Chapitre 2. La comédie humaine des voyageurs
p. 71-144
Texte intégral
1Souvent frappé par la masse des récits qu’ont livrés à la postérité les hommes et les femmes du xviiie siècle, en partie aveuglé par ceux que laissèrent leurs successeurs au xixe siècle1, l’historien du voyage en Italie tend à considérer que ces textes suffisent à donner sur le phénomène une vision d’ensemble. Or, une telle prépondérance est trompeuse. À prendre à la lettre l’image qui nous est offerte dans des ouvrages il est vrai largement diffusés, nous risquons de perdre de vue aussi bien la pluralité des expériences que la manière dont la déambulation s’effectua et fut vécue au quotidien. Il existe des décalages entre ce qu’écrivent les voyageurs et ce que révèlent sur leur voyage les archives matérielles, permissions et certificats, passeports, tableaux de dépenses, mentions d’itinéraires, notes sur les théâtres, sur les hôtels ou sur les usages particuliers du pays. À l’instar des lettres du président de Brosses, recomposées par leur auteur dans les années qui suivirent son retour à Dijon, les ouvrages rédigés a posteriori rendent compte d’une expérience brouillée par les oublis et les raccourcis, faite de substitutions et de réinventions2. Le référent ainsi créé n’est certes pas moins valable que celui qui se dégage des papiers personnels écrits sur le vif. Il engendre des modèles de parcours qui nous informent sur l’horizon d’attente des voyageurs en même temps que sur les besoins des lecteurs. Éloigné par l’effet d’une mémoire sélective de ce qui fut perçu dans la quotidienneté du voyage, il nous tire toutefois vers un registre symbolique et imaginaire qui demande à être relativisé et critiqué3.
2Le voyage en Italie ne fut en outre pas l’apanage des seules élites détentrices de la parole imprimée, même si la mythologie du « voyage de Rome » ou du « voyage d’Italie » fut savamment orchestrée par leurs soins dans le cadre du rituel éducatif du Grand Tour. Il ne se réduisit pas, pour les hautes classes de la société elles-mêmes, au souci d’acquérir une formation complétant celle qui avait été prodiguée dans le pays de départ. Tous les voyageurs n’ont pas enregistré leurs impressions, voire simplement mentionné dans des carnets de route les aspects matériels de leur déplacement. Ils étaient poussés par les motifs les plus divers, depuis les nécessités du commerce ou les impératifs d’une mission diplomatique jusqu’aux raisons de famille. Les pèlerins appartenaient quant à eux à des milieux variés et s’ils étaient fréquemment guidés par la foi, on sait que certains se mettaient en chemin uniquement pour trouver de quoi manger.
3Bien qu’elles n’aient pas été les seules à consigner des traces écrites de leur expérience outre-monts, ainsi que le prouvent quelques soldats de la Révolution et de l’Empire, les élites constituèrent le groupe le plus rompu à ce genre d’exercice. C’est sur les voyages accomplis par les nobles, les prêtres, les gens de lettres, les financiers et les savants au sens moderne du mot que nous possédons les informations les plus précises et les plus abondantes. En général produits par les intéressés, leurs récits permettent d’imaginer ce que de nombreux voyageurs pensaient et attendaient de leur déambulation, ce qu’ils en retiraient et en retenaient, quitte à le déformer dans le cas d’une édition chez un libraire pour mieux répondre aux souhaits d’un public élargi. Les commentaires sont ici d’autant plus précieux qu’ils témoignent de la conjonction entre des idées et modèles préconstitués et un contact concret avec une terre et des hommes, marqué par les difficultés d’un voyage souvent long.
4Entendant étudier à la fois les conditions matérielles du voyage et les modes de perception de la réalité italienne au cours du déplacement dans la seconde moitié du xviiie siècle et au début du xixe siècle, nous devons également chercher à mieux connaître le voyage des personnes du peuple. Mais les sources dont nous disposons à leur sujet sont plus pauvres parce qu’en général elles n’émanent pas directement des intéressés. Soucieux de ne pas les exclure, nous leur réserverons un sort dans la suite de ce chapitre. Il n’en reste pas moins que nous serons contraints de privilégier les écrits des élites tout au long de notre étude, même s’ils n’épuisent pas l’ensemble des aspects que présente l’expérience du voyage en Italie. Par leur richesse qualitative et la densité de leurs contenus, fussent-ils répétitifs, ceux-ci se prêtent à une confrontation entre eux et constituent un matériau inégalable pour déceler des comportements communs, des tendances durables et d’éventuelles ruptures dans l’art de voyager.
Le voyage des élites à travers leurs écrits
5Malgré les similitudes que présentent leurs façons de se rapporter au monde, les voyageurs des classes les plus élevées ne forment pas un groupe homogène. On peut rendre compte de leur diversité en se fondant d une part sur l’analyse des types de textes qu’ils ont produits, d’autre part sur celle de leur positionnement social et professionnel. Une telle entreprise se rattache au souci d’évaluer la nature et l’ampleur des flux de voyageurs cultivés qui se rendirent de France en Italie entre les guerres de Succession d’Autriche et de Sept Ans et la fin des guerres napoléoniennes. L’exercice n’est pas aisé car toute tentative de dresser un inventaire systématique des représentants de couches supérieures et cultivées ayant fait le voyage en Italie se heurte à la nécessité de choisir entre les deux termes d’une alternative. Faut-il, pour ébaucher une statistique qui ne sera assurément jamais exhaustive, tenter de repérer tous les individus mentionnés par les sources administratives – qu’elles concernent la sphère politique, militaire, diplomatique, artistique ou ecclésiastique – ainsi que dans les périodiques, les ouvrages imprimés, les mémoires et récits de l’époque ? Devons-nous au contraire nous contenter des voyageurs ayant écrit ou qui sont supposés avoir écrit quelque chose ?
6La première hypothèse est évidemment la plus complexe. Elle implique d’examiner les noms de tous les participants aux conclaves et aux chapitres généraux de leur ordre, ceux qui figurent dans les listes d’ambassadeurs, de ministres plénipotentiaires, de chargés d’affaires ou de secrétaires des missions diplomatiques, ceux des artistes et architectes qui se succédèrent notamment à Rome, des émigrés de la période révolutionnaire, des agents de l’administration, généraux et officiers d’armées françaises qui, tout en ayant séjourné parfois de longues années en Italie, n’en ont pas moins effectué des voyages riches en péripéties pour se rendre sur les lieux d’exercice de leur profession. Mais si elle possède un grand intérêt et devra sans aucun doute être réalisée un jour pour obtenir une photographie globale des flux entre la France et l’Italie, comparable à celle menée sur les voyageurs anglais et irlandais4, une telle opération de catalogage nous conduirait trop loin dans le cadre de la présente étude. En nous concentrant sur les individus signalés par les sources littéraires au sens large du terme, c’est-à-dire par opposition à celles de nature administrative, nous optons délibérément pour la seconde hypothèse5. Sans négliger les voyageurs qui ont laissé des dessins plutôt que des textes, comme souvent les artistes, et en considérant les noms de certains hauts personnages mentionnés par le précepteur ou l’homme de science qui les accompagnait, y compris quand ils paraissent n’avoir eux-mêmes rien consigné, nous avons établi pour les années 1750-1815 une liste extensible de plusieurs centaines de personnes (voir annexe). En son sein ont ensuite été individualisés 212 auteurs de récits français, belges ou suisses francophones (tableau 1). Ces derniers constituent la face visible d’une planète dont les territoires sont bien sûr infiniment plus étendus, ne serait-ce que si l’on y ajoutait d’un coup tous les prix de Rome et les ambassadeurs, dont on peut supposer qu’ils ont chacun écrit ou dicté au moins quelques lettres relatives à leurs voyages6.
7L’avantage de cette sélection – qui s’élargit de quelques unités si l’on y adjoint les étrangers ayant écrit en français – est de nous offrir un ensemble homogène et déjà très indicatif, celui des voyageurs qui se sont trouvés inscrits de par leur propre volonté ou par celle de tiers dans un processus de mise en mémoire des expériences vécues en Italie. Caractérisé par deux brèves périodes de silence, les années 1793-1794 et 1814-1815, le corpus recueilli permet de fixer les cadres à l’intérieur desquels il est raisonnable d’étudier la diversité des points de vue sur l’Italie. On se donnera par là les moyens de mieux comprendre ce que ressentirent ceux qui ne s’occupèrent pas de mémoriser leurs découvertes, soit parce qu’ils n’en avaient ni la force ni le désir, soit parce qu’à l’instar de marchands comme Borel du Bez, épistolier prolixe, ils se concentrèrent en Italie sur les impératifs de leur métier ou leurs affections frustrées7.
8Pour qui entreprend de réfléchir sur ce que fut l’appréhension de la péninsule de la part des personnes riches et cultivées qui s’y rendirent dans la seconde moitié du xviiie siècle, l’obstacle majeur tient à ce que les sources à notre disposition présentent une vision limitée et partielle, faussée par l’impossibilité de reconstituer les idées et les sensations de ceux qui, parmi les élites elles-mêmes, n’ont pas en l’état actuel de nos connaissances couché leurs impressions sur le papier. Nous savons toutefois que le voyage d’Italie des élites était avant tout accompli par des gens éclairés, amateurs d’art et de souvenirs classiques, qui s’imposaient parfois le silence en raison du sentiment d’écrasement qu’éprouvaient de plus en plus les voyageurs « normaux » face à la profusion des richesses artistiques dans les lieux visités. Le constat de l’impuissance à écrire se retrouve chez ceux-là mêmes qui ont consigné quelques notes : tandis que Raby (pl. III) estime en 1764 qu’il faudrait « faire un volume pour détailler toutes les beautés et les richesses » que renferme le Vieux Palais de Florence, le noble et futur émigré angevin Félix de Romain déclare avec plus de modestie, en évoquant son voyage de 1788-1789, que l’Italie « est un pays sur lequel trop de gens supérieurs en talens ont écrit avant moi des observations tellement variées et satisfaisantes, que vous pourrez recourir à leurs ouvrages pour obtenir des lumières que je n’ai pas la prétention de donner »8. Or un tel sentiment justifie le mutisme d’un nombre croissant de voyageurs. Le relatif accroissement de la mobilité à des fins culturelles dans la première moitié du xixe siècle a sans doute été de pair avec un gonflement de la proportion de ceux qui restèrent étrangers à toute idée d’écrire une relation spécifique de leur voyage, certains se contentant d’intégrer leur souvenir de monuments ou de spectacles dans les volumineux mémoires de guerre que généra l’épopée napoléonienne.
9On peut bien sûr penser que chaque individu avait sa propre manière d’être et qu’il retenait en fonction de sa sensibilité, de ses goûts ou de ses obsessions plutôt tel ou tel aspect de la réalité italienne. Ne croyons cependant pas qu’ils eurent tous l’originalité de Stendhal. Par le biais des écrits qui nous sont parvenus circulèrent des modes de représentation qui étaient largement diffusés. Il est vraisemblable que la plupart des voyageurs « silencieux » sont reconnaissables dans ceux qui ont rédigé un journal, surtout lorsque ce dernier n’était pas destiné à la publication. La seule différence entre les deux groupes était que les uns passaient à l’acte d’écrire et que les autres pourraient (le conditionnel est de rigueur) s’en être abstenus. Mais l’écriture ne procédant pas alors d’un choix existentiel, puisqu’on écrivait un peu comme on respirait, le fait d’y recourir ou non ne départage pas les individus entre eux et les valeurs véhiculées, les hiérarchies communes à ces deux groupes ont de bonnes chances d’être similaires. Sans préjuger d’affinements ultérieurs, les textes et les figures humaines sur lesquels s’appuie cette étude peuvent donc à bon droit être considérés comme représentatifs.
10Dans la série des sources « littéraires » disponibles pour cerner ce que fut le voyage des élites au cours de la soixantaine d’années qui séparent l’expédition de Cochin de celle de Lullin de Châteauvieux, trois cas de figure se présentent. Certains voyageurs nous sont connus par des textes imprimés de leur vivant ou dans les années qui suivirent de près leur mort – récits, guides ou mémoires savants. D’autres se découvrent à nous à la faveur de manuscrits tantôt édités au cours des siècles suivants, tantôt demeurés inédits. Enfin nous ne sommes informés sur le voyage d’une dernière partie d’entre eux que par des comptes rendus de la Gazette de France ou des allusions dans les ouvrages qui servirent de guides comme celui de Lalande. Nous ne rattacherons pas au premier ensemble les auteurs de textes publiés après 1760 mais qui, comme Silhouette ou de Brosses, furent des voyageurs d’avant le milieu du siècle ; en revanche Cochin, d’Orbessan ou l’abbé Barthélemy, qui vinrent en Italie en 1749-1751, 1750 et 1755-1757, relèvent pleinement de notre période avec des récits publiés entre 1758 et 1802. Parmi les nombreux voyageurs qui n’écrivirent la relation de leur périple que pour eux-mêmes ou pour leur descendance, Caylus et Montesquieu sont trop anciens mais, en dépit du succès rencontré par certaines éditions récentes, nous ne devons pas oublier que les récits de Bergeret de Grancourt ou du marquis de Sade font bien partie des expressions intimes, secrètes et spontanées qui caractérisèrent des notes destinées à demeurer longtemps à l’état de manuscrits. Derrière la différence des sources d’information se logent ainsi des personnages qui ont pu voyager de façon comparable mais sur l’expérience desquels nous possédons des éclairages opposés. Un gros effort a été nécessaire de notre part pour retrouver les dates effectives de voyages et éviter de nous laisser abuser par celles de publication des récits9. Ces dernières ont bien sûr leur importance : elles signalent par-delà l’existence des individus l’intérêt des éditeurs et de leur public. Pour retrouver le moment originel où se forment les idées, images et représentations, et tenter de reconstituer la chaîne du progrès de ces images depuis la préparation d’une expédition jusqu’à la diffusion du récit qui la narre, y compris en faisant intervenir les idées qui circulent par le bouche à oreille, il faut néanmoins pouvoir saisir l’ensemble du processus sans se tromper sur l’ordre exact des dates d’effectuation et de publication des voyages.
11A côté de cette approche formelle, qui est incontournable, c’est aussi en examinant le rang social et l’activité principale des voyageurs que nous pouvons comprendre en quoi consistait le déplacement des élites au cours des décennies qui nous intéressent. Grâce à un dépouillement attentif dans les bibliographies de récits de voyage françaises, italiennes, allemandes et anglaises10, dans les catalogues de manuscrits des bibliothèques et archives de France, dans un certain nombre d’ouvrages et de revues du second xviiie siècle, ce sont, nous l’avons dit, un peu plus de deux cents personnages ayant laissé des écrits qui s’animent sous nos yeux parmi les diverses centaines de ceux qui prirent la route ou se rendirent par bateau vers l’Italie. Or il est possible de les regrouper en huit catégories principales, elles-mêmes déclinables en plusieurs sous-catégories (tableaux 1 et 2).
12Un premier groupe, moyennement fourni dans notre corpus en raison du glissement de certains membres vers d’autres catégories, comprend les ecclésiastiques se déplaçant pour des raisons d’Église : de deux à cinq par décennie, dont les récits n’atteignirent jamais la notoriété de celui du Père Labat (1730) à moins qu’on ne leur adjoigne certains abbés rangés parmi les gens de lettres. Il va de soi que dans la réalité les prêtres étaient infiniment plus nombreux sur les routes d’Italie, tout comme les membres d’un second ensemble d’importance équivalente où se côtoient les symboles du pouvoir et leurs représentants à l’étranger, autrement dit les princes, les nobles les plus proches de la cour et les diplomates. En ce qui nous concerne, de un à six auteurs seulement par décennie se disputent le flambeau d’une mise en récit jusqu’au moment où sous l’effet de l’émigration et de la tension politique des années révolutionnaires explose le nombre des écrits issus d’un contact avec la péninsule. Le troisième groupe, celui des militaires, ne décolle qu’à partir des années 1770 mais après être monté à quatre puis six noms par décennie, ce qui n’est déjà pas si mal, il connaît une impressionnante croissance pendant la période révolutionnaire et impériale. Aux émigrés issus de l’Ancien Régime s’ajoutent alors les hommes nouveaux des campagnes d’Italie, soit une vingtaine de généraux, colonels ou même sous-officiers qui n’eurent de cesse d’enregistrer et quelquefois de faire imprimer de leur vivant leurs souvenirs d’épisodes glorieux. Les hommes de loi, les administrateurs et les hommes politiques constituent une quatrième catégorie, relativement bien assise sous l’Ancien Régime avec de deux à huit noms par décennie dont ceux de Grosley, Saint-Non, Brussel, Roland de la Platière ou Dupaty, très liée ensuite aux épisodes de la domination française en Italie.
13Le groupe le plus régulièrement représenté est le cinquième, où se reconnaissent les gens de lettres, les érudits, les précepteurs. C’est bien sûr là que se trouvent la majorité des auteurs de récits de voyage rapidement entrés dans le domaine public : Barthélemy, Dutens, Mme du Boccage, Richard, Coyer, Duclos, Guys ou Guidi, suivis plus tard d’écrivains comme Stendhal, Chateaubriand ou Mme de Staël. Un sixième ensemble est formé de savants, d’ingénieurs et de techniciens, d’agronomes et d’économistes. Déjà présents mais peu nombreux avant 1760, ils deviennent une composante essentielle du voyage en Italie au cours des années 1760 et surtout 1770, puis gardent cet avantage pendant la Révolution. La Condamine, Fougeroux de Bondaroy et Lalande sont suivis par Desmarets, Saussure, Guettard, Cassini et Dolomieu, puis en 1796-1798 par Monge, Berthollet et Thouin, enfin sous l’Empire par Faujas (pl. V) et Cordier. Le filon des économistes se reconnaît quant à lui avec Morellet, l’abbé de Sauvages et Sismondi, tandis que les agronomes comptent dans leurs rangs Rozier, Chalumeau, Beaumont et surtout Lullin de Châteauvieux. En septième position arrivent les artistes et les architectes, célèbres par leurs peintures, dessins, gravures ou monuments, mais dont les voyages donnèrent inégalement lieu à l’édition d’un récit en bonne et due forme, si du moins on excepte Cochin, Hoüel, Denon, Castellan, Forbin et avec une publication plus tardive Mme Vigée-Lebrun. Enfin les négociants et gens de finance possèdent la particularité d’être presque invisibles en termes de récits publiés au xviiie siècle. Ils se dissimulent quelquefois sous les amateurs d’art ou d’antiquités, à l’instar des financiers Bergeret et Watelet ou du marchand en tissus marseillais Guys11. Si de nombreux gens de lettres, architectes, savants ou techniciens proviennent des milieux de la petite ou moyenne noblesse et de l’administration publique, plusieurs d’entre eux sont issus du monde des affaires, y compris les plus célèbres, Grosley, Saint-Non, Duclos ou Monge12.
14Cette typologie des voyageurs en fonction de leurs sphères d’intérêt privilégié appelle une série de remarques. Il faut d’abord rappeler que nous ne sommes en mesure d’établir aucune statistique définitive sur le volume global des membres des élites qui se sont effectivement rendus en Italie. Les noms recensés, liés à des écrits avérés, ne permettent qu’un repérage de la partie la plus visible du flot des voyageurs et ils n’incluent pas une multitude de personnages, notamment d’artistes et de diplomates, qui nous sont par ailleurs bien connus. Pour rendre plus fiables ces résultats provisoires et nuancer à partir du champ d’observation français la vision du Grand Tour communément admise à partir de corpus surtout anglais, il convient ensuite de préciser le caractère « national » de notre corpus. Si quelques voyageurs wallons (Grétry) ou suisses francophones (Saussure, Bonstetten, Sismondi, Amélie Odier, Lullin de Châteauvieux) ont été retenus, nous avons en revanche exclu les auteurs de relations de voyage qui tout en ayant écrit en français ou été rapidement traduits n’en sont pas moins d’origine clairement étrangère, allemande, polonaise, anglaise, hollandaise ou italienne. Ils apparaîtront assurément dans notre étude, d’où la présence de certains d’entre eux dans nos annexes et tableaux. Les frontières nationales ne sont en effet guère étanches jusqu’à ce qu’éclate la Révolution et le mélange des cartes est prolongé au-delà de 1789 autant par le phénomène de l’émigration qu’en raison de la fascination que ressentent certains patriotes étrangers, notamment italiens, vis-à-vis des événements français. La diffusion de textes écrits dans la langue de Voltaire par des voyageurs étrangers amène leurs lecteurs à participer à une culture commune et à s’intégrer dans un patrimoine qui en dépit de son horizon cosmopolite est aussi celui de la nation française en train de se forger.
15Certes à côté d’étrangers fortement ancrés dans leur patrie d’origine – comme les Allemands Archenholz ou Hartig, les Italiens Pilati de Tassulo ou Giuseppe Gorani et les Anglais Brydone, Swinburne ou Young – se remarquent des personnalités plus proches du moule de l’esprit français. Il en va ainsi du comte de Lamberg, né en Moravie, du Bâlois Bernoulli, du comte de Borch, officier polonais qui fut surtout naturaliste et eut des liens étroits avec l’Académie de Lyon, de F. J. L. Meyer, littérateur allemand que P. Guiton considère comme un « jacobin français »13 ou du baron Van Dedem, diplomate et militaire hollandais naturalisé français en 1815. Il nous a cependant semblé préférable de ne faire entrer a priori ni les premiers ni les seconds dans nos calculs statistiques afin d’éviter tout risque d’ambiguïté.
