Les Essais de Montaigne : monument des « excellens hommes » de la Renaissance
Résumés
Dans les Essais, Montaigne a tracé un portrait de lui-même, qui prenait place dans une galerie de portraits représentant certains « excellens hommes » de l’Antiquité et de son temps. Leur éloge contribuait à définir par réfraction son propre éthos de gentilhomme prudent et d’artiste génial, capable d’une admiration critique. Nous examinerons ici les portraits de lettrés contemporains, Giraldi et Castellion, Pibrac et Paul de Foix, Amyot, et surtout celui, paradoxal dans un univers héroïque masculin, de Marie de Gournay, à la fois modèle de la parfaite lectrice et de la parfaite amie.
In his Essays, Montaigne has drawn a portrait of himself, which he hanged in a portraits-gallery, showing “excellent men” from Antiquity to his time. By eulogizing them, he defined his own ethos in a refracting way as a prudent nobleman and a genial artist, just as his capacity of critical admiration. We will focus on the portraits he drew of some contemporary literati: Giraldi and Castellion, Pibrac and Paul de Foix, Amyot, and especially Marie de Gournay, object of a paradoxical praise among such a male and heroic neighborhood, as a model of both perfect readership and perfect friendship.
Entrées d’index
Mots-clés : admiration, amitié, célébration, éloge, éthique, éthos, portraits
Keywords : admiration, friendship, celebration, eulogy, ethics, portraits
Texte intégral
1Selon les déclarations de leur auteur dans l’Avis au lecteur qui ouvre les Essais, ceux-ci auraient été conçus comme une peinture qu’il avait tracée de lui-même, un autoportrait destiné à préciser et à garantir la connaissance que ses proches pourraient avoir et conserver de lui : « car c’est moi que je peins »1. La tradition critique a gauchi cette déclaration dans le sens de la subjectivité et de la psychologie, au point d’interpréter ce portrait comme une « peinture du moi ». C’était oublier à la fois la conception d’ensemble que Montaigne avait de sa propre représentation, celle d’un gentilhomme d’honneur engagé dans les affaires de son temps, celle d’un philosophe ou plus exactement d’un homme prudent capable de comprendre le monde et de donner une leçon dans la mesure où sa vie était la mise en œuvre scrupuleuse des principes du droit et de la morale, celle enfin d’un écrivain, d’un artiste inventant à la fois une manière inédite de se dire et la fonction éthique de cette représentation dans le cadre d’un discours public. C’était également négliger le détail du texte et la lettre des Essais, dans lesquels la représentation personnelle est entièrement nourrie de la tradition lettrée antique et moderne, invoquant poètes, orateurs et historiens. Le monument littéraire élevé par Montaigne à sa propre personne est enrichi des paroles de dizaines d’auteurs et orné de multiples autres portraits qui accompagnent le sien et qui le précisent par autant de comparaisons possibles.
2Ces portraits sont réunis comme des imagines à l’antique en une sorte de « galerie », qui constitue aussi un des éléments des anciens arts de mémoire, auxquels Montaigne, qui dans les Essais ne cesse de déplorer sa mémoire défaillante, avait été initié au cours de sa jeunesse et qu’il évoque par allusion dans « Sur des vers de Virgile »2. Toutefois, la connaissance que Montaigne pouvait avoir de recueils d’imagines français et étrangers n’est pas avérée, sinon peut-être celui des empereurs romains établi par Hubert Goltzius3. D’autre part, s’il n’ignorait pas le terme de galerie ni ses différentes significations architecturales et décoratives, il prétendait avoir renoncé à faire édifier une telle galerie dans sa propre demeure (III, 3)4. Le cadre dans lequel il avait rédigé ses Essais était celui de la « librairie », remplie de livres et ornée de sentences peintes, de mots et non pas de visages5. Ainsi, l’exactitude métaphorique du terme de galerie n’est pas entièrement satisfaisante. La réserve principale que l’on opposera est que, désignant une organisation d’éléments figés dans l’espace, ce terme ne rend pas compte de la dynamique de ces représentations figurées dans le texte des Essais et son argumentation.
3Toutefois, si l’on conserve le terme, les Essais, qui sont en réalité une anthologie poétique et un recueil de citations, peuvent apparaître comme une « galerie » de personnages notables, mentionnés par leurs noms, dont les index, qui enrichissent les éditions posthumes, révèlent le nombre et l’importance, d’Abra, fille de saint Hilaire (I, 32) à Zoroastre, « legislateur des Bactrians » (II, 17), ou des trois gentilshommes français anonymes tenant tête aux troupes du prince de Galles lors du siège de Limoges, évoqués dès les premières lignes du premier chapitre, au couple complémentaire et contradictoire Alexandre-Socrate encore célébré dans la dernière page du dernier chapitre du livre III. Tous ne sont pas des « grands hommes ». Il s’agit de façon générale, de personnages évoqués comme exemples dans le cadre d’une écriture fondée sur la narration et la discussion de cas particuliers pris de l’histoire ancienne et moderne, de débats sur des questions morales, et destinés à servir à la connaissance de l’homme en général par l’intelligence d’actes particuliers. Il s’agit aussi des noms des auteurs dans l’œuvre desquels Montaigne avait tiré son information ou dont il mettait les thèses à l’épreuve de son jugement, que ce soit des auteurs antiques, dont les Essais constituent une sorte de doxographie en recueillant apophtegmes et exemples, les auteurs modernes dont il avait lu les livres – ainsi ce théologien catalan, Raymond Sebon, auquel il consacra une longue apologie – ou des personnages encore vivants dont il reprenait les paroles. Ces noms sont également ceux des personnages de l’époque même de Montaigne, morts ou vivants, qui contribuaient à compléter le portrait de celui-ci en gentilhomme sociable, engagé dans d’étroits réseaux de relations et de solidarités, ou à préciser par allusion l’arrière-plan politique dans lequel les Essais et le discours moral de Montaigne prenaient sens. Mais seuls quelques personnages ont fait l’objet d’un traitement particulier, d’un discours de célébration, en autant de portraits de « grands hommes, d’« excellens hommes », d’« ames heroïques », voire de « bonnes femmes6 ».
