Conclusions : habiller le Prince
p. 553-564
Texte intégral
1Qu’est-ce qu’un bon Prince ? Les vingt-deux études rassemblées dans cet ouvrage tentent d’en donner une définition en livrant un certain nombre d’éclairages concernant les différentes facettes du pouvoir impérial et de la personnalité de ses détenteurs, et d’embrasser ce sujet sans avoir la prétention de l’épuiser. Dans le miroir apparaît en contrepoint la figure du mauvais empereur, quand il ne s’agit pas du monstre, qui concentre sur sa personne les traits et les caractéristiques de ce que ce bon prince ne doit pas être.
2Le souverain idéal est d’abord celui qui respecte ou s’inscrit dans des normes ; celles-ci se rapportent à la fonction, à la personne, au mode de vie et à la façon d’être, à la relation aux autres de celui qui gouverne, donc à sa capacité à répondre aux aspirations du temps, et concernent donc aussi bien sa personnalité que son comportement, lesquels pèsent autant que la nature de ses pouvoirs. Mais elles peuvent aussi ne pas concerner que lui seul. Dans un régime qui tend, au fil du temps, à s’inscrire dans une perspective dynastique, elles s’appliquent également à sa famille et à l’ensemble de son entourage. Mais ces normes, quelles sont-elles ? Que recouvre la fameuse formule adressée par le Sénat en forme de vœu à tout nouveau prince accédant à la pourpre impériale, « être plus heureux qu’Auguste et meilleur que Trajan » ?
3Mais qui fixe la norme ? Les attentes divergent selon que l’on se place du point de vue de l’aristocratie romaine ou des notables de province, du peuple ou de l’armée dont les aspirations sont diverses. La question est importante, car déroger à ces attentes entraîne une perte de légitimité auprès des corps sociaux concernés. Pour tout prince, des repères existent, instaurés par le fondateur de l’Empire après maints tâtonnements et hésitations et constamment réaffirmés par une élite soucieuse de sa place dans l’État et du respect de ses prérogatives et qui peut compter sur l’assentiment des intellectuels, sophistes ou philosophes de tout bord, de Rome et d’ailleurs, adhérant à ses principes. Et les injonctions de la noblesse sont d’autant plus fortes, ses jugements d’autant plus péremptoires que c’est elle qui écrit l’Histoire, au travers des témoignages de Tacite, Suétone, Dion Cassius ou Marius Maximus.
4Mais ces normes doivent aussi s’adapter aux nécessités du temps et à la lente évolution du régime impérial, du principat républicain vers une monarchie tendant à l’absolutisme, ce qui implique que se reconfigure l’image du bon prince dans un contexte dynastique de plus en plus prégnant. Parce que l’évolution était trop rapide, elle ne fut pas linéaire, et il y eut des retours aux normes initiales, après la mort de Néron avec Vespasien, ou après celle de Domitien avec les règnes des Antonins, mais elle était inéluctable ; après l’élimination de Commode, ces normes évoluèrent en parallèle avec la bureaucratisation et la militarisation du régime.
5Ce sont ces différentes thématiques qui sont au cœur de ce livre et sur lesquelles il convient de revenir en guise de conclusion.
6La première question est de savoir ce qui distingue le Prince – primus inter pares – des autres représentants de cette aristocratie qui aspire à gouverner l’Empire. Une des composantes essentielles du « costume du Prince » parce qu’elle lui confère sa légitimité est le nom qu’il porte. St. Benoist insiste sur sa titulature et tout particulièrement sur les tria nomina « Imperator Caesar Augustus » : cette nomenclature l’identifie en le distinguant de ses congénères. Celle-ci se complexifie et devient double avec les Flaviens qui intègrent dans leur dénomination la mention de leur gens ; peut s’y ajouter quelque qualificatif distinctif, comme avec Antonin qui la complète du cognomen Pius octroyé par le Sénat. Cette titulature du Prince est une constante pendant les trois siècles de l’Empire durant lesquels elle se stabilise ; ces noms, comme les titres et les fonctions qui servent à dire et à définir le Prince, le font connaître au travers des monnaies et des inscriptions qui se répandent ou s’étalent dans les espaces publics et privés des cités, assurant par-là ses relations avec ceux qu’il gouverne.
