergète ?). La scène est surmontée de la représentation d’animaux accompagnée, au moins à deux reprises, par l’inscription CVRIS XI. G. Picard (RA 1956, p. 310-311) considère qu’il s’agit des onze curies de la cité. T. Kotula est moins affirmatif (Les curies municipales en Afrique romaine, Wroclaw, 1968, p. 63, note 45). Le fait que la même inscription ait été, dans un des panneaux où sont dénombrés les animaux, associée à une autruche ne contribue pas à éclaircir le problème. De toute façon, ce pavement ne suffirait pas à démontrer que les curies avaient un de leurs sièges dans ce bâtiment thermal. On notera cependant Libanius, Opera, 11, 231, 245, qui nous apprend que chacune des dix-huit tribus d’Antioche possédait ses propres bains (cité par Yegül, Baths and bathing, p. 32).
21 Thébert, Sodalités.
22 Nous sommes donc encore loin de pouvoir étayer réellement l’affirmation de G. Picard selon laquelle les sodalités de chasseurs avaient souvent leur siège dans les thermes (Thiase marin, p. 98). Dans le domaine privé, on notera, depuis notre étude, la publication d’une mosaïque de Thysdrus (cf. ici l’inscription n° 60), ainsi qu’un pavement provenant, semble-t-il, des thermes d’une villa d’El Alia. Il s’agit d’une mosaïque géométrique avec, au centre, le symbole des Telegenii mêlé au nom des Thebanii (où d’un Thebanius ?) (Gauckler, BAC 1901, p. 144-145).
23 Sur l’inscription elle-même, cf. Y. Thébert, Le proconsul inconnu de Bulla Regia (ILAf 456) : une nouvelle hypothèse, dans Africa romana, VII, p. 879-885. Sur son contexte architectural, Broise, Thébert, Thermes memmiens, p. 352-353. Une inscription (CIL, III, 12336) nous apprend qu’un portique des thermes de Trajan servait à l’affichage de documents officiels. De même à Issos, en Asie, durant le règne de Claude, les autorités municipales font dresser des stèles célébrant un évergète devant les thermes, puis devant le Kaisareion (AÉ, 1993, 1531).
24 Cf. les inscriptions nos 12 et 13. Nous avons propose de restituer ces deux statues symétriquement, sur les repos inferieurs des deux escaliers unissant le vestibule au vestiaire (Broise, Thébert, Thermes memmiens, p. 351).
25 Sur la signification du cycle herculéen de Lambèse, cf. Bayet, Statues d’Hercule, p. 29-35.
26 C’est un des fils directeurs d’études aussi fondamentales que Delorme, Gymnasion, Ginouvès, Balaneutiké, ou H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, 1948 et nouvelle édition, 1965.
27 Marrou, ibid., p. 364-366. Une approche fondée sur l’idée de mœurs qui seraient le propre d’une population masque trop les profondes différences internes dès que l’on parle de sociétés évoluées. Nous ne pensons pas que l’on puisse écrire : « Avec leur santé morale (les Romains), c’était leur sens du sérieux profond de la vie qui s’opposait au goût grec du sport, cette activité gratuite, inutile ».
28 Cf. ci-dessus, p. 68-71. Plus précisément sur la pratique des jeux de balle, cf. par exemple F. Salviat, Au gymnase de Délos : la cour de la balle et l’horloge, dans Mélanges offerts à C. Vatin, Travaux du Centre C. Jullian, 17, Aix-en-Provence, 1994, p. 189-192.
29 Marrou, ibid., p. 365 : « Si la pratique des exercices gymniques entra dans la vie romaine, ce fut sous la catégorie de l’hygiène et non du sport, à titre d’accessoire des bains de vapeur. Architecturalement, la « palestre » romaine est une dépendance des thermes... ».
30 Cf. ci-dessus, p. 71-72.
31 Le gymnase de Néron désigne-t-il ses thermes (B. Tamm, Neros gymasium in Rom, Stockholm, 1970) ou faut-il distinguer un gymnase, première construction de Néron suivie ensuite de l’érection des fameux thermes (A. Vassileiou, Sur la date des thermes de Néron, dans REA, 74, 1972, p. 94-106) ? Isidore affirme (Orig., 2, 40) haec (= balnea) et gymnasia dicuntur quia ibi athletae uncto cor-pore et perfricato manibus exercitantur. Une telle pratique n’est pas attestée par l’épigraphie africaine mais, en Orient, dès l’époque hellénistique tardive et encore plus à l’époque romaine, le même monument peut être appelé balaneion ou gymnasium (cf. Yegül, Baths and bathing, p. 312 : par exemple, l’incription dédicatoire des bains de Capito, à Milet, mentionne l’édifice comme étant un bain ; un siècle plus tard, une autre inscription l’appelle gymnase. D’autres édifices, évidemment balnéaires, sont appelés gymnases). Ce jeu sur le vocabulaire signifie que les thermes sont les gymnases modernes.
32 Le sport étrusque a été l’objet de recherches récentes importantes, parmi lesquelles se distingue celle de J. P. Thuillier, Jeux athlétiques. Notre compte rendu (Annales ESC, 1987, p. 1332-1335) insiste sur les problèmes posés par la façon de penser les rapports entre les différents secteurs de la Méditerranée.
33 Sur l’ensemble de cette question, cf. désormais Thuillier, Le sport.
34 De Pallio, IV : «... dans des provinces où régnaient de plus nobles exercices, et que la nature vous a départies pour dompter la stérilité des champs, vous avez adopté les jeux de la palestre, qui usent le corps et le fatiguent sans profit. Pourquoi cette huile mêlée à la poussière dont vous frottez vos membres ? Pourquoi vous roulez-vous sur le sable ? » (trad. Genoude, 2e éd., Paris, 1852, t. 2, p. 161-162). Les précisions données par Tertullien attestent, en particulier, la pratique de la lutte.
35 L. Robert, Une vision de Perpétue Martyre à Carthage en 203, dans CRAI, 1982, p. 228-276. La comparaison agonistique, avec la nudité et l’onction d’huile, est très précise (p. 256). Le fait que Perpétue soit une femme rend encore plus remarquable la nature de son rêve.
36 La parabole de l’athlète pour exalter l’effort est un topos. Parmi de multiples exemples, cf. Aulu-Gelle, Nuits attiques, XIII, 28, se référant à Panétius sur la vie du sage : pour se prémunir des perpétuels dangers, il faut garder son esprit en éveil comme le font les athlètes que l’on appelle pancratiastes (Ad ea cauenda atque declinanda perinde esse oportet animo prompto semper atque intento, ut sunt athletarum, qui pancratiastae uocantur). Cela est également vrai en ce qui concerne les milieux juifs hellénisés, par exemple, au ier siècle, Philon d’Alexandrie : cf. J. Larcade, Les images des jeux et de l’entraînement des athlètes chez Philon d’Alexandrie, dans Mémoires I, Centre Jean Palerne, Saint-Étienne, p. 67-81.
De la même manière, la présence, sur des monuments funéraires, de scènes de palestre repose sur l’assimilation des jeux athlétiques à la vie humaine, de la gloire de la victoire dans les jeux à l’immortalité, au triomphe dans l’audelà, confusion d’autant plus aisée que la victoire manifeste la faveur des dieux : cf. par exemple M. Bonnano Aravantinou, Un frammento di sarcofago romano con fanciulli atleti nei Musei capitolini, dans Bolletino d’arte, 15, 1982, p. 67-84, avec des conclusions qui s’inscrivent dans les perspectives ouvertes par F. Cumont, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, Paris, 1942. Les nombreux exemples rassemblés dans cet article montrent la large diffusion de ce thème iconographique : cf. aussi G. Alvino, Tentativo di ricostruzione di un sarcofago con scene di palestra, dans Archeologia classica, 28, 1976, p. 257-266.