4L’intention de ce discours est claire. En évoquant ces personnages dans une argumentation éthique marquée par la prudence et la circonspection, Montaigne cherchait à garantit son éthos noble. En reconnaissant la vertu de ces personnages, il participait à leur gloire. Le jugement critique, la connaissance du monde, le refus des illusions et des impostures se conjuguent dans son livre avec la capacité poétique de l’admiration. Le succès des Essais pendant plus d’un siècle a reposé sur cet éthos et cette admiration, dans le cadre de la célébration collective d’un idéal de grandeur, dont Paul Bénichou, a défini jadis les formes et les enjeux, même s’il ne consacrait à Montaigne et à la contribution que celui-ci avait offerte à la nouvelle définition du héros qu’une place trop restreinte7. Ainsi que le rappelait dès 1584 François de La Croix du Maine, les Essais actualisaient les Vies et les Moralia de Plutarque pour le lecteur français, et ils trouvaient place pour cette raison dans son propre livre : sa Bibliothèque constituait elle-même à sa manière un panthéon de grands écrivains, qui pour certains, Montaigne en particulier, étaient également des personnalités publiques : « Il florist à Bordeaux cette année 1584, âgé de cinquante ans, et continue à profiter à la Republique en toutes sortes et façons très louables8 ».
5La célébration des grands hommes, fût-elle critique, constitue ainsi la matière des Essais. Montaigne y consacre de fréquents et longs développement à tracer les portraits nuancés et parfois contradictoires pour certains d’entre eux. Ces exemples, comme les premiers, ressortissent toujours à une célébration héroïque, militaire et civique. Il s’agit essentiellement de personnages de l’Antiquité grecque, Alexandre, Épaminondas, Socrate pour les Grecs, et pour les Romains, les Scipions, qu’il confond et dont il justifie la confusion (III, 13 et II, 17)9, Brutus, Pompée et César, en dépit de toutes les réserves que Montaigne, en associant sans contradiction les défenseurs et le fossoyeur de la liberté romaine, portait sur l’ambition du dictateur. Ces personnages nourrissaient un imaginaire romain et républicain dont Montaigne rappelle, dans le chapitre « De la vanité », toute la puissance de suggestion pour lui. Certains chapitres sont entièrement consacrés à ces personnages et à cette célébration, ainsi que l’indique leur titre : sur un mode général, « De la grandeur romaine », « De trois bonnes femmes » et « Des plus excellens hommes » ; sur un mode particulier, « Du jeune Caton » et les deux chapitres consacrés à César (I, 53 et II, 34). On ajoutera le chapitre « De la liberté de conscience » qui, à la lecture, se révèle être un éloge de l’Empereur Julien. De rares figures contemporaines de Montaigne apparaissent brièvement dans quelques chapitres, pour être concentrées à la fin du chapitre « De la presumption », dans le cadre d’une argumentation consacrée moins aux grands hommes qu’au jugement réticent que Montaigne porte sur eux, à l’occasion d’un parallèle initial entre lui-même et La Boétie. Il mentionne ainsi de grands capitaines, le duc de Guise et le maréchal Strozzi, des lettrés et des hommes de robe, d’une distinction inférieure, « gens suffisans et de vertu non commune »10, le chancelier Olivier, Michel de L’Hospital, des poètes néo-latins. Enfin, certains de ces héros ne sont nommés que par allusion. Dans le chapitre « De la vertu », Montaigne oppose « l’admirable effect de résolution […] de ces deux qui conspirèrent la mort du prince d’Orange »11, Jean de Jeauréguy, qui blessa le duc d’Orange en 1582, et Baltazar Gérard, qui le tua à Delft en 158412, à la lâcheté de l’assassin du duc de Guise. Il ne nomme pas ce dernier en une sorte de damnatio memoriæ exprimant son mépris, justifié par les circonstances du crime, dont il évoquait les conséquences dans le chapitre « De la Tristesse ». En revanche, s’il tait le nom des premiers, c’est par admiration, comme si leur personne s’était effacée derrière l’exploit ou du moins derrière le fait dont elles constituaient l’allégorie.
6Cette liste elle-même a été élargie, enrichie et compliquée par Montaigne au fur et à mesure des rédactions, entre l’édition originale et le texte posthume édité par Marie de Gournay. Dans ses dernières rédactions, Montaigne renouvelait la matière antique, en ajoutant à sa galerie des personnages à la fois modernes et exotiques. La mort du roi de Mexico, « magnanime Prince », fait l’objet d’un récit dans « Des Coches »13. Montaigne rapporte un apophtegme digne de Plutarque, qui met en évidence, par contraste, le vice et la cruauté de ses tortionnaires, ces conquistadores espagnols mus par la seule cupidité. Le chapitre « Que l’intention juge nos actions » est amplifié dans l’édition de 1588 par un récit évoquant le supplice du comte d’Egmont, présenté comme un héros de la parole donnée, dans le cadre d’une argumentation prenant sens dans un débat d’éthique nobiliaire14. Sur un mode analogue, le bref chapitre « Contre la fainéantise » fit l’objet d’une longue amplification relatant la mort du roi de Fez, Moley Moluch, objet d’un beau parallèle avec Caton d’Utique15. La liste des hommes éminents du chapitre II, 17 a elle-même été augmentée d’un autre capitaine, de François de La Noue, avatar moderne d’Épaminondas, capable de réunir deux types d’excellence en apparence inconciliables, la vaillance et l’humanité, auxquelles s’ajoutent les lettres, La Noue était l’auteur de Discours politiques et militaires (1587) que Montaigne n’a pas pu ignorer, mais dont il esquive la concurrence éventuelle par un éloge du personnage, sans faire d’allusion à son livre.