7Une autre pièce du costume est le paraître, car l’apparence sert à reconnaître le Prince dans ses apparitions. Le vêtement joue donc un rôle essentiel et Auguste l’avait bien compris qui avait fait la promotion de la toge pour les hautes classes de la société, parce que malgré son port plutôt incommodant, elle représentait le symbole extérieur des principales valeurs romaines. On comprend mieux dans ce contexte que le Prince ait été tenu de donner l’exemple et que déroger à certaines normes dans la façon de se vêtir ait pu exclure de l’humanité celui qui se prêtait à quelque extravagance. L’étude de L. Anglade et de Th. Éloi est très explicite sur ce point qui montre comment, par ses frasques vestimentaires, Caligula se prêta à tous les reproches et comment la transgression du vêtement qui était en même temps celle de l’ordre de la société, contribua au rejet d’un empereur considéré comme mauvais. Ses excentricités vestimentaires aboutirent au travestissement final jusqu’aux signes distinctifs de l’effémination, par exemple le port de cothurnes ou de robes de soie parées de pierreries ; ces accoutrements l’excluaient de la collectivité, tout en faisant de lui le stéréotype de la représentation du tyran dégénéré. Un cas similaire a été mis en lumière par Chr. Badel lorsqu’il rapproche de cet empereur, un autre, Caracalla, auquel la postérité conféra aussi un nom également dérivé d’un vêtement, ce fameux manteau dont l’origine est controversée, mais dont le port dans des moments solennels traduisait à la fois un relâchement de la discipline auprès des troupes et un manque de civilitas, signe de mépris envers le peuple et le Sénat.
8Auguste avait porté attention à la représentation du Prince ; cela se constate dans l’imagerie impériale qui semble codifiée à la fin de son règne, tout particulièrement dans la statuaire et l’iconographie impériales. Ses successeurs se sont appropriés certains éléments qui ont créé une nouvelle sémiotique du pouvoir, comme l’a bien mis en exergue O. Hekster. Il y a certes eu des innovations qui allaient à l’encontre de la tradition, comme l’introduction du port de la barbe dans les bustes et portraits de l’empereur Hadrien. Mais cette rupture qui fit peut-être polémique répondait à la mode d’une époque tout autant qu’aux inclinaisons d’un empereur séduit par l’hellénisme, comme le souligne le fait que ses successeurs ne se privèrent pas de l’imiter.
9Dans un domaine voisin, S. Rey a mis en évidence l’importance de la gestuelle en montrant comment les mains et leur mouvement condensaient une certaine façon d’être. La vertu de l’homme de bien que doit être l’empereur se détecte dans ses gestes et tout particulièrement dans l’usage de ses mains ; elles sont un exemplum de chaque instant et doivent s’éloigner autant de la robustesse que de la mollesse, car le serrement de main doit rassurer dans la mesure où il est le signe distinctif de la garantie de la confiance et de la Fides. En fait, on apprend toujours quelque chose de quelqu’un quand on lui serre la poigne.
10Dès le début de l’Empire, les fonctions du pouvoir impérial se sont standardisées et des modèles se sont imposés qui répondaient aux attentes des principaux éléments constitutifs de la société romaine, le peuple, l’aristocratie et l’armée, comme le souligne O. Hekster. On était dans l’attente d’un soldat qui garantissait la pax deorum tout en assurant la sécurité, voire l’expansion de Rome et de son empire, d’un prince, restaurateur de la paix et protecteur de l’oikoumène, mais qui demeurât un magistrat civil au sens républicain du terme. La place de la Virtus demeura essentielle, même quand l’empereur ne se révéla pas être un grand adepte des armes ou qu’il ne voulut pas être un va-t-en-guerre ; Auguste fait sans aucun doute partie des premiers, mais aussi Claude ou Antonin, et parmi les seconds, Hadrien fut toujours conscient de ses devoirs, qui rendit de fréquentes visites aux garnisons des confins de l’Empire et rassura, dans une missive et sur un ton ironique, les membres du Sénat quand il leur écrivit, pendant la guerre de Judée : « Si vous ou vos enfants vous vous portez bien, si les affaires sont prospères, moi et les légions, nous nous portons bien. » Lui, comme son prédécesseur Trajan, savait partager la vie de ses soldats, les connaissait par leur nom et n’hésitait pas à faire frapper des monnaies avec le titre de ses légions. Comme Y. Le Bohec l’a montré, l’empereur tenait l’armée par la solde et les honneurs.