16Les barrières de la détermination sociale et professionnelle ne sauraient de leur côté être considérées comme rigides. Les choix opérés en vue de donner au corpus retenu une validité minimale visent à regrouper les voyageurs en fonction de leurs occupations dominantes plus que selon des critères purement sociaux ou liés à la société d’ordre. Ainsi des personnes de rang différent se succèdent-elles au sein d’une même catégorie : princes du sang, diplomates issus de la haute noblesse et plus modestes secrétaires d’ambassade, officiers nobles et soldats roturiers, parlementaires ou officiers d’Ancien Régime et préfets ou bureaucrates de la période napoléonienne. C’est que dans la perspective du voyage en Italie et de la découverte qui en résulte à un moment où la société française connaît un basculement radical, le milieu d’origine est secondaire par rapport au type de conditionnement qu’implique l’activité effective du voyageur, qu’il s’agisse de prier, de négocier, de se battre, d’enregistrer et de faire appliquer des règlements, de lire et d’étudier, d’observer la nature pour la comprendre, de créer des formes sur la toile ou dans la pierre, de commercer.
17Il faut ajouter que les passages d’un groupe à l’autre sont possibles et que de nombreux voyageurs sont à cheval sur plusieurs activités. Les émigrés reconstituent une société d’Ancien Régime à l’étranger et se reconnaissent dans les trois premiers groupes. La ligne de démarcation n’est pas toujours nette entre les hommes de loi, les avocats, les conseillers au parlement, les agents de l’administration royale et les gens de lettres : chez Grosley ou Duclos comme jadis chez Misson, la fonction initiale de nature juridique peut subsister mais la pratique des lettres n’en est pas moins devenue prépondérante. L’abbé Gougenot a tôt fait de se débarrasser de sa charge de conseiller au Châtelet pour s’adonner au collectionnisme d’art. De même chez Saint-Non, fils d’un receveur général des finances, le magistrat qu’il s’efforce d’être pour honorer sa charge de conseiller clerc s’efface peu à peu derrière l’amateur d’art jusqu’à ce que la démission lui permette enfin de partir en 1759 pour l’Italie avec un parfait sentiment de liberté. Nous avons évoqué plus haut, à travers les cas de Guys, Bergeret ou Watelet, les glissements de l’administration des finances ou du commerce vers l’étude de l’Antiquité ou le goût pour les arts. Quelques personnages considérés comme financiers furent des agents au service de l’État (Campion, Rotrou, Watelet...). Les exemples ne manquent pas non plus qui de la chirurgie (Philippe Petit-Radel), de l’inspection du commerce (le père d’Ange Goudar) ou surtout de l’état ecclésiastique conduisent aux lettres (les abbés sont légion parmi les auteurs de relations de voyage), de l’inspection des manufactures à la géologie (Desmarets) ou à la politique (Roland de la Platière), de la philosophie à l’économie (Morellet). Nous avons donc pris le risque de sélectionner ce qui nous a paru être pour chacun la détermination la plus forte au moment de se mettre en route pour l’Italie.
18Sachant les limites du sondage, un certain nombre de conclusions s’imposent à l’attention, et tout d’abord à propos des évolutions numériques. D’une décennie à l’autre le nombre des prêtres varie et avec la Révolution les négociants et les financiers semblent disparaître de la scène « mémorielle » du voyage après avoir connu un relatif âge d’or dans les années 1760 et 1780. Les artistes demeurent au contraire présents du milieu du xviiie siècle au début du xixe siècle, puisque de trois à cinq d’entre eux par décennie décident d’écrire une relation. Les diplomates et les hommes de loi et administrateurs gardent quant à eux une importante propension à écrire, chacun de ces groupes oscillant de un ou deux à huit auteurs par décennie. Les gens de lettres ont le nombre moyen de voyageurs le plus élevé et se distinguent par une remarquable régularité de leurs flux (de cinq à sept voyageurs ayant laissé une relation par décennie). La courbe des gens de science est plus accidentée : elle connaît trois pointes dans les années 1760 (cinq savants), 1770 (huit savants au moins, dont six Français, se rendent alors en Italie et en rapportent des écrits) et 1790 (quatre savants), mais aussi une plus faible fréquence dans les années 1750, 1780 et 1800. Enfin les militaires se réveillent à partir des années 1770 en tant que voyageurs pacifiques (trois et ensuite six par décennie jusqu’à la Révolution), puis ils deviennent comme on l’a dit le groupe le plus important de « voyageurs » français dans le contexte des guerres du Directoire et de l’Empire. En chiffres absolus pour les soixante années que nous examinons à la loupe, les militaires arrivent donc en tête des auteurs de textes (tableau 3), mais ils sont dépassés par les gens de lettres en ce qui concerne les auteurs ayant publié de leur vivant (tableau 4). Suivent les gens de loi, les savants et les artistes, cependant que les voyageurs les moins mentionnés sont les diplomates, les ecclésiastiques (il est vrai amputés de nombreux gens de lettres), enfin les négociants et financiers.
19Il est intéressant de confronter ce palmarès avec celui des auteurs de relations de voyage françaises publiées au xviie siècle, soit en tout 26 auteurs dont F. Brizay a pu déterminer l’activité professionnelle sur un corpus total de 33 voyageurs (tableau 5)14. Afin de faire fonctionner la comparaison avec la seconde moitié du xviiie siècle, il a fallu ne retenir que les auteurs d’ouvrages imprimés de leur vivant ou peu après leur mort, ce qui fait un total de 78 voyageurs entre 1750 et 1815 (tableau 4). Un tel choix nous fait « perdre » les rédacteurs de mémoires (notamment militaires) édités dans la seconde moitié du xixe siècle, mais même s’il convient de rester prudent dans l’interprétation, les évolutions qui se dégagent d’un siècle à l’autre sont significatives. Quatre catégories d’auteurs se situaient à égalité au xviie siècle : les gens de lettres, membres des professions libérales et de la bourgeoisie des talents (26,9 % des ouvrages publiés), les militaires (23,1 %), les ecclésiastiques (23,1 %) et les officiers ou robins (19,2 %). En queue arrivaient les secrétaires d’ambassadeurs ou de prélats (7,6 %). Un siècle plus tard les gens de lettres confirment et même renforcent leur primauté (26,9 % des 78 textes relevés, mais 37,5 % si l’on se base sur les seules catégories communes aux deux siècles). Les hommes de loi et d’administration se placent au second rang de ceux qui ont publié de leur vivant des ouvrages imprimés (20,5 %) : ce score illustre d’autant mieux leur capacité de résistance que si nous rapportons leur nombre aux seules catégories présentes au xviie siècle, il s’élève à 28,6 % du total (tableau 6). Les diplomates remplacent les secrétaires d’ambassadeurs et de prélats en conservant un modeste 5e rang (9 %), à égalité avec les militaires. Mais ces derniers (9 %) et les ecclésiastiques (6,4 %) s’avèrent être les gros perdants : ils ont été devancés par les hommes de science (15,4 %) ainsi que par les artistes (10,2 %), catégories qui au xviie siècle n’avaient pas conquis leur autonomie et restaient englobées dans les gens de lettres, membres des professions libérales et de la bourgeoisie des talents.
20Le second point à souligner concerne la fonction symbolique et la valeur sociale du voyage des élites en Italie dans la seconde moitié du xviiie siècle. De nombreux voyageurs occupaient des positions de pouvoir avant de partir en voyage ou les obtinrent une fois rentrés en France. Dans la première catégorie figurent les hommes riches et puissants autour desquels se mirent en place de véritables expéditions : le marquis de Vandières, frère de Mme de Pompadour, qu’assistèrent en 1749-1751 le graveur Cochin, l’architecte Soufflot et l’homme de lettres Leblanc ; le duc Louis-Alexandre de La Rochefoucauld, qui se choisit en 1765-1766 la compagnie du peintre de Boissieu, du naturaliste Desmarets et du frère de l’abbé Morellet ; le financier Bergeret de Grancourt, parti en 1773-1774 pour l’Italie avec son fils et surtout les époux Fragonard ; le duc de Rohan-Chabot, accompagné en 1779 de son épouse, de leur fils et du dessinateur Cassas15 ; le duc de Chartres, futur Philippe-Égalité, que le duc de Fitz-James et un certain Billerey furent chargés de « tenir en gaieté et en joyeuse humeur » au cours d’un voyage jusqu’à Naples à la fin de 178216 ; à leur façon les princes émigrés autour du comte d’Artois, puis les deux tantes de Louis XVI, Adélaïde et Victoire de France, obligées de quitter Caserte à destination de Trieste en 1798-1799 et qui dans leur folle équipée d’émigrées ne furent certes pas abandonnées de tous, à commencer par la famille Chastellux. Ces voyageurs se déplaçaient avec un équipage de deux ou de plusieurs voitures (pl. I) et disposaient de domestiques, de valets de chambre, de cuisiniers, de cochers et de secrétaires. Il faudrait leur adjoindre certains membres de la haute noblesse qui partaient avec deux ou trois amis ou un membre de leur famille. S’ils furent moins nombreux que les Anglais, en tout cas parmi ceux qui ont laissé des traces écrites, ces personnages de haut rang forment sans doute un groupe important. Pour eux, le voyage complète agréablement une éducation qui ne sert pas à acquérir une position plus prestigieuse, dans la mesure où ils sont déjà arrivés au sommet.
21La seconde catégorie est à ce titre fort différente. Elle recouvre des artistes, des architectes ou des savants que le voyage a stimulés dans leurs recherches ou qui furent appelés ensuite à remplir des fonctions officielles ou de prestige. L’expérience italienne de Soufflot lui servit comme à beaucoup d’autres de tremplin pour sa carrière en France. Bellicard, premier prix de Rome en 1747, devint professeur de l’académie d’architecture et contrôleur des bâtiments du roi. L’avocat troyen Grosley fut élu à l’Académie des inscriptions trois ans après être rentré d’Italie. L’architecte Renard, premier prix de Rome en 1773, fut membre en 1778-1779 avec Denon, Desprez et Chatelet de l’équipée du voyage pittoresque voulue par l’abbé de Saint-Non dans le sud de l’Italie avant d’être nommé en 1784 inspecteur des bâtiments du roi. Louis-Pierre Baltard obtint à son retour en France la charge d’architecte du Panthéon, Denon sous le Consulat celle de directeur du Musée central des arts. L’avocat aixois Émeric David sera plus tard membre de l’Institut. Certains lettrés se plurent en outre à recevoir sur place la reconnaissance des académies de la péninsule17. Cette importance sociale déjà acquise ou à venir peut être mesurée à l’aune des portraits, voire des caricatures que nous possédons de ces voyageurs, à commencer par celle que P.-L. Ghezzi a laissée de Cochin et de ses compagnons (pl. II).
22Le destin de ceux qui voyagèrent en Italie ne se réduit cependant pas à ce double impératif de la représentation sociale et du rite de passage professionnel. Il suffit de lire les biographies de nos voyageurs pour se rendre compte que le voyage n’eut pas toujours le rôle décisif qui lui est parfois attribué. Certes il arrive que l’expérience soit si déterminante dans la vie personnelle de l’intéressé que ce dernier choisit de s’installer à Rome ou à Florence pour le reste de ses jours. Les exemples en ce sens ne sont pas rares, de Natoire, qui se retira à Castel Gandolfo après avoir perdu en 1775 la direction de l’Académie de France à Rome, à Barbault, peintre et graveur arrivé dans les années 1730 ou 1740 et qui ne quitta plus la ville éternelle, puis du cardinal de Bernis, mort lui aussi à Rome où il avait été ambassadeur de 1768 à 1791, au peintre François-Xavier Fabre, rentré à Montpellier en 1824 après 37 ans de séjour à Rome et surtout en Toscane18. Pour la plupart des Français venus en Italie sous la protection de personnages plus puissants ou tout simplement mus par le désir de vivre dans un laps de temps limité une condition privilégiée, des cas de figure moins définitifs se présentaient.
23Les uns accompagnaient leur maître et en profitaient pour accroître leur savoir et s’amuser. Nous retrouvons ici la cohorte des secrétaires ou des médecins, des protégés de toute nature passés plus fréquemment à la postérité que leurs patrons. Dès 1758 et jusqu’au début des années 1780, Dutens se rendit à plusieurs reprises dans la péninsule en tant que secrétaire de diplomates anglais. Associé depuis douze ans aux travaux de l’Académie de Dijon, l’abbé Richard seconda en 1762 le président de Bourbonne19. Madame de Genlis visita l’Italie en 1776 avec la duchesse de Chartres dont elle était dame d’honneur. Les agronomes Chalumeau et Beaumont y vinrent à leur tour l’un avec le duc de Laval en 1776, l’autre avec le duc de Gloucester dans les années 1780, cependant que le dessinateur Cassas bénéficia en 1779, on l’a dit, de la compagnie du puissant duc de Rohan-Chabot avant d’accompagner en 1784-1787 dans le Levant le comte Choiseul-Gouffier. D’autres voyagèrent seuls ou avec un compagnon de rang semblable tout en restant financés par leur protecteur : Coyer n’était plus précepteur du duc de Bouillon lorsqu’il visita l’Italie en 1763-1764, mais il continuait à bénéficier de ses largesses, tandis que Guettard en 1773 profitait encore de celles du duc d’Orléans, dont il était depuis 28 ans médecin. Quelques précepteurs exercèrent directement leur fonction durant le voyage. Morellet accompagna en 1758 son jeune élève l’abbé de La Galaizière, fils du chancelier et intendant de Lorraine chargé de préparer depuis 1737 le passage imminent du duché à la couronne de France. Guénée vint avec ses élèves de rhétorique du collège du Plessis en 1761, Latapie accomplissant en revanche en 1776 une sorte de voyage par procuration pour le compte du fils de Montesquieu avec lequel il correspondait très régulièrement20.
24Si les occurrences de voyageurs que nous parvenons à identifier semblent souvent indiquer une pratique solitaire, cette apparence ne doit pas faire illusion. Par-delà l’inévitable présence des domestiques, le déplacement avec un proche parent, épouse, fils, frère ou neveu, était assez fréquent21. Il arrivait également que partent deux ou trois compagnons en vue de se divertir et de s’instruire, de se former le goût et parfois de rapporter en France une provision de livres, d’estampes, de dessins, de médailles, d’inscriptions et de notes. Nous en possédons des exemples tout au long de la période et autant dans le milieu des artistes, des antiquaires et des amateurs d’art22 que parmi les membres des hautes classes traditionnelles23 ou de la bourgeoisie des « talents »24. La préoccupation première n’est pas pour eux d’atteindre à proprement parler une position sociale plus élevée. En continuité avec le voyage du président de Brosses en 1739-1740, la fonction de sociabilité du voyage se combine avec le souci de découverte personnelle.
25Un témoignage de cette double attente que suscite le voyage en Italie dans l’imaginaire des Français cultivés de l’époque nous est donné par les projets de certains philosophes qui, à l’instar de Voltaire, ne se rendirent finalement pas dans la péninsule. Diderot, Grimm et Rousseau imaginèrent ainsi « aux jours de leur plus intime liaison », donc au début des années 1750, un voyage à pied qui aurait constitué une sorte de pèlerinage inversé des élites : ne se contentant ni des grandes villes ni des sanctuaires de Rome ou de Lorette, les trois amis entendaient balayer l’ensemble de la péninsule « depuis le Mont-Cenis ou le grand Saint-Bernard jusqu’aux extrémités de la Calabre » en faisant bourse commune et en défendant au besoin ce pécule munis chacun d’une carabine. Dominique-Joseph Garat, qui évoque ce programme en y mêlant quelques anachronismes, ajoute qu’ils s’amusaient à s’inventer emprisonnés ou brûlés à cause de leurs écrits, bref accomplissant leur voyage en esprits éclairés25. Le voyage esquissé par D’Alembert et Condorcet en 1770 n’eut pas plus de succès et s’arrêta avant l’entrée en Italie26. De façon plus concrète et prosaïque, Patte et Giraud partirent en 1750 avec un objectif précis, en l’occurrence celui de voir les théâtres afin d’éclairer Louis XV sur celui qu’il entendait faire construire à Paris.
26Plus tard, sous le Directoire et sous l’Empire, des expéditions officielles prirent le relais de ce qu’avait été le voyage philosophique. Elles en retinrent le souci de connaissance, comme le montre la commission des sciences et des arts pilotée par Monge en 1796-1798. Elles renouaient également avec l’esprit de sociabilité savante qui avait animé les voyages de M. de Vandières ou du duc de La Rochefoucauld. Le contexte n’était cependant plus le même. Sans qu’on puisse pour autant y reconnaître l’esprit impérialiste qui présida aux entreprises coloniales des décennies postérieures27, une logique de domination politique était à l’œuvre. La liberté philosophique des joyeuses compagnies du Grand Tour fit place au caractère officiel de la mission manquée de Méchin lors du soulèvement de l’Italie en 1798 ou des voyages de dignitaires à l’occasion des cérémonies du couronnement de Napoléon comme roi d’Italie en 180528. Les conditionnements du regard étaient alors tels que les individus avaient du mal à se penser en dehors des stratégies du pouvoir visant à établir de nouveaux rapports de force au sein de l’Europe.
27À côté de la fonction sociale du voyage, longtemps marquée par l’importance de la découverte personnelle et de la sociabilité du groupe des voyageurs, un dernier enseignement peut être tiré de l’examen au cas par cas des 212 relations imprimées et manuscrites qui nous sont parvenues pour le second xviiie siècle et le début du xixe siècle. Il concerne le rapport qu’entretiennent les parcours réellement accomplis avec des modèles pré-établis. Devons-nous coller à la vision que nous donnent les guides et les ouvrages les plus diffusés à l’époque quant à la répétitivité des itinéraires choisis autant pour le Grand Tour à travers l’Europe que pour le périple mené du Nord au Sud de l’Italie ?
28Notre premier constat en observant les textes est qu’une majorité de Français partaient pour la seule Italie. C’est là un point de différence avec les itinéraires que suggèrent de façon théorique Le voyageur d’Europe de Jouvin de Rochefort (1672), les Voyages historiques de Claude Jordan (1693), les instructions de Miselli (1684) ou de Vidari (1718), Y Itinéraire de Dutens (1775) ou le Guide des voyageurs en Europe de Reichard (1793). Sans doute un certain nombre de voyageurs se rendirent-ils dans d’autres pays d’Europe, notamment en Angleterre, mais ils le firent à d’autres moments de leur vie, sans procéder à un unique périple29. Ceux qui réalisèrent un parcours continu et réglé à travers toute l’Europe se comptent sur le doigt de la main : à l’instar du comte d’Orville entre 1723 et 1729, ou de Montesquieu quelques années plus tard, nous ne voyons suivre la logique du déplacement mené d’une traite entre les pays du Nord et ceux du Sud qu’un auteur anonyme en 1751-1753, l’abbé Guénée en 1761, Bergeret de Grancourt en 1773-1774, La Roque entre 1775 et 1778, les frères Bonnaffé en 1783-1786, auxquels on peut adjoindre le parcours d’aventurier d’Ange Goudar vers 1767, les visites agronomiques de Chalumeau entre 1769 et la fin des années 1770, éventuellement les voyages de Beaumont dans les années 1780 et 179030. Presque aussi nombreux sont devenus à la fin du siècle les voyageurs qui sillonnaient l’Europe d’Ouest en Est, rencontrant l’Italie sur le chemin des îles ioniennes, de la Grèce, de Constantinople, du Mont-Liban ou de la Palestine31. Bien sûr on ne saurait se limiter à ces exemples pour prendre la réelle mesure du goût et de la culture du voyage chez ceux qui se rendirent en Italie. Avant comme après la Révolution, la circulation à travers le continent européen et même jusqu’aux États-Unis fut intense chez les diplomates, les hommes de science et les militaires32. Les errances que l’émigration à son tour généra prouvent à elles seules que, pour un nombre élevé de personnes, la déambulation en Italie fut une simple étape dans un parcours qui semblait ne devoir jamais prendre fin33.