7D’autre part, il élargissait cette série à d’autres personnages moins connus, ainsi Thorius Balbus. Celui-ci illustre une forme modeste et pourtant sublime de vertu publique, qui sert à illustrer la justification que Montaigne fait de sa propre action, en définissant un engagement limité, fondé sur le partage entre vie privée et negotia, mais capable d’aller jusqu’au sacrifice de soi pour défendre la liberté menacée :
L. Thorius Balbus, gallant homme, beau, sçavant, sain, entendu et abondant en toutes sortes de commoditez et plaisirs, conduisant une vie tranquille, et toute sienne, l’ame bien preparée contre la mort, la superstition, les douleurs, et autres encombriers de l’humaine necessité, mourant en fin en bataille, les armes à la main, pour la defense de son païs16.
8Enfin, par le jeu de subtiles comparaisons, Montaigne approfondissait et nuançait le jugement qu’il avait porté sur certains de ses personnages comme, de façon plus générale, la conception qu’il développait de l’héroïsme. L’évolution de la représentation qu’il donnait d’Alexandre est bien connue. Elle se lit dès les modifications apportées au chapitre I de son livre. Il avait approfondi sa connaissance du roi de Macédoine par sa lecture de Quinte-Curce, en 1586. Il mit alors en évidence, dans la vaillance et la vertu d’Alexandre, tous les traits excessifs qui ressortissent à la fureur, à des « saillies », au point de finir par insister, dans une comparaison paradoxale, sur la perfection supérieure de Socrate :
Et la vertu d’Alexandre me semble representer assez moins de vigueur en son theatre, que ne fait celle de Socrates, en cette exercitation basse et obscure. Je conçois aisement Socrates, en la place d’Alexandre, Alexandre en celle de Socrate, je ne puis17.
9Pour Montaigne du reste, il s’agissait moins de démythifier le personnage d’Alexandre que d’approfondir son propre jugement et de poursuivre le lent et minutieux travail de libération de toute forme d’illusion, que constituait, sur un mode personnel, l’écriture des Essais, en s’inscrivant dans la durée de l’expérience personnelle de leur auteur. Cette évolution ne porte pas moins sur Socrate lui-même, dont Montaigne dit « digerer » avec peine les « ecstases » et les « momeries ». Elle est manifeste, sur un plan différent, dans l’évocation non pas d’un grand capitaine, mais d’un lettré. Quelques lignes après la comparaison entre Alexandre et Socrate et les conclusions qu’il en tire, en forme de maximes et de préceptes, Montaigne revient sur la difficulté de juger d’un homme et de concilier les apparences de son action publique et sa « constitution interne », si bien qu’on l’on est toujours conduit à lui attribuer des traits imaginaires, destinés à conforter son nom et à sa réputation. Il développe ce point par un étrange rapprochement entre le portrait que ses contemporains, à la suite de Paolo Giovio, traçaient de Tamerlan18, et l’admiration que lui-même, dans sa jeunesse, avait portée à Érasme, et qui était fondée sur la seule réputation de l’humaniste : « Qui m’eust faict voir Erasme autrefois, il eust esté malaisé, que je n’eusse prins pour adages et apophthegmes, tout ce qu’il eust dict à son valet et à son hostesse »19. Dans cette formule qu’il développe sur le mode du contrefactuel, Montaigne ne fait pas l’éloge d’Érasme, il ne porte pas de jugement sur l’homme et sur le savant, il évoque le culte qu’il vouait alors au personnage, au point de considérer les paroles que celui-ci proférait dans sa vie quotidienne comme des paroles dignes d’être recueillies à l’instar de celle des Anciens, dont Érasme lui-même avait fait la matière de ses ouvrages savants. Le mode du contrefactuel met en évidence l’ironie de l’expression : celle-ci ne porte pas sur Érasme, ni sur l’homme ni sur son œuvre, qui ne font l’objet d’aucune dévalorisation, elle porte sur le jeune Montaigne lui-même, naïf au point de confondre vessies et lanternes, et de forger lui-même, par défaut de jugement, l’imposture d’un culte érasmien. Montaigne ne mentionne pas Érasme ailleurs dans les Essais, alors que la critique récente a mis en évidence toute leur innutrition érasmienne, fondée sur la conception d’une imitation adulte20. Dans les Essais, la célébration n’a pas de fin en soi ni dans son objet ; elle sert, sur un mode critique, dans l’argumentation de Montaigne et en relation à l’éthos de son discours personnel.
