Chapitre 1 - La vente du vin à Venise : un commerce qui n’a jamais connu de crises ?
p. 25-65
Texte intégral
La Giustizia Nuova et le Collegio dei Sette Savi
1La nécessité de répondre au besoin massif d’approvisionnement d’un produit particulièrement demandé par la population citadine et la lutte contre la contrebande et les nombreux vendeurs illégaux, avaient obligé les autorités vénitiennes à construire un système d’importation et de vente du vin très complexe. Il s’agissait d’une structure possédant des caractéristiques uniques, résultat d’une longue évolution. Elle trouvait son expression matérielle dans une multitude de lieux différents, chacun réglementé selon des normes spécifiques, qui visaient principalement à ne pas les mettre en concurrence directe les uns avec les autres.
2La Giustizia Nuova et le Collegio dei Sette Savi étaient les deux magistratures chargées de superviser tout le sujet, gérant les différentes étapes du parcours, de l’importation dans la capitale jusqu’au commerce de détail. Pour aborder une question si complexe, il est donc nécessaire de retracer leurs origines, en décrivant leur évolution au fil des siècles.
Millesimo duecentesimo sexagesimo primo, indictione quinta, die IX exeunte novembri. Capta fuit pars quod Officium Iusticie dividatur, et eligantur tres novo, qui debeant habere tabernas et hostarias, beccharias et pescharias et alia, sicut videbuntur committenda, et reliqui habeant alia1.
3C’est avec cette loi de novembre 1261, que le Grand Conseil Vénitien ordonna la division de l’ancienne institution de l’Officium Iusticie en deux magistratures distinctes, appelées Giustizia Vecchia et Nuova (ancienne et nouvelle justice), dans le but de souligner en même temps les aspects de continuité – vecchia – et de rupture par rapport à la structure précédente – nuova2. L’Officium Iusticie avait été créé environ un siècle plus tôt, entre 1172 et 1174, dans le but de réglementer le système des poids et mesures, de lutter contre les fraudes, d’établir les plafonds de prix et de régler les conflits qui surgissaient entre les différentes corporations de métier ainsi qu’en leur sein3. La division entre Giustizia Vecchia et Nuova a conduit à l’élection de trois nouveaux membres (six au total, répartis également entre les deux magistratures) et à la redistribution de certains des vastes pouvoirs qui caractérisaient l’action de l’Officium Iusticie. Les compétences n’étaient pas simplement réparties entre les deux Giustizie, mais aussi entre différentes magistratures, comme l’a démontré le cas de la supervision du secteur essentiel de la laine qui à cette occasion, passa sous le contrôle des Provveditori di Comun4. Cette décision répondait à la nécessité de répartir de manière plus rationnelle ce qui au fil du temps était devenu une charge trop lourde pour une simple magistrature, d’ailleurs composée de seulement trois membres. De cette façon les différentes autorités publiques pouvaient se concentrer sur des secteurs plus spécifiques et délimités du monde des professions urbaines et mener une action de contrôle plus efficace en intervenant de manière plus dynamique dans la résolution des problèmes au sein des corporations de métier.
4D’un point de vue purement numérique, la répartition était tout sauf équilibrée : quand en 1755 Sandi énuméra les 111 corporations vénitiennes, 76 étaient sous la supervision de la Giustizia Vecchia et seulement 4 sous celle de la Nuova5. C’est précisément à cause de ce déséquilibre que l’on a longtemps pensé qu’il existait une sorte de hiérarchie entre les deux autorités publiques, selon laquelle la Vecchia serait en position dominante par rapport à la Nuova. Cependant, si on analyse les différentes compétences d’un point de vue qualitatif, on constate immédiatement que cette dernière s’est vu confier la gestion de certains secteurs stratégiques de l’économie de la ville, à savoir le commerce du vin et la structure de l’accueil urbain et donc indirectement des flux migratoires. Il faut considérer que pendant le Moyen Âge et l’époque moderne, Venise était l’un des plus grands centres consommateurs de vin d’Europe, et les revenus résultant de l’importation de cette boisson dans la ville garantissaient un afflux de ressources vitales pour le trésor public6. D’ailleurs, son statut de centre commercial important et de carrefour fondamental pour le commerce entre l’Europe centrale et la région méditerranéenne en faisait un pôle d’attraction pour les marchands, les ouvriers qualifiés, les voyageurs et, depuis le XIVe siècle, un lieu privilégié pour les pèlerins en route vers la Terre Sainte7.
5Dans la loi décrétant leur institution, on découvre que les trois Giustizieri Nuovi avaient des compétences sur les tabernas et hostarias (tavernes et osterie), beccharias et pescharias (c’est-à-dire boucheries – bécarie en vénitien – et pêcheries) et sicut videbuntur committenda, notamment albergarie, maisons de communauté et autres lieux liés à la structure d’accueil urbaine. Cependant, dans la pratique, ils n’ont jamais eu de véritables tâches de supervision et de gestion dans le cas spécifique des boucheries et des pêcheries, qui sont restées sous le contrôle de la Giustizia Vecchia : leur but était plutôt de protéger l’activité des osti contre une éventuelle concurrence déloyale8.
6En effet, les frontières entre les compétences des différents métiers devaient être défendues et, dans le cas des osterie, le danger venait de presque toutes les corporations qui produisaient, travaillaient ou vendaient des produits alimentaires. L’activité de chaque corporation de métier était régulée par de nombreuses contraintes, élaborées selon une tentative de répartir de façon stricte les compétences de chacune d’entre elles, de façon à garantir une position limitée sur le marché, mais à l’abri de la concurrence extérieure. Par exemple, les luganegheri – les charcutiers vénitiens – ne pouvaient vendre que certains types spécifiques de viande (comme les tripes), de poisson et, seulement à partir de 1516, des saucisses cuites, mais pas à proximité des bastioni, malvasie ou burchi9 qui vendaient du vin à emporter ; ils pouvaient aussi vendre des anguilles et des mollecche cuites, mais seulement le 14e vendredi de l’année10. Les tripperi – vendeurs de tripes cuites – ne pouvaient exercer leur activité que dans la rue et il leur était absolument interdit d’organiser des déjeuners dans des maisons privées11. Plus généralement, seul les osti était autorisés à vendre de la nourriture cuisinée dans les “îles” de San Marco et Rialto, où ils étaient également les seuls à avoir la possibilité d’héberger des étrangers12.
7Les mesures qui visaient à répartir les compétences sont très nombreuses et, aussi étranges qu’elles puissent paraître, elles ont été jugées absolument indispensables à une coexistence convenable des différentes professions sur le marché. En effet, dans le cas particulier des osti, la Giustizia Nuova savait qu’ils devaient faire face à des coûts beaucoup plus élevés que les simples vendeurs de nourriture itinérants, qui n’étaient pas soumis au paiement de dépenses liées aux salaires du personnel, à l’achat du droit pour ouvrir l’osteria, à la location des locaux, etc. Sauvegarder l’activité des osterie en leur accordant un monopole dans deux zones cruciales comme San Marco et Rialto, signifiait également préserver l’importante contribution qu’elles apportaient chaque année aux caisses publiques. De l’autre côté, concentrer les osterie permettait également d’exercer des contrôles plus stricts sur les étrangers qui séjournaient dans la ville. Superviser l’ensemble de la structure d’hébergement urbaine signifiait opérer dans un secteur stratégique, lié aux politiques de contrôle de la mobilité interne et externe13. Il s’agissait d’organiser l’un des secteurs les plus importants de l’économie vénitienne, un marché très rentable qui avait besoin d’une structure aussi fonctionnelle pour le contrôle de la mobilité que pour collecter les impôts et taxes.
8Les attributions de la Giustizia Nuova restent les mêmes jusqu’au 9 février 1502, date à laquelle le Sénat décida de créer le Collegio dei Sette Savi, qui devint son organe de contrôle et tribunal d’appel, remplaçant dans cette dernière fonction les Governatori alle Entrate14. Le Collegio dei Sette Savi remplaçait aussi le Collegio dei Dodici, qui, ayant des pouvoirs généraux dans le domaine des droits, avait dû déléguer certaines de ses trop vastes responsabilités15. Le Collegio était composé de 7 membres choisis tous les 3 mois parmi les membres du Sénat, et était initialement chargé de redrezar – c’est-à-dire “redresser” – la situation relative au droit du vin, qui traversait une période difficile16. Ils furent particulièrement actifs au cours des premières années après leur création, à tel point qu’entre 1502 et 1503 on trouve plus de 30 lois couvrant divers sujets, de la lutte contre les vendeurs de vin illégaux et l’importation de contrebande, à la création de règles générales concernant l’activité des osti, marchand de vins, albergatori, etc.
9Le Sénat décida d’intervenir et de modifier la structure de la Giustizia Nuova au moment où la situation apparut critique, c’est-à-dire quand il comprit que les Giustizieri ne pouvaient pas garantir un contrôle efficace du marché du vin et qu’il était donc absolument nécessaire d’agir en ce sens. Le 9 mars 1513, il décida d’intervenir plus profondément encore à cet égard et, jugeant la structure existante insuffisante, abolit la figure des Giustizieri Nuovi, qui furent remplacés par trois Provveditori alla Giustizia Nuova. Dans le texte de la loi produite à cette occasion, le Sénat rendait hommage au travail accompli au fil des ans par le Collegio dei Sette Savi, qui avait réussi à augmenter les revenus de la taxe sur le vin de « quatre mille ducats par an environ ». Avec un soupçon de regret, cependant, les sénateurs soulignaient que les effets auraient pu être plus importants encore si les Giustizieri Nuovi avaient « observé les lois et les ordres qui avaient été émis périodiquement par le Collegio dei Sette Savi »17.
10L’image des trois Giustizieri qui s’est dessinée à cette occasion est très négative, car leur travail était jugé non seulement inefficace mais même nuisible à l’intérêt public. Depuis près d’un siècle, le Sénat invitait les Giustizieri à s’acquitter de leurs tâches correctement et avec soin, se plaignant de la prolifération des contrebandiers et des furatole – des tavernes illégales où l’on vendait de la nourriture et du vin – dans la ville. À présent, ils étaient également accusés d’essayer d’entraver le travail des Sette Savi et de causer de graves dommages à la République en volant directement de l’argent public18. Pour leur défense, cependant, le Sénat reconnaissait que le système devait être corrigé, car dès le début les Giustizieri n’avaient pas eu de salaire fixe et étaient également tenus de payer 5 ducats par an de tansa19. Leurs revenus provenaient d’un pourcentage fixe sur ce qu’ils percevaient dans le cadre de leurs diverses activités (en général 2 sous pour chaque livre qui entrait dans la caisse de la magistrature) ainsi que d’une part du total des pénalités (selon la période, entre 1/4 et 1/3 du total). Le mécanisme de détermination du montant de leurs salaires avait été modifié à plusieurs reprises au cours du XVe siècle (pour la première fois en 1404), mais les Giustizieri avaient probablement découvert que la corruption et la complicité de contrebande constituaient des activités nettement plus rentables20.
11Le Sénat décida que les trois Provveditori alla Giustizia Nuova devaient être choisis parmi des personnes de buon governo (dignes de confiance) âgées d’au moins 30 ans et, pour limiter le phénomène de la corruption, devaient recevoir un salaire de 10 ducats par mois nets de la tansa. Contrairement aux Savi, les Provveditori n’étaient pas élus au sein du groupe sénatorial, ce qui permettait de définir de manière plus claire la hiérarchie entre les deux magistratures. À cet égard, dans la même loi, un nouveau pouvoir était accordé aux Savi, établissant que seul le Grand Conseil avait le pouvoir de suspendre ou de contredire toute règle concernant le droit sur le vin établi par eux21.
12Cette décision s’explique par des épisodes d’ingérence d’autres autorités publiques, qui bloquaient les mesures « par le biais de suspensions ou d’autres moyens », ce qui engendrait des difficultés opérationnelles à cause desquelles « les choses [étaient] retardées »22. En effet, les compétences des différentes magistratures n’étaient pas toujours bien définies et il y avait des cas où différents magistrats revendiquaient une autorité supérieure par rapport à un même sujet. Par exemple, lorsqu’entre 1420 et 1442 la Giustizia Vecchia “envahit” les prérogatives de la Giustizia Nuova en délivrant des licences de vente de vin à des bateaux qui stationnaient dans les canaux de la ville, cette dernière intervint immédiatement en annulant tous les permis délivrés et en réaffirmant avec vigueur son autorité supérieure en la matière23.
13Le 11 juillet 1503, les Provveditori alla Sanità avaient accordé un grand nombre de licences pour vendre des malvasie – une catégorie de vin spécifique – sur place dans des entrepôts, « ce qui porte grandement préjudice au droit du vin a spina et est contre la forme des lois ». Encore une fois, les Sette Savi déclarèrent nulles toutes les licences accordées, qui mettaient en crise le commerce des Malvasiotti, les vendeurs de malvasie24. Ensuite, le 21 mars 1565 les Savi rappelèrent aux Signori di Notte al Criminale qu’ils n’avaient aucune compétence par rapport à l’activité des osterie, exactement comme ils l’avaient fait en 1515 avec les Auditori Vecchi25. Plus généralement toutefois, le travail des Provveditori alla Giustizia Nuova a été sapé non seulement par les ingérences des autres magistratures, mais aussi par le manque de respect pour leur autorité de la part de la population vénitienne. À cet égard, en 1562, les Provveditori se plaignaient de ne pas pouvoir achever les procès et punir les coupables parce que les témoins refusaient de se présenter, à cause de la « faible obéissance à l’égard de nos officiers »26.