37 Florida, XVI, 20. Apulée se tord si violemment la cheville qu’il faillit se la casser : in palaestra adeo uehementer talum inuerti ut minimum afuerim quin articulum etiam a crure defringerem.
38 Par exemple, un athlète de Périnthe, en Propontide, se rendit à Carthage pour les Pythia : cf. L. Robert, BCH, 102, 1978, p. 467-469.
39 Cf. la notice sur Althiburos.
40 Cf. surtout les recherches de N. Duval : Couronnes agonistiques sur des mosaïques africaines, dans BAC, 12-14, 1976-1978, p. 195-216 ; Nouvelles considérations sur les prix des concours (couronnes et « cylindres de prix ») dans l’iconographie du Bas-Empire, dans BSNAF, 1983, en particulier p. 190-196 ; Recherches nouvelles sur les prix de concours représentés sur les mosaïques, dans BAC, 22, 1987-1989, en particulier p. 177-197.
41 L. Slim, dans BAC, 22, 1987-1989, p. 207-209, sur un exemple de Nabeul. A. Ben Abed Ben Khader, ibid., p. 228-229, à propos d’un pavement de Thuburbo Maius qui daterait de la seconde moitié du ve siècle et constituerait donc un intéressant témoignage sur la longue célébration de ces jeux oecuméniques, en l’occurrence des Asclépéia. Une fois de plus, on ne saisit pas la « coupure » consécutive à l’arrivée des Vandales.
42 Selon son habitude d’emprunter aux symboles agonistiques pour signifier la gloire, l’iconographie chrétienne recourt aux couronnes métalliques. Sur cette question, cf. les études de N. Duval citées à la note 40.
43 Cf. Thuillier, Jeux athlétiques, p. 382-393, et aussi JRA, 1, 1988, p. 98.
44 Id., ibid., en particulier p. 370-381 et p. 400-401.
45 Thuillier, Le sport, p. 46-47 et 140-141. Dans les bâtiments ensevelis par 1’éruption du Vésuve en 79, les multiples représentations d’athlètes nus prouvent la familiarité des habitants avec ces pratiques. On les trouve dans les monuments publics, tels les thermes de Stabies, mais aussi dans les bains privés : cf., par exemple, R. Paribeni, Villa rustica rinvenuta nella contrada Centopiedi, al Tirone, dans NSc, 1903, p. 64-67, où la salle chauffée est ornée de peinture représentant plusieurs athlètes nus, dont des pugilistes. Il serait vain de vouloir expliquer de telles représentations par des spécificités campaniennes.
46 Sur les thermes de Caracalla, cf. A. Insalaco, I mosaici degli atleti dalle terme di Caracalla, una nuova indagine dans Archeologia classica, 46, 1989, p. 293-327. Sur le pavement d’Ostie, cf. M. Floriani Squarciapino, Un altro mosaico ostiense con atleti, dans Rendiconti (Pontificia Accademia), 59, 1986-1987, p. 161-179. Ce document s’inscrit dans le cadre de la découverte de témoignages de plus en plus nombreux de représentations d’athlètes trouvées sur le même site (cf. Ead., Nuovi mosaici ostiensi, dans ibid., 58, 1985-1986, p. 87-114). Il s’inscrit aussi dans un cadre latial (R. Pratesi, I Romani e lo sport : i mosaici con scene di palestra nel Lazio, dans Archivio della Società romana di storia patria, 112, 1989, p. 5-37), et, bien entendu, dans un cadre méditerranéen.
47 Gigthis : Cat. Alaoui 1910, A 301 et 301 bis = Inv. mos., II, 1. Grands thermes de Thina : Inv. mos., II, 18. Utique, maison des lutteurs : CMT, I, 3, 246. Theveste : cf. ci-dessus, note 20. Thermes des pugilistes à Thina : J. Thirion, MEFR, 69, 1957, p. 227-229 et pl. III, fig. 2. Thermes du labyrinthe à Thuburbo Maius : CMT, II, 1, 17.
48 M. Khanoussi, Spectaculum pugilum et gymnasium, compte rendu d’un spectacle de jeux athlétiques et de pugilat figuré sur une mosaïque de la région de Gafsa (Tunisie), dans CRAI, 1988, p. 543-560. Id., dans Bulletin des travaux de l’INAA, Comptes rendus, 2, 1988, p. 33-54, ainsi que dans RMDAI, 98, 1991, p. 315-322. Cf. aussi Thuillier, Le sport, p. 118-123.
Notons enfin que sur les lampes utilisées en Afrique, qu’elles soient d’origine locale ou importées, la nudité athlétique est courante. Dans le catalogue de J. Deneauve (Lampes de Carthage, Paris, 1969) pour deux représentations de boxeur portant un pagne (nos 331 et 674 : importations italiques), on trouve un coureur (n° 1052) et quatre scènes de pancrace nos 467 à 470) où les compétiteurs sont dévêtus.
49 J.-P. Thuillier (Le sport, p. 176) rappelle la préférence de Caligula pour les boxeurs campaniens et africains, ainsi que les inscriptions funéraires de Cirta mentionnant deux cateruarii, c’est-à-dire deux athlètes boxant en équipe.
50 Sur les limites de la pratique de la gymnastique en Grèce, cf. Thuillier, Jeux athlétiques, p. 677 sq. M. Khanoussi a rassemblé les documents épigraphiques, iconographiques et textuels concernant les spectacles sportifs en Afrique : Les spectacles de jeux athlétiques et de pugilat dans l’Afrique romaine, dans RMDAI, 98, 1991, p. 315-322.
51 Carthage, thermes d’Antonin : G. Picard, CRAI, 1956, p. 426. Caesarea : Inv. mos., III, 409. Le cas de Thugga est spécifique. Il s’agit de fragments de stuc peints provenant du décor d’une salle des thermes des Cyclopes. Ils représentent des jeunes femmes simplement vêtues de caleçons. On a voulu y voir des danseuses s’adonnant à des exhibitions chorégraphiques (M. Yacoub, La mosaïque de cirque de Borgel et les spectacles nautiques romains, dans CT, 30, 1982, p. 32-33 et 39-40). Le rapprochement avec les jeunes filles « en bikini » de Piazza Armerina conduit plutôt à identifier des athlètes féminines (Carthage-Kairouan, p. 140-141). Dans ce cas, il faudrait souligner la quasi-nudité de ces sportives. Nous noterons cependant qu’aucun instrument ni geste caractéristique ne permet d’exclure totalement qu’il s’agisse simplement de la représentation de baigneuses. La pose d’un des personnages, debout en équilibre sur la jambe gauche, la jambe droite levée et repliée, ressemble d’ailleurs beaucoup à celle classique, de Vénus rattachant sa sandale, scène balnéaire par excellence : la destruction du pied droit et du bras gauche enlève cependant toute certitude à cette lecture.
52 G. Picard, Un bas-relief agonistique à Mactar, dans BAC, 18, 1982, p. 95-99. L’association d’Hercule et des activités physiques est un vieux thème hérité de la Grèce où Héraklès est, par excellence, le dieu protecteur de la palestre. C’est donc tout normalement que les Travaux du héros ornent la poignée d’un luxueux strigile en métaux précieux (The Antiquaries Journal, 60, 1980, pl. LXII), ou encore que le frigidarium du « palais du légat », à Lambèse, est décoré d’un cycle herculéen (Bayet, Statues d’Hercule).