10C’est sur ces bases que se comprennent les quelques figures de lettrés contemporains ou appartenant à la génération précédant celle de Montaigne, que celui-ci invoque, dont il fait l’éloge, et dont le portrait, toujours réduit à quelques traits, prend place dans la « galerie » imaginaire des « hommes excellens de son temps », en anticipant ou en prolongeant d’autres formes de célébration. Celles des écrivains cités avec éloge par Montaigne et celles de ses maîtres (George Buchanan, Adrien Turnèbe) et de La Boétie sont bien connues. Nous avons étudié ailleurs le discours paradoxal que Montaigne tenait sur Michel de L’Hospital et Guichardin, ainsi que celui du Tasse, dont l’éloge, en réalité une déploration sur le génie frappé par la folie, fonde le discours français qui aura été consacré au poète italien21. Nous reviendrons brièvement sur quelques autres figures de lettrés célébrées par Montaigne : deux couples, dans le cadre d’un éloge posthume, auxquels s’ajoutent deux personnages contemporains de l’écrivain, que celui-ci fait entrer vivants dans sa galerie des illustres.
Lilio Gregorio Giraldi et Sébastien Castellion
11Montaigne mentionne l’humaniste ferrarais dans le court chapitre « D’un defaut de nos polices » (I, 34), dans une rédaction antérieure à son voyage et à ses conversations avec les lettrés ferrarais. Après un éloge de son propre père, Pierre Eyquem, représenté en sage administrateur, inventeur d’une sorte de bureau d’adresse, il évoque Giraldi sur le mode de la déploration : faute d’une bonne organisation de la société, l’état de misère dans lequel se trouvent réduits certains hommes de mérite n’est pas connu de ceux qui auraient eu à cœur de les aider. Ainsi, deux « très-excellens personnages en sçavoir, sont morts en estat de n’avoir pas leur saoul à manger : Lilius Gregorius Giraldus en Italie, et Sebastian Castalio en Allemagne »22.
12En apparence, il s’agit là d’une simple anecdote à valeur exemplaire, qui intègre un éloge réduit en forme d’épithète portant sur les deux personnages qu’il serait arbitraire de séparer23. Ni l’origine de cet exemple ni sa raison ne sont parfaitement claires. Montaigne avait mis à l’épreuve l’excellence savante de Giraldi, en lisant et en annotant son traité De deis gentium varia et multiplex historia (Bâle, Oporin, 1548), dont Castellion avait établi les index24. Cet ouvrage l’avait peut-être conduit à réunir les deux personnages25. La pauvreté de Giraldi est mentionnée par De Thou, qui rappelle toutefois l’aide que Renée de France avait apportée à l’érudit26. Cet exemple semble illustrer un lieu commun humaniste, celui de la pauvreté et de l’infélicité qui accompagne les lettres. Dans le Journal de son voyage en Italie, Montaigne, s’il ne mentionne pas Giraldi, rappelle ainsi la « misère » qui accompagna la vieillesse de Boccace27. Mais la célébration du savoir des humanistes est aussi à lire dans un contexte éthique, celui de la représentation de Montaigne en homme de bien, qui aurait aimé assurer un rôle discret de bienfaiteur, et, de façon plus subtile, dans le contraste entre la misère du lettré et son statut noble. L’Italien Giraldi n’avait pas sa place dans les Elogia de Scévole de Sainte-Marthe, lieu de la codification définitive du canon savant de la magistrature érudite française. En revanche, Castellion y fit l’objet d’une notice qui évoquait en particulier la modestie de sa vie, celle d’un « homo simplex », réduit à bêcher lui-même son jardin. Cette notice précède celle qui est consacrée au couple La Boétie-Montaigne28.
Guy du Faur de Pibrac et Paul de Foix
13Dans le chapitre « De la vanité », Montaigne allègue un quatrain de Pibrac dans une argumentation politique, afin de justifier le respect de l’ordre ancien de l’État. Il tirait sa citation d’un recueil gnomique qui connaissait un large succès depuis sa première publication en 157429. C’était pour lui l’occasion d’un bref éloge, explicitement lié à la disparition du grand magistrat : « Ainsi en parloit le bon monsieur de Pibrac, que nous venons de perdre : un esprit si gentil, les opinions si saines, les mœurs si douces30 ». Cet éloge est associé à celui de Paul de Foix, mort à Rome, le 12 mai 1584 ; il est amplifié en une célébration posthume des deux grands magistrats, dont Montaigne souligne à la fois la « syncerité » et la « suffisance » au service de la Couronne, ainsi que les mœurs de « deux ames diversement belles », si contraires à l’âge de corruption dans lequel elles avaient déployé leur activité.
14Montaigne connaissait personnellement Paul de Foix, à qui il avait dédié le recueil des Vers François de La Boétie (1571) et qu’il avait retrouvé à Rome31 ; il l’avait déjà célébré dans un autre chapitre des Essais, en associant les Foix-Candale et les Foix-Carmaing dans l’éloge plus général de la famille de Foix dont il était le client. En revanche, les liens personnels avec Pibrac, ne sont pas attestés, même s’il est fort probable que Montaigne, lié à la cour de Navarre, avait connu l’ancien chancelier de la reine Marguerite, avec lequel il partageait nombre de références d’une culture commune32. Plus que ces questions d’ordre biographique se posent celles de la source et de la fonction de ce double éloge. Par sa formulation, celui-ci révèle des éléments topiques, analogues à l’éloge de l’ancien garde des sceaux Jean de Morvilliers, évêque d’Orléans, aux « mœurs si douces », dans le chapitre « De l’utile et de l’honneste ». L’association des deux personnages peut être due à la seule coïncidence de leur mort ; elle est elle-même topique dès plusieurs publications de l’époque. De Thou célébra ensemble ces « deux hommes très vertueux et très bons Français »33. Enfin, dans le cadre d’un chapitre dans lequel Montaigne exprime, sur un mode ironique et allusif, une sévère critique d’ordre politique, au moment de son ralliement à Henri de Navarre, le double éloge associant Pibrac et Foix a pu prendre la force d’une admonestation au lecteur. Pibrac, encore vivant au moment où fut publiée La Bibliothèque, était mentionné par La Croix du Maine34, qui en revanche ne cite pas le nom de Paul de Foix. Sainte-Marthe leur consacra deux notices distinctes mais complémentaires, en insistant sur les similitudes de leurs vies et la coïncidence de leur disparition qui avait suscité le chagrin de la France : Non dissimili fatorum injuria idem annus qui Pibracium abstulerat, Paulum quoque Foxium ut patriæ, sic ætate, et studiis fere omnibus Pibracio conjunctum mœrente Galliæ ademit35.