14En tout cas, la série d’interventions structurelles mises en œuvre par le Sénat au cours du XVIe siècle, notamment la création du Collegio dei Sette Savi en 1502 et l’élection des Provveditori alla Giustizia Nuova en 1513, ont eu des effets particulièrement positifs sur les revenus dérivés de l’importation du vin dans la ville. Les données relatives au XVIe siècle nous en fournissent un témoignage (tab. 1)27.
Tab. 1 – Revenus dérivés de l’importation du vin à Venise. Source : Tucci, « Commercio e consumo del vino a Venezia in età moderna », p. 200.
Année | Revenus (Ducats) | Année | Revenus (Ducats) |
1556 | 124 400 | 1562 | 138 601 |
1557 | 116 000 | 1579 | 134 549 |
1558 | 130 993 | 1582 | 168 580 |
1559 | 128 000 | 1587 | 291 157 |
1560 | 138 000 | 1594 | 280 133 |
1561 | 130 016 | 1602 | 293 665 |
15Parcourir les registres de la Giustizia Nuova, donne l’impression de se trouver face à un monde qui tentait en vain, d’absorber et de cataloguer toutes les différentes professions, en les insérant dans un cadre défini, réglementé et contrôlé. En effet, à travers une législation dense et l’encouragement de formes de contrôle réciproque (dénonciations secrètes, rondes, incitations financières, etc.), on a tenté d’éliminer à la fois la concurrence “externe”, composée principalement de commerçants illégaux ou de membres d’autres corporations de métier, et “interne” due principalement aux activités illégales menées par les autres membres du même métier28.
16Le même type d’attitude – avec des résultats similaires – est également visible au sein de l’appareil administratif, où les différentes magistratures tentaient de défendre et parfois d’élargir les limites qui démarquaient leurs compétences respectives, de façon à en tirer un bénéfice économique. Bien sûr, elles essayaient aussi parfois d’encourager la collaboration afin d’étendre le réseau de contrôles : à cet égard, en 1510, les Sette Savi étendirent la prérogative de pouvoir intenter des procès contre les voleurs – vendeurs illégaux de nourriture et de vin – également à la Giustizia Vecchia, aux Signori di Notte al Civil, aux Cinque Savi alla Pace, aux chefs de Sestiere, et à partir de juin 1516 également aux Provveditori Sopra i Dazi29. La situation de base n’a toutefois pas changé, comme en témoigne la norme de 1740, dans laquelle les Sette Savi et les Provveditori se plaignaient encore de citoyens qui se rendaient devant d’autres tribunaux pour rapporter des cas qui relevaient de leur compétence exclusive, causant un préjudice économique ainsi que d’image.
17Pour résumer, la Giustizia Nuova et le Collegio dei Sette Savi constituaient deux magistratures importantes sur la scène administrative vénitienne, qui traitaient la gestion des secteurs stratégiques de l’économie de la ville et de la République elle-même. En plus de toutes ces tâches, comme nous le verrons plus loin, les Giustizieri (ou Provveditori) et les Savi étaient responsables de la supervision de l’activité de prêt sur gage des osterie et bastioni, une activité particulièrement lourde et importante, étant donné la quantité d’objets et d’argent mobilisés chaque année et le caractère particulièrement sensible de ce secteur, qui s’inscrivait entre politique, sociale et économique30.
Le commerce du vin à Venise
Venise et le vin : une étroite relation
18Dans les villes d’Ancien Régime, l’accès aux sources d’eau potable était un problème majeur pour la population et la gestion des rivières et des sources faisait l’objet d’une attention spécifique de la part des pouvoirs publics. L’eau était – et, bien sûr, est encore – un bien indispensable, utilisé tant pour la consommation individuelle que pour la préparation des aliments et l’hygiène personnelle. Par exemple, en 2013 la consommation domestique en France s’élevait à 143 litres par jour et par habitant, un chiffre extrêmement élevé si l’on considère qu’au début du XVIIIe siècle, chaque parisien disposait d’environ 5 litres d’eau par jour, 10 juste avant la Révolution31.
19Comparé à Paris, le cas de Venise semble plus compliqué encore à cause de la structure et de la position atypique de la ville, qui se trouve au milieu d’une lagune et est donc entourée d’eau salée. Dès ses origines, Venise s’est dotée de nombreux puits et citernes afin de pouvoir accumuler des réserves d’eau douce : les premiers, en particulier, étaient disséminés dans toute la ville, tant à l’intérieur des maisons privées que sur les places publiques, offerts par la « magnificence publique » à la population urbaine. Leur technique de construction a fait de Venise un modèle, car « elle a été réduite à un tel raffinement de l’art que ... [les vénitiens pouvaient] se vanter d’avoir de l’eau aussi claire, douce et saine que celle de toute autre source »32. Mais la seule maintenance des puits de Venise impliquait un travail non négligeable : en effet, il est important de souligner qu’ils ne puisaient pas de l’eau douce dans le sous-sol de la lagune, mais constituaient simplement des sortes de citernes remplies de sable fin jusqu’à la moitié, à travers lequel passait l’eau – de pluie ou importée par la terre ferme avec des navires – qui était ainsi filtrée33.
20En 1796, on comptait au total plus de 5 000 puits (environ 2 000 privés), dont seulement 2 000 étaient encore en fonctionnement, tandis que les autres, souvent du fait de négligences, étaient inutilisables ou salés à cause des infiltrations. Une étude du XIXe siècle prétendait qu’ils contenaient à l’origine un total de 30 botti (tonneaux) d’eau qui étaient capables de fournir pendant « cent trente jours au moins une bouteille d’eau d’une lira à chacun des habitants de Venise »34. En tout cas, cela semble très difficile, car, si l’on emprunte les mots de Braudel :
[les réserves d’eau] sont insuffisantes en temps normal pour l’énorme population de la ville. L’eau douce doit venir, et vient du dehors, non par des aqueducs, mais par barques qu’on remplit dans la Brenta et qui gagnent tous le jours les canaux de Venise. Ces Acquaroli du fleuve forment même un corps de métier autonome à Venise35.
21On estime que le corps d’un homme a besoin d’environ 2,5 à 3 litres d’eau par jour, en partie absorbés sous forme liquide et en partie dérivés des aliments consommés36. À cause des difficultés liées à la rareté de l’eau potable, le vin a donc joué un rôle décisif dans l’alimentation quotidienne, notamment en raison de son apport énergétique sous forme de calories. La modalité de consommation de vin variait dans les différentes parties de l’Europe du XVIIIe siècle et, alors que les Français le mélangeaient à l’eau, les Allemands et les Vénitiens le consommaient principalement pur ou, comme le notaient avec dégoût certains voyageurs étrangers en visite à Venise, le sucraient en le mélangeant à d’autres substances, généralement du miel (ce qui avait aussi l'avantage de masquer la mauvaise qualité du produit). Le vin occupait une place primordiale dans le régime alimentaire quotidien des individus du XVIIIe siècle, tant pour les riches que pour les pauvres. En effet, il n’était pas un bien de luxe, au contraire : la différence entre la consommation des aisés et des indigents n’était pas basée sur la quantité, mais éventuellement sur la qualité du produit37.
22Je peux confirmer cette hypothèse en faisant une simple observation. Il est connu qu’en période de crise et de difficultés économiques, les individus ont naturellement tendance à limiter les dépenses pour les produits secondaires afin de concentrer leurs ressources dans l’achat de produits de première nécessité. Par exemple, lorsque le prix du blé augmente en raison d’une mauvaise récolte et qu’il faut donc investir davantage pour en acheter la même quantité, la marge disponible pour d’autres catégories de biens et services est réduite, la demande diminue et en général les prix baissent38. Dans ces cas, deux tendances différentes et opposées peuvent être observées dans l’évolution globale des prix. Si le vin était un produit secondaire, nous devrions donc constater une corrélation inverse entre le prix de ce dernier et celui du blé pendant la même période.
23Or, comme le montre le graphique ci-dessus, les deux tendances semblent totalement indépendantes l’une de l’autre, ce qui est également confirmé par la très faible corrélation entre les deux séries de prix (0,32 entre 1705 et 1756 et 0,21 entre 1767 et 1786). Le blé et le vin n’étaient donc pas deux produits concurrents, en ce sens qu’un investissement plus important dans l’achat du premier – et, bien sûr, de tous les produits dérivés comme le pain – n’affectait pas le budget disponible pour le second, ce qui nous fait supposer que dans les deux cas il s’agissait effectivement de produits de base.
24Il faut également considérer qu’il était probablement plus facile d’acheter du vin que de l’eau, notamment pour des raisons économiques : dans les deux cas, il s’agissait de marchés caractérisés par une demande inélastique, mais importer et commercer du vin – légalement ou non – était simplement plus fructueux. En tout état de cause, que ce soit du fait de la rareté de l’eau ou d’une affection particulière de la population pour cette boisson, Venise est restée tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles l’un des plus grands consommateurs de vin en Italie et en Europe. C’est précisément pour cette raison, que la République considérait comme absolument indispensable de créer un système capable de distribuer efficacement cette boisson à la population et en même temps de combattre et de limiter, autant que possible, le phénomène de la contrebande et des ventes illégales.
25L’histoire de la relation entre Venise et le vin est celle d’un lien très fort, dont les effets négatifs ont eu des répercussions évidentes sur la ville et ses habitants. Les statistiques du début du XXe siècle décrivent une situation qui semble fortement marquée par l’abus de boissons alcoolisées : en 1910, on comptait 1 276 magasins de vin dans toute la ville de Venise, une densité qui atteignit son maximum dans le sestiere de San Marco, où il y en avait un pour 69 habitants. Entre 1897 et 1908, on compta 381 décès dus à l’alcoolisme chronique et entre 1890 et 1909, 392 hospitalisations dans les asiles psychiatriques de San Servolo et San Clemente étaient dues à des maladies mentales liées à l’abus d’alcool39. Évidemment, il n’y a pas de données aussi précises concernant les XVIIe et XVIIIe siècles, en partie à cause de l’impossibilité de relier d’un point de vue médical les troubles mentaux à la consommation de boissons alcoolisées, mais il est possible d’imaginer que la situation n’était pas alors très différente.
26À l’époque, la République se préoccupait d’estimer le plus précisément possible la consommation moyenne par habitant pour des raisons fiscales, afin de pouvoir prévoir les tendances du marché et prendre des décisions avisées en matière de politique tarifaire. Un document de 1673 estime la consommation annuelle individuelle d’un homme adulte à une amphore de vin, soit un peu plus de 600 litres, ce qui équivaudrait à environ 1,6 litre par jour (en 1995, en Italie et en France, le chiffre annuel était respectivement de 60 et 63 litres/individu/an)40. En prenant également en compte ceux qui ne buvaient pas – par exemple, les enfants – ou qui ne le faisaient qu’en quantités limitées, on arrive à l’estimation annuelle de 60 millions de litres pour une population d’environ 200 000 personnes (résidents, voyageurs et immigrants illégaux inclus), soit environ 0,82 litre par jour par habitant41.
27Un document datant de 1730 fournit des données sur la consommation moyenne supposée d’une manière plus spécifique, répartie par sexe et par groupe d’âge42. Pour les hommes de moins de 18 ans (la consommation de vin commençait à peu près entre 10 et 12 ans), la moyenne était de 0,67 litre par jour ; entre 18 et 50 ans, elle passait à 1,34 litre, pour atteindre 1,79 au-dessus de 50 ans. Pour les femmes, cependant, nous n’avons que le chiffre pour le groupe 18-50 ans, soit 0,67 litre par jour : il s’agit d’une valeur qui, bien que nettement inférieure au chiffre des hommes, confirme la très forte consommation. Comme nous le verrons dans les pages suivantes, si l’on compare ces estimations avec les données de l’importation effective de vin dans la ville, les quantités semblent toutefois nettement inférieures. La République attribuait cette disproportion au grave problème de la contrebande (auquel il faut ajouter une longue série d’exemptions et de privilèges), un phénomène qui, malgré de nombreux efforts, n’a jamais été résolu43.
28Pour des raisons fiscales, les autorités publiques avaient fixé une quantité minimale de vin que chaque osteria et bastione devait vendre chaque année, qui variait en fonction de leur taille et de leur localisation dans la ville. Ainsi, lorsqu’un oste ou un bastionere vendait (et donc achetait et importait) moins de vin que le niveau minimum qui lui avait été attribué, il devait payer la différence des droits jusqu’au montant établi. De cette manière, l’État pouvait prévoir avec précision le revenu annuel minimum provenant du droit du vin. Entre 1694 et 1698, par exemple, pour les 45 bastioni actifs de la ville, une valeur minimale d’environ 7,5 millions de litres par an était estimée (le montant établi pour les différents centres variait au début de chaque condotta en fonction des résultats de la précédente)44. Ainsi, au cours des périodes comprises entre 1694-1696 et 1696-1698, respectivement 8,73 et 8,91 millions de litres de vin ont été vendus. En considérant une consommation moyenne de 0,80 litre par jour et par personne, cela représente une moyenne de 30 500 clients par jour, environ 700 par bastione, soit 1/5 de la population totale45.