53 A. Merlin, BAC 1946-1949, p. 262-265.
54 S. Lancel, Populus Thabarbusitanus et les gymnasia de Quintus Flavius Lappianus, dans Libyca, 6, 1958, p. 143-151, en particulier p. 150-151. L’auteur souligne que la mention de gymnasia est, dans plusieurs inscriptions, nettement distinguée de celle des spectacles et en revanche, associée aux banquets, selon une formulation qui, en Italie centrale, regroupe epulum et oleum. En revanche, on ne peut acquiescer à son analyse selon laquelle le fait que l’inscription de Theveste (n° 189) spécifie que les gymnasia se dérouleront in thermis « nous interdit de songer à des évolutions de quelque ampleur » : les thermes sont souvent les plus vastes monuments d’une cité. On notera que l’on peut mettre en parallèle avec l’inscription d’Uccula celle de Sutunurca où le gymnasium est associé à une distribution de viande (ILAfr, 300 ; Ben Abdallah, Bardo, 160 : uiscerationem et gymnasium populo dedit).
Sur la pratique de distributions d’huile dans les thermes, cf. Nielsen, Thermae, p. 142-143. Pour la partie orientale de l’Empire, on ajoutera l’étude de J. Robert à propos d’inscriptions de Stratonicée (Revue de philologie, 14, 1940, p. 238-244) ou encore celle de G. Cousin et J. Deschamps concernant une inscription de Magnésie du Méandre, de l’époque d’Hadrien, décrivant le rôle de la cité dans la fourniture d’huile aux habitants (BCH, 12, 1888, p. 204-223).
55 F. Ghedini, Gymnasia... in thermis : ancora sul testamento di C. Cornelio Egriliano, dans Africa romana, IX, p. 353-359 (avec la liste des inscriptions, d’ailleurs incomplète, à la note 10). L’auteur insiste sur des inscriptions où gymnasium et ludi sont étroitement associés, ainsi à Ziqua (n° 74), mais aussi à Gor (CIL, VIII, 12421 : pugilibus et gymnasio) et à Tichilla où, comme à Ziqua, le verbe utilisé convient bien à l’organisation de spectacles (CIL, VIII, 14891 : gymnasium et ludos edidit ; le mot gymnasium n’est que partiellement conservé, mais la restitution est convaincante). En revanche, on ne peut prendre en considération les textes cités p. 358, note 13, qui ne sont pas africains et ne peuvent donc servir d’arguments dans le débat sur le sens du mot en Afrique. Le renvoi à Pline, Ep., X, 40, 2 est d’ailleurs un contre-sens : les gymnasia dont il est question sont des bâtiments.
56 S. Lancel (note 32) et F. Ghedini (p. 356-357) aboutissent à des conclusions inverses sur le fait de savoir si la somme disponible suffisait ou non à financer des jeux.
57 On notera aussi l’inscription n° 129, provenant du frigidarium des grands thermes de Lambèse, précisant qu’un gymnasium est offert chaque année, le 3 des ides d’avril. La façon lapidaire dont le texte est rédigé paraît mieux convenir à une distribution d’huile qu’à l’organisation d’un spectacle.
Une inscription de Barcino, en Tarraconaise (CIL, II, 4514), ne nous éclaire pas vraiment. Un legs doit être utilisé pour organiser quodannis spectaculum pugilum die IIII iduum Iuniarium, ce qui évoque directement la formule de Lambèse, mais il est ajouté aussitôt que le donateur veut que eadem die... oleum in thermas publicas populo praeberi, expression également très proche de celle de Lambèse. Cependant, le style de cette dernière inscription conviendrait bien au rappel de la distribution annuelle d’huile suite à un legs, comme à Barcino.
Une inscription de Numluli, près de Téboursouk (CIL, VIII, 26121), montre la complexité de la question. Datant de 170, elle commémore une double évergésie. Pour la première, le bienfaiteur offre des sportules aux décurions item populo epulum et gymnasium dedit. Nous avons donc le mot au singulier, associé à un repas, selon un schéma sur lequel S. Lancel a attiré l’attention. Pour la seconde action, l’évergète ludos scaenicos et gymnasia adsidue de-dit. Nous avons donc le mot au pluriel, lié à des ludi, selon une formule sur laquelle a insisté F. Ghedini. Il serait tentant de penser à un changement de sens de gymnasium en fonction de son nombre. Rien ne confirme cette hypothèse. En revanche, l’adverbe adsidue peut fournir une piste. S’il faut le prendre dans son sens classique de « continuellement », il paraît mieux correspondre à une distribution d’huile, dont le financement aurait été assuré de façon perpétuelle, qu’à des spectacles.
58 Thébert, Circulation.
59 De façon beaucoup plus incertaine, les thermes Nord de Volubilis présentent peut-être le même parti : cf. pl. CXXXII-2c.
60 L’adjonction de l’aile méridionale des bains de la for- teresse byzantine de Timgad correspond sans doute à la création d’un bain de ce genre.
61 Pour désigner les thermes d’été, on trouve les formules thermae aestiuae (n° 2 : Abitinae ; n° 146 : Madaure), thermae aestiuales (n° 50 : Thuburbo Maius ; n° 152 : Mascula) ou encore estibales thermae (n° 63 : Tubernuc).
Des thermae hiemales sont mentionnées à Ammaedara (n° 5), Sufetula (n° 41) et Thuburbo Maius (n° 51).
62 Un passage de Faventinus (XVI, 4), qui constitue une des sources de Palladius, distingue également entre les thermes d’hiver, dont les fenêtres doivent ouvrir vers le midi, et les thermes d’été où elles doivent donner au Nord et au Nord-Est. Il précise aussi que certaines salles des thermes d’été doivent être également érigées au Nord et au Nord-Est : Aestiuis balneis hypocausteria pro loci magnitudine cum piscinis in septentrione uel aquilone constituantur, et ab eadem parte maxime lumen fenestris admittatur, ut salubriorem et corporibus iocundiorem gratiam praetest.
I. Nielsen paraît avoir hésité sur le sens de ce passage. À un moment, elle comprend que Faventinus parle des salles chauffées, qui doivent regarder vers le Nord, et que dans ce cas, les piscinae désignent les bassins chauffés (Thermae, p. 138). Par la suite, elle paraît considérer que ces piscinae sont les bassins du frigidarium, et que ce sont eux qui doivent être disposés au Nord (p. 154). M.-T. Cam, qui travaille à l’édition du texte, pense qu’il faut bien comprendre hypocausteria cum piscinis, expression qui pourrait désigner des piscines chauffées, des calidae piscinae. On peut cependant s’étonner que Faventinus porte un intérêt particulier à une installation luxueuse qui reste exceptionnelle dans le cadre de l’architecture privée.
De toute façon, le sens général du texte n’est pas clair. Si l’on comprend aisément que l’on privilégie une exposition du secteur chauffé à l’Ouest ou au Sud, afin qu’il bénéficie du meilleur ensoleillement possible (ce que Faventinus, reprenant Vitruve, rappelle maladroitement au début de son chapitre sur les bains), en revanche, on peut se demander quel intérêt peut bien présenter le fait de placer ce secteur chauffé, ou une seule de ses composantes, au Nord. Il existe bien d’autre moyens, plus efficaces, de réguler la température d’un local chauffé si l’on désire l’atténuer afin de satisfaire à la définition de thermes d’été. De toute façon, la température nécessaire reste toujours bien supérieure à ce que permettrait une simple exposition au soleil, même si on souhaite que cette température reste modérée. Peut-on vraiment penser que l’on aurait disposé des pièces chauffées au Nord afin qu’elles ne deviennent pas trop chaudes !
On peut donc se demander si ce passage de Faventinus n’est pas particulièrement altéré. Il se peut aussi qu’il soit le résultat de l’application aux thermes, sur un mode particulièrement maladroit, d’un passage de Vitruve (VI, VI) concernant en fait l’orientation des salles à manger en fonction de leur usage saisonnier.