Jacques Amyot
15Montaigne connaissait Amyot, qu’il avait rencontré à la cour. Dans le chapitre « Divers evenemens d’un mesme conseil », il évoque une conversation au cours de laquelle celui-ci lui « recita un jour cette histoire à l’honneur d’un Prince »36. Il le célébrait avec emphase dans le chapitre « A demain les affaires ». Il louait en lui le traducteur des Vies de Plutarque, un livre qui selon lui avait fait sortir les Français du « bourbier » culturel et moral dans lequel ils étaient enfoncés. Il précisait ce point dans le chapitre « Des noms ». Plus tard, la traduction d’Amyot fit l’objet d’un débat à Rome, à une date non précisée, avec Muret et d’autres savants, que Montaigne rapporta dans le Journal de son voyage. Il louait l’importance de la traduction, ses choix littéraires et lexicaux37, et surtout sa portée morale, qui avait offert aux Français le meilleur de la sagesse des Anciens. La force de ce legs reposait sur la qualité de la langue du traducteur, sur sa « naïveté » :
Je donne avec raison, ce me semble, la Palme à Jacques Amyot, sur tous noz escrivains François ; non seulement pour la naïfveté et pureté du langage, en quoy il surpasse tous autres38.
16Cette « naïveté » n’est pas une qualité stylistique, comme il ne s’agit pas de la qualité de la traduction. Montaigne met en exergue plus précisément la qualité de la langue française d’Amyot. Par « naiveté », il n’entend pas le « naturel », mais la pureté linguistique, celle d’une langue dans son meilleur usage lettré et mondain, conforme à son génie, capable d’en exprimer la nature profonde, non altérée, telle que la mettait en œuvre à la cour un écrivain dont c’était la langue native. L’emploi du terme dans ce sens, pour désigner la pureté originelle de la langue et son meilleur usage, mais aussi une langue sans emprunts, riche de son seul fonds, s’inscrivait de façon plus générale dans le discours apologétique tenu sur la langue française tout au long du xvie siècle39. Lemaire de Belges, un auteur que Montaigne connaissait mais qu’il ne mentionne pas, évoquait sa « franchise et bonté naïve », dans une comparaison implicite avec le latin : le français était alors conçu comme une langue autonome, libre de toute soumission à l’égard d’une langue antique (dans un lien de filiation qui restait alors encore peu clair), porteuse de qualités et de richesses propres40. De ce point de vue, Amyot pouvait apparaître comme un modèle pour Montaigne. La question prenait en effet un sens tout particulier pour lui, dans la mesure où, contrairement à Amyot, le français n’est pas sa langue « naïve », mais une langue apprise, après la langue de la nourrice, le gascon, et celle du précepteur, le latin, et qu’il s’agissait du français tel qu’on le parlait en Périgord, « alteré, et en la prononciation et ailleurs, par la barbarie de mon creu. Je ne vis jamais homme des contrées de deçà, qui ne sentist bien evidemmment son ramage, et qui ne blessast les oreilles qui sont pures Françoises »41.
17Ce n’était ni la langue de la cour ni celle du Palais : « À Paris je parle un langage aucunement autre qu’à Montaigne »42. L’écrivain composait ainsi une œuvre littéraire en français au prix d’un double effort, celui d’une maîtrise linguistique acquise et celui du passage de l’oral à l’écrit, dans l’invention d’une langue d’art : « A dire aussi, je suy tout simplement ma forme naturelle : D’où c’est à l’advanture que je puis plus, à parler, qu’à escrire43 ». La « naïveté » n’était pas pour lui une donnée sur laquelle il pouvait librement inventer, c’était l’objet d’une conquête. Celle-ci se fit en trois points : l’invention lexicale, la question des emprunts, la définition d’un style.
18L’invention lexicale trouve dans l’emploi du terme même de naïveté, pris contre l’usage courant, un exemple réflexif. La langue de Montaigne met en œuvre une langue qu’elle transforme, en faisant de ces distorsions des idiotismes qui correspondent moins au « naïf » français, qu’ils n’expriment une langue propre à l’écrivain, pour en faire sa langue « naïve ». D’autre part, Montaigne ne cessa de revenir dans son livre sur la question des emprunts à d’autres auteurs et à d’autres langues, qu’il adaptait et traduisait. Cette naïveté est le contraire de qualités originelles ; elle illustre un effet de l’art, celui du jardinier qui sait cultiver des plantes étrangères et les adapter, au point qu’elles semblent appartenir au lieu où elles ont été plantées. Ce n’est que sur ces bases contradictoires que Montaigne peut alors définir son ambition paradoxale d’un style « naïf », celle qui avait nourri le débat poétique de son siècle. Elle conjugue en fait deux enjeux distincts, celui d’un style naturel et d’un style personnel, d’une parole sur le papier qui semble telle « qu’en la bouche », en correspondant exactement à son auteur, capable de représenter celui-ci de la façon la plus fidèle à sa « forme naïve ». Ce style naturel repose sur l’artifice raffiné de la negligentia diligens, théorisée par Cicéron et Castiglione, qui imposait de « gauchir sur le naïf et le mesprisant » à la manière des courtisans. Le jugement que Montaigne portait sur Amyot a été confirmé par La Croix du Maine dans sa Bibliothèque et par Sainte-Marthe dans les Elogia ; il fut amplifié par René de Lucinge, qui célébra en lui « l’honneur des François »44.