29Quoi qu’il en soit de ces déplacements multiples et des effets qu’ils eurent sur la manière de considérer l’Italie, notre impression est qu’une majorité de voyageurs fit de l’Italie un but fort et déterminant, un objet qui ne se partageait avec aucun autre même si certains de ceux qui visitèrent la péninsule étaient habitués à se déplacer en Europe et se montrèrent plus intrigués par l’Angleterre. Ce constat est corroboré par le grand nombre de guides et de traces imprimées ou manuscrites qui ne concernent que le voyage en Italie (voir annexe). Il reste que la diversité des expériences menées des Alpes à la Sicile confirme l’observation de J. Black à propos du Grand Tour des Anglais, à savoir que les voyageurs furent loin de suivre tous des itinéraires préfixés34. L’Italie n’était pas systématiquement visitée selon le classique mouvement du Nord au Sud que suggèrent les guides de l’époque35. Certes une majorité de voyageurs français demeurent fidèles au chemin qui les fait arriver à Turin par le Mont-Cenis, à Venise par le Brenner ou à Gênes par la mer, avant de les conduire à Florence et à Rome, souvent aussi à Naples36. Beaucoup décident pourtant de ne visiter qu’une partie de la péninsule et évitent de s’attarder en chemin. Les uns ont une mission précise, comme Morand à Parme, d’autres sont des prêtres qui se rendent à Rome, à Lorette ou ailleurs, d’autres encore des hommes de science ou des artistes qui souhaitent approfondir leur connaissance de la Corse, de la Toscane, de la partie des Alpes située entre la Savoie et le Vicentin, de cet immense ensemble encore peu exploré qui commence au Vésuve et que forment la Grande Grèce, la Sicile, Malte et les îles voisines37. Des promenades ponctuelles acquièrent le statut d’un objet de voyage, depuis celles que pratiquent les naturalistes, Saussure ou Faujas de Saint-Fond, jusqu’aux déambulations tantôt sentimentales, tantôt pittoresques de Castellan, de Fabre, de Bayard de la Vingtrie ou de Louis Damin. Tout comme avec les Anglais ou les Allemands, nous voyons que se dessine dans les espaces du Grand Tour ce qu’A. Brilli a appelé des « petits tours »38.
30On ne saurait enfin négliger dans le tableau du voyage des élites le rôle et la place qu’occupèrent les voyageurs ayant longuement séjourné dans une ville de la péninsule, à commencer par les pensionnaires de l’Académie de France ou certains diplomates et sans oublier les militaires qui, à l’instar de Courier ou de Griois, se transformèrent parfois en gens de lettres. Ces personnages étaient installés à Turin (Dutens, Sainte-Croix), à Venise (Bernis, Paulmy), à Vérone (les militaires), à Florence (Fabre), à Naples (d’Arthenay, les époux Goudar, Denon) ou surtout à Rome (Bernis encore, et bien sûr un grand nombre d’artistes et de gens de lettres comme l’antiquaire Chaupy, qui rassembla pendant vingt ans les matériaux d’une description de l’Italie ancienne qui ne parut jamais). Eux aussi parlèrent à leur retour en France de l’expérience vécue en Italie et contribuèrent à perpétuer l’image d’une terre désirable, parée du prestige des arts, riche de sa gloire passée et de la douceur de ses habitants, de ses paysages et de son climat.
Les élites en voyage, des flux difficiles à saisir
31Pour affiner notre connaissance des élites en voyage à l’aide de chiffres, il est intéressant de relever les âges respectifs des voyageurs à l’arrivée en Italie39. Ceux-ci fournissent une claire confirmation des tendances déjà évoquées et en particulier de la diversité des pratiques (tableau 2). Certes les voyageurs ont en moyenne 35 ans lorsqu’ils visitent l’Italie, et 50 ans lorsqu’ils publient une relation (tableau 12). Mais les artistes et les architectes se mettent en route pour la péninsule dans leur jeunesse, certains dès l’âge de 17 ou 18 ans, le plus souvent entre 20 et 30 ans. Les membres de l’aristocratie ont plutôt entre 25 et 40 ans40, tandis que les prêtres, les ambassadeurs, les savants, les antiquaires et les gens de lettres sont en général des personnes qui ont dépassé 35 ans et souvent 40 ans41. De cette dernière tranche d’âge relèvent un grand nombre d’auteurs de relations publiées de leur vivant : beaucoup ont entre 39 et 47 ans lors du périple (d’Orbessan, La Condamine, Barthélemy, Mme du Boccage, Grosley, Richard, Guidi, Roland de la Platière, Binos, Dupaty, Cambry, Mme de Staël, Lullin de Châteauvieux), certains ont dépassé les 50 ans (Coyer, Duclos, Guys, Millin), et parmi les plus jeunes une majorité ne publie de récit qu’assez longtemps après le retour (Cochin, Lalande, Dutens, Saint-Non, Hoüel, Denon, Pagès, Bonstetten, Castellan, Courier, Chateaubriand). La plupart des voyageurs jeunes se contentèrent d’ailleurs de rédiger des journaux ou des lettres qui ne furent jamais publiés ou seulement par leurs descendants, comme on le voit avec les militaires de l’époque napoléonienne. Cela veut dire qu’à de rares exceptions près42 les œuvres qui contribuèrent à façonner le regard des contemporains sur l’Italie proviennent de femmes et d’hommes expérimentés. Il conviendra de nous en souvenir tout au long des chapitres suivants.
32Existe-t-il des sources de nature statistique qui puissent maintenant nous aider à mieux comprendre l’évolution du voyage des élites au cours des années 1750-1815 et à cerner les glissements vers le tourisme au cours du xixe siècle ? Est-il possible de prendre une distance provisoire vis-à-vis des sources de nature littéraire afin d’être en mesure de les utiliser par la suite avec la prudence et la finesse nécessaires ? Notre approche des élites en voyage souffre en effet, il faut le répéter, de ce que nous considérons pour l’essentiel les textes écrits de la main des voyageurs. Certes nous n’entendons pas explorer ici toute une série de documents dont nous avons déjà dit combien ils pourraient nous aider à mieux connaître la mobilité des élites, depuis les sources relatives aux personnes envoyées en Italie au sein d’une structure bien organisée (papiers ecclésiastiques, instructions et correspondances diplomatiques, dossiers de l’Académie de France à Rome) jusqu’aux registres de passagers embarqués dans certains ports43 et aux listes des étrangers remises aux autorités de police par les hôteliers des villes italiennes44. Observant que les registres tenus en un point de passage donné sont susceptibles de nous fournir des listes de personnes ayant un caractère tout à la fois varié et systématique, propre à individualiser des groupes et à les comparer entre eux, nous avons toutefois tenu à examiner le potentiel d’informations des registres de passeports conservés dans les archives de police de quelques capitales ou villes proches des frontières45.
33Malheureusement l’enquête donne des résultats décevants en ce qui concerne le repérage des élites françaises. Dans le cas du passage par le Dauphiné les registres de passeports sont d’un faible secours avant 1792, car les personnes de rang élevé n’étaient astreintes sous l’Ancien Régime que de façon sporadique à l’usage du passeport et se contentaient le plus souvent de lettres de recommandation obtenues à Versailles ou à l’étranger auprès des ambassadeurs46. Peu nombreux sont, comme nous le verrons un peu plus loin, les voyageurs de la haute société qui figurent dans les registres du commandement de la province de Dauphiné des années 1740-1743 et 1764-1765. Il n’est guère étonnant, dans ce contexte, que la moisson ait été pauvre pour les élites françaises aux Archives d’État de Turin. Les sauf-conduits et passeports couvrant la période de 1730 à 1800 donnent une bonne idée de la nature des déplacements au sein du royaume sarde, mais ils sont surtout relatifs à des voyages pour raisons de travail, notamment de négoce, et restent muets sur tout lieu de provenance ou de destination qui serait extérieur au Piémont47. Dans les Archives d’État de Milan, des membres des hautes classes apparaissent au détour des dossiers de demandes de passeports, où quelques lettres déclinent les motifs de voyage, mais les documents demeurent rares jusqu’en 179848. Ils n’offrent d’ailleurs même au-delà de 1800 que des séries modestes, bien que l’administration française ait alors systématisé l’usage du passeport et demandé aux aubergistes et hôteliers de signaler leurs clients auprès des autorités de police49. Peu de Français figurent en outre dans ces dossiers en dehors de trois émigrés provenant de la Suisse ou du Piémont en 1792 et 179350. Tout en présentant – et depuis plus longtemps – un éventail fourni en membres des hautes classes, les registres de passeports et visas délivrés par le Ministère des Affaires Étrangères du grand-duché de Toscane à partir de 1758 signalent eux aussi peu de voyageurs français : ainsi n’y figure par exemple aucun des auteurs de récits relevés dans les années 176051. On ne saurait s’en étonner puisque les registres florentins, sensibles aux flux s’ordonnant sur l’axe qui va de Vienne à Naples, mentionnent seulement les noms de personnes qui se firent délivrer un passeport à Florence, comme par exemple l’abbé Labbey de Billy le 8 avril 1808 pour se rendre à Paris52.
34Serons-nous plus heureux en nous plongeant dans les archives des hospices situés aux points de franchissement des cols alpins ? Une nouvelle fois, il est difficile en l’état actuel de nos recherches d’obtenir des données présentant un caractère de continuité sur une longue durée. Nous ne sommes ainsi parvenus à recueillir dans les Archives du Grand Saint-Bernard que de très modestes miettes au sujet des voyageurs antérieurs à 1791. Le registre ou livre-journal des voyageurs et passants de l’hospice du Mont-Genèvre démarre seulement en 182553, et quant à l’hospice du Simplon, voulu par Napoléon Ier en 1808 à la suite de la construction de la route entre 1801 et 1806, il ne fut en état d’accueillir de nombreux passants qu’à partir de 183154.
35Il est cependant possible de se faire une idée précise de la mobilité des élites à partir de l’époque révolutionnaire en s’arrêtant sur l’observatoire privilégié que devient alors l’hospice du Grand Saint-Bernard. D’abord approximatives, quoique de plus en plus nourries à partir de 1791, les informations sur les voyageurs prennent bientôt un caractère systématique grâce à l’ouverture le 19 juillet 1812 d’un registre des passants encouragé par les autorités françaises55. Démarrant alors que la production des récits de voyage connaît un creux, ce registre – tenu de manière ininterrompu jusqu’en 1970 – permet de saisir au moment où Millin et Lullin de Châteauvieux quittent l’Italie un flux de voyageurs qui inclut avant tout des représentants des élites à côté de quelques personnes de condition plus simple. Or, il s’agit ici de notables qui bien souvent n’ont pas laissé de traces littéraires ou artistiques. L’enquête que nous avons menée sur les trois dernières années de l’Empire, Cent Jours compris, possède assurément certains défauts majeurs. Elle ne concerne que l’un des lieux d’accès vers l’Italie et n’offre qu’une vue partielle tant qu’on n’y adjoint pas la mesure du passage par d’autres cols, tels que le Mont-Cenis ou le Mont-Genèvre. L’imbrication entre les déplacements de proximité qui relient le Valais à la vallée d’Aoste ou au Piémont et les voyages à destination plus lointaine en Italie n’est pas non plus aisée à démêler dans les listes qu’offre ce registre. Il reste que la comparaison sur trois années qui virent se modifier de fond en comble les conditions de l’accès en Italie du fait des échecs militaires de Napoléon Ier et de la fin de l’Empire permet de mesurer d’une part de ce qu’était devenu le voyage des élites dans la péninsule sous la domination française, d’autre part les transformations radicales qui affectèrent ce phénomène à la veille du Congrès de Vienne et que traduisent tant la disparition des militaires et administrateurs français que l’émergence soudaine à l’été 1814 d’un véritable flot de voyageurs anglais.
36Avant de tirer la somme du registre des années 1812-1815, il faut rappeler que la tradition hospitalière du Grand Saint-Bernard est ancienne. Les archives de l’hospice n’en conservent qu’une mémoire très fragmentaire du point de vue des individus hébergés : nous apprenons ainsi que la période de plus grande fréquentation était vers 1500, à en juger par les offrandes recueillies les mois de septembre à janvier, puis nous voyons défiler tantôt des soldats qui périssent de froid ou victimes d’une avalanche ainsi qu’il arriva en 1773 et 1788, tantôt de hauts personnages comme Choiseul, ambassadeur de France à Turin passé en août 1785, ou le marquis de Frabouge Palavisin en juillet 178656. Des traces subsistent aussi du passage de techniciens ou de naturalistes comme le directeur des mines de Berne, Wild, en 1787, ou H.-B. de Saussure en 179257. Pour la période révolutionnaire ne sont évoquées que de grandes masses, des prêtres réfractaires dès 1791, les barnabites d’Évian en septembre 1792, un flot d’environ cinquante mille émigrés français, surtout membres du clergé et de la noblesse, venus chercher refuge en Italie à partir de « la fin de 1792 et dans tout 1793 »58. Quelques noms émergent comme ceux de Joseph de Maistre en décembre 1792, de dom Gabet et des moines de Tamié au printemps 1793, de la marquise de Saint-Séverin avec ses quatre enfants en septembre 1793. Plus tard, quand débute la campagne d’Italie, certains émigrés quittent le Piémont et remontent vers la Suisse à l’instar de Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé en avril 1796. Le flot ensuite s’inverse une nouvelle fois et concerne les soldats français qui à partir d’avril 1798 descendent de Suisse en Italie : des documents gardent le souvenir de la demie compagnie arrivée le Jeudi-Saint et partie pour Aoste « en chantant des chansons républicaines », puis des 43.000 hommes qui se succédèrent du 24 mai au 11 novembre 1798, des troupes stationnées à l’hospice pendant l’hiver 1798-1799 et au printemps 1800, de la fameuse armée de réserve qui avec Bonaparte franchit le col en mai 1800, suivie d’autres troupes jusqu’en juillet de la même année, enfin des 1.500 soldats du général César Berthier passés le 12 novembre 181059. Des circonstances aussi exceptionnelles ne sont pas une nouveauté aux frontières avec le Piémont. Elles n’en rendent pas moins difficile une reconnaissance précise des différentes catégories de personnes qui entre les flots inusuels d’émigrés, de prêtres, d’officiers et de soldats firent au cours de cette époque troublée le voyage vers l’Italie.
37C’est à ce titre que le registre ouvert en juillet 1812 s’avère particulièrement précieux60. Les circonstances ne sont alors pas moins critiques qu’entre 1798 et 1800 : suite à leur entrée dans le Valais, 40 Autrichiens viennent déloger au tout début de janvier 1814 les 14 gendarmes français qui avaient à peine occupé l’hospice, y demeurant jusqu’à l’abdication de Napoléon le 4 avril 1814, puis en juin 1815 5.000 Autrichiens commandés par le prince Esterhazy passent par le Saint-Bernard pour se rendre en Savoie tandis que quelques autres descendent vers l’Italie. Or, pendant ce temps, entrent en Italie toutes sortes de voyageurs. Même si notre travail sur « l’échantillon » du Grand Saint-Bernard est limité par le fait qu’il y ait dans le registre moins de noms de Français que de Suisses, d’Italiens, d’Allemands, de Hollandais et de Belges, puis à partir de janvier 1814 d’Autrichiens et d’août 1814 d’Anglais, d’Écossais ou d’Irlandais, sans oublier quelques Russes et Américains61, il a l’extrême avantage de nous montrer dans leur diversité avant tout des élites. Au niveau des armées seuls ont signé les officiers. Contrairement à ce qui arrive dans les passeports grenoblois des périodes antérieures que nous examinons un peu plus loin, les simples soldats ou les éventuels déserteurs n’y sont ni nommés, ni comptabilisés62.
38Si nous considérons de façon globale et sans tenir compte de leur nationalité les 521 voyageurs signataires qui se rendent par la Suisse en Italie ou reviennent de la péninsule entre le 19 juillet 1812 et le 19 juillet 181563, nous obtenons une intéressante répartition des types d’activité des voyageurs qu’illustre le tableau suivant :
39Au total quatre catégories dominent nettement, qui nous offrent un panorama légèrement différent de celui établi pour la seconde moitié du xviiie siècle à partir des sources « littéraires » : les nobles aux activités non précisées (10,5 % du total des signataires), les officiers de l’armée (18,6 %), les fonctionnaires (10,5 %), les négociants et les propriétaires (10,3 %). Bien que toutes ces personnes ne parcoururent pas la péninsule italienne en tous sens et que les Français aient été noyés au milieu d’étrangers, il est symptomatique de voir à quel point résistent les nobles, en particulier ceux venus de France. Si nous considérons que de nombreux officiers sont également des nobles, y compris d’Empire, nous obtenons une forte domination de cette double catégorie (29,1 %). Le même chiffre de 29,1 % se retrouve d’ailleurs pour les nouveaux cadres de l’État dès lors qu’au lieu d’associer aux officiers de l’armée les nobles sans activité précisée nous décidons de regrouper les militaires avec l’importante catégorie des fonctionnaires. Inversement, les hommes de loi ont été fondus dans la galaxie des fonctionnaires et nous avons jugé préférable de ranger les quelques avocats, avoués ou notaires avec les artistes et surtout les médecins, membres d’une nouvelle bourgeoisie des talents. Les ecclésiastiques résistent tant bien que mal, les gens de lettres sont surtout des professeurs, maîtres de langue française ou de musique, docteurs en philosophie, professeurs de dessin, de géographie ou de mathématiques. Les savants sont présents mais atteignent des chiffres assez peu élevés, même s’il conviendrait de gonfler leur nombre d’un ou deux nobles et académiciens, de 4 ou 5 ingénieurs des mines et d’un professeur de médecine (ce qui nous donnerait 18 personnes au lieu de 12, soit 3,4 % du total des signataires).
40La comparaison avec les informations que nous avons précédemment tirées pour le xviie (voir supra, tableau 5) et le xviiie siècle (voir supra, tableau 2) est instructive et permet de dresser le tableau de synthèse suivant :
41Trois leçons sont à tirer de cet essai de confrontation. La première tient bien sûr à l’extrême fragilité des statistiques exploitées pour déterminer la part qu’occupent dans la dynamique du voyage les différentes catégories formant l’élite64 : que nous considérions pour le xviie siècle les seuls auteurs de récits imprimés, pour la seconde moitié du xviiie siècle uniquement des voyageurs auteurs d’écrits retrouvés ou pour les années 1812-1815 les personnes signalées sur une voie d’accès à l’Italie où passent des troupes et des fonctionnaires de l’Empire, nous n’aboutissons qu’à des résultats partiels qui demanderaient à être étayés en examinant d’autres sources.
42Un second enseignement n’en est pas moins intéressant pour nous : les militaires et les agents de l’État occupent constamment le terrain du voyage entre le xviie et le début du xixe siècle en y formant les catégories de voyageurs les plus nombreuses (23,1 % et 19,2 % du corpus du xviie siècle, 21,2 % et 13,7 % du corpus de 1750-1815, 18,6 % et 10,5 % du corpus total de 1812-1815). À l’inverse les ecclésiastiques et les gens de lettres, parmi lesquels nous avons comptabilisé en 1812-1815 les professeurs et les étudiants, ne constituent sur le plan quantitatif qu’une part modeste à la fin de l’Empire. Sachant la place majeure qu’ils occupèrent aux siècles précédents sur la scène du voyage, nous sommes amenés à nous demander si leur position de quasi monopole au niveau de l’opinion n’est pas en train de devenir en partie illusoire. Il faudrait certes comparer les chiffres du Grand Saint-Bernard avec ceux du Mont-Cenis, du Mont-Genèvre ou du Simplon. En outre l’influence réelle d’une catégorie telle que celle des gens de lettres ou d’Église ne se réduit évidemment pas à des chiffres. On peut toutefois imaginer que le rôle des écrivains n’a pas été aussi exclusif qu’on le croit parfois dans la constitution et la perpétuation des images sur l’Italie à l’aube de l’ère romantique.
43Une troisième leçon concerne enfin les continuités plus secrètes. Il y a d’une part celle des nobles, dont le goût pour le voyage ne se dément pas dans les premières décennies du xixe siècle, une fois passé le choc de l’émigration. De ce point de vue les fastes du Grand Tour sont lents à mourir, ainsi que le montre entre de nombreux autres exemples le cas du marquis de Pac-Badens, parti de Marseille vers l’Italie « pour raisons de santé » en 1833 en compagnie de son épouse, de quatre domestiques hommes, d’une femme de chambre et d’une cuisinière65. Les commerçants méritent d’autre part un commentaire. Tenus artificiellement à l’écart des voyageurs membres des élites en raison de leur faible présence au niveau de l’écriture de récits, ils sont nombreux dans les registres de passeports de l’Ancien Régime, dans la liste de 1712 comme dans les passeports dauphinois, turinois ou florentins du second xviiie siècle. Nous ne saurions donc nous étonner de les voir occuper au sein du registre du Grand Saint-Bernard une position plus en rapport avec leur réelle importance numérique, justifiant les sarcasmes dont ils sont l’objet dans les essais sur le voyage de la période66.
44En dépit de la constance des flux et des continuités qui se décèlent pour les marchands comme pour d’autres catégories de voyageurs entre 1812 et 1815, des signes de rupture sont sensibles au cours de ces trois années. Ils apparaissent déjà du côté des marchands eux-mêmes : malgré la régularité de leur nombre chaque année et une forte persistance des relations de proximité67, les marchands venus de France ou d’Italie l’emportent nettement jusqu’à l’été 1813, tandis qu’à partir du printemps 1814 le maintien de marchands venus d’Italie se double d’une forte croissance de la part des marchands suisses. De façon plus générale, nous avons vu que la part des Français parmi les étrangers qui visitent l’Italie diminue, au moins provisoirement, avec l’afflux des officiers autrichiens puis des visiteurs anglais à partir de 1814. Le poids de l’événement imprime sa marque sur le voyage des élites. Les mentalités de leur côté évoluent. Le 21 juillet 1815 (date que nous avons exclue de notre statistique) un groupe de neuf Anglais, Hollandais, Savoyards et Suisses parmi lesquels se trouve Victor de Saussure, de Lausanne, passe par l’hospice « faisant en société une course de plaisir »68. Deux ans plus tard, à l’automne 1817, pointent sur le registre les premiers poèmes, annonciateurs du déchaînement de la veine poétique à partir du second registre, en 1818. S’il arriva qu’un militaire laissât des vers à la veille du passage de l’armée de réserve en 180069, cette attitude bientôt généralisée peut constituer un signe parmi d’autres que les temps malgré tout ont changé.