Les “lieux du vin”
29Pour répondre à une demande aussi forte et soutenir la consommation, la République avait mis en place un impressionnant système de distribution du vin, allant de la vente en gros jusqu’au détail. Cependant, l’identification de la typologie des lieux de vente est une opération qui s’avère plutôt compliquée, tant à Venise que dans de nombreuses autres villes de l’Europe médiévale et moderne. Ceci est principalement dû au manque d’informations spécifiques sur le sujet et à la variété lexicale qui caractérise la documentation, c’est-à-dire au fait que deux termes peuvent facilement être trouvés à la fois comme synonymes ou s’opposant l’un à l’autre46.
30En ce qui concerne la seule vente du vin, en parcourant les sources normatives de la Giustizia Nuova, nous prenons connaissance de l’existence des osterie à pluri et à minori, taverne, magazèni, bastioni avec leurs “lieux subordonnés” dits samarchi et samarcheti, burchi, furatole, malvasie et caneve. Si l’on considère également le domaine de l’hébergement plus généralement, nous trouvons aussi des albergarie, des case di comunità (maisons des communautés), des locande (auberges) et des fondaci (entrepôts), qui ne pouvaient pas vendre de vin à leurs clients (sauf pour le fondaco des Allemands). Malheureusement, aucune source ne précise directement quels sont les éléments qui différencient et caractérisent clairement chacun de ces endroits et, de manière générale, on note une certaine confusion au niveau réglementaire également, ce qui reflète une situation qui, dans l’ensemble, n’était probablement pas très claire même à l’époque47.
31En tout état de cause, il est impossible d’expliquer quelle est la différence entre une osteria et une taverne sans remonter un peu plus loin dans le temps : c’est précisément pour cela que nous nous permettons de faire un petit excursus sur l’histoire des osterie et des bastioni. Dans les sources du XIVe siècle, il existait une subdivision entre les hostarie dites à pluri et à minori, une classification qui semble disparaître au début du XVe siècle au profit du simple hostaria (ou osteria). La différence entre les deux n’est pas évidente, même la bibliographie (assez réduite, en vérité) sur le sujet fournit des explications peu convaincantes, bien que l’on pense de manière générale que les premiers offraient un meilleur service et vendaient des vins d’une qualité supérieure (de Romània et de l’île de Candie, ou même des malvasie, ribolle et trebbiano) tandis que les seconds étaient simplement des débits de boissons de moindre qualité, destinés à une clientèle populaire48. Une loi du Grand Conseil de mai 1320 précise que les hostarie à minori (qui dans ce cas sont aussi appelées taverne) « sont si nombreux dans ce pays, qu’en raison des discussions qu’ils y tiennent, les Vénitiens de misérable condition agissent malhonnêtement » délaissant leurs familles pour se consacrer au vin et à « alia inhonestia » (d’autres malhonnêteté)49. Elles étaient donc réduites au nombre maximum de vingt et il était statué qu’elles devaient toutes être situées en dehors des “îles” de San Marco et de Rialto. Dans ces deux parties de la ville, il n’y avait que les hostarie à pluri, qui étaient limitées au nombre de douze, suffisantes « pour les étrangers qui viennent où transitent par là » (ensuite, leur nombre augmenta à nouveau, puisqu’au XVIIIe siècle il y en avait environ vingt)50.
32C’est probablement à cette occasion que, pour la première fois, la supériorité des osterie sur les autres “lieux du vin” de la ville fut entérinée, en leur réservant le monopole dans les deux quartiers les plus importants de la ville. Comme les osterie servaient principalement à l’accueil et à l’hébergement des étrangers, il était logique qu’elles soient situées aux alentours du pont du Rialto et de la place San Marco, respectivement les centres économique et administratif de la ville, où étaient concentrés la plupart des étrangers qui venaient à Venise pour affaires. Cette répartition n’a pas changé au fil des siècles et les osterie sont restées concentrées dans ces zones, en continuant à se battre pour maintenir leur monopole.
33Au cours du XIVe siècle, nous avons connaissance de l’existence dans la paroisse de San Matteo di Rialto de nombreuses osterie. Pour en citer quelques-unes parmi les plus importantes, il y avait l’osteria à l’enseigne de l’Angelo (l’Ange), de la Scimia (le Singe), de la Campana (la Cloche), du Gambero (la Crevette), de la Cerva (la Biche), de la Scopa (le Balai) et du Saint-Georges, qui hébergeait exclusivement les oltramontani, c’est-à-dire ceux qui venaient de l’autre côté des montagnes, surtout d’Allemagne, mais aussi du Trentin, de Bohême, de Pologne et de Hongrie. Sur la riva del vino, en revanche, il y avait l’osteria du Sturione (l’Esturgeon), à San Bartolomeo celle de la Reine de Hongrie – également réservée aux oltramontani – tandis que dans le sestiere de San Marco les principales étaient celles du Cappello (Chapeau), du Salvadego (Sauvage), du Lion Rosso (Lion Rouge) et de la Luna (Lune), laquelle avait des origines très anciennes et semble avoir été fondée par les templiers51. Dans le tableau 2 on peut constater qu’au XVIIIe siècle la majorité des auberges étaient situées encore dans la même zone et avaient encore les mêmes noms.
Tab. 2 – Osterie à San Marco et à Rialto avec le nombre d’employés, 1762. Source : ASVe, Giustizia Nuova, b. 29, documents non numérotés, 24 septembre 1762.
Osterie à Rialto (1762) | Osterie à San Marco (1762) |
Gambaro | Salvadego |
Sturion | Luna |
Anzolo | Cavalletto |
Due spade | Cappello |
San Zorzi | Pellegrino |
Sol | Rizza |
Campana | Corona |
Torre | Lion Rosso |
Donzella | Nb de osterie : 20 |
Scimmia | Nb d’employés (Rialto) : 183 |
Scoa (fermée en 1762) | Nb d’employés (San Marco) : 152 |
Cerva | Nb total d’employés : 335 |
34Entre la fin du XIIIe siècle et la première moitié du XIVe siècle, la République avait interdit à la population vénitienne d’accéder aux osterie pendant certaines périodes. Les raisons ne sont pas totalement claires, mais c’était probablement dû en partie à des questions de sécurité publique et afin de les réserver à une clientèle composée de nobles de la ville et d’étrangers52. Le gouvernement vénitien était tout à fait conscient du fait que les osterie constituaient un lieu de rencontre pour le peuple, un espace où les idées pouvaient circuler, où l’on pouvait partager des nouvelles politiques et en discuter, avec le risque de créer et de diffuser des sentiments de dissidence. Dans les osterie, on encourageait les rassemblements, on répandait des sentiments séditieux et l’on générait cette agitation « dont dérivent trop souvent les insurrections »53.
35C’est probablement l’une des principales raisons pour lesquelles seule la vente à emporter était autorisée dans les bastioni, afin de permettre au peuple une consommation domestique “plus sûre”, isolée, à l’abri des discours et des idées dangereuses. Les sources du XVIIIe siècle n’expliquent pas clairement quelle était la différence entre un bastione et un magazzino (ou magazèn), dans la mesure où les deux sont décrits comme des lieux où du vin à emporter était vendu à la population pauvre de la ville. Le terme magazèn (parfois magazèn da grosso) apparaît dans les archives à partir de la première moitié du XIVe siècle – bien avant le bastione, que l’on trouve seulement à partir du début du XVIe siècle – et désigne un type particulier d’entrepôt dans lequel les membres de la corporation des marchands de vin vendaient leurs produits en gros (c’est-à-dire à partir d’un secchio, 10,73 litres, ou plus). La première différence évidente entre les deux lieux concerne donc la manière dont le vin était vendu, puisque le bastionere ne pouvait vendre qu’au détail, en bouteilles d’une demi-lira ou d’une lira (1,34 et 2,68 litres respectivement).
36Le dictionnaire du dialecte vénitien écrit par Giuseppe Boerio en 1829, désigne par le terme Magazèn da vin une sorte de taverne pour les gens vils, un magasin où le vin était vendu au détail et « où à l’époque de la République, il était possible de mettre en gage des objets, pour lesquels on recevait deux tiers de la valeur en argent, et un tiers en mauvais vin, précisément appelé “vin de gages” ». Dans ce cas, une certaine confusion apparaît, parce que c’est dans le bastione – qui est décrit simplement comme une grande taverne où le vin est vendu au détail avec un renvoi au terme magazèn – que les gages étaient acceptés. Les patrons des deux activités, bastionere et magazenier, sont tous deux définis comme les propriétaires ou gérants d’un débit de boissons générique, ce qui indique qu’au fil du temps les deux termes ont probablement commencé à se chevaucher du point de vue sémantique54. D’une certaine façon, les bastioni peuvent être considérés comme une sorte d’héritiers des hosterie à minori, car les descriptions que nous trouvons dans les sources sont très similaires et évoquent dans les deux cas des centres de vente de vin de mauvaise qualité pour les personnes de pauvre condition.
37Les membres de la corporation des marchands de vin pouvaient également vendre le vin sur leurs burchi, un type de bateau spécifique adapté au transport de marchandises. Il leur était absolument interdit d’avoir sur leurs bateaux des verres ou d’autres récipients pour la vente au détail (hormis des petits verres de dégustation), vu qu’ils ne pouvaient le vendre qu’à partir du secchio. Osti et bastioneri ne pouvaient pas acheter le vin nécessaire à leur activité auprès des marchands du vin vénitiens, mais devaient se tourner vers ceux de la terre ferme et le transporter vers la lagune : c’était un moyen d’assurer un approvisionnement constant dans la ville qui permettait de garder des prix plus bas (parce qu’en achetant à la “source” le prix était inférieur)55.
38Le terme taverna, cependant, apparaît dans les sources avec une certaine continuité seulement jusqu’à la première moitié du XVIe siècle, pour disparaître ensuite presque complètement. La différence réelle avec une osteria n’est pas très claire et à cet égard, le nom original de la corporation des osti, schola de tavernieri, est révélateur. En tout état de cause, la taverne semble jouir d’un statut inférieur, comme le rapporte l’autorisation du Grand Conseil de 1361 accordée à un certain Gunido, chef de l’osteria à l’enseigne de la Stoppa, lui permettant de réduire son activité à celle de taverna56. De manière générale, à la fin du Moyen Âge les deux termes ne paraissent pas être utilisés comme synonymes, mais semblaient se référer à deux activités qui avaient des fonctions qualitativement différentes.
39Dans la littérature sur le sujet, les tavernes sont généralement définies comme des endroits où l’on allait exclusivement boire et manger, un lieu de convivialité et de rencontres qui n’était pas limité aux résidents, mais était également fréquenté par des voyageurs qui s’y rendaient entre autres parce qu’ils avaient de bonnes chances d’y rencontrer des compatriotes. Les osterie, d’autre part, étaient principalement destinées à accueillir des étrangers et à offrir un abri pour la nuit. De manière générale, la taverne était considérée comme un lieu de perdition, et avait une connotation négative que n’avait pas l’osteria, qui n’était pas soumise à des préjugés moraux57. Cette distinction ne semble cependant pas être pleinement applicable au cas de Venise, où la taverne était probablement beaucoup plus similaire à ce qui dans les sources est appelé, avec un certain mépris, bettola : il s’agissait d’un simple magasin, pauvrement meublé, où était vendu du vin de faible qualité et qui n’offrait pas l’hospitalité aux étrangers. Cependant, nous n’avons pas beaucoup d’informations sur les taverne, encore moins pour le XVIIIe siècle58.
40Bien qu’elle semblât avoir des limites qualitatives par rapport aux osterie, d’un point de vue hiérarchique, la taverne restait tout de même dans une position plus élevée que la caneva, ou canipa, que l’on trouve dans la documentation entre la seconde moitié du XIIIe siècle et le début du XVIIIe siècle. En 1361, à cause des nombreuses fraudes et actes de violence qui s’y produisaient, la Giustizia Nuova décida de réduire la taverne active dans le fondaco des Allemands à une caneva « sicut primo erat » et de limiter son activité à la vente du vin de la « Marcha » (les territoires aux alentours de Trévise) et du territoire Frioulan. La taverne fut alors réduite à une caneva en limitant la variété des vins qui pouvaient y être vendus, mais pas les modalités de vente ni les clients, puisque déjà auparavant, elle pouvait vendre au détail uniquement aux marchands allemands et aux ouvriers du fondaco. Dans ce cas également, le terme pouvait être utilisé dans les sources comme synonyme de osteria, tant dans la documentation fiscale produite par les osti eux-mêmes que dans des inventaires compilés par les fonctionnaires de la Giustizia Nuova.
41Enfin, les malvasie étaient des lieux de revente des vins da Mar, ceux qui venaient de l’est de la Méditerranée et du sud de la péninsule italienne. Il s’agissait de vins chers, célèbres pour leur goût sucré et liquoreux qui contrastait avec celui des vins de la terre ferme vénitienne, acides et de mauvaise qualité. La corporation des malvasiotti avait la prérogative de vendre dans des entrepôts et burchi « malvasia, muscats, vins de Sicile que l’on disait d’Espagne et des liqueurs maritimes étrangères » seulement en gros, donc toujours plus d’un secchio à la fois (10,73 litres)59. Par le biais d’une adjudication (appalto) dite des banderole (ou banderuole), le corps de métier des malvasiotti achetait régulièrement le droit de vendre les malvasie au détail dans vingt magasins dits poste, que la République mettait à disposition à cet effet : il s’agissait de lieux qualitativement différents par rapport à ceux que l’on vient de voir, plus “raffinés”, qui offraient un produit relativement cher, principalement aux nobles de la ville, mais pas seulement60.