Marie de Gournay
19Dans une dernière rédaction, publiée dans la seule édition posthume (1595), Montaigne bouleversait l’ordre et le sens du développement réticent consacré aux grands hommes témoignant d’une « extraordinaire grandeur, non commune », qui clôt le chapitre « De la presumption ». Il ajouta en effet un long éloge de Marie de Gournay, qu’il qualifiait de « fille d’alliance »45. Cet ajout ne figure pas sous forme manuscrite sur l’exemplaire dit « de Bordeaux ». Toutefois, en dépit du problème philologique qu’il a pu poser, son authenticité et sa rédaction par Montaigne ne sont pas mises en doute sur des bases philologiques sérieuses46. L’éloge est paradoxal à deux titres : d’une part, il célèbre une femme, une très jeune femme, dans un univers héroïque et lettré masculin. D’autre part, il ne repose pas sur des œuvres, des res gesta, mais sur des promesses, qu’il évoque sur le mode sublime d’une prophétie : « Si l’adolescence peut donner presage, cette ame sera quelque jour capable des plus belles choses »47. Ces belles choses appartiennent à l’ordre des mœurs et des affections bonnes : à la solidité de ses mœurs, Marie de Gournay ajoute une exceptionnelle capacité d’amitié. Jusqu’alors, Montaigne avait dénié cette qualité aux femmes pour en faire le fondement d’une relation unissant les seuls « honnestes hommes », sur le modèle idéalisé de sa propre relation avec La Boétie. Tel quel, l’éloge a pu passer de la sorte, dans son exagération, pour être l’expression d’une ultime expérience affective de Montaigne, peut-être aveuglé par une passion sénile pour un tendron.
20Les choses sont plus complexes. L’éloge de Marie de Gournay prend sens dans la dernière ordonnance du chapitre, comme la réponse donnée à une question littéraire, fondatrice du projet même des Essais. Dans un autre ajout au chapitre « De la presumption », Montaigne avait posé la question du lecteur : « Pour qui escrivez-vous ? »48. Il précisait une question qui n’avait pas cessé de le hanter depuis la première édition de son livre, publiée une dizaine d’années plus tôt, et à laquelle il avait donné réponse restrictive : « j’escris mon livre à peu d’hommes » (III, 9 : 1028). Lui-même, qui se représentait en lecteur désinvolte, définissait à l’inverse avec exigence le lecteur qu’il souhaitait, en réclamant de lui non seulement de la bienveillance mais aussi une attention de chaque instant. Il invoquait le « suffisant lecteur », capable de découvrir « des perfections autres que celles que l’autheur y a mises et apperceues » (I, 23)49, et de savoir décrypter les secrets d’une écriture complexe, fondée sur les citations, les emprunts, les traductions cachées. Dans le chapitre « Des Livres », la définition bien connue du bon lecteur que Montaigne appelle de ses vœux50 et qui justifie qu’il poursuive la rédaction et la publication de son livre écartait par contraste un mauvais lecteur, « indiligent » et superficiel, qui se tient aux apparences de la lettre, mais aussi le docte ou le pédant, ceux « qui ne connoissent autre prix que la doctrine » (II, 17). Montaigne instituait son lecteur comme un partenaire, dans une conversation civile, rendue possible par le biais de son livre, en dépit de l’éloignement des lieux et du temps. Cette figure de lecteur, sans cesse affinée, se précisait dans une relation nostalgique avec l’ami disparu, La Boétie, comme si le livre publié était le substitut capable de remplacer la parole vive. La conversation proposée avait pour fin une nouvelle forme d’amitié fondée sur une double reconnaissance : le lecteur finit par connaître intimement l’auteur, sujet et objet d’un livre qui avait été pour lui un long processus de connaissance intime, sur un mode socratique ; en retour, l’auteur témoigne une reconnaissance anticipée à ce lecteur capable de le connaître à son tour, il le met en valeur et le célèbre comme une instance dont il reconnaît le jugement.
21Or c’est bien de cela dont il est question dans l’éloge de Marie de Gournay. Montaigne insiste sur :
Le jugement qu’elle fit des premiers Essays, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier, et la vehemence fameuse dont elle m’ayma et me desira long temps sur la seule estime qu’elle en print de moy, avant m’avoir veu, c’est un accident de très digne considération51.
22Marie de Gournay était à ses yeux la parfaite amie ; elle assumait une forme de relation dont il n’avait cessé, dans les Essais, de mettre en évidence la perfection mais dont il avait jusqu’alors exclu les femmes. Cette amitié reposait sur le miracle de la lecture, et Marie de Gournay était la parfaite lectrice. La lecture l’avait conduite du livre à son auteur, le jugement qu’elle avait fait du livre lui avait fait aimer son auteur. Elle accomplissait la lecture d’amitié, celle précisément que Montaigne avait définie dans le chapitre « De la vanité » comme la seule lecture pertinente, une lecture capable de susciter le désir d’une rencontre personnelle52. Elle contribuait, par son exemple, à révéler la force d’attraction du livre. Ainsi définie, la lecture ne ressortit plus à un usage savant ; elle n’a rien de philosophique, rien de sceptique, même si elle met en jeu le jugement. Elle est conçue et vécue comme une expérience existentielle, comme un échange gratifiant, fondé sur l’admiration, par lequel le lecteur, ou plus exactement ici la lectrice, découvre et admire la grande âme de l’auteur, et ce faisant, révèle une âme d’une trempe égale à la sienne, seule à même de comprendre celui-ci et de l’admirer.