11Le bon souverain devait aussi apparaître comme le principal médiateur avec les dieux. Pour le commun des mortels qui ne pouvait les atteindre, l’empereur apparaissait comme l’intermédiaire indispensable parce que réel et accessible et parce que son pouvoir doté d’un prestige divin s’inscrivait dans une optique surhumaine. Cette fonction ne fut d’ailleurs pas fondamentalement remise en cause avec l’avènement de l’empire chrétien.
12Enfin, le prince se devait d’être juste et la iustitia comptait au nombre des vertus cardinales gravées sur le bouclier offert par le Sénat à Auguste au moment de son avènement. Il devait en cela être capable d’élaborer des lois et s’entourer de conseillers capables de l’aider et qu’il devait respecter ; le règne des Antonins annonça à cet égard la grande période des juristes en même temps qu’il permit le renforcement des compétences du consilium principis, composé de plus en plus d’experts, même si ce ne fut que sous Constantin que le rôle de ce conseil fut véritablement formalisé.
13Pour répondre à ces obligations et se montrer digne de la fonction, les empereurs devaient avoir reçu une formation adéquate. La haute qualité de l’éducation relevait d’une tradition aristocratique bien ancrée. A. Gangloff s’est plus particulièrement intéressée à la mission de ces « professeurs des dieux », selon la formule d’Antipater de Hiérapolis à propos de son rôle auprès de Géta et de Caracalla. Macron avait été l’un des premiers, sous Caligula, à entraîner le Prince à entrer dans son costume, c’est-à-dire sa fonction ; la place des préfets du prétoire dans la formation militaire des nouveaux princes, à l’instar de Burrus qui avait accompagné Sénèque dans la préparation du jeune Néron à l’Empire, fut souvent essentielle. Le rôle de ces professeurs s’accentua encore à l’époque des Antonins et Philostrate, dans sa Vie des sophistes, insiste sur celui, déterminant, que jouèrent auprès de Marc Aurèle et de Lucius Verus ces spécialistes de l’enseignement, philosophes et lettrés qui accompagnèrent Hadrien, Antonin et leurs héritiers tout au long de leur règne. Ils occupèrent, à l’image d’Hérode Atticus, Aelius Aristide, Fronton ou Junius Rusticus, une place essentielle dans les affaires de l’État, par leur liberté d’expression, leur familiarité avec le prince et son entourage, mais aussi parce que, du fait de leur rôle social et économique, ils participaient au gouvernement de l’Empire ; ainsi s’accrédite l’idée du bon prince entouré de bons professeurs qu’il écoute, aime, et respecte à la manière de Marc Aurèle qui, dans ses Pensées, fait la liste de ses maîtres auxquels il est redevable. Au début du IIIe siècle, à la cour des Sévères, leur prestige social est éclatant et ils ont définitivement imposé le vocabulaire qui permettait de définir le bon monarque dont ils avaient façonné le discours et la pensée politique.
14Mais l’image du Prince dépendait aussi et surtout de son comportement, variable indiscutable pour distinguer le bon du méchant. Celui-ci concerne en premier lieu les relations avec les autres corps sociaux et politiques, le Sénat et le Peuple. La contribution de Ph. Le Doze aborde la question de la collaboration nécessaire de l’Empereur avec ces deux composantes de la Res Publica en démontrant comment celle-ci qui, par ailleurs, ne se confondit jamais avec le Prince, sut aussi faire une place au nouveau maître de l’empire. En fait, les deux composantes de la République romaine n’abdiquèrent jamais leurs prérogatives : le peuple demeura une force de légitimation, comme en témoigne le vote de la Lex de Imperio. S.H. Rutledge va plus loin en montrant que le fondateur du Principat, s’il dut ménager l’aristocratie, sut être aussi un popularis exemplaire, dans la ligne de la tradition mario-césarienne. Son œuvre dans la construction de la ville de marbre, le maillage de la cité de sa présence par l’instauration du culte des lares et des quartiers, le souci d’écarter tout aspirant aux faveurs du peuple, témoignent de la volonté de monopoliser et de concentrer sur sa personne l’affection des couches populaires, même si on ne doit pas oublier que, dans ce domaine particulier, Marcus Agrippa joua auprès de lui un rôle décisif et concentra les foudres de l’aristocratie ainsi qu’en témoigne le refus des nobles de participer à ses funérailles, rompant ainsi le consensus que le Prince voulait instaurer. A contrario, dans la ligne de ce que voulut instaurer Auguste, qui compensa la perte d’auctoritas du Sénat par l’octroi de nouvelles compétences, le respect et la déférence du Prince à l’égard de la Curie demeurèrent la marque des bons souverains. Certes, le renforcement de la position de l’empereur contribua à l’affaiblissement du rôle de cette assemblée, et l’attitude des mauvais empereurs, comme Caligula, Néron ou Domitien qui infléchirent la monarchie vers l’absolutisme, porta un coup sensible à la libertas des sénateurs et amplifia encore cette tendance, mais leurs différents successeurs s’appliquèrent à respecter l’intégrité des membres de la Curie et, sous les Antonins, le Sénat redevint le pivot d’un principat modéré qui donnait à nouveau toute sa place au SPQR.