L’entrée en scène du peuple et l’observatoire des registres de passeport
45Nous tournant maintenant vers ce que fut le voyage en Italie du peuple, nous nous heurtons aux problèmes que nous a rendus familiers une longue tradition historiographique. Après avoir été appréhendée comme celle d’une réalité collective, que Michelet tentait de faire revivre en un mouvement lyrique ou épique, l’histoire du peuple a débouché dans la seconde moitié du xxe siècle sur une volonté de reconstruire les gestes quotidiens, les goûts, la sensibilité et les capacités de résistance de la partie la plus nombreuse de la population face aux tentatives d’acculturation des élites. Sans revenir sur les débats qu’a suscités depuis les années 1960 l’exploration d’aspects jadis considérés comme négligeables, il apparaît que les approches de Robert Mandrou et de Geneviève Bollême sur la bibliothèque bleue de Troyes autant que les travaux plus récents de Carlo Ginzburg, de Giovanni Levi, de Natalie Zemon Davis, de Daniel Roche, de Robert Muchembled ou d’Ariette Farge ont remis en cause, par des voies diverses, le présupposé d’adéquation parfaite entre les groupes sociaux et les formes culturelles qui, sur la lancée de l’histoire sociale, avaient longtemps paru leur appartenir en propre70. Se méfiant du regard des élites et désireux de couvrir l’ensemble du champ social, un certain nombre d’historiens ont cherché à comprendre l’univers mental des milieux populaires tel qu’il se manifeste dans des objets circulant d’une sphère à l’autre de la société et valant plus par les utilisations que chaque groupe en faisait que par des contenus formels et immuables. La tache est certes restée ardue, car le chercheur, lui-même homme de culture, est prisonnier non seulement de ses modèles intellectuels mais aussi de ses sources. Émanant le plus souvent du clergé ou de l’administration, celles-ci évoquent le peuple à partir du point de vue des détenteurs de la culture écrite, ainsi qu’on le voit dans les édits organisant le contrôle des vagabonds, dans les minutes de procès ou dans les rapports de la maréchaussée. Lorsqu’elles proviennent de gens du peuple, les sources ne nous informent jamais aussi bien sur les façons de vivre et de penser que là où le passage au texte, dont témoignent le journal du sergier de Reims Gilles Caillotin à son retour de pèlerinage de Rome ou celui, plus connu, du vitrier parisien Ménétra71, fait de ces individus des exceptions. En écrivant des fragments de leur vie, ces derniers s’arrachent en partie à leur situation d’origine et risquent de ne plus vraiment représenter les comportements de la majorité de leurs ex-semblables.
46Si nous quittons ces destins singuliers et nous éloignons des parcours de la micro-histoire, nous sommes ramenés au problème des moyens dont dispose l’historien pour réussir à connaître ceux qui n’ont pas eu l’occasion de fixer une mémoire, du moins selon les critères de la culture dominante72. Comment faire revivre des individus qui n’ont pas accompli le geste de tenir un livre de compte, d’écrire à des correspondants ou pour eux-mêmes, de rédiger ou de dicter leur testament ? Ce sont des absents, des personnes englouties dans leur silence qu’il faut alors essayer de saisir partout où elles s’offrent au regard, fût-ce de façon imperceptible. S’agissant du monde du voyage, on peut partir à leur recherche en examinant dans les récits des élites ce que ces derniers disent ou ne disent pas d’elles73. Il est possible, nous l’avons dit, d’utiliser aussi les documents de l’administration, à commencer par les registres d’hôpitaux et de passeports. Mieux que dans ceux de l’état civil s’aperçoit ici un désir de les contrôler moyennant un fugitif et succinct acte de nomination, déclinant quelquefois leur qualité, leur lieu de naissance ou leur domicile, leur âge, certains détails de leur physionomie, les motifs d’un déplacement. Insérés dans un tel contexte, les témoignages exceptionnels issus du peuple prennent eux-mêmes davantage de sens.
47Le cas du voyage en Italie à l’époque des Lumières rend à première vue téméraire le souhait d’enquêter sur le peuple et ses comportements. En général envisagée à partir de récits qui pour n’en avoir pas les qualités reconnues au texte littéraire n’en ressortissent pas moins à une activité de nature réflexive, la tradition de ce voyage nous invite à côtoyer des élites, auteurs de lettres, de journaux à usage privé ou de sommes destinées aux voyageurs à venir et qui préfigurent les guides touristiques. Jeunes nobles ou personnages d’âge mûr des différentes nations d’Europe, ces protagonistes du Grand Tour évoluent de ville en ville à la recherche d’objets qui leur sont familiers et de personnes qui leur ressemblent, prêtres et érudits, bibliothécaires, savants et surtout gens du monde. Le peuple et sa culture ne se rencontrent que de façon accidentelle dans leurs écrits. Placées dans une perspective littéraire, les études sur le voyage en Italie se font souvent l’écho de cet apparent mutisme. Si elles évoquent parfois l’observation des mœurs à laquelle se livrèrent les voyageurs74, elles ne disent presque rien de l’importance et de la place qu’occupèrent les personnes du peuple dans la dynamique du voyage en Italie. Il est pourtant bien évident que la pratique du voyage n’appartient pas aux seules élites. L’homme et la femme du peuple se devinent à de multiples niveaux, comme sujets observés par d’autres non moins que comme acteurs de leur propre cheminement à travers la péninsule. Pour évaluer l’importance de ces voyageurs en démêlant l’écheveau de discours qui ne se croisent pas toujours, il convient de procéder en multipliant précisément les points de vue. Avant de saisir plus avant dans cet ouvrage le peuple dans l’immobilité que lui confère le regard des élites en voyage, il nous faut tenter de l’envisager comme sujet voyageur éprouvant les aspérités de la route et tel que d’autres observateurs sédentaires, attachés à leur terre, en perçoivent l’itinérance.
48Bien que la mobilité des personnes du peuple ait été étudiée au niveau des migrations montagnardes et dans le cadre du colportage, et même si l’on s’intéresse depuis longtemps au statut des pauvres et des vagabonds dans l’Europe moderne, la carte des déplacements à double sens entre la France et l’Italie au long du xviiie siècle reste aussi mal connue pour les personnes du peuple qu’elle l’est pour les élites. La diversité des formes du voyage vers la péninsule n’en révèle pas moins une réalité complexe, où les plus riches côtoient les plus démunis et où les raisons du divertissement aristocratique ou de la piété populaire se mêlent aux nécessités du travail, aux motifs de famille, à la recherche d’une maigre pitance. À côté des sédentaires attachés à leur terre, à leur boutique, à leur état de quémandeur de buona manda, de multiples forestieri issus du peuple se rencontraient également le long des routes ou dans les auberges et relais de poste, qui souvent ne savaient pas écrire et dont les modèles de perception différaient de ceux des élites. Un bon moyen de saisir dans leur diversité ces voyageurs le plus souvent anonymes consiste à nous plonger dans les archives des passeports, où s’aperçoit un flux d’individus de tous âges et de tous rangs sociaux qui entrent en Italie ou en arrivent75. Ces sources ne permettent pas d’entrevoir les relations qui se nouaient entre les étrangers et les personnes du peuple des divers États italiens, et l’intimité des uns et des autres se devine mal dans les formules ramassées et répétitives que consignaient les autorités. Les données des registres de passeports ont cependant l’avantage de nous faire traverser l’ensemble de la pyramide sociale, de nous montrer le riche à côté du pauvre, le modeste artisan à côté de l’opulent marchand, le fonctionnaire à côté du jeune noble accomplissant le Grand Tour. Placées sous le regard précis et régulier des agents de l’administration, elles nous indiquent toutes sortes de raisons de traverser les Alpes et aident à inscrire le voyage en Italie dans le cadre d’une plus vaste histoire de la mobilité, en nous faisant sortir de la vision univoque qu’en offrent les personnes aisées ou cultivées.
49Il est vrai que l’usage des sources de police reste entravé par le caractère fragmentaire des registres dont nous disposons. Surabondantes sous la Révolution, à partir de 1792 et surtout pendant le Directoire, ces sources sont rares et irrégulières sous l’Ancien Régime, surtout aux fins de l’enquête transfrontalière. Le choix d’examiner les demandes de passeport à différents moments du siècle résulte pourtant d’une opportunité exceptionnelle des archives grenobloises, et dans une moindre mesure gapençaises76. Celles-ci présentent en effet deux puissants motifs d’intérêt. La ville de Grenoble commande tout d’abord une province située à la frontière de la Savoie et de l’Italie : de sa juridiction dépend le Pont-de-Beauvoisin, voie d’accès au col du Mont-Cenis et point de passage le plus fréquenté pour aller de la France vers le Piémont. Contrôlant aussi en partie la voie par Marseille et Antibes, qui mène en bateau jusqu’à Gênes ou Livourne, le Dauphiné est un observatoire idéal des flux entre la France et l’Italie. Les registres et dossiers conservés à Grenoble permettent ensuite de risquer une comparaison sur près de soixante ans. Peu d’années sont couvertes par les volumes et liasses disponibles au niveau de la province : 1740-1743, 1764-1765 et 1797-179977. Mais en dépit de légères variations dans la manière de caractériser les voyageurs78, les continuités d’une série à l’autre sont assez nombreuses pour que l’on aperçoive des tendances sur le long terme. Celles-ci se prêtent d’autant mieux à l’interprétation que le nombre de passeports délivrés chaque année par le commandement de la province de Dauphiné puis par l’Administration départementale de l’Isère pour autoriser le voyage vers l’Italie, Savoie et Nice exclues, reste inscrit dans des ordres de grandeur comparables, qu’illustre le tableau ci-après (quatrième colonne du tableau 9)79.
50Les demandes de passeports ne sont certes pas exemptes d’irrégularités ou d’absences dont nous devons tenir compte dans l’analyse des données qui concernent l’Italie. Les unes invitent surtout à une prudence statistique. Le poids des échanges avec l’Italie par rapport aux autres pays ou aux diverses provinces françaises nous frappe dans les registres d’Ancien Régime et paraît même croître au lendemain de la guerre de Sept Ans : l’on est passé de 23,11 % du nombre total de passeports enregistrés en 1740-1743 (169 sur 731) à 27,11 % en 1764-1765 (192 sur 708). Abstraction faite des déserteurs en provenance du Piémont, qui créent une discordance entre les arrivées d’Italie de 1764-1765 et celles du début des années 1740, la légère croissance de la mobilité des civils peut indiquer une forte attraction italienne mais tout autant être le révélateur d’un contrôle plus sévère de la frontière avec les États de Savoie par rapport aux régions intérieures du royaume. Si les documents de l’an VI et de l’an VII illustrent une relation privilégiée avec la péninsule qui ne nous surprend pas à l’époque des campagnes d’Italie, nous ne sommes pas davantage assurés des proportions réelles entre les différentes destinations80. La comparaison sur le demi-siècle est aussi altérée par le fait que les séries de l’Ancien Régime mêlent les demandes pour l’étranger et celles de ceux qui en arrivent, sans oublier la part des flux nationaux, tandis que les documents utilisés pour le Directoire se résument aux demandes de personnes souhaitant se rendre à l’étranger.
51D’autres dissymétries sont plus troublantes. En dehors de quelques cas à l’automne 1742, bien peu visibles sont en 1740-1743 les porteurs de lanterne magique ou les marchands fleuristes et droguistes qui à l’automne 1764 quittent par familles entières la vallée de Barcelonnette, le village de Saint-Dalmaz dans le comté de Nice ou Mont-de-Lans en Oisans en direction du reste de la France, de la Suisse, de l’Allemagne ou de la Hollande. Nous ne voyons par ailleurs en 1740-1743 et en 1764-1765 presque aucun de ces voyageurs aisés qui passaient soit par Vienne et Avignon, soit par le Mont-Cenis en allant ou en revenant d’Italie81. Nous apercevons bien au Pont-de-Beauvoisin l’ambassadeur vénitien Gradenigo en train de gagner la Cour de France ou le duc d’Ossona rentrant de Vienne à Madrid, mais leurs noms figurent dans une autre partie du registre que celle réservée aux passeports82. Au rang des étrangers qui laissent une trace dans les documents grenoblois se trouvent des Espagnols, des Suisses, des Allemands qui désertent les régiments au service du roi de Sardaigne : mais aucun Anglais et jamais d’étranger qui voyagerait pour le plaisir ou à des fins d’éducation. Parce que les nobles n’étaient pas soumis à cette obligation de façon aussi rigide que les personnes des plus basses classes83, et comme ne semblent être partis du Dauphiné pour l’Italie dans la seconde moitié du xviiie siècle que peu de membres de grandes familles84, les registres de passeports concédés à Grenoble proposent une réalité en quelque sorte inversée du Grand Tour. En lien sans doute avec le renforcement de la législation sur les pauvres, qu’atteste parmi d’autres la déclaration royale du 3 août 1764, ils nous parlent plus des domestiques, maîtres à danser ou cuisiniers que de leurs maîtres. Si de riches marchands sont présents, comme le père d’Antoine-Henri Jordan se rendant de Lyon à Turin pour ses affaires en mai 1765 (pl. IV), les hommes de science ne sont pas mentionnés. Même en 1797-1799, nous trouvons difficilement trace des voyageurs que nous connaissons grâce aux textes écrits pendant ou au retour de leurs déplacements.
52De telles limites sont cependant plutôt une chance dans le cadre de l’enquête qui nous occupe. En nous montrant avant tout des personnes de condition modeste, les registres grenoblois suggèrent des expériences qui pour différer de celles qui faisaient de l’Italie un objet culturel, rêvé ou dénoncé, n’en contribuèrent pas moins à façonner ou diffuser des images sur le compte de peuples voisins. Si par ailleurs tous les migrants et voyageurs issus des couches modestes n’étaient pas munis de passeports, malgré le contrôle sévère auquel on tentait de les soumettre85, une riche typologie se dégage en fonction des motifs pour lesquels les individus déclaraient se rendre dans la péninsule ou en revenir. Des permanences se dessinent ainsi entre 1740 et 1765. Les mêmes motivations perdurent à vingt-cinq ans de distance. Les unes relèvent de l’errance et de la précarité et désignent l’importante catégorie des pèlerins, des moines quêteurs, des mendiants et de tous ceux qui partaient rechercher un travail incertain. Le déplacement est dans d’autres cas justifié par les affaires personnelles – beaucoup vont « vacquer à leurs affaires » – et de famille, telles les successions à régler ou le retour au pays natal. Enfin un troisième groupe de voyageurs franchit les Alpes en vue d’un travail défini, relevant du commerce ou de l’artisanat et les orientant tantôt vers une ville, tantôt en divers points de la péninsule86.
53Non moins remarquable est la relative stabilité des régions d’Italie où se rendent les demandeurs de passeport, et d’où arrivent d’Italie ceux qui transitent par le Dauphiné. Cette géographie italienne privilégie Rome et le Piémont, où vont et d’où viennent plus des deux tiers de nos effectifs, avec un léger rééquilibrage en faveur du Piémont dès les années 1742-174387. Loin derrière se situent Gênes et quelques villes de Toscane et d’Émilie-Romagne, du reste plus fournisseuses en pèlerins ou en migrants italiens se rendant en France que zones d’accueil pour étrangers. En dehors de Rome et de ce que peut laisser supposer la générique mention de l’Italie, les relations sont d’abord de proximité, tandis que les liens avec Venise ou Naples se révèlent distendus :
54Par-delà ces indications d’ensemble, certaines catégories de voyageurs de l’Ancien Régime se laissent mieux cerner. Parmi celles qui vivent dans un état où domine la précarité s’individualise le groupe des pèlerins. Leur nombre est difficile à déterminer avec précision, mais leur progression est incontestable entre 1740 et 1765. Nous relevons en effet 17 pèlerins sûrs (pour 16 passeports) entre juillet 1740 et août 1743, soit pour trois années, contre 22 (dans 19 passeports) pour les quinze mois de mars 1764 à juin 1765. Si l’on ajoute à ce chiffre les cas incertains mais dont on peut raisonnablement supposer qu’il s’agissait aussi de pèlerins, la même évolution est observable et cela ne s’explique pas seulement par un ralentissement du rythme des pèlerinages à l’automne 1742 et dans l’hiver qui suit : 35 pèlerins laïcs (dans 31 passeports) en 1740-1743, 42 (pour 34 passeports) en 1764-1765. À l’inverse, le nombre de religieux passant par le Dauphiné a décru, puisque de 19 (dans 12 passeports) en 1740-1743 il tombe à 6 (dans 5 passeports) en 1764-1765. En ce qui concerne les mois de départ ou de passage par le Dauphiné, les données sont trop frêles pour décider de pointes récurrentes en mai ou août. En revanche, il est remarquable que les pèlerins avérés pour Rome et Notre-Dame de Lorette soient en 1740-1743 ceux qui partent de Grenoble et de sa région (La Tronche, Bernin, Goncelin, Saint-Laurent de Royans), tandis qu’en 1764-1765 sont enregistrés comme pèlerins des individus provenant de différentes régions françaises : du Dauphiné, certes, mais aussi du bassin de la Loire (Forez, Anjou, régions de Chartres, du Mans et de Nantes), du Nord-Est (Bourgogne, Lorraine, Nord) et, pour un cas, de l’Agenais. Tout se passe comme si l’administration hésitait à définir comme tels en 1740-1743 des hommes pourtant parfois munis de leurs extraits baptistaires, voire d’un certificat de leur curé, et originaires des provinces du centre Nord de la France beaucoup plus que du Sud et du Sud-Est91. Rome et Lorette ne sont par ailleurs pas les seuls buts de pèlerinage. Par le Dauphiné transitent des pèlerins espagnols, suisses ou italiens. Ces derniers – qui sont Piémontais, Parmesans, Gênois, Toscans ou Romains – s’orientent en 1740-1743 vers Saint-Hubert dans les Ardennes et surtout vers Notre-Dame du Puy. En 1764-1765, ils ont jeté leur dévolu sur la Lorraine ou sur Saint-Jacques de Compostelle, se joignant ainsi à ceux qui, venus de France, se rendent successivement à Rome et à Saint-Jacques92.
55Bien qu’il ne soit pas aisé de tracer un portrait robot du pèlerin au vu des registres considérés, quelques indices complètent notre tableau. Les pèlerins déclarés comme tels sont presque uniquement des hommes – l’épouse de Joseph Righi, journalier italien, revenant avec son mari de Saint-Jacques en novembre 1764, fait ici exception93 –, et quand leur âge est signalé, c’est-à-dire de septembre 1740 à août 1742, ils se distribuent entre trois sexagénaires (57, 60 et 64 ans), deux hommes de 36 ans et une majorité relative de jeunes gens (5 cas de 20 à 27 ans). Les coïncidences de dates ou un passeport commun montrent que deux compagnons cheminent parfois ensemble, mais la situation la plus fréquente est celle de l’homme qui voyage seul. Les professions, de leur côté, sont rarement mentionnées : sur les 17 pèlerins confirmés de 1740-1743, nous trouvons deux habitants de Grenoble dont l’un porte perruque et est de famille noble – Edme de la Baume –, un bourgeois de Bernin, localité du Grésivaudan, un matelassier et deux matelots génois. Les autres n’ont que des noms et prénoms. Plus précis sont les passeports de 1764-1765 puisque la moitié des pèlerins consignés y déclarent leur métier. Ils sont tous sont de condition modeste – deux journaliers, deux compagnons charpentiers, un laboureur, un garçon boulanger, cinq matelots, un garçon tailleur – et il y a lieu de penser que les autres sont des vagabonds ou des personnes sans profession. Tandis que beaucoup disent aller « accomplir » ou « remplir un vœu », le Grenoblois Pierre Ennemond Reymond est d’ailleurs défini le 16 avril 1765 comme « allant à N. D[am]e de Laurette (sic), ne trouvant pas à subsister dans son pays ». L’absence de métier est encore plus patente chez les pèlerins hypothétiques, tant en 1740-1743 qu’en 1764-1765. Elle confirme l’indécision de la frontière séparant le pèlerin de la figure du mendiant étranger que le passeport autorise à faire l’aumône94.