42Au fil des années, la corporation de la malvasia traversa plusieurs crises qui affectèrent fortement la rentabilité de la profession. En 1655, par exemple, les malvasiotti se plaignirent du fait qu’à cause de la guerre avec l’Empire Ottoman, ils ne pouvaient plus acheter de vins de Candia et demandèrent donc de pouvoir faire du commerce de vins siciliens, appelés vins d’Espagne61. À la fin du XVIIe siècle, ils déclarèrent que les forces très faibles de la corporation ne permettaient plus d’acheter les droits des “banderole” aux mêmes tarifs que les années précédentes, à la fois à cause de la contrebande mais surtout « du fait de la nouvelle introduction du café et d’autres boissons [eaux glacées] qui ont réduit la plupart de nos frères à mendier leur nourriture en exerçant d’autres professions »62.
43De manière générale, en ce qui concerne la vente au détail du vin au XVIIIe siècle, nous pouvons identifier principalement trois types d’activités principales, à savoir les osterie, les bastioni et les malvasie, toutes encadrées par un système réglementaire très spécifique, qui définissait leurs limites et compétences. Comme dans le cas d’autres métiers, les efforts de l’autorité publique visaient à éviter l’émergence d’un système de concurrence entre les différentes professions en imposant une stricte répartition des responsabilités. Afin d’assurer le respect de ces règles, outre l’action de surveillance effectuée par les différentes autorités publiques (comme la Giustizia Nuova, mais pas seulement), la République avait tenté de promouvoir une sorte d’activité de contrôle “horizontal”. Les dénonciations de la part des citoyens étaient encouragées en garantissant un pourcentage du gain dérivé des amendes (généralement entre 1/3 et 50 %) et les corporations elles-mêmes avaient le droit (et le devoir) de créer des systèmes de contrôle à l’intérieur de la ville. En 1594, la corporation des osti s’était dotée d’une cerca, c’est-à-dire un groupe de cinq hommes qui avaient pour tâche de « se promener fréquemment dans la ville pour vérifier s’il y a[vait] des ventes illégales », et quelques années plus tard le consortium des bastioneri fit de même63.
44Dans le cas spécifique de notre recherche, le rôle le plus important a certainement été joué par les osterie et les bastioni qui, dans le panorama des lieux liés au commerce du vin, étaient officiellement les seuls à pouvoir offrir un service de prêt sur gage. La création des bastioni et leurs caractéristiques spécifiques confirment l’effort fait par la République pour pousser les individus à consommer du vin à l’intérieur de la sphère domestique. Cela pourrait être simplement une tentative de limiter les épisodes d’ivresse publique et de contenir les risques associés à cet état. Mais il est tentant de penser qu’il y avait aussi autre chose derrière cette décision, comme par exemple la volonté de limiter la diffusion d’idées potentiellement critiques envers le gouvernement vénitien, et donc dangereuses64.
C’est là [dans les osterie] en effet, hors de l’étroitesse de leurs cabanes, que les paysans se réunissent le soir ou pendant les longues journées hivernales pour discuter des questions de la communauté, des récoltes, et jouer et boire ; lorsque dans toute l’Europe passait la tempête révolutionnaire, dans les osterie les journaux étaient lus à haute voix aux heures où la fréquentation était la plus importante, et pour la première fois dans l’histoire des masses rurales de la Vénétie, les paysans commencèrent à s’intéresser aux affaires des princes65.
45Cette hypothèse est très intéressante, surtout si l’on considère qu’il n’y a pas eu de grands épisodes de révolte de la part de la population de la ville dans l’histoire vénitienne. D’autre part, il n’est pas nouveau que les pouvoirs publics aient cherché à contrôler le nombre de tavernes et plus généralement de lieux de rencontre : la République exerçait une forte surveillance sur les tavernes de la terre ferme, mais ce type d’activité se retrouve également ailleurs66. De manière générale, l’offre informelle répondait précisement à ce besoin de sociabilité, ce qui a eu pour résultat la multiplication du nombre de vendeurs illégaux qui ouvraient leurs maisons en permettant aux clients de s’arrêter pour boire, manger, jouer et danser, etc.
Droits d’importation et prix du vin au XVIIIe siècle
L’importation du vin à Venise
46Le système qui régulait l’imposition du droit d’importation du vin à Venise – appelé dazio del vin a spina – avait une structure assez complexe, qui reflétait en partie les difficultés liées à la réglementation d’un commerce particulièrement important pour les autorités publiques67. La République essayait de préserver à la fois ses propres intérêts, à savoir limiter la contrebande et veiller à ce que chacun paie ce qui lui était dû, et ceux des contributeurs, de sorte que personne ne doive payer plus que ce qui était dû.
47La méthode utilisée par le gouvernement pour la perception du droit était celle du contrat d’adjudication, au sein duquel utilité publique et privée se rejoignaient : par le biais d’une enchère, un individu achetait le droit de devenir daziere, c’est-à-dire responsable des douanes. Il devait donc s’occuper de la perception des impôts sur l’importation du vin à Venise68. Toutefois, il n’était pas toujours facile de trouver quelqu’un qui était disposé à investir dans le droit sur le vin, notamment à cause des nombreuses fraudes et de la contrebande qui affectaient le volume global des ventes et qui rendaient très difficile l’évaluation de la rentabilité de l’investissement.
48En 1610, le Sénat se plaignit que l’année précédente le contrat avait été vendu à un prix trop bas et apparemment à un daziere qui n’était pas réellement fiable, étant donné que quelques jours seulement après l’enchère, le Collegio dei dazi mettait en évidence la grande confusion qui régnait dans l’administration du droit du vin, au point d’engendrer « de graves dommages publics »69. La situation ne s’améliora pas avec le temps, car en 1627, le Sénat déclarait qu’aucun acheteur n’avait été trouvé70. C’est précisément pour cette raison que la Giustizia Nuova et le Collegio dei Sette Savi avaient constamment essayé d’accroître leur vigilance et de limiter autant que possible les abus, afin que les particuliers soient à nouveau encouragés à investir leur argent.
49Le tableau 3 montre certaines des données rapportées dans une étude d’Ugo Tucci concernant les revenus provenant du droit sur le vin importé à Venise entre le milieu du XVe et le milieu du XVIIe siècle (malheureusement, il n’y a pas de données par rapport au XVIIIe siècle).
Tab. 3 – Revenus dérivés de l’importation du vin à Venise à différentes années. Source : Tucci, « Commercio e consumo del vino a Venezia », p. 199.
Année | Ducats | Année | Ducats | Année | Ducats | Année | Ducats |
1469 | 77 000 | 1512 | 72 700 | 1579 | 134 549 | 1619 | 374 853 |
1499 | 68 410 | 1556 | 124 400 | 1582 | 168 580 | 1620 | 345 775 |
1500 | 77 000 | 1557 | 116 000 | 1587 | 291 157 | 1623 | 326 059 |
1507 | 71 070 | 1558 | 130 993 | 1594 | 280 133 | 1624 | 339 552 |
1508 | 80 050 | 1559 | 128 000 | 1602 | 293 665 | 1625 | 329 363 |
1509 | 66 610 | 1560 | 138 000 | 1609 | 306 875 | 1626 | 327 498 |
1510 | 78 050 | 1561 | 130 016 | 1617 | 359 842 | ||
1511 | 70 870 | 1562 | 138 601 | 1618 | 343 594 |
50À partir de la fondation du Collegio dei Sette Savi (1502) et surtout après 1556, il y eut une forte expansion des revenus, peut-être en raison d’une augmentation des taux ou de la taxation de vins qui auparavant étaient exonérés. Une autre augmentation considérable a été enregistrée à partir de 1582, qui elle aussi a certainement résulté d’une réglementation tarifaire. Tucci ne s’explique pas l’incroyable accroissement des revenus enregistrée à partir de 1587, mais suppose qu’elle était liée à un nouveau critère de comptabilité. Enfin, il convient de noter que de 1617 à 1626, la taxe a été gérée directement par la République71.
51Le droit du vino a spina concernait tous les types de vins importés à Venise qui, pour des raisons pratiques, étaient classés en fonction de leur origine et de leur destination :
- Vins dits venti alla stima piccola (vingt à la « petite évaluation ») : vins de la terre ferme vénitienne introduits par des particuliers pour leur usage exclusif.
- Vins dits venti alla stima grande (vingt à la « grande évaluation ») : vins de la terre ferme, importés par des particuliers afin de les vendre en gros.
- Vins dits venti (« vingt ») importés par les marchands : vins de la terre ferme vendus par les marchands de vin dans les burchi, par les bastioneri et les osti.
- Vins de mer appelés trenta (« trente ») : vins importés par voie maritime, provenant de territoires qui n’appartenaient pas à la République et destinés à la revente.
- Vins moscati (muscats) : tarif spécifique pour les vins muscats importés des îles de Corfou, Zakynthos et Céphalonie (il existe deux taxes différentes, l’une plus faible que l’autre, mais la différence n’est pas expliquée)72.
Tab. 4 – Montant du droit pour les différentes catégories vinicoles (sous/litre, après 1749). Source : ASVe, Giustizia Nuova, b. 44.
Tarifs | Droit (sous/litre) |
Stima piccola | 1,84 |
Stima grande | 2,16 |
Marchands | 2,19 |
Vins da mar | 2,91 |
Muscat (2a taxe) | 2,26 (2,41) |
52La Giustizia Nuova et le Collegio dei Sette Savi estimaient qu’il était fondamental d’établir des règles précises pour que personne ne puisse se soustraire à cette obligation et veillaient à ce que les canaux et les voies de transport fluvial soient toujours surveillés, afin d’empêcher l’activité des contrebandiers. Venise était une ville entourée d’eau, sans murs ni portes qui pouvaient être gardés et il était donc relativement facile d’importer illégalement des produits, peut-être par des canaux secondaires et à la faveur de l’obscurité. Comme il a déjà été souligné, les deux tiers du droit étaient achetés par un privé dont les intérêts et les préoccupations coïncidaient avec les intérêts publics. En plus des bateaux publics, ceux du daziere avaient le droit de patrouiller sur la lagune « armés d’arbalètes et de petites pièces d’artilleries [bombardelle], et remontaient jusqu’à l’embouchure des rivières pour inspecter le transport depuis la Terre ferme ». Afin de faciliter les opérations de contrôle, les marchands étaient obligés de décharger le vin « uniquement à l’endroit qui porte encore le nom de Riva del Vin », près du pont du Rialto (voir fig. 3)73.
53La loi établissait que tous ceux qui voulaient vendre du vin à Venise étaient obligés de l’importer de l’extérieur et de le faire mesurer aux Stimarie, dans lesquelles des fonctionnaires de la Giustizia Nuova mesuraient la capacité des tonneaux, les marquaient à l’aide d’un tampon spécifique et établissaient le montant des bollette, la taxe devant être payée par l’importateur. L’estimation était confiée à deux scribes et deux officiers deputadi a tor i semi, qui étaient vraisemblablement responsables de la mesure des tonneaux74. Les scribes devaient se rendre aux Stimarie deux fois par jour (à la marangona – l’aube – et à minuit) pour noter dans leurs registres les mesures effectuées, ce qui permettait aux magistrats de la Giustizia Nuova de connaître exactement la quantité de vin qui était importée chaque jour dans la ville75. De plus, à partir de 1502, une fois par semaine, un scribe et un deputato ai semi devaient effectuer une inspection dans toutes les osterie de San Marco et de Rialto, pour mesurer le vin contenu dans leurs caves et éviter ainsi l’achat de vin de contrebande. Le transport à l’intérieur de la ville (des bateaux aux entrepôts des osterie ou bastioni) et le transfert du vin étaient exclusivement réservés aux membres de la corporation des portadori e travasadori da vin (porteurs et ’transvaseurs’ de vin) mais chaque opération de chargement et de déchargement ne pouvait être effectuée qu’en présence des magistrats de la Giustizia Nuova.
54En tout état de cause, des nombreux particuliers étaient incités à mettre en place des systèmes permettant d’échapper au paiement de la taxe, ne serait-ce que partiellement. Par exemple, la Giustizia Nuova ne cessait de se plaindre des nombreuses personnes qui apportaient « du vin dans cette ville pour le vendre », mais payaient la stima piccola qui, comme nous l’avons mentionné, était réservée aux particuliers qui l’importaient pour leur propre consommation76.
55La lourdeur de la fiscalité et le bas prix de vente établi par la République incitaient les particuliers à mettre en place des stratagèmes qui leur permettaient d’augmenter leurs revenus, dans un jeu permanent avec les douaniers et les pouvoirs publics pour ne pas être découverts. En réalité, outre des phénomènes plus directs tels que l’évasion fiscale partielle ou la contrebande – à laquelle est consacrée l’une des prochaines sections – le vin était souvent mélangé illégalement à de l’eau ou à d’autres vins de moindre valeur, provenant généralement des territoires de Dalmatie, pour lesquels le droit était beaucoup plus bas77.