63 Gsell, Joly, Mdaourouch, p. 106-107.
64 Nielsen, Thermae, p. 139. Cet auteur attribue originellement trois bassins au frigidarium des thermes d’été de Thuburbo Maius, ce qui est exact, et trois également à son caldarium, ce qui est peu probable : il n’y en avait sans doute que deux (ici pl. LIX-3). Inversement, il attribue au frigidarium des thermes d’hiver, dans leur premier état,deux piscines, alors qu’il y en avait trois (ici pl. LXI-3). À Sufetula, le frigidarium du bâtiment le plus vaste aurait originellement été doté de deux piscines, alors qu’il n’y en avait qu’une seule (pl. L-2). Etc.
65 R. Maccanico, Ginnasi romani ad Efeso, dans Archeologia classica, 15, 1963, p. 32-60. Dans le même esprit, cf. Imperial bath buildings in South-West Asia Minor, dans S. Macready et F. Thompson éd., Roman architecture in the Greek world, Londres, 1987, p. 50-59.
66 F. Yegül, The bath-gymnasium at Sardis, Archaeological exploration of Sardis, report 3, Londres 1986, en particulier p. 147-151 ; Id., Baths and bathing, p. 250-313.
67 F. Yegül (Baths and bathing, p. 185) a remarqué la similitude des palestres des grands thermes africains et asiatiques. Il tente cependant de sauvegarder l’originalité asiatique en mettant en avant le fait que ces palestres africaines ne sont pas de vrais gymnases, le pays n’ayant jamais connu cette institution. C’est oublier les profondes évolutions qui sont intervenues dans le monde grec lui-même. S’il y subsiste des gymnases, ce ne sont plus que des lieux de réunion parmi d’autres. Les grandes palestres des thermes asiatiques sont strictement identiques à celles des thermes africains. Considérer ces dernières comme une avant-cour à colonnade dénuée d’annexes, et donc de vie spécifique, est une affirmation contredite par les vestiges.
68 Krencker, Trierer Kaiserthermen, p. 283-295.
69 Broise, Thébert, Thermes memmiens, p. 350.
70 Le Bohec, IIIe Légion, p. 534-536.
71 Dans son étude des thermes de Sardes, F. Yegül restitue des tranches de travaux s’étalant sur deux siècles, en fonction d’un projet unitaire (ouvrage cité ci-dessus à la note 66, p. 15). On peut admettre que la grande palestre ait été érigée postérieurement, quoi que ce rythme de construction évoque des époques révolues ou, sinon, un chantier bien trop prétentieux pour les capacités de la ville : la palestre n’est pas une simple annexe dont on peut longuement différer la mise en place. En revanche, il nous paraît peu vraisemblable que la construction du bloc balnéaire ait duré un siècle, et que l’on ait procédé en avançant systématiquement d’un point vers un autre, d’Ouest en Est. Outre que cela ne correspond pas aux techniques que nous avons décrites, il faut aussi penser que les différentes composantes du monument doivent se contrebuter, et ne peuvent rester isolées pendant une durée excessive. Ce souci est démontré à Bulla Regia par les deux grands arcs d’étrésillonnement qui relient le frigidarium à l’ample vestibule d’entrée : on peut même se demander si la salle des bains froids n’a pas reçu son couvrement seulement après que ce système d’équilibrage des poussées a été mis en place.
72 Encore à l’époque vandale, un poème (R. 211, vers 3) célèbre le roi Thrasamund pour avoir érigé des thermes en un an : Hoc uno rex fecit opus Thrasamundus in anno... Cette pratique n’est évidement pas propre à l’Afrique. Ainsi, dans une station thermale de Bulgarie, une inscription datant du règne de Marc Aurèle célèbre la construction de bains par un grand-prêtre du culte impérial, construction dont il est précisé qu’elle fut achevée alors que ce dernier était encore en fonction (L. Robert, Studii classice, 16, 1974, p. 57).
73 Inscriptions nos 16, 17, 18, 33, 45, 48, 60, 69, 75, 76, 131, 187, 194. Des formules reviennent de façon répétitive. Au constructeur, qui affiche fièrement son succès (n° 16 : ego, Esizosus, fabricabi et perfeci) s’opposent tous ceux, hommes et forces maléfiques qui niaient que les thermes puissent être construits (n° 17 : des bains que adseuerabas fieri non posse ; n° 18 : perfici denegauas ; n° 33 : tu negabas fieri ; n° 187 : qui negabat uictus est). La tâche de celui qui se lance dans une telle entreprise est résumée dans l’apostrophe de l’inscription n° 69 : tu as conçu, tu as réalisé (tu as levé les obstacles), tu as inauguré. La gloire est d’autant plus grande que les obstacles à surmonter sont terribles : « Que les cœurs envieux se brisent à cet aspect céleste, que chez nous la langue impudente se taise car, dans ce travail, nous surpassons nos ancêtres et, dans nos édifices, le sommet le plus élevé de l’art brille agréablement » (n° 76, traduction de Berbrugger). L’inscription n° 194 n’hésite pas à comparer la restauration de bains envahis par les broussailles à une victoire sur un rebelle dompté par la Virtus. Tout comme la victoire militaire manifeste la Virtus de l’imperator, la bonne conduite de travaux démontre celle de l’évergète qui, ainsi, triomphe. Quant à l’inscription n° 33, elle est portée par un aurige vainqueur : la victoire du constructeur sur les forces maléfiques est célébrée par le biais d’une victoire sportive, ce qui sied à une ambiance thermale, mais, qui plus est, d’une victoire sportive particulière, la course des chars reflétant l’ordre du cosmos.
74 À Bulla Regia, le canal de libation d’une tombe est formé de deux tubes de coffrage emboîtés. Les critères de datation de cette sépulture sont rares (une version en commune de l’askos Hayes 123, début iie-début iiie siècle), mais elle appartient à un ensemble de tombes qui pourrait dater du règne d’Hadrien : M. Khanoussi, Nouvelles sépultures d’époque romaine, dans Bulla Regia, I, Miscellanea, 1, collection de l’EFR, 1983, p. 96 (tombe IV) et 98-99.
75 Sur l’utilisation de cette technique dans les grands bains de Bulla Regia et autres bâtiments thermaux africains, cf. Broise, Thébert, Thermes memmiens, p. 310-316 ainsi que la notice sur Thelepte. La grande piscine circulaire des Aquae flavianae offre un exemple rare de coupole complète construite sur tubes (environ 8 m de diamètre). Nous n’en connaissons qu’un seul autre exemple, d’ampleur moindre : il s’agit de la coupole surbaissée d’un cubiculum de la maison du trésor, à Bulla Regia (Y. Thébert, Les maisons à étage souterrain de Bulla Regia, dans CT, 75-80, 1972, p. 30 et note 20). Dans des exemples plus tardifs, le tube perd sa fonction de coffrage pour devenir un matériau de construction. Sur cette technique constructrice, cf. désormais S. Storz, Tonröhren im antiken Gewölbebau, DAI, Sonderschriften, 10, Rome, Mayence, 1994.
76 Lézine, Carthage.Utique, p. 37-38.
77 Sur le commerce d’une lave de qualité, cf. O. William-Thorpe et R. S. Thorpe, The import of millstones to Roman Mallorca, dans JRA, 4, 1991, p. 152-159. Les auteurs ont parfois signalé la présence de pierre ponce sicilienne ou de déchets de lave dans les maçonneries ainsi que dans les systèmes de chauffage, la lave étant alors essentiellement taillée en forme de pilettes : Lézine, Carthage.Utique, p. 37 et 152 (grands thermes de Carthage) ; Delattre, CRAI 1908, p. 593 (thermes de Carthage, à Bordj-Djedid : ici inscription n° 25) ; Carton, Pub. Assoc. hist. ét. AFN, p. 13-14 (thermes d’El Knissia) ; L. Foucher, Thermes romains des environs d’Hadrumète, Tunis, 1958, p. 30. Ces exemples démontrent la fréquence de l’utilisation de tels matériaux dans les villes côtières. Cependant, un examen attentif des constructions de l’Afrique interne montrerait, selon toute probabilité, qu’ils pénétraient aussi à l’intérieur du pays. L’enquête reste à conduire, mais nous pouvons déjà signaler un monument qui illustre cette opinion : il s’agit d’un édifice inédit d’Aïn Jelloula, dans les environs de Maktar, dont les pilettes sont faites de lave.