56Les soldats déserteurs constituent eux aussi des témoins de la précarité qui caractérise les individus cheminant entre l’Italie et la France. Phénomène récurrent et d’ample proportion par rapport à la masse des voyageurs, la désertion fait passer par le Dauphiné 71 individus provenant des troupes du roi de Sardaigne entre le 24 mai et le 9 août 1743, puis 192 entre avril 1764 et juin 1765. Dans le premier cas, l’irruption est soudaine et nous n’en saisissons pas la continuité en raison de l’arrêt de la tenue du cahier à un moment où le flux est en train de s’amplifier. Tout au plus remarque-t-on que ces soldats, à de rares exceptions près, dont deux Piémontais et un Milanais, déclarent vouloir se retirer « chez eux » ou « dans leur païs », et que leurs origines géographiques traduisent la diversité des bassins de recrutement du mercenariat : en premier lieu l’Allemagne, suivie de la Suisse, de l’Alsace, des Pays-Bas, de la Savoie et de la Hongrie. Quoique les lieux de naissance des soldats ne soient plus systématiquement mentionnés, ces traits se retrouvent en 1764-1765, mais cette fois enrichis d’autres informations. Une carte des régiments au service du roi de Sardaigne d’où l’on déserte se dessine : la majorité des soldats arrivent du régiment de Seiten à Suse (41,14 % du total des déserteurs), un bon nombre de Nice (23,95 %), d’autres du régiment suisse de Savoie basé à Fenestrelle, non loin de Suse (9,37 %), ou du régiment de Monfort (6,25 %), le reste de divers autres régiments (19,27 %). Les pointes de la désertion se situent à la fin du printemps et pendant l’été, entre mai et octobre 1764 où défilent de 16 à 29 soldats déserteurs par mois, puis en mai-juin 1765. Les buts de ces voyages forcés sont plus variés qu’en 1743. Souvent aucune précision n’est donnée, mais il arrive qu’on rentre chez soi « rejoindre ses parents », en passant en général par Lyon pour gagner la Suisse ou l’Allemagne. Certains soldats ont un métier et veulent à nouveau l’exercer. D’autres souhaitent se réengager ailleurs, par exemple chez les hussards. Les autorités ont le souci de surveiller de près les déserteurs et leur demandent de ne pas s’écarter de la grande route, mais ces derniers sont loin d’être tous assimilables à des errants ou à des vagabonds.
57La même volonté de justifier son existence se retrouve chez les forains, que nous saisissons notamment dans le registre de 1764-1765 et dans une série de certificats de bonne vie & mœurs accordés à Grenoble entre 1776 et 179295. À en juger par les documents consultés, le Dauphiné constitua un champ d’action privilégié pour une quinzaine de montreurs d’ours ou de chiens venus du Piémont ou de Parme, de musiciens génois, de marchands fabricants en figure de plâtre de Lucques qui y passèrent entre novembre 1764 et juin 176596. De 1777 à 1786 se succédèrent à Grenoble le faiseur d’équilibre Fossa, le Vénitien Stomick et son géant, Matthieu Pallatiny, lui aussi de Venise, qui à l’été 1779 et à l’été 1783 exhiba pendant un mois un petit cheval savant et une trapéziste, sa fille « dentiste », le Piémontais Jean Robbe avec sa troupe de jeunes enfants danseurs et sauteurs en janvier 1784, des doreurs et argenteurs de Salerne. Des avis publiés par les Affiches du Dauphiné signalent quant à eux régulièrement entre 1775 et 1782 l’offre de services que leur transmettent des peintres milanais ou romains aptes à tirer des portraits d’après nature ou à exécuter des paysages et des tapisseries, des facteurs d’orgues venant de Pignerol, des enseignants de violon, de mandoline ou de langue italienne, des marchands d’estampes ou des graveurs, des « fumistes » ou ramoneurs italiens97.
58La réciproque nous intéresse davantage, même si elle est moins visible dans nos sources. Parmi les colporteurs ou individus en situation précaire qui disent partir (ou vouloir partir) pour l’Italie figurent un joueur d’instruments d’Annecy, se mettant en route pour Naples en décembre 1740, un valet de chambre qui s’offre en mai 1774 comme interprète en Allemagne et en Italie, un homme de 36 ans cherchant à se placer en mai 1779 chez un seigneur ou un gros propriétaire foncier de Chambéry, du Piémont ou d’Italie98. Des Piémontais ou des Génois viennent en France à l’automne 1740 vendre leurs images ou leurs confitures sèches, mais dans le sens inverse seul un marchand cartier de Grenoble se rend à Turin par la Provence en juin 1743. Croisant Thomas Bérard, qui arrive de Parme en novembre 1764 « pour faire voir un ouvrage » à travers la France, ou Jean-Baptiste Brossard, qui quitte le Piémont en mai 1765 pour « entreprendre » dans le Forez « un commerce de quincaillerie », il est vrai que des colporteurs français empruntent depuis la France en 1764 et 1765 le chemin du Piémont : un couple du Vivarais se rend « en Italie » après avoir sillonné les provinces françaises (juillet 1764), un garçon bijoutier de Jarrie en Dauphiné va « à Turin et dans d’autres villes d’Italie pour faire son commerce » (mai et à nouveau août 1764), deux hommes du comté de Nice partent montrer la lanterne magique à Turin (octobre 1764), trois marchands de baromètres et de lunettes de Lucerne passent par le Dauphiné avant de rejoindre eux aussi Turin (juin 1765). Leur nombre est toutefois infinitésimal si on le compare à celui des droguistes et fleuristes de Mont-de-Lans ou à celui des porteurs de lanterne magique qui, depuis la vallée de Barcelonnette et de Saint-Dalmaz, dans le comté de Nice, traversent par villages entiers à l’automne 1764 le Dauphiné pour se disperser dans les provinces françaises, en Suisse, aux Pays-Bas et en Allemagne99. L’ensemble de ces métiers fondés sur l’errance de ville en ville se situe, en tout de cause, à la lisière entre la quête d’un pauvre moyen de subsistance et l’exercice d’une activité stable.
59La fréquence d’un retour au pays natal après une période de travail effectuée à l’étranger comme artisan ou comme soldat confirme que chez les personnes du peuple les déplacements pour la recherche du pain quotidien l’emportent sur les voyages à objectifs ponctuels liés aux intérêts familiaux ou au divertissement. Sans que le voyage devienne nécessairement un mode de vie permanent, le poids des contraintes matérielles semble d’ailleurs s’accentuer entre le début des années 1740 et le milieu des années 1760 (voir infra, tableau 11), suggérant des infléchissements que le recours à d’autres sources permettra de vérifier. A ceux qui franchissent les Alpes dans l’espoir de trouver un travail ou simplement de quoi manger s’ajoutent toutefois en 1764-1765 quelques artisans et marchands au destin mieux assuré. Des marchands relativement aisés parcourent de temps à autre la voie qui relie Lyon et le Dauphiné à Turin : nous en voyons plusieurs entre 1740 et 1743, sans oublier un fabricant de soie du Vivarais en septembre 1764, un négociant de Crest en février 1765 ou « le S. Jordan négociant à Lyon » en mai 1765. Si peu de colporteurs français, répétons-le, tentent d’après nos registres leur chance vers l’Italie, d’importantes communautés de marchands et d’artisans n’en ont pas moins fait le voyage d’Italie afin de venir s’installer dans des villes telles que celles de l’Émilie. Les témoignages à leur égard ne manquent pas, à commencer par celui de l’abbé Richard, de passage à Parme en 1762 :
La quantité d’artisans François qui se sont établis à Parme, y ont porté cette industrie de luxe & de frivolité qui règne plus à Paris qu’en aucun autre endroit du monde, & qui ne laisse pas de faire fleurir le commerce en cette ville. Je sais que les marchands des autres villes d’Italie tirent de Parme plusieurs de ces petites marchandises qui n’ont qu’une existence éphémère, & qu’ils vendent comme si elles avoient été fabriquées à Paris100.
60Peu présent dans le registre de 1740-1743, un groupe consistant d’artisans originaires de la France du Sud-Est, de l’Italie du Nord ou parfois de plus loin circule ainsi en 1764-1765 entre le Dauphiné, le Piémont et le duché de Parme, dans les deux sens : nous y trouvons des représentants des métiers du textile – des ouvriers en soie, des gantiers, un tapissier, un faiseur de bas, un pareur de peaux, un dégraisseur d’habits, des tailleurs –, des artisans d’autres domaines -des paulmiers, un faïencier de Bruges, un ouvrier de manufacture des glaces, un marbrier, un imprimeur –, d’autres encore qui relèveraient plutôt de ce que l’on appelle aujourd’hui les services – des domestiques, un horloger, un cordonnier, des chirurgiens ou « opérateurs », un barbier, un garçon boulanger, un maître d’école de langue latine, un facteur d’orgues et de clavecin. Certains vont jusqu’à Rome servir comme cuisiniers, tailleurs ou perruquiers. Les itinéraires sont réglés, le travail souvent assuré. Pour ces personnes qui ont un objectif et des destinations précis, avec l’espoir de revenir à leur point de départ, le voyage n’est qu’une simple étape dans le circuit normal du travail.
61Si les trois catégories que recouvrent les motifs personnels, les conditions de précarité et l’insertion du voyage dans une logique de travail défini se partagent à leur tour les dossiers des années 1797 à 1799, qui n’enregistrent malheureusement que des départs pour l’Italie, leurs importances respectives se modifient et les discontinuités par rapport aux registres d’Ancien Régime frappent davantage que les permanences. Le prêtre que nous apercevons près de Milan en mai 1798 est en fait installé en Italie depuis 1784 et les pèlerins et les errants ont totalement disparu de la scène. De la catégorie des voyageurs précaires ne relèvent plus que ceux qui vont rejoindre un parent dans l’espoir d’obtenir quelque emploi lié à la présence française. Ainsi que le montre le tableau 11 ci-dessous, les déplacements d’artisans ont retrouvé leur faible niveau du début des années 1740.
62On ne se rend plus du Dauphiné en Italie que pour entrer dans l’administration ou travailler au service des armées du Directoire, accompagner ou retrouver un mari, gérer des affaires personnelles et d’intérêt101. Certains se livrent encore aux activités commerciales, mais celles-ci sont souvent « pressantes » et de toute évidence liées à l’occupation militaire de l’Italie. Marchands gantiers, négociants en bestiaux, commis voyageurs des maisons de commerce grenobloises ou marseillaises semblent se disputer un marché lucratif tant à Turin qu’à Gênes, à Milan ou à Rome. Le désir de découverte dans la ligne du Grand Tour se laisse quelquefois deviner, mais il est marqué au sceau de l’esprit de conquête : trois amis partent de Grenoble à la fin du mois de mars 1798 « pour l’Italie et pour Rome [...] ayant dessein de voyager en Italie tant pour leur instruction que par désir de servir la République » ; de son côté le peintre Alexis Joseph Point vient de Paris « accompagner son frère le général Point pour voir les objets des arts que l’Italie renferme »102. La promotion de Milan au détriment de Rome et même de Turin confirme cette transformation des raisons de venir en Italie103. Il est vrai que les Français de l’époque révolutionnaire effectuent leur voyage pour des motifs conjoncturels et provisoires qui correspondent à une situation exceptionnelle. Les guerres du Directoire et l’occupation qui suivit n’en exercèrent pas moins des effets durables sur la façon dont fut perçue l’Italie au cours du siècle suivant. Sur le moment, elles bouleversent les attentes et les comportements des personnes du peuple qui se mettent en route pour l’Italie.
- Afin d’éviter toute confusion, notamment quand une épouse ou des enfants accompagnent un homme, seul a été considéré le nombre des passeports délivrés dans chacune des périodes considérées (par tranches de douze mois permettant une comparaison immédiate, puis par registre). De même, par souci d’homogénéité entre les données de l’Ancien Régime et celles du Directoire, seuls les départs vers l’Italie ont été pris en compte bien que notre étude se soit jusqu’ici attachée à traiter de la masse des voyageurs dans les deux sens. Cela explique que le chiffre relatif aux pèlerins n’apparaisse pas en 1764-1765 plus élevé qu’en 1740-1743, contrairement à ce qui a été démontré plus haut.
- Le fait de « vacquer à ses affaires », expression courante dans les passeports de 1740-1743, peut recouvrir des raisons de famille (successions, « affaires pressantes », « affaires de famille »). Lorsque les affaires à traiter sont clairement liées à la profession de marchand, elles ont justifié de comptabiliser les passeports dans la catégorie « marchands et colporteurs ». Les raisons de famille se réduisent quant à elles au fait de rejoindre un mari, de chercher un enfant placé en garde, d’aller voir un frère, enfin de retourner au pays natal, ce qui peut concerner des professions stables lorsque le retour ne s’inscrit pas dans un épisode de travail.
- Les voyages d’agrément ou de santé sont une catégorie très faiblement représentée et c’est par simple hypothèse qu’y ont été rangés en 1742-1743 le chevalier de Martelly et Antoine de Baron, qui tous deux se rendent à Rome. Les déplacements pour congé ou retraite ont été considérés comme liés à un travail et se trouvent en particulier placés dans la rubrique « Armée et administration ».
- Les religieux ont été insérés parmi les voyageurs précaires en raison de la proximité entre foi et pèlerinage. Ils auraient tout aussi bien pu relever de la série des détenteurs d’activité stable.
- Une distinction a été établie entre les professions du commerce (négociants, marchands, colporteurs), celles de l’artisanat et des « services » (où le maître de musique ou de langue côtoie le joueur d’instruments, le cuisinier et le voiturier) et la catégorie des soldats et des fonctionnaires. Le voyage n’a pas toujours pour but d’aller prendre possession d’un travail défini d’avance, mais en l’absence d’indication supplémentaire l’énoncé du métier marque néanmoins une certaine stabilité sociale.
Quelles manières pour les gens du peuple de vivre l’itinérance ?
63Par-delà les limites propres aux sources incertaines et sporadiques que sont les registres de passeports, les divers papiers dont se munissaient les voyageurs – passeports, certificats, actes notariés, obédiences, etc. – signalent une pratique du voyage où par sa rareté même l’écrit constituait un ancrage et une garantie de la légitimité du déplacement. La recherche de ce que fut le voyage en Italie des gens du peuple nous entraîne cependant plus loin. Elle demande de préciser nos informations sur chacun des types de voyageurs entrevus, sur les modes d’effectuation de leurs déplacements, sur la façon dont se transmettait en marge des guides et des vade-mecum utilisés par les élites « une sorte de trésor d’expériences, qui ne doit rien aux cartes de Cassini »104. Elle nous amène à tenter de déceler la perception que ces voyageurs avaient de leur itinérance et ce que représentait pour eux l’étrangeté. Comment vivaient-ils leur identité de pèlerin, de soldat déserteur, d’artisan ou de négociateur d’une affaire de famille ? L’Italie était-elle pour eux dans la seconde moitié du xviiie siècle une réalité étrangère, perçue dans sa globalité ? Les habitants des villes où ils faisaient halte leur semblaient-ils avoir des caractères les distinguant de ceux d’autres villes ou d’autres États ? S’ils n’étaient pas lecteurs, les voyageurs analphabètes n’en étaient pas pour autant ignorants et l’on imagine aisément qu’au long des routes se communiquait un savoir qui pouvait rencontrer celui des élites, indiquer les lieux ou les reliques à voir et les auberges où s’arrêter, signaler des périls, parler des coutumes des habitants105.
64Pour comprendre le regard sur la péninsule d’un certain nombre d’hommes et de femmes nés dans les Alpes et qui se rendaient en Italie pour des raisons de travail ou de famille, une place doit être réservée à la composante d’habitude définissant nombre de déplacements et au rôle joué par les relations de proximité entre les Briançonnais ou les gens de l’Ubaye et les Piémontais demeurant sur l’autre versant des Alpes. Tout comme pour les marchands, dont nous parlerons plus avant, les liens demeuraient étroits à la fin du xviiie siècle entre des espaces qui pour certains avaient relevé jusqu’au traité d’Utrecht du même ensemble géopolitique. Des ouvriers piémontais peuplent à Jausiers, près de Barcelonnette, les moulins de Pierre-Daniel Pinet d’où sortent les organsins qui doivent se vendre à Lyon106. Des tisseurs et mouliniers de la région de Côme viennent travailler à Lyon, tandis que les ouvriers agricoles saisonniers de la vallée de la Maira, au Nord-Ouest de Cuneo, prêtent leurs services dans la vallée de l’Ubaye et s’y fixent au début du xixe siècle à la place des populations parties pour le Mexique. Les maçons, plâtriers ou boisseliers de la vallée de la Sesia, en Piémont, ont constitué à Veynes, près de Gap, une véritable colonie d’Italiens, ce qui ne les empêche pas de manifester le désir de rentrer chaque hiver dans leur village natal et de se plaindre amèrement des obstacles que les troubles révolutionnaires opposent à ce qui est pour eux une pratique régulière107. Enfin, entre novembre 1797 et mai 1799, 35 Italiens provenant du Piémont, de la Vallée d’Aoste, de la Lombardie ou du Tessin demandent à passer par les Hautes-Alpes pour y rester ou aller vers Marseille, l’Espagne ou Dunkerque108.
65Une telle présence des Italiens rendait familières une culture et des manières de se comporter. Des villes comme Turin, Gênes, Milan ou même Venise paraissaient presque moins lointaines de Briançon, du Dévoluy, de Gap ou de Jausiers que leurs homologues situées à égale distance en France. Pour lancer sa manufacture de cristal de roche créée en 1778 à Briançon, Antoine Caire-Morand fait venir des lapidaires et bijoutiers de Venise, de Genève et de Milan109. Or le mouvement fonctionne aussi dans l’autre sens. À Turin et dans le Piémont vivent d’importantes communautés provenant de l’Ubaye, du Briançonnais ou même de Lyon110. Dans les années 1796-1799, quelques dizaines de passeports sont délivrés à Gap, à Briançon et à Abriès pour permettre aux Briançonnais de se rendre en Piémont mais également à Gênes, Milan, Bologne, Vérone, Rome et Naples111. Lorsque les professions ou les motifs du déplacement sont indiqués, nous reconnaissons des négociants, des mégissiers, des inspecteurs de l’administration sans doute légèrement plus nombreux que chez les Italiens venant en France (là les maçons et artisans l’emportent sur les négociants et marchands), et nous découvrons également des liens de famille avec des parents parfois installés depuis longtemps en Italie. Une fréquentation aussi régulière de la péninsule amène à douter qu’un imaginaire « italien » fondé sur l’effet de surprise et d’attente ait pu se constituer chez des personnes qui vivaient surtout leur rapport à l’espace en termes de « ceux d’ici » (les proches, les parents) et « ceux d’ailleurs » (les autres, les étrangers).
66Les registres d’hôpitaux et de police ne permettant que d’improbables conjectures, nous devons recourir pour les voyageurs demeurant plus loin des frontières à des textes où ces personnes ont dit quelque chose de leur itinérance. Nous nous heurtons assurément ici à un silence, qui contraste avec la prolifération des récits de voyage des plus aisés. Peu nombreux sont les mémoires et journaux de gens de peuple évoquant une traversée des Alpes. En marge des relations que firent les militaires et à plus forte raison les clercs, quelques journaux de pèlerins que D. Julia a étudiés sont riches en notations de type ethnographique. C’est le cas de ceux de l’artisan sergier rémois Gilles Caillotin, qui revint de Rome en 1724, et du domestique de Capoue Nicola Albani, parti pour Saint-Jacques de Compostelle en 1743 par voie de terre – le trajet italien comprenait Naples, Rome, Lorette, Bologne, Gênes, Vintimille et Nice –, revenu en bateau à Naples en 1745 via Vigo, Gibraltar et Livourne112. À ces rares documents s’ajoutent des mentions repérables ici ou là et qui donnent vie aux sèches motivations enregistrées par les passeports. Ainsi le menuisier et maître d’école du Bugey Claude-Antoine Bellod laisse-t-il entendre qu’il s’est rendu en 1778 à Dijon, à Chambéry et à Turin afin de retrouver les titres prouvant les droits de la communauté du Grand-Abergement, dont il est alors le syndic, vis-à-vis des diverses juridictions dont elle dépend113. Le carnet d’un voyage à Rome en 1786 écrit par Letellier, ouvrier charpentier à Vitry-sur-Seine, est au premier abord prometteur. Mais il ne conserve que les commentaires sur deux villes françaises, Bordeaux et Toulouse, visitées avant d’atteindre l’Italie : nous n’en retiendrons donc que le charme de l’objet, avec son rabat et la petite ficelle pour le fermer, l’application extrême de l’écriture avec ses grosses incorrections orthographiques, la nature déambulatoire et visuelle de la description, très proche de celle que proposaient les guides du xviie siècle comme celui de Scoto114.
67Certes nous pourrions aussi considérer que Greuze et Hoüel, tous deux d’origine modeste, offrent des témoignages de ce qu’était la vision du peuple. Nous trouvons également dans le manuscrit d’un Voyage anonyme de 1789 qui n’est pas écrit par une personne du peuple une anticipation de l’esprit sans culotte. On y note que la diatribe à l’encontre des soyeux lyonnais qui s’enrichissent aux dépens des 50.000 ouvriers va de pair avec un regard assez traditionnel sur l’Italie, même s’il se révèle attentif lors de l’ascension du Vésuve à des détails concrets comme celui de la chaleur qui oblige à lever un pied puis l’autre115. Bien que les récits des soldats de la Révolution et de l’Empire réservent, nous le verrons, quelque surprise, la moisson demeure néanmoins pauvre et aléatoire eu égard à la masse et à la diversité des voyages qui furent effectués. Dans le meilleur des cas, les témoignages sont à l’instar de ceux jadis exploités par M. Foucault, C. Ginzburg ou D. Roche dans d’autres contextes des documents exceptionnels, c’est-à-dire d’une grande richesse mais d’une représentativité incertaine. Au pire, le regard du peuple est refaçonné par des détenteurs de la culture écrite, ainsi que semble le révéler l’exemple beaucoup plus tardif, étudié par J.-P. Viallet, du compte rendu de voyage d’un (faux ?) cultivateur du Limousin en Italie à la fin de la Première Guerre mondiale116.