15L’accessibilité au Prince constituait une marque de sa civilitas et le civilis princeps, comme le montre P. Montlahuc, se devait d’être abordable par tous. Hadrien se le fait vertement remarquer par cette passante qui l’interpelle dans la rue et lui reproche de ne pas faire son métier d’empereur parce qu’il ne daigne pas lui répondre. Pline le Jeune insiste dans son Panégyrique sur le contraste entre l’attitude de Trajan et celle de Domitien qui se promène en litière et se cache du peuple au spectacle du cirque : au tyrannus clausus s’oppose le princeps apertus qui fait preuve d’urbanitas quand il reçoit dans son palais volontiers ouvert à tous et sait faire preuve de frugalitas dans son quotidien ; il est un hôte agréable quand il reçoit ou se déplace chez des amis, supporte leurs remarques désobligeantes ou leurs critiques comme Antonin qui se fait rabrouer par Homullus ou par Hérode Atticus. De même, le bon souverain doit savoir se comporter en public et notamment dans les lieux de spectacle : cet aspect des choses fait l’objet de la contribution de S. Forichon. L’attitude du Prince au cirque où il doit savoir faire preuve de moderatio, distingue le bon du mauvais empereur dont l’engouement excessif le pousse à se produire en public, à montrer avec un enthousiasme immodéré ses préférences et même à user d’une violence inappropriée pour faire taire les voix divergentes ou contestataires. Ainsi, le comportement d’Auguste au cirque fut considéré comme un modèle, imité en cela plus tard par Marc Aurèle qui expose, dans ses Pensées, la même conception du rapport au peuple. Le premier princeps a donné l’exemple de la conduite à tenir lors des spectacles où il côtoie la foule, partage son intérêt pour le spectacle et accepte d’être observé ou interpellé ; n’est-il pas là aussi pour se faire acclamer ? Et ce n’est pas un hasard si, parmi tous ses successeurs, ceux qui ont dérogé à ces règles de bon comportement sont précisément ceux que l’on qualifie de mauvais princes : Caligula, Néron ou Domitien eurent le mauvais goût de s’écarter de ce modèle et enfreignirent ces règles de la moderatio : pour cette raison, le jugement de leurs contemporains fut sans appel.
16Il est impératif pour celui qui veut être un bon prince, au cirque ou ailleurs, de se rendre visible, comme le souligne Fr. Hurlet. Pour cela, il doit être présent dans la capitale où le peuple est rassuré par sa présence. Les relations avec Tibère et plus tard, avec Hadrien, se sont gâtées quand ces empereurs se sont éloignés de leur capitale. Auguste avait tenté de se faire représenter quand il s’absentait, mais Messala Corvinus échoua dans cette première tentative de création d’une préfecture de la Ville et, sous les Antonins, ce sont surtout les préfets du prétoire qui suppléèrent à l’absence du Prince, Trajan ou Hadrien. Certes, les guerres de conquête occupèrent une grande partie du règne du premier et le second avait ressenti la nécessité de rendre visible le pouvoir impérial aux provinciaux, car le passage du Prince dans la cité était une occasion exceptionnelle de voir le costume impérial prendre corps et de s’enthousiasmer pour lui, mais chacun de leur adventus dans la capitale fut célébré avec une ferveur que le Prince dut parfois contenir.