78 Cf., par exemple, P. Gianfrotta et P. Pomey, Archeologia subacquea, Vérone, 1981, p. 222-225.
79 Sur les matériaux de construction indispensables aux thermes, cf. par exemple R. J. Forbes, Studies in Ancient technology, en particulier p. 36-43. Des formes spécifiques de briques sont décrites par M. Ponsich, Recherches archéologiques à Tanger et dans sa région, Paris, 1970, p. 373-386, et, hors d’Afrique, par J. H. Williams, Roman building-materials in South-East England, dans Britannia, 2, 1971, p. 166-195 ou M. Fincker, Les briques claveaux : un matériau de construction spécifique des thermes romains, dans Revue Aquitania, 4, 1986, p. 143-150. La construction de thermes impliquait la fourniture de nombreux produits complexes, par exemple les armatures métalliques soutenant les chaudières (J. S. Wacher, Roman iron beams, dans Britannia, 2, 1971, p. 200-202), ou encore le verre nécessaire à la fermeture des baies (H. Broise, Vitrages et volets des fenêtres thermales à l’époque impériale, dans Thermes romains, p. 61-78). Ces matériaux spécifiques, qui devaient souvent subir de fortes contraintes, paraissent avoir été l’objet d’une particulière attention lors de leur fabrication. C’est ce qu’indiquent les analyses effectuées sur un lot de tegulae mammatae provenant des thermes de Pompéi : l’argile, choisie très pure, fut travaillée et cuite avec beaucoup de soin (cf. A. Jorio, Sistema di riscaldimento nelle antiche terme pompeiane, dans BCom, 86, 1978-1979, p. 174-175). Spécificité et qualité de certains matériaux rendent aisément compréhensible leur circulation, comme l’illustre hors d’Afrique le cas bien connu des productions du potier Clarianus qui diffusent tout le long de la vallée du Rhône (M. Verguet, La marque de Clarianus sur briques, tuiles et tuyaux d’hypocauste. Époque des Antonins, dans Revue archéologique de l’Est, 25, 1974, p. 239-249).
80 Y. Thébert, Transport à grande distance et magasinage de briques dans l’Empire romain : quelques remarques sur les relations entre production et consommation, dans P. Boucheron, H. Broise, Y. Thébert éd., La brique antique et médiévale. Production et commercialisation d’un matériau, Actes du colloque international organisé par le Centre d’histoire urbaine de l’ÉNS de Fontenay/Saint-Cloud et l’EFR, Saint-Cloud, 16-18 nov. 1995, collection de l’EFR, 272, Rome, 2000, p. 341-356.
81 Les recherches n’ont longtemps pu se fonder que sur les timbres qui nous donnaient le lieu de fabrication des briques sans nous permettre de bien saisir et l’ampleur réelle et la chronologie de ces échanges. De récentes analyses pétrographiques tendent à démontrer que le phénomène était d’une ampleur encore mal cernée, dans la mesure où elles révèlent la domination de briques d’origine italique à Carthage y compris dans des lots d’époque tardive. Ces conclusions contredisent tant l’idée que la circulation de ce type de matériau aurait été exceptionnelle que l’affirmation selon laquelle elle cesserait quasiment après la fin du IIe siècle.
82 E. Marec, Bull. Acad. Hipp., 35, 1922-1924, p. 38-39 et 186 ; Id., ibid., 36, 1925-1927, p. 17 ; Id., Libyca, 1956, p. 292, note 4. Type CIL, XV, 2414.
83 Types CIL, VIII, 22632, 7b (= XV, 375), daté par le nom des consuls de 126, et CIL, VIII, 22632, 17 (= XV, 616), production commençant dans les années 140.
84 BAC, 1926, p. 218, type CIL, XV, 118 (époque flavienne).
85 A. Di Vita, La villa della « gara delle nereidi » presso Tagiura, Supplements to Libya antiqua, 2, 1966, p. 17-18. La majorité de ces briques, sesquipedales et bipedales, proviennent des officines urbaines de Domitia Lucilla Minor.
86 Pour les questions concernant la façon dont était organisé ce marché, nous renvoyons à notre étude (ci-dessus, note 80).
87 Pour Lambèse, cf. Krencker, Trierer Kaiserthermen, p. 208, fig. 283. Pour des exemples d’hypocaustes à arcs au Maroc, cf. les grands thermes Ouest et les thermes Nord de Banasa (PSAM 1951, p. 13 et 36, où il faut noter l’utilisation de briques spécifiques moulées en forme de claveaux), les bains de Cotta et de Gandori (M. Ponsich, Recherches archéologiques à Tanger et dans sa région, Paris, 1970, p. 304, pl. XCIV-2 et CXIX) ou à Volubilis, dans les thermes de Gallien (PSAM 1935, p. 24) et sans doute de la maison aux travaux d’Hercule (PSAM 1948, p. 82), ou encore à Thamusida.
88 G. Picard, CRAI 1974, p. 14-16.
89 Nous laissons de côté la question des interventions, bien attestées et parfois loin de leur base, des ingénieurs militaires de la IIIe Légion.
90 Lézine, Carthage.Utique, p. 38 et 41-42. L’énorme chantier de Carthage a certainement eu un grand impact sur la construction africaine : cf. les remarques de P. Pensabene sur les chapiteaux, conçus selon des modèles provenant de Rome, et qui sont à l’origine d’un type que l’on retrouve, sous une forme plus schématique, dans toute la Numidie et la Proconsulaire (Decorazione architettonica, p. 364-367). Parallèlement, des chapiteaux de pilastres trahissent soit la présence d’une main-d’œuvre asiatique, soit des importations (p. 379). L’importance des thermes dans l’architecture africaine ne se résume pas au chantier de Carthage. Ainsi, un type de chapiteau ionique bien attesté à Rome n’est connu, au Maghreb, que par deux exemplaires provenant de thermes d’Uthina et d’Utique (p. 416-417).
91 Les composantes architecturales des thermes africains ont été analysées par plusieurs auteurs. En dernier lieu, cf. Yegül, « Architectural elements and motifs of North African baths », dans Baths and bathing, p. 396-413, observations suivies d’une étude semblable sur les thermes d’Asie Mineure.
92 Dans une bibliographie fort riche mais parfois contradictoire, la question du plan basilical à transept bénéficie de la synthèse de N. Duval, Les origines de la basilique chrétienne, dans Information d’histoire de l’art, 7, 1962, p. 1-19.
93 Thébert, Vie privée, p. 319-325.
94 À notre connaissance, il n’existe pas, pour l’Afrique, une analyse des adjudications opérées par la cité, ne nous de données précises sur le coût de fonctionnement des disent rien de ce qui concerne le parc balnéaire (C. Lepelthermes ou, inversement, sur les revenus tirés de leur ex-ley, Ubique respublica. Tertullien, témoin méconnu de l’esploitation. Même les textes de Tertullien, qui permettent sor des cités africaines à l’époque sévérienne, dans L’Afrique dans l’Occident romain. Actes du colloque de Rome, 3-5 déc. 1987, collection de l’EFR, 142, Rome, 1991, en particulier p. 412-415). Pour l’ensemble du monde romain, des données ont été réunies par Yegül, Baths and bathing, p. 45 sq., et surtout I. Nielsen, Thermae, p. 122 sq. On pourrait en ajouter d’autres, par exemple ce bain de Palestine dont la location est, au iie siècle, évaluée à 12 aurei par an (D. Sperber, Roman Palestine 200-400. Money and prices, Ramat Gan, Bar-Ilan University, 1974, p. 106), ou encore des contrats égyptiens qui révèlent parfois la complexité de ces opérations en attestant des locations partielles d’établissements balnéaires (cf. par exemple l’étude de B. Meyer dans Proceedings of the XVI int. congr. of papyrology, Chico, 1981, p. 209-214). Cependant, jamais nous ne pouvons mettre en relation ces données chiffrées avec des monuments précis, ce qui leur enlève une grande partie de leur valeur.