68Si le discours des hommes et femmes du peuple sur les réalités de l’Italie s’avère presque impossible à restituer, fût-ce par bribes, nous savons que la culture du voyage est une composante importante de l’univers populaire au xviiie siècle. Aux déplacements de proximité d’un bourg à l’autre ou vers les villes voisines que Claude-Antoine Bellod n’est assurément pas le seul à évoquer s’ajoutent la vie de vagabondage et les migrations plus ou moins saisonnières de journaliers, de colporteurs, d’artisans contraints d’aller passer une partie de l’année ou davantage parfois très loin de leur village117. La tradition du tour de France telle que la narrent J.-L. Ménétra ou au siècle suivant Agricol Perdiguier dans ses Mémoires d’un compagnon témoigne aussi de l’importance qu’avait le voyage pour apprendre un métier et acquérir des connaissances à travers « l’infinie variété des façons et des tours de main. Car d’une région à l’autre le travail variait autant que le climat, les bêtes et les hommes »118. Or ces diverses expériences, les unes subies et d’autres choisies, contribuent à forger chez ceux qui partent et chez leurs proches non moins que parmi les populations sédentaires une forme de pensée sur le voyage, qui aide à mieux comprendre l’univers mental de ceux qui se rendaient en Italie.
69Les maigres informations que nous fournissent les voyageurs peuvent être complétées par des enquêtes sur la façon dont les contemporains n’allant pas dans la péninsule percevaient la mobilité des gens du peuple. Bien qu’ils n’en aient laissé que d’infimes traces, l’homme ou la femme du peuple éprouvèrent des sensations vis-à-vis de ces voyageurs qui traversaient parfois leur quotidienneté et allaient ou revenaient d’Italie. Ils eurent des opinions sur le voyage et en les recherchant dans le cahier de leur maître d’école, dans les papiers de police ou au détour de récits recueillis par les élites, on peut reconstituer les bribes de cette perception populaire. Quel accueil leur réservaient-ils ? S’avèrent-ils systématiquement méfiants vis-à-vis des individus qui traversent leur village en provenance de terres lointaines ? Les documents de justice apportent des informations même s’ils en gauchissent le trait en privilégiant les étrangers coupables de quelque méfait. Les certificats de bonne vie et mœurs accordés aux forains italiens qui sillonnaient la France donnent une vision plus apaisée sur l’insertion de certaines figures d’étrangers dans le paysage quotidien des villages. Le chantier est cependant trop vaste pour être ouvert ici et il faut se contenter de suggérer combien la perception de l’étranger, de l’autre, varie à la fois en fonction de son statut lors du séjour dans le pays étranger et de la position ou non de la communauté qui l’accueille ou le voit passer sur une route fréquentée.
70Tandis que grâce au Voyage pittoresque et description des Royaumes de Naples et de Sicile publié par l’abbé de Saint-Non entre 1781 et 1786 nous parvenons à imaginer l’étonnement des habitants des Pouilles et de la Calabre à l’arrivée d’un petit groupe d’amateurs d’antiquités appartenant il est vrai aux élites, mais surtout venus d’un autre monde géographique119, nous avons lieu de penser que les sentiments éprouvés près des frontières du Piémont ou de la Lombardie étaient d’une autre nature. Les contrebandiers, errants ou marginaux qui faisaient partie de l’existence ordinaire de villages frontaliers ne suscitaient ni la surprise ni l’étonnement mais plutôt des réflexes de défense. Une abondante littérature (de justice, encore) évoque le problème des contrebandiers dans un poste frontalier comme celui du Pont-de-Beauvoisin tout au long du xviiie siècle120. De son côté, le journal d’un paysan du Bourg-St-Pierre, près du Grand Saint-Bernard, illustre une certaine façon de percevoir le passage des soldats français qui se rendaient en Italie en 1800 : plus qu’à ses propres sentiments, le narrateur s’attache au nombre des hommes, des brigades et des pièces de canon. Il raconte des faits bruts, dénombre les paysans réquisitionnés dans le Valais et se révèle davantage sensible aux intempéries de « cette année-là » qu’à l’effet que produit sur lui l’appartenance de cette armée à la République française121. Le livre de mémoires d’un « instituteur de la jeunesse » de Molines-en-Queyras laisse en revanche deviner, en rendant compte des événements survenus à Saint-Véran, Molines, Château-Queyras et Abriès entre la seconde moitié du xvie siècle et le début du xixe siècle, que le Piémontais qui franchit le col Agnel pour descendre en Queyras n’a probablement pas toujours bonne presse dans la seconde moitié du xviiie siècle122. Au passage des armées de l’infant Don Philippe en 1743 et 1744 se sont ajoutées les contributions qu’il a fallu verser dans les années suivantes aux Vaudois et aux Piémontais. Beaucoup plus tard, au moment de la Révolution, les soldats piémontais sont descendus trois étés de suite, en 1793, 1794 et 1795, pillant deux fois le village de Costeroux et faisant des prisonniers dont certains moururent en Piémont. Entre ces deux dates, au cours des années 1770, des Piémontais se sont aussi rendus coupables d’assassinats qui ne contribuèrent pas à améliorer leur image123. L’étranger existe pour ces villageois. Il ne s’incarne pas seulement dans les soldats, qui restent l’un des fléaux majeurs pour les habitants vivant près des cols en raison du tribut à payer aux armées, mais aussi dans le « Piémontais » qui offre ses bras en vue de quelque travail saisonnier ou continue son chemin jusqu’à une foire, et qu’au passage on a parfois tendance à charger de certains maux.
71Sans préjuger de la façon dont étaient à leur tour perçus les colporteurs ou journaliers qui se rendaient de l’autre côté des monts, eux aussi au péril de leur vie lorsqu’il fallait franchir l’hiver un col situé à 2 744 m d’altitude124, le cas de Molines-en-Queyras et de ses Piémontais invite à se demander comment s’élaboraient les représentations de l’étranger dans la conscience populaire. S’en faisait-on une idée globale et généralisante, alors que les cadres de pensée n’étaient pas encore ceux de l’État-nation ? Fallait-il qu’il habitât loin de chez lui, qu’il ait d’autres usages, pratique une autre religion ou parle une autre langue pour que l’étranger, le forestiero, apparaisse comme tel ? Le sédentaire raisonnait-il davantage en fonction des appartenances sociales ou des appartenances territoriales125 ? Qu’ils nous suggèrent la bienveillance, l’intérêt, la surprise, l’hostilité ou l’indifférence, les documents entrevus ne suffisent malheureusement pas à décrire l’accueil réservé aux gens du peuple qui parcouraient les routes de France et d’Italie. Seules des études menées de façon systématique à travers les archives de police, dans les catalogues de la littérature dite bleue et dans les inventaires de bibliothèques, où parfois prenaient place des récits évoquant le déplacement, aideront, nous l’espérons, à cerner d’un peu plus près ce que fut cet imaginaire populaire des voyages.
72Nous orientant vers le rétablissement d’un équilibre en faveur des voyageurs oubliés, l’enquête que nous venons d’esquisser mériterait d’être continuée si elle ne se heurtait à l’obstacle de la discontinuité des sources. En dépit de leurs imperfections, les archives grenobloises gardent cependant valeur d’exemple. Leur silence sur les voyages du Grand Tour ou sur les missions scientifiques ne signifie naturellement pas que ces catégories n’existaient pas, ni que de nouvelles manières de voyager en Italie ne s’affirmaient pas, corollaires d’une mutation des sensibilités et d’un élargissement de la volonté de savoir. Tandis que les instructions et les récits du xviiie siècle, et jusqu’au registre du Grand Saint-Bernard, dessinent les contours d’un voyage mondain et savant, héritier du voyage érudit, socialement utile et épousant les exigences d’enquête de la pensée scientifique, les demandes de passeports examinées dans la seconde moitié du xviiie siècle nous parlent de catégories d’un statut différent, de pèlerins, d’artisans, de marchands et plus généralement de ceux qui voyageaient pour assurer leur subsistance ou régler des affaires de famille. Les pèlerins s’effacent à la fin du siècle derrière les fonctionnaires et les représentants des classes les plus élevées doivent se soumettre à la règle commune de la nécessité, en voyageant pour des raisons ne dépendant pas de leur seule volonté. Les événements de la Révolution ne modifient pourtant pas de fond en comble une réalité que les discours académiques et la prolifération des récits de voyage risquent de nous voiler.
73À la lecture des listes de passeports, c’est cette évidence qui resurgit en pleine lumière. En ne nous montrant pas prioritairement les élites du Grand Tour et en s’ajoutant à d’autres documents issus de milieux populaires, elles nous rappellent que l’Italie dans la seconde moitié du xviiie siècle n’était pas seulement l’objet d’une fascination pour esprits cultivés, poussés vers elle par une riche tradition intellectuelle. Elle restait une terre de pèlerinage, un champ de bataille et un espace économique, où l’on allait et venait pour des raisons de pauvreté et d’enrichissement, pour vendre sa force de travail ou se livrer aux activités du commerce, pour faire la guerre ou pour fuir son propre pays en proie à une Révolution. Sans exclure le goût de voyager ou le désir d’accroître ses connaissances, des raisons moins exclusives que celles prônées dans les arts de voyager étaient à l’œuvre, fruit d’anciennes habitudes ou de contraintes imposées par les circonstances. À côté du voyage « en Italie » ou du voyage « d’Italie », rituel tant célébré, nous sommes ainsi amenés à nous souvenir de l’existence d’un voyage « par l’Italie » qui ne participe pas de la vision idéale et idéalisée à laquelle le Grand Tour puis l’époque romantique nous ont accoutumés. La prise en compte de ces pratiques nettement moins intellectualisées nous prévient contre l’approche trop délibérément culturelle du voyage vers la péninsule. Cette dernière demeure essentielle, mais nous devons faire en sorte que la comédie humaine des élites ne nous aveugle pas sur les multiples facettes du remodelage de l’imaginaire collectif de l’Italie dans la France de la fin du xviiie et du début du xixe siècle.
Tableau 12. ÂGE DES VOYAGEURS FRANÇAIS LORS DE LEUR ARRIVÉE EN Italie (1750-1815)
74Les âges au début de leur premier voyage en Italie ont été relevés pour les voyageurs sur lesquels nous disposions d’informations suffisantes. Si deux voyages importants ont été effectués à une certaine distance de temps l’un de l’autre, nous avons indiqué l’âge au début de chacun des voyages. Dans la colonne de droite figure l’âge à la date de publication du récit de voyage ou de tout ouvrage assimilé lorsque celle-ci est intervenue du vivant de l’auteur.
Notes de bas de page
1 G. C. Menichelli a recensé 1676 titres de récits de voyageurs français en Italie au xixe siècle, sans compter plusieurs centaines de voyages imaginaires (Viaggiatori francesi reali o immaginari nell’Italia dell’Ottocento, primo saggio bibliografico, Rome, 1962).
2 Entre autres exemples, on peut procéder à un travail précis de mesure des écarts entre les sources matérielles du voyage et les textes imprimés ou manuscrits écrits à l’occasion de leur séjour en Italie par trois voyageurs : l’abbé Clément (1769-1771), Émeric David (1780-1781) et Millin (1811-1813)
3 C’est bien pour lutter contre l’oubli des détails et la perte de la vérité des expériences que les instructions de la seconde moitié du siècle recommandent la tenue régulière d’un journal de voyage (cf. chap. 1).
4 Les recherches du Paul Mellon Centre for Studies in British Art ont ainsi permis de recueillir pour le xviiie siècle les fiches de 6.000 voyageurs avec les dates de leurs voyages et lieux de séjours (John Ingamells, A Dictionary of British and Irish Travellers in Italy, 1701-1800, New Haven-Londres, 1997).
5 Malgré certaines hésitations, c’est vers cette seconde solution que pencha aussi P. Guiton lorsqu’il entreprit de rassembler sous la houlette de P. Hazard une bibliographie des voyageurs français en Italie au xviiie siècle qu’il n’acheva malheureusement pas (G. Bertrand, Paul Guiton et l’Italie des voyageurs au xviiie siècle. Son projet de bibliographie critique des voyageurs français en Italie, Moncalieri, 1999).
6 Si la liste des voyageurs donnée dans l’annexe de ce chapitre est extensible et susceptible de grossir à la faveur de recherches ultérieures, y compris en intégrant des auteurs cités dans nos sources mais sur lesquels nous n’avons pu obtenir d’informations précises, 212 voyageurs français ont en revanche à coup sûr écrit entre 1750 et 1815 des relations, journaux ou lettres, qu’ils aient été imprimés ou soient restés à l’état de manuscrits. C’est sur ce corpus minimal et lui-même appelé à s’élargir que nous nous sommes appuyé pour construire les tableaux 1 et 2.
7 Nous avons également écarté d’office les noms de géographes, historiens ou auteurs de guides et de descriptions de l’Italie dont nous n’avons pu vérifier s’ils s’étaient physiquement rendus dans la péninsule (ainsi l’ingénieur géographe Jacques Nicolas Bellin, l’abbé Laugier, plusieurs auteurs de guides d’Italie, dont Guillaume, ou le littérateur Jean-François de Bastide). Cela n’exclut pas, bien sûr, qu’ils soient utilisés dans la suite de l’étude.
8 Raby d’Amérique, Journal pour mon voyage de Provence et d’Italie..., Bib. Munic, de Grenoble, Ms 5600, f. 26v ; [F.] de R[omain], Souvenirs d’un officier royaliste..., Paris, A. Egron, 1824-1829, t. 1, p. 160.
9 Sur les 212 voyageurs auteurs de textes imprimés ou manuscrits retenus pour la période 1750-1815, nous avons pu retrouver, à notre grande satisfaction, les années de voyage de tous les auteurs de manuscrits. Malgré un examen minutieux de leurs biographies et de leurs écrits (mais sous réserve de recherches ultérieures), un flottement de quelques années subsiste en revanche pour une dizaine d’auteurs de textes imprimés, dont Barbault (est-il arrivé à Rome dans les années 1730 ou peu avant 1748 ?), Singlande, l’abbé Gaudin (qui semble avoir séjourné en Corse pendant les années 1770 et le début des années 1780), Desorgues (qui voyagea « dans sa jeunesse » en Italie, sans doute au milieu des années 1780), Beau mont (qui y fut plus probablement dans les années 1780 que 1790), Damin (venu sans doute sur le lac Majeur autour de 1800) et Breton (dont le texte ne comporte aucune indication sur les dates d’un éventuel voyage en Piémont).
10 En particulier celles de G. Boucher de la Richarderie (1808), J. Blanc (1886), A. D’Ancona (1889), A. Monglond (1930-1963) et P. Guiton (publiée en 1999), sans oublier les catalogues de diverses bibliothèques nationales italiennes, de la Bibliothèque Nationale (Paris), de la British Library (Londres) et surtout ceux des très riches fonds de livres de voyage constitués par Tursi (Venise), Olschki (Florence), Martini (Pistoia), Fossati Bellani (Bib. Ambrosiana de Milan) et Pincherle (Bib. Sormani de Milan).
11 Bien que nous analysions plus loin le récit manuscrit de Bergeret de Grancourt en le mettant en rapport avec la culture marchande (chap. 11), nous ne devons pas perdre de vue son appartenance à l’univers des amateurs d’art.
12 La série s’ouvre avec d’Orville, qui parcourut l’Italie dans les années 1720 mais dont le voyage en Sicile fut publié en 1764, et qui était le fils d’un protestant originaire de Provence ayant fait fortune dans le grand commerce en Hollande. Le grand-père maternel de Grosley était marchand à Troyes, Saint-Non était le fils d’un receveur général des finances parisien, Ange Goudar d’un inspecteur du commerce, Duclos d’un marchand de fer de Dinan, Rozier d’un commerçant de Lyon. L’architecte Louis-François et le chirurgien Philippe Petit-Radel avaient pour père un commerçant en soieries parisien, Monge était le fils d’un marchand de Beaune. Le père de l’ingénieur Pierre-Louis Cordier était à l’origine commerçant à Abbeville et au cours de son exil à Naples consécutif à l’échec de la résistance fédéraliste le futur idéologue lyonnais J.-M. de Gérando tint pendant deux ans et demi dans cette ville, entre 1794 et 1796, les livres de compte de l’un de ses parents.
13 Cf. G. Bertrand, Paul Guiton..., cit., p. 136. Le cas de ce voyageur a été étudié de près par É. Chevallier dans sa thèse de doctorat (Étude d’une relation de voyage : Darstellungen aus Italien 1792 de Friedrich Johann Lorenz Meyer, Naples, 1980) ainsi que dans l’édition qu’elle a donnée des Tableaux d’Italie (Naples, Centre Jean Bérard, 1980).
14 F. Brizay, « Perceptions de l’Italie dans des guides et des relations de voyage publiés en français au xviie siècle », dans G. Bertrand, M. T. Pichetto (dir.), Le vie delle Alpi : il reale e l’immaginario..., Aoste, 2001, p. 125-139.
15 La Gazette de France rend compte de la présentation séparée du duc et de la duchesse de Rohan-Chabot au pape fin février-début mars 1779 (30 mars 1779, n° 26). Le même périodique avait signalé le voyage de la duchesse de Chartres avec Mme de Genlis en 1776.
16 Billerey, Voyage d’Italie, commencé le 29 octobre 1782, Bib. Munic, de Reims, Ms 1326, f. lr.
17 Le marquis d’Orbessan fut admis à l’académie de Cortone, Mme du Boccage et l’abbé Coyer furent reçus à l’Académie des Arcades à Rome, le botaniste Latapie fut accueilli dans diverses sociétés savantes. À sa manière l’oncle de Jean-Dominique Cassini IV s’inscrit dans cette mouvance, qui partit avec son neveu en 1775 pour recouvrer des titres honorifiques au Sénat de Sienne.
18 Déjà assez fréquents chez les artistes ou les diplomates, dont on sait qu’ils formèrent à Rome, Naples, Venise ou Florence le noyau d’importantes communautés étrangères au xviiie siècle, les cas d’installation définitive le sont encore davantage pour les marchands ou les artisans (sur le réseau des libraires originaires du Briançonnais dans les principales villes italiennes, cf. infra, chap. 11).
19 Nous déduisons la date du voyage de Richard, que peu de commentateurs situent avec certitude, des pages d’un manuscrit où le président de Bourbonne donne les âges de certains cardinaux à l’époque de son séjour romain, et notamment du cardinal Alessandro Albani, qui a alors « soixante et dix ans » (or ce dernier est né en 1692) (« Considérations Générales sur Rome... », dans Recueil [de pièces diverses concernant la Bourgogne et d’autres sujets], Bib. Munic, de Reims, Ms 2203, f. 196v).
20 Il faut en outre noter qu’avant ou après leur voyage certains de ces personnages furent chargés de l’éducation des enfants de leur protecteur : l’abbé Guénée fut sous-précepteur des enfants du comte d’Artois, Mme de Genlis gouvernante des enfants du duc de Chartres, Beaumont précepteur des enfants du duc de Gloucester.
21 Presque tous les cas de figure sont au rendez-vous : les époux (les Goudar vers 1767, les Fragonard en 1773), un père et son fils (les Guys en 1772, les Bergeret en 1773, les Chastellux en 1798-1799), un fils et sa mère (Custine en Calabre en 1811), un oncle et son neveu (le comte de Vienne et son petit-neveu en 1774, Dominique-Joseph Cassini et Cassini IV en 1775), des frères (les Bonnaffé, jeunes marchands bordelais, en 1785), des sœurs (Adélaïde et Victoire de France pendant l’émigration). Il est remarquer que notre comptabilité du nombre de voyageurs étant destinée non pas à donner des chiffres globaux mais à discerner des tendances parmi les voyageurs ayant des laissé des traces écrites personnelles et explicites, nous n’avons pas considéré les compagnons de voyage demeurés muets ou restés inconnus faute d’allusion plus claire dans les sources dont nous disposions (ainsi du fils du marquis de La Galaizière, du petit-neveu du comte de Vienne ou de Mme Fragonard).
22 Gougenot et Greuze d’une part, Barthélemy et de Cotte d’autre part en 1755-1757, Clérisseau et Robert Adam en Istrie et Dalmatie en 1757, Saint-Non, Hubert Robert et Fragonard à Naples en 1760, la compagnie d’artistes guidée par Denon dans le Sud de l’Italie en 1778-1779, les peintres Castellan et Fabre en 1797-1798, Millin et Custine en 1811.