« Quella bibita, tanto accetta al comune dei viniziani »
56Chaque jour, différents types de vins étaient importés à Venise, aussi bien de la péninsule italienne que des pays de la Méditerranée orientale. Le commerce des malvasie était l’apanage des Malvasiotti, qui s’étaient constitués en corporation d’arts et métiers en 1572, donc plutôt tardivement (les Marchands de vin l’avaient fait environ 70 ans plus tôt, en 1505)78. Dans ce cas, il n’est pas facile d’établir avec précision de quels vins il s’agissait, car la législation se réfère de manière générique aux « malvasie, muscats, vins de Sicile appelés vins d’Espagne et liqueurs maritimes étrangers », une catégorie assez large et peu définie. Il s’agissait probablement de vins doux et de liqueurs importés du Levant (le nom pourrait provenir de la ville grecque de Μονεμβασία, Monemvasìa, située à l’une des extrémités du Péloponnèse), des îles vénitiennes (surtout Candia – l’actuelle Crète – et Chypre) et des régions du Sud de la péninsule italienne.
57Une fois à Venise, ces vins pouvaient être vendus selon trois modalités différentes. Tout marchand pouvait librement les importer pour les vendre en gros, à condition que cela se fasse dans les mêmes tonneaux que ceux dans lesquels ils avaient été achetés, sans aucun transvasement du vin (« ils ne peuvent pas le vendre en différentes quantités, ni sous forme de mastello, secchio, bouteille ou flasque, mais simplement pratiquer la vente dans ces arnasi [récipients] petits ou grands dans lesquels les liqueurs ont été importées, [les mêmes que ceux] qui ont été déchargés du bateau »)79. Les Malvasiotti, en revanche, avaient le droit de les vendre en gros, c’est-à-dire à partir du secchio (plus de 10,73 litres) : ils achetaient aussi généralement le droit de vente au détail appelé dazio delle banderole, qui leur permettait de gérer les poste da malvasia, c’est-à-dire les magasins où ces types de vins étaient vendus au détail. Il est intéressant de noter que c’était la corporation qui participait aux ventes aux enchères et qui accordait le droit des banderole et non les marchands eux-mêmes80.
58Les poste da malvasie étaient lieux prestigieux et assez chers, fréquentés principalement par des nobles, mais pas seulement : dans les sources, on trouve des témoignages qui expliquent que « c’était vraiment merveilleux de voir la variété qu’il y avait [parmi les malvasie] » et d’autres épisodes où des nobles offraient à toutes les personnes présentes, de toutes classes, « cette boisson, si appréciée par les citoyens vénitiens »81. En tout cas, les malvasie étaient surtout importées dans le but de les revendre dans les principales villes d’Europe centrale et septentrionale (il suffit de considérer qu’au XVe siècle, elles ne représentaient que 0,5 % de la consommation totale dans les villes de la Vénétie et de l’Émilie, et étaient réservées exclusivement aux classes nobles), en particulier celle de Chypre, la plus précieuse, qui se déclinait en vin commun, “Cipro commandaria” (avec 15 ans de maturation), et en muscat82.
59Le cas des vins de la terre ferme vénitienne est différent, en premier lieu parce que nous disposons de plus d’informations. Le vin était un produit de base dont le prix était fixé mensuellement par un conseil mixte composé de représentants de la Giustizia Nuova et des Governatori delle entrate. Les osterie et les bastioni pratiquaient des tarifs différents, du fait que les unités de mesure selon lesquelles ils vendaient le vin n’étaient pas les mêmes : en effet, pour les bastioni le coût était fixé à une lira (2,68 litres) tandis que pour les osterie il était égal à une grossa (équivalant à 1/3 de lira)83. Entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, il y a eu au moins trois façons différentes d’estimer le prix de vente du vin, dans le but de combiner d’une part le juste profit pour les marchands et de l’autre un juste prix d’achat pour les pauvres : au moins jusqu’au milieu du XVIIe siècle, les magistrats convoquaient un groupe de marchands qui vendaient du vin en gros sur les rive, leur demandant de déclarer sous serment où ils avaient acheté le vin et combien ils l’avaient payé84. Sur la base de leurs réponses, le prix de vente à la population était déterminé chaque mois. Dans les sources, on a pu retrouver certaines déclarations du milieu du XVIIe siècle, ce qui m’a permis de savoir d’où le vin dit terraneo, qui était celui principalement bu par la population pauvre vénitienne, était importé (ainsi que son prix d’origine). Malheureusement il n’y a pas des sources relatives au XVIIIe siècle, mais nous ne voyons pas de raisons pour lesquelles la situation aux XVIIe siècle ne serait pas tout à fait comparable au siècle suivant : c’est précisément pour cette raison que nous croyons utile de s’attarder sur l’analyse de ces données.
Tab. 5 – Provenance et prix du vin I. Source : ASVe, Giustizia Nuova, b. 8.
Provenance | 1639 | 1640 | 1641 | ||||||
Bigoncia | Quartaa | Secchio | Bigoncia | Quarta | Secchio | Bigoncia | Quarta | Secchio | |
Friuli | 32,75 | 9,45 | 2,43 | 39,26 | 11,21 | 2,64 | 41,34 | 11,76 | 3,03 |
Padova | 31,50 | 9,29 | 2,27 | 38,57 | 11,07 | 2,85 | 39,50 | 11,30 | 2,93 |
Vicenza | 35,46 | 10,43 | 2,58 | 42,46 | 12,52 | 3,17 | 44,43 | 12,73 | 3,27 |
Treviso | 33,18 | 9,69 | 2,43 | 37,30 | 10,70 | 2,76 | 40,65 | 11,65 | 2,95 |
Mestre | 32,67 | 9,50 | 2,36 | 36,00 | 15,30 | 2,19 | 38,17 | 11,14 | 2,84 |
Romània | 21,00 | 22,44 | 4,23 | 19,50 | 5,21 | 19,43 | 4,98 | ||
Zante | 23,33 | 2,55 | 19,75 | 5,27 | 21,89 | 5,35 | |||
a. Nous ne disposons pas d’informations par rapport à la contenance d’une quarta, mais son prix équivaut à environ 3,5-4 fois celui d’un secchio et à-peu-près au quart d’une bigoncia : on peut donc imaginer qu’il s’agissait d’environ 42-43 litres. |
Tab. 6 – Provenance et prix du vin II. Source : voir tab. 5.
Provenance | 1642 | 1643 | 1644 | ||||||
Bigoncia | Quarta | Secchio | Bigoncia | Quarta | Secchio | Bigoncia | Quarta | Secchio | |
Friuli | 37,70 | 10,88 | 2,80 | 41,74 | 12,13 | 2,99 | 37,46 | 10,94 | 2,79 |
Padova | 37,30 | 10,83 | 2,76 | 40,33 | 11,75 | 2,95 | 36,25 | 10,60 | 2,68 |
Vicenza | 42,67 | 12,04 | 3,12 | 44,32 | 12,89 | 3,23 | 41,30 | 12,00 | 3,06 |
Treviso | 37,83 | 11,10 | 2,82 | 41,00 | 11,75 | 3,01 | 39,25 | 11,38 | 2,89 |
Mestre | 37,75 | 11,13 | 2,77 | 41,60 | 11,67 | 2,90 | 36,88 | 10,39 | 2,72 |
Romània | 21,20 | 5,00 | 20,50 | 4,98 | 21,11 | 5,06 | |||
Zante | 20,81 | 5,06 | 22,83 | 5,57 | 19,25 | 5,13 |
60Si l’on regarde les tableaux 5 et 6, les 5 premières lignes concernent les vins importés de la terre ferme, tandis que les deux dernières, Romània et Zante, sont des malvasie importées par les mêmes négociants. L’échantillon utilisé pour élaborer ces tableaux est basé sur 188 déclarations faites par 84 marchands différents au cours d’une période allant de juillet 1639 à décembre 164485. Le système de collecte des données correspond à la première méthodologie utilisée pour déterminer le prix du vin mensuel, c’est-à-dire l’entretien réalisé sous serment des négociants individuels.
Tab. 7 – Prix (sous/litre) et nombre d’achats par provenance (1639-1644). Source : ASVe, Giustizia Nuova, b. 8.
Provenance | Prix (sous/litre) | Nb d’achats |
Friuli | 5,15 | 100 |
Vicenza | 5,65 | 97 |
Treviso | 5,17 | 48 |
Padova | 5,04 | 41 |
Mestre | 4,93 | 34 |
61Malheureusement, les négociants n’ont déclaré que le prix de leurs achats et non les quantités et il est donc difficile d’estimer quels vins étaient les plus importés. Toutefois, la fréquence d’achat d’un type de vin spécifique dans les enquêtes peut constituer un indicateur assez fiable en ce sens : en plus, comme le montre le tableau 7, il ne semble pas y avoir de corrélation avec le prix moyen des produits pendant la période, étant donné que les deux vins les plus importés – Frioul et Vicence – étaient aussi parmi les plus chers. L’offre dans ces régions était probablement plus importante ou plus simplement il s’agissait de deux variétés particulièrement appréciées par les Vénitiens.
62En 1723, le système de collecte des informations fut modifié : les recteurs (rettori) des villes de Padoue, Trévise et Vicence furent chargés de veiller à ce que les podestats (podestà) et les vicaires (vicari) de leur juridiction envoient chaque mois un rapport aux Giustizieri Nuovi contenant le prix de vente en gros du vin sur leurs territoires86. Peu après, en 1744, en raison de la discontinuité avec laquelle cet ordre était exécuté, le système fut à nouveau modifié, devenant plus compliqué encore. Il fut donc décidé d’établir le prix sur la base d’un ensemble de paramètres assez précis, notamment le montant minimal des taxes payé chaque mois par les bastioneri à la République, la valeur rectifiée du droit de douane de la stima grande pour le mois spécifique (c’est-à-dire la quantité de vin importée à des fins commerciales moins une livre vénitienne par anfora, environ 600 litres), la valeur des droits de douane sur la terre ferme, un certain pourcentage correspondant à la différence entre la valeur nominale et la valeur réelle de la monnaie (appelé sopraggio, en 1744 il a été fixé par le Banco Giro vénitien à 29 %) et 2 sous par lira (2,68 litres) que les magistrats jugeaient suffisants pour couvrir les frais des marchands. Finalement, la somme de toutes ces variables déterminait le prix auquel le vin devait être vendu au cours du mois suivant87.
63Quant au prix mensuel, les données sont beaucoup plus faciles à retrouver. Après la réunion avec les membres des Governatori alle entrate, les magistrats de la Giustizia Nuova avaient la responsabilité de prévenir les osti et les bastioneri du changement du prix du vin. Par conséquent, l’analyse de leur fonds a permis de trouver une série de données relativement continues pour l’ensemble du XVIIIe siècle.
64Le graphique (2) indique une tendance générale à la hausse, bien qu’il y ait au moins trois phases distinctes. Jusqu’au début des années 1720, le prix moyen semble rester stable ou presque à la baisse, alors que l’on observe par la suite une augmentation plus prononcée. Cela est probablement dû au premier de trois changements dans le système de collecte de l’information, qui a eu lieu en 1723. En effet, après quelques années de stagnation du prix, la tendance devint plutôt à la hausse, surtout à partir de 1730. En 1744, le système changea de nouveau, ce qui provoqua une augmentation encore plus importante des prix : à cette occasion, en effet, il y eut aussi une légère augmentation des taxes liées à l’importation de vin, qui furent alors en partie répercutées sur les consommateurs.
65Les pics du graphique reflètent la situation des cultures des vignes en terre ferme. Des hivers plus rigoureux, des maladies et d’autres variables avaient un impact significatif sur la qualité du vin, la quantité produite et par conséquent sur son prix. Par exemple, le grand gel de 1709, qui a détruit une grande partie de la viticulture continentale, a eu un effet brutal sur le marché qui est bien visible sur le graphique. Les prix n’ont en effet jamais atteint un tel niveau au cours des 50 années suivantes.
66En conclusion, le vin était un produit particulièrement important tant pour la population que pour l’économie vénitienne. Les importations généraient des revenus importants pour les caisses publiques et la République avait donc toutes les raisons de veiller à ce que la consommation reste à des niveaux élevés à tout moment. C’est probablement l’une des principales raisons pour lesquelles l’activité de prêt sur gage des bastioni et des osterie avait été réglementée, c’est-à-dire pour permettre une consommation même à ceux qui n’avaient pas d’argent.
Contrebande et ventes illégales
67La contrebande était un phénomène si répandu que, selon les autorités vénitiennes elles-mêmes, elle était la cause d’une grande disproportion entre les données relatives à l’importation du vin et la quantité réellement consommée par la population de la ville88. Au fil du temps, de nombreuses tentatives ont été faites pour la contrecarrer ou du moins essayer de limiter ses effets. Malgré quelques timides succès, aucune mesure n’a jamais réussi à l’arrêter complètement. En plus de la contrebande, la Giustizia Nuova et le Collegio dei Sette Savi devaient faire face à des vendeurs illégaux qui, dispersés dans la ville, transformaient leurs maisons en véritables tavernes clandestines. Les deux phénomènes, celui de la contrebande et celui des ventes abusives, étaient comme les deux faces d’une même médaille, car dans de nombreux cas les contrebandiers étaient chargés de l’approvisionnement régulier des vendeurs.
68Bien qu’il s’agisse de deux infractions étroitement liées, les conséquences juridiques de l’exercice de ces activités étaient très différentes. En effet, la vente abusive était simplement considérée comme une concurrence déloyale et illégale à l’encontre des osterie et des bastioni, tandis que la contrebande impliquait un délit beaucoup plus grave, à savoir l’importation d’un produit en l’absence de paiement partiel ou total des droits de douane. Cette différence est immédiatement visible par la simple analyse des procès, car dans une même affaire, la position de ceux qui avaient matériellement importé le vin et de ceux qui s’étaient occupés uniquement de la revente au détail était très différente.