95 En ce qui concerne l’entrée dans les bains, l’inscription n° 114 de Khalfoun fournit une donnée bien isolée. De plus, nous ne disposons d’aucune information sur les évergésies assurant la gratuité des thermes et qui étaient, en d’autres lieux, une tradition ancienne (cf., par exemple, T. Sironen, Una tessera privata del II secolo A.C. da Fregellae, dans ZPE, 80, 1990, p. 116-120).
Sur les boutiques de marchands, installées dans les portiques des thermes comme dans ceux des places et des grandes avenues, cf. par exemple l’inscription tardive, gravée sur une colonne d’un édifice balnéaire de Cyrène, signalant l’emplacement d’un marchand de colombes : L. Robert, Les colombes d’Anastase aux thermes de Cyrène, dans Journal des savants, 1971, p. 81-91, étude qui mentionne aussi les « cabaretiers » établis dans les thermes d’été de Berytos, en Phénicie, et dont une partie de la clientèle était certainement constituée des baigneurs eux-mêmes. Nul doute qu’il en allait de même au Maghreb, mais nous n’en avons pas trouvé de témoignages. D’un point de vue archéologique, nous n’avons quasiment pas (cf. cependant les thermes Nord de Volubilis) d’exemples de rangées de boutiques accolées à un bâtiment thermal, selon un parti particulièrement bien attesté en Italie et organisé d’une manière telle qu’elle implique parfois un lien évident entre ces deux installations. Il est vrai que nous connaissons souvent très mal le contexte des bains africains.
96 Cf., par exemple, l’étude conduite par V. Jolivet, Un foyer d’hellénisation en Italie centrale et son rayonnement (ive-iiie siècle av. J.-C.). Préneste et la diffusion des strigiles inscrits en grec, dans P. Arcelin et alii éd., Sur les pas des Grecs en Occident..., Hommages à A. Nickols, dans Études massaliètes, 4, 1995, p. 445-457.
97 Broise, Thébert, Thermes memmiens, p. 132-134 (avec la collaboration de P. Arnould). Les résultats obtenus à Bulla Regia démontrent la quête locale de tout matériau susceptible d’alimenter les thermes. Les rares indications disponibles pour d’autres sites permettent de penser qu’il s’agit d’un phénomène général : noyaux d’olive carbonisés retrouvés dans deux établissements balnéaires de Cuicul (Y. Allais, Djemila, Paris, 1938, p. 77) ; branches de tamaris à Gemellae (J. Baradez, Les thermes légionnaires de Gemellae, dans Mélanges Swoboda, Graz-Cologne, 1996, p. 17) ; à Thamusida, chambre de chauffe tapissée d’un goudron résineux attestant probablement l’utilisation d’un bois vert provenant des environs (Rebuffat, Thamusida, II, p. 103 et p. 174, note 2). Des textes confirment ces pratiques, en particulier l’utilisation dans les thermes du bois provenant de la taille des olivettes (Plutarque, Mor., III, 10, 3 ou, pour l’Afrique à l’époque médiévale, le passage d’Al Bakri (trad. De Slane, Paris, 1965, p. 60-61) signalant que les bains de Kairouan sont alimentés uniquement par le bois prélevé sur les oliviers des environs). On pensera aussi au texte de Sidoine Apollinaire (Ep., II, 2, 4) décrivant du bois fraichement coupé dans les environs des bains et jeté directement dans les fours.
Dans les thermes memmiens de Bulla Regia, l’absence de toute branche dépassant 2 cm de diamètre ne prouve pas que l’on n’ait pas également utilisé des morceaux de bois de section bien supérieure : nous n’avons pu retrouver que les petits débris, piégés sur place et dont la présence n’affectait pas le fonctionnement du four. Les textes prouvent que l’on pouvait recourir à des morceaux de bois de grandes dimensions (Mor. 525e, où Plutarque décrit l’âne du patron d’un établissement de bain transportant non seulement du petit bois mais aussi des bûches). De plus, la situation des grands centres urbains implique la recherche au loin du combustible nécessaire, lequel devait prendre des formes diverses, du gros bois au fagot en passant par le charbon de bois. Aux époques médiévale et moderne, les bains de Constantinople sont alimentés en bois et charbon de bois provenant des régions montagneuses de la rive asiatique de la mer Égée (L. Robert, Journal des savants, 1979, p. 257-294, en particulier p. 281 et note 98). Pour l’Antiquité, nous avons quelques informations concernant ce trafic à longue distance, notamment pour l’alimentation de l’énorme marché romain. À Ostie, place des corporations, une inscription musive mentionne les naviculariorum lignariorum (CIL, XIV, 278). Symmaque (Ep., IX, 103) souligne le rôle des corporations qui assurent l’approvisionnement en bois de la Ville. L’archéologie confirme la façon dont cette dernière sollicite tout son arrière-pays montagnard pour lui fournir un bois qui lui arrive sous les formes les plus diverses, du tronc d’arbre jusqu’aux fagots de bois vert : toutes les parties des arbres abattus étaient débitées et acheminées sur Rome (P. Arnould, Y. Thébert, dans MEFRA, 107, 1995, p. 491-493).
98 Dans le camp militaire de Bu Njem, en Libye, la desserte du bain est une des charges qui pèsent le plus lourdement sur les soldats : cf. R. Marichal, Les ostraca de Bu Njem, dans CRAI 1979, en particulier p. 446-447. Hors du cadre militaire, l’approvisionnement en moyens de chauffage correspond à un poste de dépenses important. Une inscription d’Altinum, en Italie, nous apprend que l’on prévoit 10 000 sesterces par an pour l’entretien de l’édifice balnéaire, et 20 000 pour son chauffage. La charge, pour lourde qu’elle soit, est cependant assumée, que ce soit par les communes, les évergètes (cf. les inscriptions grecques, mentionnant ce type d’évergésie, signalées par J. Robert dans Revue de philologie, 14, 1940, p. 240-242) ou les droits d’entrée, car les thermes sont considérés comme indispensables à la vie d’une communauté. Dans une inscription d’Asie mineure, d’époque sévérienne, les habitants d’un village se plaignent d’exactions qui les privent de nourriture et de bain, installation qui apparaît quasiment aussi indispensable que les aliments (L. Robert, Sur un papyrus de Bruxelles, dans Revue de philologie, 17, 1943, p. 115-116). Quelques siècles plus tard, on retrouve une analyse semblable dans la vie d’un saint où un donateur considère que sa générosité permettra d’acheter de la nourriture ou de payer les droits d’entrée dans les thermes, deux nécessités placées sur le même plan (H. J. Magoulias, Bathhouse, inn, tavern, prostitution and the stage as seen in the lives of the saints of the sixth and seventh centuries, dans Epeteris, 38, 1971, p. 233).
99 Dans les thermes memmiens, deux portes permettent aux desservants de gagner rapidement les salles balnéaires (p. 75 de la publication). On retrouve ce même dispositif dans les grands thermes Sud de Timgad (cf. la notice).