17Les échanges entre le Prince et les cités ou communautés de l’Empire contribuent à la confection de l’habit du Prince. En prenant appui sur une documentation épigraphique particulièrement dense qui reflète le dynamisme de ses élites, H. Fernoux s’est intéressé au cas de l’Asie Mineure. Le type de relations entre le Prince et les notables inauguré par Auguste est en fait hérité des souverains hellénistiques et tout était déjà en place à l’avènement du Principat. Peu à peu, ces relations se sont institutionnalisées autour de l’image de l’empereur, sauveur et bienfaiteur, soucieux du bon fonctionnement des cités et garant de la stabilité ainsi que de la pérennité de leurs institutions, de leurs finances et de leurs privilèges, le tout dans un contexte d’universalisme qui était la marque du pouvoir et de l’idéologie impériale.
18Les normes étaient ainsi fixées ; une double question se pose alors : qui les a fixées et comment se sont-elles fixées ?
19Tout a commencé avec Auguste, mais le règne de celui-ci s’est étendu sur plus de quarante ans et si l’on suit les Res Gestae, tout a commencé bien avant l’instauration du Principat, en 27 av. J.-C., puisque, selon C.H. Lange, il ne faut pas, comme nous y invitent Appien ou Dion Cassius, rechercher une date précise qui marquerait la rupture entre l’ancienne République et le Principat. En effet, si l’on suit le princeps lui-même, la période prise en considération débute en 43 av. J.-C., lorsqu’il fut investi pour la première fois de l’Imperium consulaire, et la campagne d’Actium, par exemple, ne marqua ni la fin d’une période marquée par les guerres civiles, ni l’aube d’une nouvelle ère, mais s’inscrivait dans un ensemble qui conduisit progressivement à l’instauration du nouvel ordre. C’est donc pas à pas qu’Auguste dessina le costume du Prince, en donnant touche par touche ses formes institutionnelles au nouveau régime, mais aussi en créant un prototype et un modèle qui fut peu ou prou suivi par ses successeurs. Ces conclusions rejoignent celles de Ph. Le Doze, mais cette lente transformation fut aussi, en grande partie, rendue possible par la longueur du règne. L’image d’Auguste avait évolué tout au long de ce demi-siècle, ainsi que le montrent les témoignages iconographiques que le fondateur de l’Empire s’attacha à donner de lui-même et qu’il s’appliqua à répandre dans tout l’empire. Selon M. Cadario, à la représentation de l’imperator, chef de parti, soucieux de son image de chef de guerre, succéda celle du triomphateur, vainqueur des Parthes et des Arméniens, de la statue de Prima Porta, comme si Auguste voulait réaffirmer que sa virtus ne déparait pas au côté de celle des grands généraux de la République dont les statues trônaient sur le forum qu’il avait fait édifier. Mais peu à peu, le costume jupitérien se substitua, dans la statuaire, à la nudité héroïque et, au moment où le prince revêtait l’Habitus civilis sur la frise de l’Ara Pacis, il laissait à d’autres et tout particulièrement à ses beaux-fils le soin d’endosser le costume militaire. L’évolution du costume du prince fut rapide, mais l’image entrait en cohérence avec celle du régime.
20On ne revint pas fondamentalement sous ses successeurs sur les directives augustéennes et mal en pris à ceux qui voulurent s’écarter du chemin tracé. Tibère, lui-même, avait rappelé à l’ordre les sénateurs qui auraient voulu se laisser aller à la courtisanerie ou à la flagornerie ; d’autres, plus tard, se chargèrent d’élever la voix pour défendre au travers du rôle du Sénat, la liberté de parole, garante de celle de l’État. Parmi ceux-ci, les philosophes stoïciens, comme Helvidius Priscus ou Thrasea Paetus, se firent, au prix de leur vie, les chantres du respect de la norme, voire, dans une perspective jusqu’au-boutiste, du retour au vieil ordre républicain. Ils firent des émules jusqu’à la fin du siècle lorsque Nerva, puis Trajan, considérèrent que la lex de maiestatis pouvait être une entrave à la liberté de l’État et rendirent à la Curie sa fonction de consilium reipublicae. Les choses auraient pu aller encore plus loin et l’on se plut à rêver que l’empereur fût désormais choisi au sein de l’assemblée, comme cela survint avec l’avènement d’Antonin. Force est cependant de reconnaître que si les princes de cette dynastie optèrent pour le choix du meilleur, c’est d’abord parmi eux qu’ils le cherchèrent.