69À ce propos, il est intéressant d’analyser l’histoire de Zamaria, Francesco et Vittoria Damiani, des contrebandiers qui s’étaient fait une certaine réputation dans la ville. En avril 1763, Florian Coletti, conduttore – donc investisseur – de trois bastioni dans le sestiere de Castello, dénonça la fratrie à l’inquisiteur de la Giustizia Nuova, les accusant de trafic illicite de vin. Leur activité avait directement porté préjudice à celle de ses bastioni et il craignait de ne pas être en mesure de respecter les niveaux de vente minimale prévus par la loi. Les habitants de Castello préféraient en effet acheter le vin importé par les Damiani parce qu’il était vendu à un prix inférieur à celui fixé par la République, ce que ne pouvait pas faire Florian Coletti dans ses bastioni. Selon les témoignages, Zamaria et Francesco étaient responsables de l’achat du vin dans la terre ferme vénitienne, de son importation à Venise et de la vente en gros, tandis que leur sœur gérait une sorte de taverne illégale située dans sa maison. Outre Vittoria Damiani, nous savons qu’il y avait 7 ou 8 autres femmes qui achetaient leur vin aux deux frères, dans le but de le revendre dans leurs débits de boissons illégaux.
70Le trafic géré par la fratrie atteignait un volume considérable, avec une moyenne mensuelle de 8 tonneaux de vin achetés dans les alentours de Trévise, répartis en 2-3 transports par mois voire plus, selon les besoins. Vittoria vendait au moins une anfora par semaine – environ 600 litres – à 14 sous la lira, soit deux sous moins que le prix légal de l’époque. Avec les données en notre possession, nous pouvons essayer de déterminer si cette activité était rentable et dans quelle mesure. Compte tenu d’un prix égal à 5,22 sous par litre, la vente générait un revenu de 670 livres vénitiennes par mois, qui devait couvrir un total d’au moins 520/570 livres déboursées pour acheter le vin sur la terre ferme (en considérant un coût de 4-4,5 sous par litre). Les frères n’avaient aucune dépense due au transport ou au paiement du droit de douane – qui en 1781, par exemple, correspondait à environ 50 % du prix initial du produit – de sorte qu’ils pouvaient maintenir des prix bas et être très compétitifs sur le marché89. Les revenus du commerce au détail étaient d’environ 100 à 150 livres par mois, soit 1 200 à 1 800 livres par an.
71De plus, si l’on considère qu’ils vendaient aussi environ 4 tonneaux par mois en gros, l’ensemble du commerce devait assurer un bon revenu aux Damiani : si les ventes en gros étaient effectuées aux mêmes conditions que celles au détail, ils devaient gagner 150 livres en plus par mois, ce qui nous mène à un total compris entre 250 et 300 livres par mois, soit 3 000-3 600 par an. Il serait intéressant de pouvoir faire une comparaison avec les revenus d’autres professions, mais nous ne disposons malheureusement pas de données pour cette période. En tout cas, on peut considérer que le revenu annuel moyen d’un ouvrier entre 1767 et 1771 était pleinement comparable, c’est-à-dire environ 287 livres90. En tout cas, il faut considérer qu’il s’agissait d’une activité secondaire pour les Damiani, ou du moins pour l’un d’entre eux, car on sait que Francesco était également employé à l’Arsenal de Venise. Au total, le commerce durait depuis environ 18 ans et, à volume de vente constant, ils étaient responsables de l’importation d’environ 1,3 million de litres de vin.
72Découverts par la justice et emprisonnés, les trois frères et sœurs demandèrent et obtinrent 8 jours pour préparer leur défense, pendant lesquels ils fuirent de la ville. Pour toute réponse, l’inquisiteur de la Giustizia Nuova les bannit du territoire de Venise et du Dogado pendant une année et, s’ils avaient été capturés, ils auraient dû passer 6 mois en prison “sans lumière”. Le procès s’interrompt ici et, étonnamment, les 7 ou 8 autres femmes accusées de vendre du vin illégalement n’ont même pas inquiétées par les juges : Vittoria elle-même avait été poursuivie par la justice uniquement parce qu’elle était la sœur des contrebandiers et donc directement impliquée dans le trafic. Mais plus généralement, même lorsque les vendeurs étaient jugés coupables, les peines consistaient habituellement en de simples avertissements ou en des sanctions très légères, de quelques ducats (de 2 à 4) ou d’une bougie – dont le poids était établi en fonction du délit – qui devait « brûler sur l’autel » de l’une des églises de la ville91.
73Une autre caractéristique intéressante de ces procès est que, alors que dans les documents officiels produits par les bastioneri, les osti et les marchands de vin le travail et la présence des femmes sont tout à fait marginaux et presque accidentels, dans ce cas, une réalité totalement différente apparaît. Il s’agit d’un contexte marqué par une forte présence féminine, à tel point que les femmes peuvent en effet être considérées comme le “véritable moteur” du marché informel. Sur les 51 procès pour vente illégale de vin dont nous disposons pour la période comprise entre le 12 juin 1773 et le 4 décembre 1791, 35 concernaient des femmes92. Il serait erroné d’accorder trop de poids à cette statistique, qui reste limitée dans le temps et qui n’inclut certainement pas tous les procès qui se sont tenus pour ce motif à l’époque, mais elle indique néanmoins une certaine tendance. De plus, on observe une grande variété sociale, dans la mesure où les événements en question ont pour protagonistes des “veuves misérables”, des servantes, des citoyennes de la classe moyenne et même des femmes nobles.
74Il y avait de nombreuses raisons pour lesquelles un individu pouvait être amené à violer la loi et à se consacrer à la vente illégale du vin. Le simple besoin de survivre et de gagner de l’argent avait forcé Anzola Carrara dite Pelleossi et beaucoup d’autres femmes dans sa situation à combiner un travail occasionnel – généralement la filature ou d’autres activités secondaires de l’industrie textile – et la vente de petites quantités de vin93. Même Anzola Bona, interrogée par les magistrats de la Giustizia Nuova, n’avait pas nié ses responsabilités, même si elle affirmait avoir été contrainte à le faire uniquement pour pouvoir nourrir ses enfants94. Il s’agit d’épisodes assez fréquents qui concernent habituellement la couche basse, voire très basse de la population vénitienne. Dans plusieurs cas, il s’agissait de femmes, souvent des veuves (comme les deux que l’on vient de mentionner), qui vendaient du vin en pleine rue et de façon itinérante, et qui en même temps demandaient l’aumône. Malheureusement, nous disposons de peu d’informations sur ces femmes et nous ne savons pas exactement comment et où elles achetaient le vin qu’elles revendaient. Dans certains cas, il s’agissait également d’une stratégie mise en œuvre par certains bastioneri qui, craignant de ne pas atteindre les minimums des ventes annuels fixés par la loi, décidaient d’étendre leur commerce en exploitant un système ramifié de revendeuse95.
75Par la suite, il y eut des cas comme celui de Daniela Bianchini, épouse d’un batelier, qui vendait du vin au détail et gérait une sorte de petite taverne illégale au rez-de-chaussée de sa maison96. Dans ce cas, il s’agissait souvent d’épisodes de réelle complémentarité et de coopération familiale, où la vente de vin était due au besoin de monétiser un produit qui dépassait les besoins de la famille. En effet, certaines catégories de travailleurs, comme les porteurs et les bateliers, étaient fréquemment payés en nature pour leur travail, souvent en vin. La périssabilité rapide du produit et le besoin endémique d’argent poussaient ces individus à monétiser la part de produit qu’ils détenaient en surplus97. Meneghina Manzeta, épouse d’un batelier qui travaillait pour une famille noble qui vivait dans la paroisse de San Tomà, vendait le vin que son mari recevait « comme salaire de part de son maître » : de la même façon, d’autres femmes furent accusées du même délit, comme Catte Spagnoletta, « épouse d’un batelier, qui vend du vin pour douze sous la lira... »98.
76Dans d’autres cas, les bateliers profitaient de leur métier pour s’engager volontairement dans cette activité, comme dans le cas de l’époux de Catte Pecchierina, batelier au pont de Ca’ Marcello, à San Pantalon, qui achetait le vin à « des paysans qui venaient à Venise avec des bateaux et s’arrêtaient habituellement à Mal Cantone » et le remettait à sa femme pour qu’elle le revende. La profession du mari pouvait donc affecter celle de l’épouse qui, pour arrondir le budget familial, se livrait à cette activité illégale en prenant tous les risques associés, aussi minimes fussent-ils.
77Les procès révèlent également des exemples d’activités entrepreneuriales féminines illicites. Contrairement aux veuves qui vendaient dans la rue ou aux épouses de bateliers qui vendaient le vin gagné par leurs maris, il s’agissait d’entreprises plus organisées et fructueuses. L’histoire de Caterina Ovo Scelecchi, une femme d’origine grecque accusée de contrebande et vente illégale de vin en mars 1765, en est un exemple99. L’accusateur – Nadal Regazzoni, chef du bastione Rugagiuffa – témoigna que Caterina Ovo Scelecchi faisait vendre à une servante du vin noir garbo (acide), l’un des plus appréciés par les Vénitiens, dans la cave de sa maison.
78Des témoins confirmèrent la version de Nadal Regazzoni, ajoutant un riche ensemble d’informations sur l’activité de Caterina. Zan Battista Santi, par exemple, affirmait que cette femme exerçait cette activité depuis environ neuf ans, bien que depuis « quinze ou vingt jours elle ne voulait plus que les gens s’arrêtent pour boire chez elle », craignant probablement une plainte du bastionere auprès des autorités publiques. Néanmoins, elle continuait à vendre « dans des bouteilles, des canevette, des seaux, des barille et jusqu’à des mastelli... une grande partie du quartier s’y rendant pour acheter du vin »100. La zone d’attraction semblait être vaste et les quantités importantes, à tel point qu’elle pouvait se permettre de vendre jusqu’à un mastello de vin à la fois, soit environ 75 litres101. L’aspect le plus intéressant de l’affaire ressort du témoignage d’un individu affirmant avoir vu
Presque chaque année … revenir de la campagne ladite Scelecchi à bord d’un burchiello [petit bateau] surchargé de six, sept tonneaux de vin … et quinze ou seize sacs de farine … lesquels étaient déposés dans l’entrée de sa maison et disparaissaient au bout de trois ou quatre jours, je ne sais pas comment. Au cours d’une année j’ai vu un ou deux tonneaux de vin être apportés de la même façon, tous les quatre ou cinq mois102.
79Concernant le cas des pauvres veuves et épouses de bateliers, la nature du commerce était tout à fait différente. Il s’agit d’une quantité de vin d’environ 10 tonneaux par an, soit entre 7 500 et 8 000 litres que, selon l’un des témoins, Caterina Scelecchi « amène personnellement [à Venise] ... qui est le vin provenant de ses propriétés situées à Ponte di Brenta », dans le territoire de Padoue. Caterina s’était donc chargée de toutes les phases du commerce, de la production, qui avait lieu sur son propre terrain, jusqu’au transport et à la vente au détail.
80En tout cas, le fait de vendre illégalement n’était pas toujours un choix intentionnel, car, comme nous l’avons vu dans le cas de Caterina Scelecchi, de nombreux domestiques étaient payés par leurs maîtres pour vendre leur vin. Tommaso Furlan s’était rapproché d’Orsola Donada, une patricienne, en tant que serveur, « pour voir si je pouvais lui servir en quelque activité, comme apporter du bois, de l’eau ou d’autres services domestiques », et la dame lui avait demandé de vendre du vin103. Le 26 août 1761, Furlan fut arrêté et interrogé par l’inquisiteur du Collegio dei Sette Savi. Il connaissait parfaitement la raison de son arrestation, car il avait déjà reçu un avertissement après lequel il avait décidé de ne plus être au service de la noble femme. Cependant, sept ou huit jours avant l’interrogatoire, « Orsola Donada [lui demanda de vendre encore] une barila de vin avec quatre autres barile de vin blanc » qu’elle avait reçus en paiement des loyers pour certains biens qu’elle avait loués à Mirano. Il avait accepté de s’engager une nouvelle fois dans cette activité uniquement parce qu’elle lui avait assuré « qu’elle se serait déclarée responsable si un accident survenait »104. Il était un simple employé de Mme Donada, qui possédait les locaux, fournissait la nourriture, transportait le vin depuis ses propriétés situées à Mirano et gérait un réseau d’hommes et de femmes à son service. Tommaso Furlan faisait ce travail en échange d’un salaire d’une livre par jour, ainsi que de la soupe et de la viande les jours fériés. Malgré la récidive, le procès se termina par un simple avertissement à Mme Donada, à qui le Collegio dei Sette Savi ordonna simplement de ne pas poursuivre son activité illégale.
81Ce type d’histoire apparaît à plusieurs reprises dans les sources judiciaires, confirmant le sentiment de la République elle-même, c’est-à-dire que la contrebande était en effet un phénomène particulièrement répandu. Pourquoi préférer acheter son vin dans un magasin illégal et risquer d’être arrêté ou poursuivi par la Justice plutôt que recourir à un bastione ? Le fait de payer un prix inférieur était certainement une bonne raison, mais peut-être pas la seule, d’autant plus que ce n’était pas toujours le cas : dans 31 des 53 procès relatifs à la période comprise entre le 12 juin 1773 et le 4 décembre 1791, les vendeurs illégaux appliquaient les mêmes prix que ceux imposés par la République (dans 2 cas, ils étaient plus bas, tandis que dans les 20 autres, ils ne sont pas précisés)105.