100 Bulla Regia : Broise, Thébert, Thermes memmiens, p. 316-325 et, pour les grands thermes Sud, Thébert, Mémoire de l’EFR, 1975, ex. dact., p. 153 sq., ainsi que Ruines de Bulla Regia, p. 114-115. Thermes de Knissia : L. Carton, Publ. Assoc. hist. ét. AFN, 5, 1906, p. 22. Thermes des mois de Thina : Fendri, CT 1964, p. 50. Thermes du centre de Tipasa : Gsell, MEFR 1894, p. 334. Thamugadi, grands thermes Nord : Ballu, Timgad II, p. 47 ; thermes Nord-Ouest : Ballu, Rapport 1905, p. 209. Dans cette optique, la perspective axonométrique d’A. Lézine sur les grands thermes de Carthage, où les couvertures sont le plus souvent extradossées (pl. XLIII-2), est fort parlante mais peut-être quelque peu inexacte.
101 J. B. Ward Perkins, J. M. C. Toynbee, The hunting baths at Lepcis Magna, Oxford, 1949, pl. XXXV-XXXVI. Cf. aussi la coupe sur les thermes de Gemellae, pl. LXXXII-1.
102 Les thermes liciniens de Thugga offrent un bel exemple de recours à des souterrains destinés à permettre la desserte de salles de chauffe enclavées dans l’espace balnéaire sans perturber l’activité des baigneurs. Les thermes d’Uthina sont également dotés d’un véritable monde en sous-sol qui décalque et supporte, sous la forme de citernes et d’espaces de service, les volumes offerts aux baigneurs.
103 Broise, Thébert, Thermes memmiens, fig. 49-51, ainsi que fig. 319 et p. 316.
104 Id., ibid., p. 321 et fig. 325-326.
105 BAC 1894, p. 308-310.
106 Inscription n° 66 : nous reproduisons la traduction proposée dans Memorabile factum, p. 224. Cf. aussi p. 231- 236 sur les thermes comme « instrument et image du pouvoir sur les éléments ». Cette domestication de la nature est illustrée par Élagabal (SHA, XXXIII, 7) qui construit des piscines d’eau de mer loin des côtes et peuple l’une d’elles de poissons.
107 Cf. A. Beschaouch, À propos de récentes découvertes épigraphiques dans le pays de Carthage, dans CRAI, 1975, p. 111-118. Une inscription d’Avitta Bibba précise clairement salus omnium medicine. On ne peut traduire « le salut de tous par la médecine » (Lepelley, Cités, II, p. 74), en contournant ainsi le mot « santé », qui s’impose.
108 Le décor sculpté, complété par les thèmes des mosaïques et des enduits peints, jouaient un rôle essentiel dans la définition de la nature de l’espace thermal. Découvertes de statues et d’inscriptions attestent l’omniprésence des dieux dans les thermes. À notre avis, et malgré certaines opinions contraires, il est évident que leur rôle n’était pas purement décoratif. Sur ce problème de la fonction des images, cf. Thébert, Vie privée, p. 381-384. L’efficacité de l’art figuré est aussi illustrée, à sa manière, par l’histoire de Chariclée dont l’apparence physique est conditionnée par la présence d’un tableau représentant Andromède, tableau ornant la chambre où elle fut conçue (A. Billault, Le mythe de Persée et les Éthiopiques d’Héliodore : légendes, représentations et fiction littéraire, dans RÉG, 94, 1981, p. 63-75).
Dans certains cas, un lien étroit avec les thermes justifie l’érection de ces statues : Hygie, Esculape, Salus, Neptune, Deus patrius Salutaris, qui apparaissent plusieurs fois dans les inscriptions que nous avons réunies et que l’on retrouve sous forme de statues ou de mosaïques. Le remarquable cycle herculéen de Lambèse (nos 122-128) n’est pas non plus déplacé, puisque cette divinité entretient des rapports priviligiés avec la palestre. Mais la présence divine est bien plus large : cf. les inscriptions de Madaure (nos 133-137) et, pour un catalogue général du décor sculpté des thermes, H. Manderscheid, Die Skulpturenausstattung der kaiserzeitlichen Thermenanlagen, Berlin, 1981. On peut se faire une idée précise de la façon dont les sculptures des grands thermes en faisaient des reflets du monde divin et mythologique à travers l’exemple des bains de Cherchel : quelques personnages humains sont mêlés à un peuple de divinités (P. Gauckler, Musée de Cherchel, Paris, 1985, p. 55-62). Un texte du ve-vie siècle nous offre un parallèle à la réalité archéologique de Cherchel. Il s’agit de la description des 80 statues qui ornaient les thermes de Zeuxippe, à Constantinople (Anthologie palatine, CUF, t. I, livre II, p. 51-79). L’auteur insiste sur l’illusionisme caractérisant ces œuvres, qui semblent vivantes. L’éloge est traditionnel. Il n’en est pas moins chargé de signification : ces images ne sont pas un décor neutre, mais des acteurs.
109 Cf. l’article d’A. Beschaouch cité à la note 107, p. 109. SHA, Alexandre Sévère, XXXV, 5-6 : Oceani solium primus inter principes appellavit, cum Traianus id non fecisset sed diebus solia deputasset.
110 S. Settis a proposé d’identifier l’« Océan » à un nymphée et d’attribuer les vasques portant le nom des jours à un Septizonium (Esedra e ninfeo nella terminologia architettonica del mondo romano, dans ANRW, I, 4, p. 716 sq.). Tout indique, au contraire, que ces dénominations désignent des bassins de thermes. Le débat est rapidement résumé, avec bibliographie, par F. Castagnoli, Oceani solium, diebus solis, dans BCom, 91, 1986, p. 101-102. Cf. aussi G. Picard, Le Septizonium de Cincari et le problème des Septizonia, dans Mts Piot, 52, 2, 1962, p. 77-93, sur un frigidarium qui aurait été orné d’un Septizonium. Sur l’ancienneté de ce lien entre l’eau et les planètes, cf. aussi G. Spano, Il « ninfeo del proscenio » del teatro di Antiochia, dans Rend. Lincei, 1952, p. 144-174, en particulier p. 158-163.
Cette dimension temporelle de l’ordre cosmique est aussi traitée par le biais du thème des Saisons dont le renouvellement cyclique symbolise la prospérité. Ces représentations ne sont évidemment pas spécifiques des thermes, mais y apparaissent souvent, y compris dans des bains privés (cf. par exemple Sidi-Ghrib ou El Haouria : L. Poinssot, Mosaïques d’El-Haouria (plaine de Sidi Nasseur Allah), dans Actes du Ier congrès de la Fédération des sociétés savantes de l’Afrique du Nord, Alger, 1935, p. 183-206).
On pensera aussi à la façon dont le thème du labyrinthe apparaît de façon récurrente dans les thermes. En tant que motif fondamentalement centré, il incarne la cité et, au-delà, donne une image d’un cosmos organisé aux dépens des forces du chaos que symbolise le monstre. Sur cette question, cf. Broise, Thébert, Thermes memmiens, p. 39-41, avec bibliographie à laquelle on ajoutera G. Dareggi, I mosaici con raffigurazione del labirinto : una variazione sul tema del « centro », dans MEFRA, 104, 1992, p. 281-292. On comptait alors, au Maghreb, dix mosaïques représentant le labyrinthe, dont six au moins provenant d’un édifice balnéaire. Il faut désormais leur adjoindre le pavement des thermes de Rusguniae (BSNAF, 1996, p. 136, fig. 5).
111 Plutarque, Alexandre, 20, 12. Dans un autre contexte, sous la République, l’épouse d’un consul, de passage dans un municipe italien, marque sa supériorité sociale en réquisitionnant à son unique profit les bains publics masculins (Aulu-Gelle, NA, X, III, 3).