21Au fil des siècles, les aristocrates, issus des milieux sénatoriaux ou équestres, tentèrent d’influer sur le périmètre de la fonction princière ou, tout au moins, contribuèrent à lui donner un contour, notamment à travers la production écrite qu’ils inspiraient ou dont ils avaient la maîtrise ; ce sont eux en définitive qui écrivirent l’Histoire. La contribution de A. Molinier Arbo en donne un exemple intéressant parce que son sujet d’étude, Hérodien, n’était pas, à l’inverse de Tacite ou de Dion Cassius, issu du milieu sénatorial et un homme du sérail, mais un provincial obscur, venu de l’élite locale des provinces. Son témoignage s’inscrit pourtant dans la doxa aristocratique de son époque, le début du IIIe siècle ; cet historien de langue grecque se prononce pour un rééquilibrage du pouvoir en faveur du Sénat, véritable épicentre traditionnel de la vie politique romaine et pour une co-gouvernance de la Curie et du Prince, ce qui signifiait un retour aux préceptes augustéens ou à l’âge d’or des Antonins. Au-delà de la critique du rôle de l’armée, faiseuse de mauvais princes et incapable d’admettre que l’empire ne pouvait être la propriété d’un seul homme qui, de ce fait, s’érigeait en tyran, Hérodien fait de l’âge des empereurs, gage de sagesse, de compétence et de respectabilité, une clef majeure de l’interprétation et du jugement de leur règne.
22Il y eut bien quelques anicroches ou exceptions dans cette confrontation de deux interprétations de ce que devait être le pouvoir impérial ; ce fut, selon l’expression de P. Cosme, l’attente du « roi caché » et, plus particulièrement, la réapparition du prince disparu dans des conditions dramatiques. L’Histoire s’est nourrie à travers les siècles de nombreuses aventures de ce type. L’apparition d’un faux Agrippa Postumus ou d’un faux Néron, même si elle s’inscrivait dans un contexte de fausses croyances et de superstitions, notamment orientales, sur lesquelles Vespasien voulut aussi jouer, répondait aussi aux attentes de populations inquiètes de leur situation présente et éloignées des sphères politiques et économiques dirigeantes ; celles-ci avaient précisément présenté ces princes comme des monstres qu’il avait fallu éliminer.
23Si Auguste, en fixant les normes qui permettaient de définir le bon prince, joua un rôle décisif dans la confection du costume, celles-ci évoluèrent au gré des circonstances et de la personnalité de ses successeurs. L’évolution s’annonce dès le règne de Tibère pendant lequel la dérive du pouvoir vers une monarchie aux accents hellénistiques était déjà dans l’esprit de nombreux sénateurs, à tel point que l’empereur lui-même, lors d’une séance fameuse où il fut question de la maladie de sa mère, Livie, critiqua cette propension à l’adulatio et rappela les sages à leur dignité. Il y avait là, selon N. Barrandon, la volonté de l’empereur de préserver le pouvoir de ses possibles dérives monarchiques, sinon tyranniques, tout en renforçant son autorité. D’ailleurs, si l’on suit G. Rowe, Tibère attendait des sénateurs qu’ils lui donnent des collègues dans la ligne de ce qu’Auguste avait fait, en choisissant des « co-régents », ce que l’assemblée aurait refusé de faire.