23 Foucher du Vivier et ses deux amis chanoines de St Pierre d’Orléans en 1762, d’Herculais et les époux Franquières en 1781-1782, MM. Brak et de Miromenil d’une part, Senac et Clouet d’autre part en 1784, l’abbé Anot et le chevalier Malfillatre, de l’ordre de St Jean de Jérusalem, entre 1791 et 1802.
24 L’avocat Grosley et le négociant Belly en 1758, l’auditeur des comptes Brussel et son ami parisien en 1763, le négociant Raby et l’avocat Bernon en 1764.
25 D.-J. Garat, Mémoires historiques sur le xviiie siècle et sur M. Suard, Paris, Belin, 1821, t. 2, p. 14-15.
26 A.-M. Chouillet, P. Crépel, « Un voyage d’Italie manqué ou trois encyclopédistes réunis », dans Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, n° 17, 1994, p. 9-53.
27 L’historiographie anglo-saxonne est aujourd’hui tentée d’assimiler l’emprise française en Italie à l’époque de Napoléon avec celle exercée sur les colonies extra-européennes à partir de la conquête de l’Algérie. Voir à ce sujet M. Broers, The Napoleonic empire in Italy, 1796-1814 : cultural imperialism in a European context ?, Basingstoke, 2005.
28 Parti avec une suite nombreuse ainsi que sa jeune femme pour gouverner l’île de Malte, Alexandre-Edme Méchin fut bloqué à Viterbe par la foule en révolte et dut regagner Paris. Parmi les témoins du voyage de Napoléon Ier à Milan pour les cérémonies du couronnement en 1805 figure Rémusat, dont l’épouse a transcrit quelques lettres de Milan dans les Mémoires qu’elle a laissés (Paris, Calmann-Lévy, 1880, t. 2, p. 138-152).
29 Le voyage en Angleterre, et parfois celui de Hollande, fut un passage tout aussi obligé que celui d’Italie pour les auteurs de récits de voyage en Italie les plus connus : à côté de l’architecte Patte, de l’agronome Chalumeau, du baron de Castille ou du parlementaire dauphinois Franquières, nous avons relevé que se rendirent outre-Manche au moins Saint-Non (avant d’aller en Italie), Dutens (à partir de 1758), Mme du Boccage (après l’Italie), Grosley (1765), Coyer (1768), Saussure (1768), Morellet (1772), Lalande (un second voyage est de 1764), Cassini (1785), Mme de Genlis (1791). L’abbé Clément, Watelet, Mme du Boccage, Cochin (1767), Grosley (1772) et Lalande visitèrent la Hollande. Lalande s’était également rendu à Berlin dans sa jeunesse, comme plus tard Mme de Genlis, et il ne fut pas le seul à parcourir plus tard la Suisse et l’Allemagne. De ceux qui se rendirent certainement en Italie, seuls l’abbé Clément et Franquières paraissent en revanche avoir sillonné l’Espagne avant l’époque révolutionnaire.
30 Le voyageur anonyme de 1751-1753 se rend de France en Italie, en Allemagne et en Hollande ; l’abbé Guénée conduit ses élèves en Italie, en Allemagne et en Angleterre ; Bergeret après avoir sillonné la France et l’Italie remonte vers l’Autriche, l’Allemagne et la Hollande ; La Roque passe successivement par la Flandre, les Pays-Bas, la Hollande, la France, la Savoie, l’Italie et la Suisse ; Jean et Étienne Bonnaffé partent de Bordeaux vers l’Angleterre, puis gagnent la Hollande, l’Allemagne, l’Italie et la Suisse avant de rentrer à Bordeaux. De son côté Ange Goudar, qui est est parti pour l’Angleterre en 1761, descend sans doute en 1767 vers l’Italie par la Hollande et la France, tandis que Chalumeau visite successivement, pendant une dizaine d’années mais de façon sans doute discontinue, l’Italie, la Hollande, l’Allemagne, la Pologne et la Russie. De Beaumont, on sait seulement qu’il voyagea avec le duc de Gloucester en France, en Italie, en Suisse et en Angleterre.
31 Outre les voyageurs en Italie qui à d’autres moments de leur vie se rendirent à Constantinople, comme La Condamine dans sa jeunesse ou Guys pour des raisons de commerce, le voyage en Orient avec étape par l’Italie à l’aller ou au retour fut illustré dans notre période par l’abbé Binos (1776-1778), puis par Salaberry (1791), Castellan (1797-1798) et Chateaubriand (1806). Certains ne firent que l’ébaucher, comme Arnault en 1797 (Corfou) et Thiébault de Berneaud entre 1801 et 1808 (îles ioniennes). Pour plusieurs artistes, comme Cassas, cette géographie correspondait à un élargissement de l’espace soumis à la recherche des restes antiques. Le désir de renouer avec les anciens itinéraires des croisades déboucha également sur l’expédition d’Égypte, où les militaires et savants passés d’abord par l’Italie ou appelés à y séjourner par la suite figuraient en grand nombre du fait des liens personnels qu’ils avaient établis avec le général Bonaparte.
32 La valse des diplomates d’une capitale à l’autre de l’Europe est autant que le déplacement continu des militaires une évidence qui n’a pas besoin d’être démontrée. Paulmy avant d’être nommé ambassadeur à Venise en 1766 fut envoyé auprès des armées de Flandre et d’Italie, puis en Suisse et en Pologne, Bourgoing qui a écrit sur le pontificat de Pie VI (et dont nous n’avons pas l’assurance qu’il soit allé en Italie) passa sa vie entre l’Allemagne, l’Espagne, la Suisse et le Danemark, Denon fut envoyé à Saint-Petersbourg et en Suisse avant de s’installer à Naples. Parmi les gens de sciences nous trouvons Brongniart tour à tour en Suède, en Norvège, dans les Apennins, en Morée, et Cordier en Égypte, en Belgique, en Suisse, en Italie et en Espagne.
33 Les exemples en sont nombreux, du comte d’Espinchal à Taillefer, de Gérando à Mme de Genlis, de l’abbé Anot et de Malfillatre à Labbey de Billy, de Mme Vigée-Lebrun à Chateaubriand ou Joseph de Maistre.
34 Évoquant il est vrai les itinéraires en Europe et non ceux de la seule Italie, J. Black l’affirme d’entrée de jeu quand il écrit : « Because travel arrangements were essentially personal, there was little rigidity in itineraries, other than the constraints produced by the climate, especially winter snow and summer heat » (The Grand Tour in the Eighteenth Century, Stroud, 1992, p. xi).
35 Cf. infra, chap. 3.
36 Une brève liste des voyageurs ayant suivi ce modèle du giro (tour) avant 1789 suggère l’ampleur du phénomène (pour plus de précision, se reporter à l’annexe placée à la fin de ce chapitre) : après Nollet en 1749, nous relevons notamment Cochin et ses compagnons, Bellicard, d’Orbessan, Patte et Giraud, La Condamine, Barthélemy et de Cotte, Gougenot et Greuze, Mme du Boccage, Grosley et Belly, Morellet, Guénée, Pocquet de Livonnière, Foucher du Vivier et ses deux chanoines, Richard et Bourbonne, Fougeroux de Bondaroy, Brussel et son ami parisien, Coyer, Sauvages, Raby et Bernon, Watelet, Lalande, La Rochefoucauld et sa suite, Duclos, Clément, Hoüel, Guys et son fils, Saussure, Rozier, Guettard, Guidi, Bergeret et Fragonard, le comte de Vienne et son petit-neveu, Cassini et son oncle, Sade, La Roque, la duchesse de Chartres et Mme de Genlis, Chalumeau et le duc de Laval, Roland de la Platière, le baron de Castille, Saint-Quentin, le duc et la duchesse de Rohan-Chabot, Émeric David, d’Herculais et de Franquières, le duc de Chartres et sa suite, un anonyme en 1783-1784, Dupaty, Jordan, Cambry, de Romain, un anonyme de 1789, de Villette, d’Espinchal.
37 Parmi les prêtres qui se rendirent à Rome et qui nous ont laissé des relations écrites pour la seconde moitié du siècle, signalons après le sulpicien Visse en 1749 le dominicain Cresp en 1756, le cardinal de Luynes lors des conclaves de 1758, 1769 et 1774, un anonyme de 1773, un carme d’Angers en 1776 et Mgr Eyrard en 1787. Bonstetten explora le Latium en 1774 et surtout en 1803, Levesque séjourna pendant quatre années à Rome dans les années 1780, Sismondi fut 5 ans à Pescia avant de donner son Tableau de l’agriculture toscane, l’obscur Brooke observa lui aussi cette contrée au cours de la même période. Du côté des Alpes, Cortois de Quincey nous a laissé un itinéraire de Gênes à Turin en 1754, La Rochefoucauld découvrit la Savoie dès 1762, un auteur anonyme laissa un Voyage pittoresque du comté de Nice en 1787, le Mont-Cenis et les régions voisines furent au cours des années 1780 et 1790 l’objet des attentions soutenues de Saussure, de Vichard de Saint-Réal, de Pison du Galland père et fils et de Brongniart (lequel devait plus tard explorer également les Apennins), enfin Faujas se pencha sur les secrets du volcanisme dans la région de Vicence. La Corse qu’avait auparavant connue Singlande séduisit dans les années 1770 Barrai, l’abbé Gaudin, le Morave Lamberg et Renaud de La Cressaie en tant que région pionnière, fraîchement intégrée à la France. À Malte se succédèrent des auteurs de récits anonymes (en 1758, en 1784-1785). Par-delà la région de Naples s’illustrèrent dans le Sud profond, à côté des Anglais Brydone et Swinburne, de l’Allemand Riedesel ou du Polonais Borch, les figures parfois méconnues d’hommes tels que Dufourny et celles plus souvent célébrées de Hoüel, Denon et Dolomieu.
38 A. Brilli, Il « Petit Tour ». Itinerari minori del viaggio in Italia, Milan, 1988 (l’auteur y évoque le voyage dans les régions d’Italie les moins célébrées, du xvie au xixe siècle).
39 Nous ne dirons en revanche rien de la durée des séjours ni de la manière dont les voyageurs vécurent le retour en France, depuis ceux qui brillèrent dans le monde à ceux qui comme Beaumont se retirèrent dans leurs terres afin de se consacrer à leurs expériences agronomiques.
40 Si Cortois de Quincey et à la fin de notre période Custine et Lamartine partent pour l’Italie dès l’âge de 21 ans, et si Romain passe de Corse en Italie à 23 ans, Bourbonne, La Rochefoucauld et Salaberry ont lors de cette expérience 25 ans, Foucher du Vivier 29 ans, Taillefer 31 ans, Sade, d’Herculais et le duc de Chartres 35 ans, Franquières 37 ans, A.-F. Pison du Galland 40 ans (mais il ne va qu’au Mont-Cenis), d’Espinchal 41 ans. Il arrive aussi que le voyageur soit nettement plus âgé (le comte de Vienne a 62 ans, Pocquet de Livonnière environ 64 ans).
41 Pour plus de détails, voir le tableau 12 placé en fin de ce chapitre.
42 Ces exceptions sont celles de Cassini, Dolomieu, Sismondi et Musset-Pathay.
43 P. Butel a ainsi étudié ceux de Bordeaux en 1713-1715, qui donnent les destinations, professions, âges et provenances géographiques de ceux qui partent (« Espaces européens et antillais du négociant. L’apprentissage par les voyages : le cas bordelais », dans F. Angiolini, D. Roche (dir.), Cultures et formations négociantes dans l’Europe moderne, Paris, 1995, p. 349-361, en particulier p. 350-351). Si en l’occurrence n’apparaissent pas de départs pour l’Italie, on peut espérer en trouver dans un port comme Marseille.
44 Il est possible de mener dans diverses villes italiennes une enquête concernant les listes remises aux autorités par les hôteliers. Nous avons commencé ce travail pour Venise. Un dépouillement du matériau relatif aux voyageurs étrangers enregistrés par les autorités de police florentines dans la seconde moitié du xviiie siècle avait été engagé voici quelques années dans les archives de Florence par M.-S. Pillon sous notre direction.
45 Des études de cas ont été menées sur les passeports français, mais surtout de la Révolution au milieu du xixe siècle : J. Vidalenc, « Une source d’histoire économique et sociale. Les passeports. Problèmes d’utilisation, limites et lacunes », dans Bulletin de la Section d’histoire moderne et contemporaine, 8, 1971, p. 187-202 ; A. Bideau, M. Garden, « Les registres de passeports à Trévoux pendant la Révolution : approche pour une anthropologie historique », dans Études sur la presse au xviiie siècle : les Mémoires de Trévoux, Lyon, de l’Université de 1975, p. 167-202 ; J. Waquet, « Voyage de terre et passeport en France de la fin de l’Ancien Régime à 1870 », dans Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, t. LXI, 1984, p. 199-230 ; F. Hervieu, « Formalités d’entrée en France : le passeport d’après le Guide Reichard », dans D. Nordman, M.-V. Ozouf-Marignier (dir.), Le territoire (1). Réalités et représentations (Atlas de la Révolution française. 4), Paris, 1989, p. 73 et 100 ; A. Becchia, « Voyages et déplacements au début du xixe siècle (Étude des passeports intérieurs conservés à Elbeuf) », dans Annales de Normandie, 41, 3, juillet 1991, p. 179-215 ; G. Noiriel, « Surveiller les déplacements ou identifier les personnes ? Contribution à l’histoire du passeport en France de la Ière à la IIIe République », dans Genèses. Sciences sociales et histoire, n° 30, mars 1998, p. 77-100 ; V. Denis, « Le contrôle de la mobilité à travers les passeports sous l’Empire », dans M.-C. Blanc-Chaléard, C. Douki, N. Dyonet, V. Milliot (dir.), Police et migrants. France, 1667-1939, Rennes, 2001, p. 75-90.
46 Il fallait le temps de guerre et les zones de conflit pour que le passeport s’impose à tous, ainsi que le montre le récapitulatif des 2080 passeports délivrés au cours de l’année 1712 par le Quai d’Orsay : L. Bély, qui a étudié ce document exceptionnel, reconnaît du reste ses insuffisances dans la perspective d’une histoire du voyage puisqu’il traduit non « pas une réalité du voyage, mais une situation politique et militaire » particulière (Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, 1990, p. 624).
47 Arch. di Stato di Torino (Arch. di Corte), Salvacondotti e passaporti dal 1730 al 1800, Materie politiche per rapporto all’interno. Provvedimenti sovrani. Ministero dell’Interno, n° 363.
48 Arch. di Stato di Milano, Miscellanea storica 53, fasc. 2 et 3. Ces deux fascicules concernent l’un 22 demandes et concessions de passeports entre 1786 (mais en fait surtout 1798) et 1837 (fasc. 2), l’autre 98 dossiers individuels de passeports classés par ordre alphabétique de 1792 (mais surtout à partir de 1800 en dépit de la présence d’un passeport de 1477, d’un autre du xvie siècle, d’un troisième de 1742 et de trois cas dans les années 1792-1797) à 1859 (fasc. 3). Mais ils traitent essentiellement de sujets italiens et nous nous réservons de les exploiter dans le cadre d’une autre étude.
49 Sur l’institution de la carta di sicurezza pour les étrangers dans la République cisalpine en 1800, cf. les documents contenus dans Arch. di Stato di Milano, Misc. stor. 53, fasc. 1, ainsi que G. Liva, « Ordine pubblico, criminalità e giustizia in Lombardia nell’età napoleonica », dans catalogue de l’exposition Momenti dell’età napoleonica nelle carte dell’Archivio di Stato di Milano, Côme, 1987, p. 167-184, que complètent les doc. 26, 27, 28, 31 et 32. Les archives de police du Palazzo Senato ont malheureusement été en grande partie détruites lors de la Seconde Guerre mondiale. Les nouvelles procédures de comptage et contrôle des habitants par l’instauration de l’état-civil à Milan sous Napoléon ont par ailleurs été décrites par O. Faron (La ville des destins croisés. Recherches sur la société milanaise du xixe siècle, 1811-1860, Rome, [Bibliothèque des Écoles françaises de Rome et d’Athènes, 297] et commentées par M. Meriggi (« Cittadinanza di carta », dans Storica. Rivista quadrimestrale, VII, n° 16, 2000, p. 107-120).
50 Il s’agit en l’occurrence de la comtesse de Brizon, qui de Suisse veut aller à Côme (1793 ; Arch. di Stato di Milano, Misc. stor. 53, fasc. 2), de l’abbé Dyvoley, grand vicaire du diocèse de Belley désireux de passer par la Lombardie pour se rendre du Piémont en Allemagne (1792 ; Arch. di Stato di Milano, Misc. stor. 53, fasc. 3) et de la comtesse de Bourbon-Busset, basée à Alexandrie et qui souhaite gagner Pavie puis Pise (lettre du 6 nov. 1793 ; Arch. di Stato di Milano, Misc. stor. 53, fasc. 3).
51 Registro dei passaporti e visti dal 1758 al 1789, Arch. di Stato di Firenze, Segreteria e Ministero degli Esteri, 2741. Pour une présentation de ce registre, voir G. Bertrand, « Pour une approche comparée des modes de contrôle exercés aux frontières des anciens États italiens. Les exemples du Dauphiné et de la Toscane dans la seconde moitié du xviiie siècle », dans Claudia Moatti (dir.), La mobilité des personnes en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne : procédures de contrôle et documents d’identification, Rome, 2004 (Collection de l’École française de Rome, 341), p. 253-303.
52 Arch. di Stato di Firenze, Segreteria e ministero degli Esteri, 2742.
53 Cf. le Registre ou livre-journal destiné à constater le nombre de voyageurs reçus à l’Hospice Royal et Religieux du Mont-Genèvre, commençant le 1er janvier 1841 et couvrant l’ensemble des années 1840 (A. D. Hautes-Alpes, 1 X 248).
54 Les chanoines réguliers de Saint-Augustin en Valais. Le Grand-Saint-Bernard, Saint-Maurice d’Agaune, les prieurés valaisans d’Abondance, Bâle-Francfort-sur-le-Main, 1997 (Helvetia sacra), p. 91. Une lettre du préfet de Sion le 31 déc. 1812 au prévôt du Saint-Bernard laisse toutefois supposer qu’on se préoccupait déjà à cette date de noter les passants à l’hospice du Simplon (Arch. du Grand Saint-Bernard, dorénavant AGSB, Ms 2756).
55 Cf. la lettre du préfet Derville Maléchard au prévôt du Saint-Bernard pour lui préciser la façon de noter les passants (Sion, 31 déc. 1812, AGSB, Ms 2756). Toute ma reconnaissance va à D. Julia, qui a bien voulu me suggérer l’existence de cette source.
56 L. Quaglia, La Maison du Grand-Saint-Bernard des origines aux temps actuels, Martigny, 1972, p. 170 et 456. Et en particulier la Liste de quelques personnages célèbres qui ont passé par la vallée poenine des Véragrées & de Mont Jou, AGSB, Ms 2751.
57 AGSB, Ms 118 et 119.
58 « L’hospice du St. Bernard ne désemplit pas ; tous les jours en hiver comme en été il y arrive des personnes de tout âge et de toute condition qui affrontent la fatigue et les périls de la montagne pour se soustraire à la guillotine. Ceux qui arrivent dans la matinée et qui peuvent encore continuer leur route ne s’arrêtent à l’hospice que pour se rafraîchir afin de faire place à ceux que la nuit, une indisposition ou une grande fatigue forcera d’y passer la nuit. Les religieux sont jour et nuit sur pied ; occupés à donner leurs soins à tant d’hôtes infortunés qui se succèdent à chaque heure, ils n’ont le tems ni d’en prendre le nom ni d’en noter le nombre » (c’est moi qui souligne) (Événemens qui ont eu lieu au St. B. depuis la révolution française. Passage de troupes, AGSB, Ms 2757).
59 AGSB, Ms 2742 à 2750 (documents divers de 1798 à 1800), 2751 (Liste de quelques personnages célèbres..., cit.), 2752 (Le Passage de Napoléon Ier. Faits antérieurs et postérieurs, etc. Extraits du journal d’un paysan du Bourg-St-Pierre, écrit en partie à l’époque du passage et en partie en 1808-1809), 2754 (lettre du général Berthier, 22 nov. 1810), 2757 (Événements qui ont eu lieu..., cit.), 5021 (Catéchisme poenin ou aperçu historique sur le Gr St Bernard par M. Pierre Barras vers 1820).
60 [Registre des passants, 1812, 19 juillet-1818, mars ( ?)], AGSB, Ms 2866/1. De ce registre sans titre de 80 pages, le premier d’une série de 36 registres conservés à l’hospice du Grand Saint-Bernard et s’étendant jusqu’en 1970, nous n’avons utilisé que les 35 premières pages, jusqu’à la fin de juillet 1815.
61 Sur les 521 signataires du registre de l’hospice entre le 19 juillet 1812 et le 19 juillet 1815, 123 personnes, soit 23,6 %, ne sont ni Français, ni Suisses, ni Italiens. Il s’agit d’Allemands (28 entre juillet 1812 et août 1814), de Hollandais (5 entre sept. 1812 et juillet 1814) et de Belges (4 entre août 1813 et oct. 1814), aux quels s’ajoutent des Américains (1 en sept. 1813 et 1 en août 1814) puis à partir du début de 1814 la vague des officiers autrichiens (4 en janv. 1814, 28 en mai et surtout juin 1815), quelques Russes (3 entre juillet 1814 et juillet 1815) et enfin le flot des Britanniques (49 dont 3 nobles sûrs, un militaire et un médecin, la majorité en août-septembre 1814 et 5 en mai-juin 1815).