112 Les multiples législations antiques trouvent un parallèle au Moyen Âge, avec les innombrables règlements qui visent les étuves. Dans ce cas aussi, les rapports entre les sexes sont au cœur de ces mesures, et leur efficacité fut aussi restreinte que l’on peut le soupçonner pour l’Antiquité (cf. J. Rossiaud, La prostitution médiévale, Paris, 1988, en particulier p. 22). La place centrale occupée par le corps dans les lieux balnéaires explique évidemment que les problèmes sexuels et les questions de « pudeur » soient au cœur des réglementations et des pratiques. Mais ces lieux, dont l’importance est exacerbée par la dimension physique des contacts qu’ils permettent et impliquent, favorisent la manifestation d’autres types de césure au sein de la société. Au xviiie siècle, dans une station thermale antique encore en usage, en Algérie, juifs et musulmans fréquentent des piscines séparées (A. Berbrugger, Hammam Righa, dans Rev. afric., 8, 1864, p. 347). Inversement, les thermes romains apparaissent comme des lieux largement ouverts : le contexte change radicalement selon les époques, et avec lui la nature des ruptures et des harmonies qui se manifestent. Mais les lieux balnéaires restent toujours une scène privilégiée des pratiques, qu’ils contribuent grandement à dévoiler et exaspérer.
113 E. Barbier, La signification du cortège représenté sur le couvercle du coffret de « Projecta », dans Cahiers archéologiques, 12, 1962, p. 7-33 ; M. Mundell Mango, Un nouveau trésor (dit de « Sevso ») d’argenterie de la Basse Antiquité, dans CRAI, 1990, p. 238-254 : ce trésor nous donne des exemples du luxueux matériel utilisé dans les bains par les aristocrates et nous fournit une nouvelle représentation de scènes balnéaires, avec une association cortège/ actes du bain que l’on retrouve sur un coffret du trésor de l’Esquilin (p. 245-247).
114 Plutarque, Caton l’Ancien, 3, 4-6.
115 Aulu-Gelle, NA, IV, 20, 10, à propos d’un discours de l’Africain, alors censeur, prononcé pour exhorter le peuple à revenir aux mœurs de ses ancêtres (cum ad maiorum mores populum hortaretur).
116 D’un point de vue historique, l’accusation d’hellénisme à Rome est dénuée de toute signification. Il ne s’agit en rien d’une coupure entre Grecs et Romains, mais de luttes internes. Dans Les Nuées, le conservateur Aristophane a déjà tout dit sur la dépravation des mœurs qui règnent dans la palestre moderne, quand elle n’est pas désertée. Sur cette question de l’éclatement de la culture de la classe dirigeante, qui ne correspond nullement à l’opposition entre une culture « nationale » (Caton) et une idéologie grecque (Scipion), mais à deux types de rapports à la culture hellénistique, cf. l’analyse de M. Torelli dans Gros, Torelli, Urbanistica. Mondo romano, p. 110 sq. Le problème est politique, non culturel : tous sont « hellénisés ». Caton parle grec et, lors d’un long séjour à Athènes, y rédige un discours où il célèbre la ville, mais le prononce en latin, assisté d’un interprète, se conformant ainsi à la pratique des représentants du pouvoir romain lorsqu’ils parlaient officiellement en public (Plutarque, 12, 5).
117 Il n’en est que plus savoureux de voir le même Sénèque (Lettres à Lucilius, 86) exalter les bains de Scipion, construits ex consuetudine antiqua, à l’image des besoins des maiores, des ancêtres. X. Lafon (Thermes romains, p. 100) a sans doute raison de penser qu’il s’agissait, en fait, d’une installation moderne, mais, contrairement à lui, nous ne pensons pas que tel est le propos de Sénèque. Tout le début de son texte a pour but de réintégrer Scipion dans l’histoire républicaine, et la modestie de ses bains est à l’image de sa vertu politique. Sénèque récrit l’histoire, et pour replacer Scipion dans le bon camp, il ne peut donner qu’une lecture rustique de ses bains, qui deviennent l’incarnation de son mode de vie : tout comme Caton, n’est-il pas affirmé qu’il travaillait de ses mains, conduisant lui-même la charrue !
Il est amusant de constater la longue durée du thème des bains corrupteurs chez les auteurs moralisants et réactionnaires : le comte de Champigny (Les Césars du iiie siècle, éd. Ambroise Dré, 1870) brode sur le lien existant entre l’augmentation de la superficie des thermes et la décadence de l’Empire.
118 Sur ce type de pratiques, cf. C. Edwards, The politics of immorality in Ancient Rome, Cambridge, 1993. L’auteur montre comment l’ordre moral auquel les divers auteurs antiques se réfèrent a pour but essentiel non seulement de justifier la position dominante des élites romaines, mais aussi de contrôler leurs activités. Il s’agit d’imposer un modèle auquel le puissant doit se conformer s’il veut conserver l’estime de ses égaux, ce qui n’est qu’une façon de faire primer les intérêts collectifs de la classe dirigeante aux dépens des trajectoires individuelles. Par définition, les imperatores et, par excellence, l’Empereur, ont pour vocation de violer ces normes morales, ou plutôt de jouer avec elles, en fonction de la façon dont ils articulent leur pouvoir avec celui de la classe sénatoriale.
119 Sur ces questions architecturales et sur leur contexte, cf. déjà Thébert, Vie privée, p. 367-368, 376-381 et 387-393.
120 Carmen, XXIII, 495-499 :... ad thermas tamen ire sed libebat priuato bene praebitas pudori. Les thermes privés ne sont pas seulement le lieu de la « pudeur », ils servent aussi à exprimer une suprématie sociale. Les riches paradent dans les bains publics et, parallèlement, érigent des lieux balnéaires qui leur sont réservés, accaparant un luxe qui était autrefois public. Le phénomène est bien décrit par Dion de Pruse (Or., VII, 145) qui oppose les jeunes filles pauvres, qui n’ont à leur disposition que de l’eau froide sur les berges des fleuves ou les plages, aux jeunes filles riches qui jouissent des bains privés dont la richesse l’emporte de très loin sur celle des bâtiments collectifs.
121 Cette réserve s’exprimait surtout dans le cadre des rapports familiaux. Plutarque écrit que Caton ne se baigna jamais avec son fils et que, d’une manière générale et avant que les mœurs ne changent, les Romains faisaient de même, le beau-père évitant également de se laver avec son gendre (20, 7-8). La même notation se trouve dans Cicéron (De off., XXXV, 129). Gordien ne se lave avec son beau-père ni ne s’asseoit en sa présence avant d’être devenu préteur (SHA, VI, 4). Ces exemples montrent que la gêne procurée par la nudité correspond à des problèmes spécifiques liés au respect dû à certaines personnes. L’attitude qui devient progressivement celle des élites tardoantiques est différente : elle reflète des changements radicaux.
122 C’est dans ce contexte général qu’il faudrait insérer une histoire des rapports entre thermes et christianisme. La mutation de l’art balnéaire et l’affirmation de la nouvelle religion sont deux aspects d’un même phénomène, à savoir un changement progressif mais radical de société : il serait erroné de transformer le second en cause du premier. On remarquera d’ailleurs qu’il n’existe pas d’opinion commune des milieux chrétiens vis-à-vis des thermes, encore moins de pratiques balnéaires qui seraient caractéristiques de ces milieux. Sur la démarche historique qui nous paraît convenir pour toute approche de questions touchant à la religion chrétienne, cf. notre étude « Triomphe du christianisme » : il faut cesser de considérer ce mouvement religieux comme une des causes premières de l’évolution historique, et l’étudier, au contraire, comme le produit du nouveau type de société qui se met en place. En ce sens, l’évolution religieuse ne saurait conditionner l’évolution balnéaire : les deux phénomènes sont parallèles et c’est dans cette optique que l’on pourrait analyser leurs rapports, fort complexes. Ce serait un autre travail de recherche.
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