24Dans cette évolution, le rôle des femmes de la cour impériale, et notamment des impératrices, fut décisif au fur et à mesure que le Principat prenait des couleurs dynastiques. Auguste avait établi un code des valeurs et, tout au long de son règne, suivant en cela les pratiques traditionnelles de l’aristocratie romaine, les femmes de son proche entourage, notamment Octavie et Livie, surent, tout en restant à la place que leur conférait la tradition, tenir ce rôle de modèle. Il s’agissait, comme l’a montré Fr. Rohr Vio, de revitaliser les valeurs républicaines et de restaurer les équilibres familiaux que des décennies de guerre civile avaient mises à mal. Julie aurait dû remplir cette fonction, mais le jugement sur son comportement qui ne répondait pas aux normes, fut mis sur la place publique, puisque la fille du princeps n’eut pas à répondre de ses écarts de conduite devant le tribunal domestique, mais fut condamnée après avis du Sénat. Le couple formé par Germanicus et Agrippine, par sa discrétion et sa fécondité, s’inscrivait en revanche plus parfaitement dans la norme augustéenne et de la mise en exergue du rôle de la famille. Ces critères, beauté, modestie, réserve, dévotion et pudeur, trouvent leur pleine expression chez les princesses antonines, instruments de la succession dynastique, mais aussi protectrices des arts et des lettres et davantage peut-être encore avec celles de l’époque sévérienne qui ajoutèrent à ce panel de qualités, les fonctions d’éducatrice.
25La dimension culturelle constituait un élément permettant de mieux appréhender la personnalité du Prince et G. Zecchini a tenté de montrer comment ce critère fut diversement pris en considération selon les époques. L’intérêt des princes des deux premières dynasties pour les lettres et les arts libéraux peut différemment être interprété en fonction de nos sources, mais il est indéniable pour les princes du IIe siècle et, tout particulièrement, concernant Hadrien et Marc Aurèle, comme en témoignent textes littéraires et documents épigraphiques. Si Commode fut un malus princeps, c’est-à-dire un ignorant, ce n’est pas faute d’avoir reçu une éducation princière et la qualité de celle de Septime Sévère, qualifié par son biographe d’eruditissimus, fut indéniable, tout comme la formation de ses successeurs, notamment celle d’Alexandre Sévère considéré par certains comme l’empereur idéal. Pour ces aristocrates lettrés, le prince idéal devait être gravis et litteratus, mais comme le montre l’auteur, cette image véhiculée à l’époque de la rédaction de l’Histoire Auguste, sous Julien et Valentinien, correspondait à la vision de la société aristocratique païenne de ce temps. Cette norme changea brusquement avec l’arrivée des barbares pour lesquels faire preuve d’un bon niveau de culture latine pouvait être considéré comme un acte de faiblesse d’un prince dont on attendait qu’il soit avant tout un guerrier.
26On peut aussi s’interroger sur ce qui changea avec l’avènement du christianisme qui fixe en théorie le terminus de la période prise en compte dans ce bel ouvrage. Si l’on suit V. Puech, l’avènement de Constantin modifia peu de choses dans la relation de l’empereur avec les païens. Il était nécessaire pour lui de tenir compte des survivances du paganisme dans la mesure où ses sujets en majorité continuaient à les adopter et qu’il ne souhaitait pas que soit porté atteinte à l’ordre public. En matière religieuse dont il était le garant, il ne bouleversa pas la norme. Certes, les chrétiens furent dispensés de certaines obligations et les sacrifices aux divinités païennes furent abrogés, mais les grands sanctuaires furent préservés, le culte impérial survécut et ses prêtres subsistèrent. La Rome orientale fut même fondée selon les rites anciens tandis que les sacrifices pour les anniversaires impériaux, auxquels les chrétiens n’étaient pas contraints, se perpétuaient. Le grand bouleversement devait attendre Byzance, mais cela est une autre histoire.
27Ces différentes contributions n’ont pas pour ambition d’épuiser un sujet aussi vaste. Elles ouvrent cependant des perspectives notables parce qu’elles interrogent sur la nature même du Principat et son évolution et offrent à la communauté scientifique un livre dont l’étendue de l’aire d’enquête et la variété des questions abordées n’affectent en rien la réelle cohérence.
28En habillant les Princes, les sources anciennes se sont surtout attachées à distinguer les bons des méchants ; si elles n’ont pas hésité à tresser les lauriers des premiers, elles ne se sont pas privées de tailler aux autres un costume pour l’Histoire. Les différents contributeurs à ce livre ont su prendre leur distance par rapport à cette dichotomie ; elle est trop simpliste pour que l’historien s’en contente et sans qu’il succombe à la tentation de réhabiliter les monstres. Si ce livre se ferme, l’élan est donné pour que d’autres réflexions suivent en se demandant peut-être aussi si l’habit fait toujours le Prince.
Auteur
Université Bordeaux Montaigne - jean-michel.roddaz@u-bordeaux-montaigne.fr
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