82Le fait que les osterie étaient situés exclusivement dans les zones du Rialto et de San Marco et qu’il n’était pas possible, du moins d’un point de vue légal, de rester dans les bastioni pour boire et manger, pourrait avoir incité les individus à chercher une alternative, un lieu de sociabilité dans lequel il était possible pour eux de se retrouver. À cet égard, les rapports des fonctionnaires de la Giustizia Nuova chargés de rechercher les vendeurs illégaux sont particulièrement intéressants. En effet, ils fournissaient aussi parfois la description des tavernes illégales et des nombreuses personnes qui s’y réunissaient pour boire, manger, discuter et jouer aux cartes, sans aucune restriction ni limite de temps.
83Francesco Dana, un vendeur de fromage, avait été interrogé le 22 août 1761 dans le cadre du procès d’Orsola Donada, à laquelle nous avons fait référence. Il avait déclaré que :
J’ai l’habitude d’aller chaque jour boire dans sa maison [d’Orsola Donada] à proximité du pont de Sant’Aponal … [où] les ventes de vin au détail ont lieu en grande quantité, et où de nombreuses personnes s’arrêtent pour boire dans l’entrée, où il y a deux petites salles juste à côté de la riva, dans l’une desquelles est conservé le vin … tandis que dans l’autre les gens viennent manger et boire … au prix de 14 sous la lira comme au bastione106.
84Les rapports des employés de la Giustizia Nuova décrivaient des situations où « il y avait [beaucoup] de gens qui buvaient », de grandes salles avec des tables et des bancs où les clients pouvaient s’asseoir pour boire et manger. Parfois, selon la qualité des maisons où avaient lieu les ventes, les tavernes étaient divisées en plusieurs salles, qui étaient décorées et occasionnellement équipées de poêles et de cheminées pour les rendre plus confortables pendant la saison hivernale107. Les tavernes illégales offraient un service différent, plus libre, qui permettait une plus grande sociabilité et davantage d’interactions entre les individus : elles comblaient un “vide” dans l’offre officielle vénitienne, sur lequel la République ne pouvait ni voulait intervenir pour ne pas nuire à l’équilibre qui s’était péniblement créé au cours des siècles.
85La présence massive des femmes est certainement un élément important qui n’était pas prévisible au départ et qui pose des questions sur le véritable rôle et l’impact des femmes dans l’économie de la ville. Un document non daté, mais figurant dans un dossier entièrement consacré à l’année 1798, contient une série de données sur les salaires des travailleurs dans 51 bastioni. Le mot “femme” n’y figure qu’une seule fois, pour le bastione de San Girolamo, et son salaire correspond à environ 1/10 de celui d’un homme, un élément qui suggère que le travail était probablement de type occasionnel108. En 1762, le notaire de la Giustizia Nuova se rendit dans les différents osterie de la ville pour dresser un registre des employés, sur ordre de l’inquisiteur du magistrat. Dans 19 osterie, on comptait 265 employés, dont 153 étaient appelés de façon générique domestiques (principalement des taverniers, des cuisiniers et des garçons de cuisine) et 112 membres des familles des osti. Les 69 femmes sur la liste appartiennent presque toutes à cette dernière catégorie, tandis qu’une seule est propriétaire d’une osteria, exclusivement en tant que veuve de l’ex oste. Il y a là un contraste frappant avec les chiffres qui ressortent des procès, surtout si l’on considère que, dans la plupart des cas, l’activité de tavernier/tavernière illégal/e n’était pas une occupation occasionnelle et limitée dans le temps. Dans l’échantillon déjà mentionné de 51 procès, nous trouvons 29 références à la durée de l’activité de vente, qui allait jusqu’à 12 ans.
86Il est assez évident que la contrebande et les ventes illégales étaient particulièrement répandues à Venise au XVIIIe siècle et avaient des répercussions importantes sur le marché de la ville. La République avait adopté des attitudes différentes envers des contrebandiers et des vendeurs, dans la mesure où elle se montrait aussi sévère à l’égard des premiers que tolérante avec les seconds. Les sources montrent que d’un point de vue qualitatif, il y avait différents types d’activités liées à la vente de vin : pour certains, c’était un moyen de subsistance, pour d’autres une simple opportunité liée à la complémentarité au sein de la famille et pour d’autres encore il s’agissait d’une véritable activité entrepreneuriale. Outre les motivations et les besoins, les classes sociales des individus impliqués étaient également différentes, certains exerçant librement cette activité et d’autres en tant que serviteurs.
87Dans ce contexte, les femmes étaient les protagonistes, en particulier en tant que vendeuses illégales. Elles ouvraient leurs maisons et les transformaient en véritables tavernes informelles, servant du vin et de la nourriture aux étrangers et aux personnes de passage, à tous ceux qui voulaient s’arrêter pour boire ou manger avec leurs amis ou collègues de travail. L’ampleur de la demande et la relative facilité avec laquelle les règles pouvaient être contournées, jouaient au détriment de la Giustizia Nuova et du Collegio dei Sette Savi et causaient des dommages considérables aux finances publiques. Comme c’est également le cas dans le cadre de la structure des hébergements de la ville, la clé pour comprendre vraiment les difficultés rencontrées par les pouvoirs publics au niveau du contrôle réside probablement dans la frontière floue qui séparait les sphères privée et publique. Les maisons étaient ouvertes au passage de nombreux étrangers, qui avaient la liberté de se déplacer et de disposer à volonté des locaux qui les composaient. Cependant, en cas de besoin, celles-ci retrouvaient leur dimension privée en se refermant devant les regards indiscrets des autorités publiques, à l’abri de leurs murs et de portes bien fermées.
Notes de bas de page
1 Cessi 1970, p. 269-270 ; « 1261, cinquième indiction, 9 jours avant la fin de novembre. La décision a été prise que l’Officium Iustitie soit divisé, et que soient élus 3 nouveaux offices, qui aient la charge des tavernes et osterie, boucheries et pêcheries et toutes autres choses qui leur seront confiées, tandis que les autres auront celles qui resteront », traduit par l’auteur.
2 Afin d’indiquer la continuité entre Giustizia Vecchia, Nuova et l’Officium Iustitie, dans les sources la date de création des trois magistratures est la même.
3 En ce qui concerne la véritable date de fondation, les sources ne sont pas claires et la bibliographie est divisée. Tentori et Romanin concordaient pour 1172 (Tentori 1785, t. IV, p. 97 ; Romanin 1864, t. III, livre VIII, p. 359), tandis que Da Mosto indique comme année de fondation 1173 (Da Mosto 1937 p. 191) ; enfin, Gallicciolli, affirme que la Giustizia Vecchia fut créée en 1174 (Gallicciolli 1795, p. 259 et suivantes) ; voir Sandi 1756, t. II, p. 760.
4 Pour plus d’information sur les Provveditori di Comun, voir Da Mosto 1937, t. I, p. 178.
5 Sandi 1756, t. II, p. 765 ; il a divisé les corporations de métier en 3 groupes principaux : vittuarie (liées à l’alimentation), manufacture et marchandises. Les corporations relatives aux marchandises étaient au nombre de 25 (Giustizia Vecchia : 16, Milizia da Mar : 1, Consoli dei mercanti :1, Provveditori di Comun : 7), celles pour la manufacture au nombre de 61 (Giustizia Vecchia : 49, Milizia da Mar : 2, Provveditori di Comun : 6, Consoli dei Mercanti : 4) et, enfin, celles liées à la vittuaria au nombre de 26 (Giustizia Vecchia : 14, Milizia da mar : 3, Giustizia Nuova : 4, Ufficiali alle Ragioni Nuove : 1, Provveditori e Sopraprovveditori alle Biave : 1, Officiali al formento : 2, Provveditori di Comun : 1).
6 Il y avait un seul service pour lequel la Giustizia Nuova dépendait de la Giustizia Vecchia, celui du marquage des récipients destinés à la mesure (bollatura delle misure). Un seul officier était chargé de cette tâche et il s’agissait d’un employé de la Giustizia Vecchia.
7 Dal Borgo 2012, p. 9.
8 Pour plus d’informations concernant la Giustizia Vecchia, voir Rivoal 2017, p. 33-36 ; Shaw 2006.
9 Les burchi étaient des bateaux spécifiques pour le transport de marchandises.
10 ASVe, Giustizia Nuova, b. 1, index, lettre L ; Les mollecche sont un type de crabe, un plat typique de la tradition vénitienne.
11 ASVe, Giustizia Nuova, b. 2, reg. 3, f.o 61.
12 ASVe, Giustizia Nuova, b. 2, reg. 2, f.o 48r.
13 En 1642, 18,7 % des chefs de famille étaient employés dans des professions liées à l’hospitalité ou aux services annexes ; Costantini 1999b, p. 907-908.
14 Sandi 1756, t. I, p. 60
15 Costantini 1999b, p. 892.
16 ASVe, Giustizia Nuova, b. 1, f.o 10r.
17 Ibid., f.o 81v.
18 ASVe, Giustizia Nuova, b. 1, f.o 81v. Souvent, cependant, le Grand Conseil réduisait les peines imposées par la Giustizia Nuova, délégitimisant ainsi son autorité et rendant ses efforts vains. Par exemple, le 24 septembre 1342, le Grand Conseil avait annulé la peine de 3 livres que la Giustizia Nuova avait infligée à un oste de Modène, un certain Corozato, qui gardait dans sa taverne une petite quantité de pain fabriquée hors de Venise (ce qui était interdit). La même année, le Grand Conseil accordait la grâce à un autre oste, lui aussi puni par la Giustizia Nuova parce qu’il avait dans son osteria du pain étranger et un récipient de vin non marqué ; ASVe, Cassiere della bolla Ducale, Grazie, reg. 5 f.os 62v, 73r ; voir Gottardo 1996, p. 55.
19 Le 16 septembre 1381 le Sénat déclarait que les « Giustizieri Nuovi devaient recevoir un salaire de 2 sous par livre recueillie (taxe) et un quart des condamnations », ASVe, Giustizia Nuova, b. 2 reg. 2, f.o 6r
20 Nous ne disposons pas d’informations sur le moment où le quatrième Giustiziere a été nommé pour la première fois. ASVe, Giustizia Nuova, b. 2, reg. 3, f.o 152r ; Le mécanisme de détermination du montant de leurs salaires avait été modifié également au cours des premières années 1420 et en 1431 ; ASVe, Giustizia Nuova, b. 2 reg. 3, f.os 159v, 130v.
21 ASVe, Giustizia Nuova, b. 1, f.o 82v ; « il collegio dei sette savi fu istituito dal Senato nell’anno 1501 … conoscendo però il senato necessario pel dazio stesso un’adunanza composta di cittadini del corpo suo, che superiormente vegliasse, regolasse, e decidesse, diede a questo collegio, oltre le ispezioni deliberative, anche la giudiziale definitiva, con piena facoltà sopra tutto ciò che fosse conveniente al sollevamento del detto dazio; e ciò a pluralità di voti, a guisa di decreti del Senato, con riserva del Pieno-Collegio della facoltà di portare al senato stesso i suggerimenti, che nel proposito credesse opportuni », Ferro 1847, p. 682.
22 ASVe, Giustizia Nuova, b. 1, f.o 82v.
23 ASVe, Giustizia Nuova, b. 2, reg. 3, f.os 158v, 161v.
24 ASVe, Giustizia Nuova, b. 1, f.o 42r.
25 Ibid., 137r ; ASVe, Giustizia Nuova, b. 1, f.o 88v ; Les Auditori Vecchi jugeaient les procédures d’appel des procès civils ; voir Da Mosto 1937, t. I, p. 85.
26 ASVe, Giustizia Nuova, b. 405ter, f.o 10v.
27 Vers la fin du siècle, les revenus dérivés du droit atteignirent des valeurs jamais observées auparavant, bien que cela se soit probablement produit aussi grâce à certains changements dans la taxation des vins : Tucci explique ainsi l’augmentation forte et soudaine entre 1582 et 1587, même si malheureusement il n’y a aucune source qui peut confirmer cette hypothèse. Tucci 1987, p. 198-199.
28 Par exemple, la vente de vin à des prix inférieurs au plafond tarifaire, la possibilité de jouer aux cartes ou de boire du vin dans des endroits où ce n’était pas permis, la présence de prostituées ou de vendeurs ambulants, etc.
29 ASVe, Giustizia Nuova, b. 1, f.os 71v, 79v.
30 Pour des raisons de simplicité, nous appellerons Giustizia Nuova à la fois la magistrature originelle, composée des trois Giustizieri, et celle née après la réorganisation de 1513, bien qu’officiellement constituée de trois Provveditori.
31 Les données concernant la consommation moderne ont été tirées du site du Ministère de la transition écologique et solidaire (https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr, lien actif en janvier 2019) ; en ce qui concerne la consommation à Paris au XVIIIe siècle, voir Roche 1984, p. 393.