23Après la mort de Montaigne, les Essais allaient poursuivre une brillante carrière éditoriale, rendue possible grâce aux soins conjugués d’un grand libraire parisien, qui en fit la pièce maîtresse de son catalogue, des dames de Montaigne, soucieuses de faire connaître l’œuvre de leur époux et père, et surtout de Marie de Gournay, qui faisait le lien entre Montaigne, la famille de celui-ci et son l’éditeur. Or, du vivant même de Montaigne, celle-ci avait déjà été associée à la révision du texte des Essais. Elle laissa les traces de cette collaboration dans les marges de l’Exemplaire de Bordeaux, sous la forme de notes de sa main, prises sous la dictée de Montaigne. Plus tard, elle prit en charge la préparation et le suivi de l’édition posthume, en assumant de ce fait un rôle inhabituel dans les usages éditoriaux français de l’époque53. Le rôle de Marie de Gournay fut celui d’une éditrice, représentant l’autorité d’une autre instance, éditoriale et critique. Toutefois, sa lecture des Essais était bien plus profonde et compréhensive que l’approche philologique et typographique du texte. Elle ne cessa de se présenter elle-même comme une lectrice autorisée. Dans un sonnet adressé à Montaigne, publié en 1594, mais qui avait été composé six ans plus tôt, en 1588, elle esquissa l’histoire de sa découverte de l’œuvre et elle décrivit les effets que cette lecture avait suscités :
Toy qui par la beauté des Essais admirables
Non veu, loin de ma terre, en lieux inabordables,
Me ravis dès le bers l’âme et la volonté54.
24Dans la longue préface qui ouvrait l’édition posthume qu’elle avait procurée, Marie de Gournay amplifia le récit de sa première lecture. Il s’agit de la première réflexion critique consacrée aux Essais, dans une intention apologétique destinée à répondre aux reproches qui leur étaient adressés, mais qui jouait aussi comme une apologie personnelle de l’éditrice et, de façon plus discrète, comme une protestation féministe. Marie de Gournay cherchait à justifier le travail qu’elle avait accompli ; elle revendiquait d’être une éditrice compétente et autorisée, qui garantissait en même temps l’authenticité du texte qu’elle éditait. À cette fin, elle assumait la persona de la parfaite lectrice, dans le cadre d’une construction célébrant le livre et son lecteur idéal, également éloigné, selon les termes mêmes de Montaigne, des doctes et des « âmes communes ». Elle se désignait elle-même comme une de ces âmes « réglées et fortes », seule digne de lire les Essais et que la lecture confirmait comme telle, avec la caution d’un autre lecteur célèbre, Juste Lipse :
On estoit prest à me donner de l’hellebore, lors que, comme ils [les Essais] me furent fortuitement mis en main au sortir de l’enfance, ils me transissoient d’admiration, si je ne me fusse à propos targuée de l’éloge que ce personnage [Juste Lipse] leur avoit rendu dez quelques années, m’estant monstré lorsque je vis premièrement leur autheur mesme, que ce m’est tant gloire d’appeler Père, après qu’ils m’eurent fait souhaiter deux ans cette sienne rencontre, avec la vehemente sollicitude que plusieurs ont cognue et nul sans crier miracle55.
25Ce développement était lui-même entièrement déterminé par l’ajout porté in extremis dans le chapitre « De la presumption », dans lequel Montaigne avait défini le bon lecteur. Dans un second temps, confirmant une véritable transmission de père à fille, fût-ce une « fille d’alliance », Marie de Gournay pouvait prétendre être seule capable de comprendre les Essais aussi intimement que leur propre auteur, en raison de l’étroite familiarité qu’elle avait entretenue avec lui, et en particulier être seule capable de comprendre le style nouveau que celui-ci avait adopté, illustré par la rédaction complexe du texte dont le manuscrit avait été adressé au libraire. En somme, à la question « pour qui escrivez-vous ? » que Montaigne avait posée, Marie de Gournay répondait « pour moi ». Cette réponse instituait un véritable droit moral sur les Essais. Cette réponse, si présomptueuse qu’elle fût en apparence, est à lire, ainsi qu’elle le suggère, en même temps que la préface tout entière, en étroite relation avec l’ajout porté par Montaigne dans le chapitre « De la presumption », qui donnait à Marie de Gournay son autorité littéraire et éditoriale. Celle-ci confirma le droit moral qu’elle sut imposer de son vivant sur l’édition des Essais et qu’elle ne cessa d’exercer. Son autorité fut aussi confirmée par une activité littéraire personnelle, qui lui assura une renommée propre. Dès le début du siècle suivant, Marie de Gournay fut célébrée comme « femme illustre », à qui Giulio Cesare Capaccio consacra une notice dans son recueil des Illustrium mulierum et illustrium virorum elogia56. L’érudit napolitain s’était servi d’informations prises de la correspondance de Juste Lipse et il reprenait les compliments que celui-ci avait adressés à la jeune femme dans une lettre du 30 septembre 1588, où il disait la considérer comme un « prodige » de vertu et de savoir, qui suscitait son admiration à l’égal d’une nouvelle Théano, la fille de Pythagore57. En revanche, Montaigne, mentionné dans la lettre de Lipse, était exclu de l’éloge rédigé par Capaccio, qui ne faisait aucune mention du lien privilégié que Marie de Gournay avait entretenu avec lui et qui avait été à l’origine de sa vocation lettrée.
26
27Les portraits des personnages de lettrés « illustres » évoqués dans les Essais, ceux de Giraldi, d’Amyot, de Pibrac et surtout celui de Marie de Gournay prennent sens en relation à Montaigne lui-même. Loin d’être une prosopographie, vouée à la célébration et à la constitution d’un canon, à la manière des Vrais portrais des hommes illustres (1584) d’André Thevet, les Essais invoquaient ces personnages afin de servir, par analogie ou par contraste, à la représentation de Montaigne en homme de bien et en écrivain. Pour Montaigne, parler des autres servait à se dire. Les personnages qu’il évoquait connurent ailleurs d’autres formes de célébration. Dans les Essais, ils contribuaient à sa propre mise en valeur. Son éloge et la réception de son œuvre par la postérité allaient précisément reposer sur cette construction éthique et littéraire dont il était l’auteur. Le portrait de Marie de Gournay, « et femme, et en ce siècle, et si jeune » confirmait plus que les autres, à la fois l’enjeu moral du portrait que Montaigne traçait de lui-même en se reflétant dans le miroir d’autrui, mais aussi les vertus de l’admiration dans la compréhension des œuvres littéraires.
Bibliographie
Ouvrages à caractère de source
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Notes de bas de page
1 Montaigne 2007, p. 27.
2 Montaigne 2007, p. 924.
3 Goltzius 1567. Pour constituer cet ouvrage, Goltzius voyagea à travers l’Europe pour visiter les antiquaires ; en 1560, il s’arrêta à Bordeaux. Un exemplaire portant la signature de Montaigne a figuré au catalogue de la Librairie Jean-Claude Vrain, Paris, 2011, n° 12, avec reproduction.
4 Montaigne 2007, p. 870.
5 Legros 2000.
6 Balsamo 2005.
7 Bénichou 1948.
8 La Croix du Maine 1584, p. 328-329.
9 Montaigne 2007, p. 1159 et p. 696.
10 Ibid., 2007, p. 700.
11 Ibid., p. 747.
12 De Thou 1734, IX, p. 186-188.
13 Montaigne 2007, p. 917.
14 Balsamo 2017.
15 Balsamo 2011.
16 Montaigne 2007, p. 961-962.
17 Ibid., p. 850.
18 Giovio 1571, p. 165 ; Villey 1933, p. 151-152.
19 Montaigne 2007, p. 850.
20 Dictionnaire Montaigne 2004, p. 337-338.
21 Balsamo 2001.
22 Montaigne 2007, p. 229.
23 Boccassini 1991 ; Boccassini 1993.
24 Legros 2007, p. 1186-1188.
25 Montaigne avait peut-être lu le traité de Castellion, De hæreticis an sint persequendi (Bâle, 1554). Cet ouvrage est relié à la suite de la Disputa intorno alla presenza del corpo di Giesu Christo nel Sacramento della Cena (Bâle, 1561) de Bernardino Ochino, dont l’exemplaire portant la signature de Montaigne est conservé à la BNF (Rés. Z Payen 495). Toutefois, le volume, qui contient également la Defensio conjugi sacerdotum pia et erudita (1542) de Melanchthon, a été relié au xviiie siècle, et seul l’ouvrage d’Ochino porte une marque de possession, voir Pistilli–Sgattoni 2014, n° 64.
26 De Thou 1734, II, p. 328-329.
27 Montaigne 2014, p. 851. L’information de Montaigne concernant la pauvreté de Boccace est tirée des Annotazioni 1574.
28 Sainte-Marthe 1606, p. 64.
29 Pibrac 1574, p. 10, quatrain XLV.
30 Montaigne 2007, p. 1002.
31 Ibid. 2014, p. 222 et 349 ; Didier 1939 ; De Witte 1971, p. 113-117.
32 Pétris 2006, p. 71-91.
33 De Thou 1734, IX, p. 256.
34 La Croix du Maine 1584, p. 132.
35 Sainte-Marthe 1606, p. 137 (Pibrac) et 140 (Foix).
36 Montaigne 2007, p. 128.
37 Montaigne 2014, p. 512-513.
38 Montaigne 2007, p. 382.
39 Atkinson 1974, p. 179-196.
40 Longeon 1989, p. 33.
41 Montaigne 2007, p. 677.
42 Ibid., p. 918.
43 Ibid, p. 676.
44 La Croix du Maine, 1584, p. 174-175 ; Sainte-Marthe 1606, p. 200-202, qui reprend les termes de Montaigne ; Lucinge 1614, p. 47-49.
45 Ilsley 1963.
46 O’Brien 2014.
47 Montaigne 2007, p. 701.
48 Ibid., p. 696.
49 Ibid., p. 132.
50 Ibid., p. 428.
51 Ibid., p. 701.
52 Ibid., p. 1026.
53 Ibid., p. xxxvii-lv.
54 Gournay 1594, fol. G9.
55 Montaigne 2007, p. 4.
56 Capaccio 1608, p. 210 ; Devincenzo 2002, p. 136-137.
57 Lipse 1987, p. 133-134 ; Marie de Gournay répondit à cet éloge par une lettre du 25 avril 1593 (Lipse 1994, p. 141-147).
Auteur
Université de Reims – jean.balsamo@univ-reims.fr
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