32 « Les citernes vénitiennes sont fabriquées d’une manière unique et distincte : il s’agit de nombreux récipients d’argile préparés d’abord en pâte, puis jetés au fond du trou creusé d’une taille correspondant à la largeur du récipient lui-même avec une pente au centre adaptée, et évasé aux bords afin de former un tout compact impénétrable par tout fluide qui reste dehors », Gaspare 1831, t. II, p. 50.
33 Braudel 1979, p. 257.
34 Gaspare 1831, t. II, p. 57. L’évaluation semble être incorrecte, parce que 30 tonneaux d’eau correspondent à 22.500 litres et une lira à environ 2,68 litres : donc, avec 30 tonneaux on peut remplir à-peu-près 8.400 bouteilles d’une lira, ce qui ne suffirait certainement pas non plus pour une journée pour tous les habitants de la ville.
35 Braudel 1979, p. 258.
36 Roche, 1984, p. 395.
37 Montanari 1979, p. 381-384.
38 Voir à ce propos Grenier 1996, chapitre XI « Modèles sociaux de la demande ».
39 Giormani 1985, p. 21, 22.
40 Martin 2001, p. 30.
41 Une anfora correspondait à environ 601 litres ; pour ce qui concerne les unités de mesure sous la République de Venise, voir Martini 1883, p. 818 ; Tucci 1987, p. 186.
42 Ibid.
43 Ibid., p. 187.
44 La condotta était la période de gestion d’une osteria ou d’un bastione, habituellement de 2 ou 4 ans ; nous en parlerons plus spécifiquement dans les prochaines pages.
45 ASVe, Governatori alle Entrate, b. 448, fichier sans nom et non numéroté, « Ristretto dell’obbligo del consumo delle anfore ». Pour vérifier la méthode d’estimation de ces données, voir l’annexes 1 à la fin de la deuxième partie, p. 175.
46 À ce propos, voir Miglio 1999, p. 7 ; Modigliani 1999, p. 19.
47 Une autre difficulté vient du fait qu’il y avait de nombreuses exceptions. Comme il s’agissait d’un produit de base, on autorisait souvent des distributions exceptionnelles de vin aux pauvres, qui pouvaient être soit gratuites, soit à des prix inférieurs. Certaines de ces interventions à caractère social étaient plus permanentes, comme les bateaux dits della gratia, qui à partir de 1407 furent autorisés dans la section du canal comprise entre le traghetto de Santa Sofia et celui des Becarie (exactement là où le Grand Canal tourne vers la droite juste après du pont de Rialto, entre les sestieri de Cannaregio, San Polo et Santa Croce). L’importation de vin à cette fin prévoyait une exonération des droits et ce produit pouvait donc être vendu à un prix beaucoup plus bas ; ASVe, Compilazione delle leggi, première série, b. 372, Nb 310.
48 « Quia taberne a minori sunt tot in terra ista, quod homines veneciarum vilis condizionis pro conversando in eis male agunt et propriam familia dereligunt, tam propter vinum, quam propter barattarias et alia inhonesta, [...]. Capta fuit pars quod [...] omnes taberne et hostarie a minori que sunt in Veneciis reducantur et esse debeant XX », ASVe, Compilazione leggi, première série, b. 238, 27 mai 1320 ; à ce propos, voir Costantini 1999b, p. 890, 891 et Gottardo 1996, lequel soutient, en se trompant, que les hostarie à pluri vendaient en gros et celles à minori au détail ; voir aussi Kümin et Tlusty 2002 ; Brennan 2011.
49 En latin « sunt tot in terra ista, quod homines venetiarum vilis conditionis pro conversando in eis male agunt », traduite par l’auteur.
50 En latin « pro bonis hominibus forensibus ad terram venientibus et per terra transeriuntibus », traduite par l’auteur ; ASVe, Compilazione delle leggi, première série, b. 299, fichier 1, f.o 104, 27 mai 1320.
51 Gottardo 1996, p. 41.
52 Ibid.
53 Berengo 1956, p. 69-70.
54 Boerio – Manin 1829, voir les définitions de Magazèno et Bastione.
55 ASVe, Giustizia Nuova, b. 25, documents non numérotés, 25 juin 1655.
56 ASVe, Cassiere della bolla ducale, Grazie, reg. 12, f.o 117r, cité par Gottardo 1996, p. 45.
57 Modigliani 1999, p. 19-20.
58 « Ils utilisent les osterie comme s’il s’agissait de bettole, sans les pourvoir de mobilier décent … et sans cuisiner, louant les osterie pour peu d’argent, ils les utilisent donc seulement pour vendre du vin », traduit par l’auteur, ASVe, Arti, b. 430, f.o 95r.
59 Cavazzana Romanelli 2006, p. 408.
60 Dal Borgo – Riponti 2014.
61 ASVe, Giustizia Nuova, b. 43, documents non numérotés, 8 mai 1655.
62 Le café et les « acque ghiacciate » (eaux gelées) semblaient être en concurrence avec les malvasie et non avec les vins de la terre ferme : cela nous donne aussi des informations intéressantes par rapport aux clients, car ceux qui allaient dans les cafés étaient les mêmes que ceux qui auparavant se rendaient dans les malvasie ; ASVe, Giustizia Nuova, b. 43, documents non numérotés, 27 avril 1693 et 4 avril 1696.
63 ASVe, Arti, 430, f.o 43v ; Giustizia Nuova, b. 1, f.o 198r.
64 Par rapport à la circulation des informations à Venise, voir aussi l’ouvrage de De Vivo 2012.
65 Berengo 1956, p. 69, traduit par l’auteur.
66 Pour ce qui concerne le cas vénitien, voir Berengo 1956 ; en France, le nombre de débits de boissons était limité par la loi avant la Révolution mais le marché fut ensuite ouvert : il s’est de nouveau refermé sous Napoléon III, qui craignait que les débits deviennent des bases pour des actions subversives ; Marrus 1974, p. 129.
67 Stella 1891, p. 4, 5.
68 Ibid., p. 57-61 ; le contrat stipulé entre la République et le daziere était un modèle pré-imprimé, rédigé sous une forme très simple, voir ASVe, Compilazione delle Leggi, première série, b. 376, n° 689.
69 ASVe, Compilazione delle leggi, première série, b. 374, n° 339 et n° 224.
70 Ibid., n° 536.
71 Tucci 1987, p. 198.
72 Les données ont été trouvées dans un livret daté de 1746, vraisemblablement utilisé par les personnes chargées de l’estimation des tonneaux et de l’évaluation du droit qui devait être imposé à chaque importation. Il s’agit d’un petit livret imprimé dans lequel sont indiqués tous les différents types de vin et le montant des droits en fonction des quantités, à partir d’un secchio (10,73 litres) jusqu’à 500 anfore (300 000 litres) ; ASVe, Giustizia Nuova, b. 44, « Tariffa per il dazio de’ vini di ogni genere dal 1746 » ; Antonio Stella a identifié 9 catégories de vins (stima piccola, mercanti, stima grande, Torcello grande, Torcello piccolo, terza grande, S – qui comprend les vins schiavoni, de la Dalmatie, qui avaient des privilèges – et la huitième et la neuvième qui concernent les muscats) ; Stella 1891, p. 19, 20.
73 Tucci 1987, p. 193.
74 ASVe, Giustizia Nuova, b. 2, reg. 3, f.o 164v.
75 Le marangona était le nom de l’une des cloches de San Marco qui sonnait tous les matins à l’aube pour informer les ouvriers de l’Arsenal qu’il était temps d’aller à leur travail ; Boerio – Manin 1829, p. 333, définition de “marangona”.
76 La différence sur chaque litre n’est pas négligeable, puisque l’on passe de 2,19 sous (tarif marchand) à 1,84 sous (soit 0,35 sous par litre, – 16 %) ; ASVe, Compilazione delle Leggi, première série, b. 375, n° 357, 5 janvier 1665
77 Curti 1802, p. 339, note de bas de page n° 201. À ce propos, le mauvais oste décrit par Tommaso Garzoni dans « La piazza Universale di tutte le professioni », qui dans ses caves, « baptise le vin avec des seaux d’eau », est resté célèbre ; Garzoni 1588, p. 708.
78 Cavazzana Romanelli 2006, p. 404.
79 ASVe, Compilazione delle leggi, première série, b. 372, f.o 10.
80 Ibid., « Vini in genere », Premier fichier « De vini nostraribus … », f.o 10 ; voir aussi Cavazzana Romanelli 2006, p. 406-407.
81 Dal Borgo – Riponti 2014, p. 228.
82 Scienza 2014, p. 40.
83 Voir ASVe, Giustizia Nuova, b. 8, reg. 18 ; en ce qui concerne la mesure de la grossa, voir Dolcetti 1908, p. 84.
84 La Riva est techniquement l’escalier qui mène de la Fondamenta au canal, par lequel on monte et descend des bateaux. Il y avait deux Rive dédiées à la vente de vin, celle dite del vin près de Rialto et la Riva degli Schiavoni à San Marco ; Boerio et Manin 1829, p. 578, définition de riva.
85 ASVe, Giustizia Nuova, b. 8, reg. 18.
86 ASVe, Giustizia Nuova, b. 7, reg. 16, f.o 34r-34v
87 ASVe, Giustizia Nuova, b. 8, 26 août 1744 ; par rapport au Banco Giro, voir Tucci 1973, 1981 ; Pezzolo 2018.
88 Tucci 1987, p. 187.
89 Voir ASVe, Giustizia Nuova, b. 14, reg. 42 ; le marchand en question a payé en droit de douane pour importer le vin de 4,26 et 2,16 sous par litre. En moyenne, ses revenus pour chaque litre de vin équivalaient à 1,42 sou par litre. Le vin était un produit dont la marge unitaire était très basse ; il fallait donc en vendre beaucoup pour que ce soit rentable.
90 Zannini 1999 ; Juste pour comparaison, à la fin du siècle, un chef de bastione gagnait en moyenne 2.000 livres par an (alors qu’il n’en gagnait que 1.020 dans les années 1730) ; en ce qui concerne le salaire à la fin du siècle, voir ASVe, Governatori delle Entrate, b. 447 ; pour 1732 voir ASVe, Giustizia Nuova, b. 39 ; enfin, pour la conversion des valeurs des ducats aux livres vénitiennes, voir Gullino 1984, en particulier la « Nota sul sistema monetario del tempo », p. XVI (en 1732, 1 ducat équivalait à 7,85 livres vénitiennes décimales, contre 8 livres à la fin du siècle).
91 ASVe, Giustizia Nuova, b. 12, 4 février 1774.
92 ASVe, Giustizia Nuova, b. 12, fichier 36 ; les dates indiquées sur la couverture du fichier ne sont pas correctes (1784-1795).
93 ASVe, Giustizia Nuova, b. 33, documents non numérotés, 2 juin 1702.
94 ASVe, Giustizia Nuova, b. 35, documents non numérotés, 15 décembre 1760.
95 ASVe, Giustizia Nuova, b. 12, témoignage de Antonio Batezai, 7 mars 1791 ; Giustizia Nuova, b. 30, lettre de Giacomo Angeli, document non daté et non numéroté.
96 ASVe, Giustizia Nuova, b. 35, documents non numérotés, 3 décembre 1760.
97 Voir Fontaine 2014, et Ago 1998.
98 ASVe, Giustizia Nuova, b. 35, documents non numérotés, témoignage d’Iseppo Rossi, 3 décembre 1760.
99 Ibid., documents non numérotés, 11 mars 1765.
100 Pour ce qui concerne les unités de mesure, voir Martini 1883, p. 818 et suivantes.
101 ASVe, Giustizia Nuova, b. 35, documents non numérotés, 13 mars 1765.
102 Texte original « quasi ogni anno … ritornar dalla campagna detta Scelecchi in un burchiello sovraccarico di sei, sette botti di vino, ora più ed ora meno, e di quindici o sedici sacchi di farina … li quali sacchi di farina li faceva porre nell’entrata di sua casa … [e dopo] tre quattro giorni li vedevo sparire non so in che modo. Nel corso dell’anno poi vidi essere condotte alla medesima una o due botti di vino per volta ogni quattro o cinque mesi » ; Ibid., documents non numérotés, 13 mars 1765.
103 Ibid., documents non numérotés, 22 août 1761.
104 Dans ce cas, on a une femme noble qui a reçu du vin en paiement d’un loyer ; elle l’a importé à Venise et le fait revendre au détail par des serviteurs, une affaire semblable à celle de Caterina Ovo Scelecchi ; Ibid., documents non numérotés, 26 août 1761.
105 ASVe, Giustizia Nuova, b. 12, fichier 36.
106 Texte original « … sono solito giornalmente andar a bever nella di lei [Orsola Donada] casa al ponte di Sant’Aponal … [dove] continuano in molta quantità le vendite di vino al minuto fermandosi le persone nella di lei entrata, ove vi sono due piccoli luoghi vicino la riva, in uno dei quali vien custodito il vino … e nell’altro s’accomodano le persone a mangiar e bere … al prezzo di soldi 14 la libra come si vende al magazzeno », ASVe, Giustizia Nuova, b. 35, documents non numérotés, 22 août 1761.
107 ASVe, Giustizia Nuova, b. 34, documents non numérotés, 10 mars 1727 et procès suivants ; ASVe, Giustizia Nuova, b. 35, documents non numérotés, 21 août 1761. Témoignages de Valentin Balinzattera « les gens se trouvaient dans une salle, avec une cheminée au milieu ».
108 ASVe, Giustizia Nuova, b. 39, fichier 29, document non numéroté et non daté.
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