62 Ainsi figurent à côté des noms d’officiers la mention de deux détachements de conscrits en mai 1813 et de 700 hommes accompagnant les Autrichiens en juin 1815. Ni les 40 soldats autrichiens de janvier 1814, ni la totalité des 5.000 hommes du prince Esterhazy en juin 1815 n’apparaissent dans le registre.
63 Le découpage au 19 juillet de chaque année tient au hasard du début du registre. Il nous a semblé préférable, pour les besoins de la comparaison, de confronter mois après mois trois années de longueur strictement égale.
64 Ce type d’enseignement se dégage tout autant de l’examen des registres de passeports. Ainsi que l’écrit D. Nordman à propos du mémoire de 1712 établi par le Quai d’Orsay, et évoqué plus haut (note 46), de tels documents invitent surtout à réfléchir sur « la représentativité d’un corpus de passeports par rapport à tous les autres passeports du moment, [sur] la représentativité du passeport, considéré comme source, par rapport à la mobilité de groupes sociaux [...] et enfin, [dans le cas de 1712, sur] le poids de la conjoncture militaire et politique » (D. Nordman, « Sauf-conduits et passeports », dans L. Bély, Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, 1996, p. 1122-1124).
65 Le passeport, valable un an, a été délivré par la préfecture de Marseille le 13 février 1833 (Arch. di Stato di Milano, Misc. stor. 53, fasc. 3).
66 Ainsi Mario Pieri distinguait-il précisément en 1812 les marchands motivés par « l’avidité du gain » des autres voyageurs, l’homme de science, le lettré, l’artiste, le politique, les hommes et femmes du monde (« Dei viaggi », dans M. Pieri, Operette varie in prosa di Mario Pieri Corcirese, Milan, Silvestri, 1812, p. 207-208). Sur le voyage des marchands, cf. infra, chap. 11.
67 Par rapport aux totaux de la rubrique « Négociants et propriétaires », les chiffres amputés de la composante des propriétaires et donc relatifs aux seuls négociants sont les suivants : 14 entre juillet 1812 et juillet 1813, 12 entre juillet 1813 et juillet 1814, 15 entre juillet 1814 et juillet 1815, 8 entre juillet 1815 et juillet 1816. La plupart de ces marchands gravitent ensuite entre Lyonnais et Dauphiné, bords du lac Léman (et seulement un peu Zurich, Berne et Fribourg), Piémont, Aoste, Milan et Gênes. Rares sont ceux qui viennent d’ailleurs : Allemagne du Sud (Bavière, Stuttgart), Hollande (Amsterdam), Russie (Odessa).
68 AGSB, Registre déjà cité, p. 34.
69 Après avoir passé un an à l’hospice du 13 mai 1799 au 15 mai 1800, le chef de bataillon français Vivenot fit ses adieux « au nom de tous les officiers » en composant un chant que les religieux transcrivirent dans leurs tablettes (Événements qui ont eu lieu..., cit., AGSB, Ms 2757, f. 2).
70 On connaît à ce sujet les bilans esquissés par R. Chartier, notamment « Histoire intellectuelle et histoire des mentalités », dans Revue de Synthèse, IIIe série, n° 111-112, juillet-décembre 1983, p. 277-307, et « Le monde comme représentation », dans Annales. Économies, sociétés, civilisations, novembre-décembre 1989, n° 6, p. 1505-1520, tous deux repris dans R. Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, 1998, p. 27-86.
71 D. Julia, « Rome-Reims : Gilles Caillotin pèlerin (1724) », dans S. Boesch Gajano, L. Scaraffia (dir.), Luoghi sacri e spazi della santità, Turin, 1990, p. 327-364, et du même auteur, Gilles Caillotin, pèlerin : le retour de Rome d’un sergier rémois, 1724, Rome, 2006 (Collection de l’École française de Rome, 356) ; J.-L. Ménétra, Journal de ma vie, édité par D. Roche, Paris, A. Michel, 1998 (1ère éd. 1982, trad. ital. Milan, 1993).
72 Tel est le point de départ du livre d’A. Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris, 1998.
73 Cf. infra, chap. 4.
74 Elles le font le plus souvent dans l’optique qui fut celle des voyageurs et des philosophes de la fin du xviie siècle et de la première moitié du xviiie siècle (voir à ce sujet H. Roddier, « De quelques voyageurs observateurs des mœurs. Naissance d’une forme et d’une mode littéraire », dans Connaissance de l’étranger. Mélanges à la mémoire de Jean-Marie Carré, Paris, 1964, p. 440-451).
75 Il va de soi que d’autres types de sources permettent d’évaluer le flux des migrants italiens plus ou moins temporaires qui se sont rendus en France ou celui des Français partis vers l’Italie. Si la mobilité franco-italienne au xviiie siècle reste peu étudiée, des pistes ont ainsi été ouvertes par les travaux de M. Garden sur la démographie lyonnaise (Lyon et les Lyonnais au xviiie siècle, Paris, 1975), d’A. Poitrineau (Remues d’hommes. Les migrations montagnardes en France 17e-18e siècles, Paris, 1983) ou de L. Fontaine (Histoire du colportage en Europe xve-xvie siècle, Paris, 1993) sur les migrations montagnardes, de D. Julia sur les pèlerins (textes cités ailleurs dans ce chapitre). Sans oublier les recherches sur les tsiganes, les pauvres et les vagabonds (par exemple celles de B. Geremek, de J.-P. Gutton, de D. Zardin ou de G. Liva).
76 Certes aux dossiers d’archives examinés aux Archives Départementales de l’Isère et des Hautes-Alpes, aux Archives Municipales et à la Bibliothèque Municipale de Grenoble, il conviendrait d’adjoindre les fonds des Archives d’État de Milan, dont nous avons déjà analysé quelques échantillons, ainsi que ceux de Turin et des Archives Départementales de la Savoie. Compte tenu de l’importance des flux de voyageurs entre le Dauphiné et la Suisse à la fin du xviiie siècle, l’enquête devrait être mené au moins jusqu’à Genève et sans doute aussi jusqu’à Gênes afin de construire la carte des motivations du déplacement dans un triangle Suisse-Lombardie-Ligurie-Dauphiné via la Savoie et le Piémont.
77 Dans un premier registre du commandement de la province de Dauphiné se trouve un « Chapitre concernant les Passeports », qui reporte 731 demandes de passeport du 9 juillet 1740 au 6 août 1743 (Bib. Munic, de Grenoble, ms R 63, ff. 180-214). Un second registre, ou « Journal du commandement », en consigne 708 du 19 mars 1764 au 21 juin 1765 (A. D. Isère, B 2315). Deux liasses de l’Administration du département de l’Isère contiennent enfin des dossiers avec demandes de passeport parfois accompagnées de correspondance pour l’an VI et l’an VII, concernant respectivement 74 passeports (103 pièces) et 62 passeports (106 pièces) (A. D. Isère, L 261 et L 262). J’exprime ma reconnaissance à A. Belmont, qui a bien voulu me signaler l’existence de ces trois séries. Ni les dossiers disponibles dans les fonds d’archives municipales, ni les registres d’hospices comme ceux du Mont-Genèvre ou du Grand Saint-Bernard n’ont été ici retenus, notre but ayant été de comparer des sources relativement homogènes sur le demi-siècle.
78 Les âges des voyageurs sont systématiquement indiqués jusqu’en septembre 1742 dans le registre de 1740-1743, presque totalement ignorés dans celui de 1764-1765 et inégalement présents en 1797-1799. Un changement de commandant de la province de Dauphiné, par exemple à la mort de Nicolas de Chaponay le 9 avril 1765, ou simplement de copiste, peut aussi entraîner un brutal appauvrissement des notations enregistrées. Dans l’ensemble, ces sources sont cependant tenues avec soin et constance.
79 Dans ce tableau les chiffres entre parenthèses indiquent le nombre de personnes que mentionnent les passeports (les groupes de trois ou quatre individus par document ne sont pas rares). Les données globales de nos registres, placées sur une première ligne, ont été complétées et spécifiées autant que faire se pouvait par des séries de 12 mois. Celles-ci mettent en valeur la relative constance du nombre des départs pour l’Italie, en contraste avec les variations du nombre total de passeports relevés pour chacune des années considérées.
80 Ce sentiment était déjà celui de M. Virieux face au registre du début des années 1740, dont il fit une étude quantitative globale en en soulignant l’exhaustivité incertaine ainsi que le déséquilibre provoqué dans l’écriture même du cahier par la forte croissance des flux entre Grenoble et Chambéry à partir de septembre 1742, lorqu’arriva en Savoie l’armée de l’infant d’Espagne et que s’engagèrent les hostilités de celle-ci avec le Piémont (« Les migrations en Dauphiné d’après les passeports délivrés par le commandement de la province (1740-1743) », dans Évocations, janvier-mars 1973, p. 97-116). Ces doutes peuvent toutefois en partie être levés grâce à la confrontation entre plusieurs registres et à l’examen du seul cas des relations avec l’Italie.
81 Cinq nobles font exception entre 1740 et 1743 tandis qu’aucun n’apparaît en 1764-1765 : Edme de la Baume et le chevalier de Martelly se voient accorder un passeport pour Rome respectivement le 17 mars 1741 et le 24 mars 1743, Antoine de Baron pour se rendre en Italie par Antibes le 29 novembre 1742, la comtesse d’Olonne qui arrive d’Italie en obtient un le 23 juillet 1741 pour Marseille et le comte de Belore, mousquetaire du roi au retour de Rome, reçoit le sien pour Genève le 4 mai 1743 (Bib. Munic, de Grenoble, ms R 63, ff. 185v, 188 v, 199 v, 203 v et 205 r). On remarquera en outre qu’aucun des voyageurs les plus connus ne s’est rendu en Italie ou n’en est revenu par le Pont-de-Beauvoisin dans la période que couvrent nos registres : de Brosses descend par Marseille en juin 1739 et revient par le Mont-Cenis gelé au printemps 1740, deux ou trois mois avant que ne commence le registre pris en examen. L’abbé Coyer franchit le Pont-de-Beauvoisin en septembre 1763, en s’étonnant d’ailleurs d’y subir peu de formalités, et revient par Marseille en juillet 1764. Le marchand grenoblois Raby d’Amérique part pour la Provence et l’Italie un peu « trop tôt », le 7 mars 1764, et nos registres ne portent pas trace de son retour à Grenoble par le Mont-Genèvre le 8 mai 1764. Quant à Lalande il entre bien en Italie par le Mont-Cenis mais ne quitte Bourg-en-Bresse qu’en août 1765, donc « trop tard » pour nous. S’il cite le Pont-de-Beauvoisin au début de son Voyage en Italie, l’astronome n’en évoque d’ailleurs pas les aspects frontaliers.
82 Ces deux personnages franchissent le Guiers respectivement le 29 juin 1764 et le 31 janvier 1765. Leur passage est mentionné dans les échanges de correspondance entre le commandant du Dauphiné et le commandant du Pont-de-Beauvoisin (A. D. Isère, B 2315).
83 L’histoire des passeports sous l’Ancien Régime reste mal étudiée. Échappant à toute législation de portée générale, ils prenaient des formes diverses, du laissez-passer proprement dit à la lettre de recommandation, et tous les individus n’y étaient pas également asujettis (outre l’ouvrage d’A. Sée, Le passeport en France, Chartres, impr. Garnier, 1907, qui a vieilli, on peut se reporter à : G. P. Bognetti, « Note sulla storia del passaporto e del salvacondotto », dans Studi delle scienze giuridiche e sociali dell’Università di Pavia, 1931-1933 ; M. d’Hartoy, Histoire du passeport français depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Paris, [1937] ; J. Waquet, « Voyage de terre et passeport en France de la fin de l’Ancien Régime à 1870 », art. cité (à la note 45), en part. p. 204-211 ; D. Nordman, « Sauf-conduits et passeports », art. cité [à la note 64]).
84 L’intérêt pour l’Italie manifesté au xviie siècle paraît décroître au siècle suivant. Sur cette hypothèse, voir supra, chap. 1, p. 67, ainsi que C. Coulomb, « Le Grand Tour d’un magistrat dauphinois dans la seconde moitié du xviiie siècle », dans G. Bertrand, M. T. Pichetto (dir.), Le vie delle Alpi : il reale e l’immaginario..., Aoste, 2001, p. 203-220.
85 On peut ainsi penser que de nombreuses personnes gagnaient le Piémont par les cols du Briançonnais et du Queyras sans être munies de passeports. Sur le coût élevé de tels documents, délivrés par des autorités très diverses, et le fait qu’au risque d’être pris par la maréchaussée certains en faisaient l’économie pour aller d’une province à l’autre en France, voir A. Poitrineau, op. cit., p. 77-79.
86 Cette tripartition permet d’intéressantes comparaisons. Ainsi note-t-on entre 1740-1743 et 1764-1765 une part croissante de la catégorie de la précarité. Environ 50 % des demandes de passeports pour l’Italie (Savoie et Nice exclues) concernent entre avril 1741 et mars 1742 les pèlerins et personnes en quête d’un travail (10 à 12 demandes de passeport sur 21, dont 7 explicites pour des pèlerins), 37,5 % seulement l’année suivante (9 probables demandes de pèlerins entre avril 1742 et mars 1743, dont 3 explicites, sur 24 à destination de l’Italie : les autres sont liées à un travail « sûr » ou à des raisons personnelles et familiales), mais 60 % entre avril 1764 et mars 1765 (24 demandes de passeports sur 40 concernent alors l’errance et la précarité, dont 14-7 sont explicites – peuvent être des demandes de pèlerins).
87 En nous fondant sur des séries homogènes de douze mois (juillet à juin de chaque année), nous observons que le noyau constitué par Rome et Lorette, d’abord première destination des voyageurs allant en Italie (50 % en 1740-1741 autant qu’en 1741-1742, contre 13,63 % et 31,25 % pour le Piémont), est dépassé par le Piémont dès 1742-1743 (31,57 % pour Rome contre 36,84 % pour le Piémont) et à nouveau en 1764-1765 (35,71 % pour Rome contre 38,09 % pour le Piémont). Cette montée en puissance de la position du Piémont est encore plus nette au niveau des provenances d’Italie et s’explique en 1764-1765 par les flux d’artisans et de marchands.
91 On retrouve ici la même dichotomie entre le Nord de la Loire et la France du Sud-Ouest qu’a constatée D. Julia dans un registre de l’hôpital général de Chambéry de 1730-1731 et dans les listes de pèlerins hébergés à Saint-Louis des Français à Rome (« ‘Roumieux’ et ‘jacquaires’... », art. cité [à la note 4 du chap. 1]), avec toutefois, en 1740-1743 comme en 1764-1765, un axe préférentiel Bourgogne-Champagne-Ile de France-Anjou-Bretagne par rapport auquel les pèlerins de Charleville ou de l’Angoumois constituent des cas isolés.
92 Autant en 1740-1743 qu’en 1764-1765 se rencontrent des pèlerins qui de Rome vont à Saint-Jacques et de Saint-Jacques à Rome. Loüis Veccat, de la paroisse de Saint-Laurent à Grenoble, arrive ainsi de Saint-Jacques en septembre 1740 et repart aussitôt pour Rome. Il est revenu de Rome lorsqu’en janvier 1742 il décide, malgré ses 60 ans, d’y retourner pour un second pèlerinage.
93 François Chombourg, natif du duché de Luxembourg, se rend à Rome avec deux enfants en mai 1764. Mais rien ne nous assure qu’il soit pèlerin.
94 Tel est le cas des matelots génois ou toscans anciennement captifs à Tunis (19 juillet 1743 et 9 octobre 1764), dans le royaume d’Alger (5 juin 1764, 22 octobre 1764, 4 et 23 janvier 1765) ou du Maroc (17 octobre 1764), autorisés à parcourir la France « pour demander l’aumône » en vue du rachat d’autres esclaves. Les prêtres ou moines quêteurs doivent eux aussi être munis d’une patente de l’évêque ou du provincial de leur ordre.
95 « Registre pour les passeports et certificats commencé le 10 juillet 1776 et fini le 12 août 1792. Grenoble. Renseignements sur le théâtre forain de Grenoble », Bib. Munic, de Grenoble, ms R 8897. Sur 103 certificats, tous numérotés, sept concernent des Italiens (n° 17, 38, 40, 72, 74, 78 et 85).
96 Le passage de ces forains devait se répéter plus ou moins chaque année. Trois montreurs d’ours venus de Parme sont ainsi victimes en 1757 d’un accident survenu à Château-Queyras, l’ours s’étant attaqué à l’un d’entre eux alors qu’il « badinoit et jouet au plus fort avec cet animal » (« Livre de mémoires par moi Chaffre Roulph de Fongillarde hameau de la commune de Molines. Fait à Ristolas le 14 février 1816 », Bib. Munic, de Grenoble, ms R 9729).
97 Avis publiés dans les Affiches, annonces et avis divers du Dauphiné les 18 août et 29 décembre 1775, 19 janvier, 14 juin, 1er et 22 novembre 1776, 29 janvier et 3 décembre 1779, 19 mai et 1er décembre 1780, 28 février et novembre 1782, 7 et 21 novembre 1783 (cf. F. Barona, La perception de l’Italien à Grenoble dans la seconde moitié du xviiie siècle, mémoire de maîtrise sous la dir. de G. Bertrand, Grenoble, Université Pierre Mendès France, octobre 1999, p. 135-137).
98 Ces deux dernières informations proviennent des Affiches du Dauphiné, op. cit., 27 mai 1774 et 28 mai 1779.
99 Pour une meilleure appréciation des flux migratoires entre les villages de montagne du Dauphiné et le Piémont dans la seconde moitié du xviiie siècle et au début du xixe siècle, cf. A. Allix, « Anciennes émigrations dauphinoises », dans Revue de géographie alpine, XX, 1, 1932, p. 119-126, et M. Crubellier, « Le Briançonnais à la fin de l’Ancien Régime », dans Revue de géographie alpine, XXXVI, 1948, p. 259-299 et 335-371 (en particulier p. 366-370).
100 Abbé Richard, Description historique et critique de l’Italie..., Dijon, François des Ventes, 1766, t. 2, p. 41. Sur la présence des Français à Parme, voir H. Bedarida, Parme et la France de 1748 à 1789, Paris, 1928. On remarquera que lorsqu’ils parlent de peintres et de sculpteurs, les voyageurs les citent nommément, ainsi que le fait Lalande à propos d’artistes français présents à Rome en 1765-1766, Volaire, Blanchet, Pécheux et Guiard (Voyage d’un François en Italie..., Paris, Desaint, 1769, t. 5, p. 271-272).
101 Traduites en pourcentages, les motivations reportées sur le tableau 11 se répartissent comme suit en l’an VI et l’an VII : affaires personnelles à traiter (32,14 % en l’an VI, 27,5 % en l’an VII), raisons de commerce (17,85 % en l’an VI, 12,5 % en l’an VII), travail assuré aux armées ou dans l’administration (14,28 % en l’an VI, 32,5 % en l’an VII), recherche d’un travail (3,57 % en l’an VI, 12,5 % en l’an VII), retour au pays natal ou pour rejoindre un mari (17,85 % en l’an VI, 12,5 % en l’an VII), voyage d’éducation ou pour rétablir sa santé (10,71 % en l’an VI, aucun signalé en l’an VII). Si les motifs personnels restent forts, le déplacement dans le cadre d’une activité stable devient, on le constate, prépondérant (32,13 % en l’an VI, 45 % en l’an VII).
102 A. D. Isère, L 261, ff. 43 et 84. Les trois amis sont Romain-Yves Perrin, né à Voiron, André Marchand, né à L’Albenc, et Victor-Alexandre Clément, né à Grenoble.
103 Si entre novembre 1797 et septembre 1798 47,82 % des demandeurs partent pour le Piémont (contre 32,14 % à destination de la Lombardie et 10,71 % à destination de Rome), 50 % des demandeurs de passeports se dirigent entre septembre 1798 et septembre 1799 vers la Lombardie, essentiellement vers Milan, quelques-uns allant à Crémone. La part du Piémont est alors redimensionnée (20 %) tandis que Rome redevient attractive pour des raisons militaires au printemps 1799 (15 %).
104 A. Poitrineau, op. cit., p. 76.
105 Si le bouche à oreille constituait le véritable guide de la plupart des pèlerins, ceux qui savaient lire utilisaient les mêmes ouvrages que les voyageurs plus cultivés. Il en va ainsi de Gilles Caillotin, qui se sert abondamment en 1724, comme l’a montré D. Julia, du Voyage d’Italie de Richard Lassels paru en anglais en 1670 et traduit en français l’année suivante.
106 Dossier Pinet, A. D. Isère, 14 J 154.
107 Les demandes de passeports de cette communauté italienne où l’on reconnaît entre autres les familles Raineri et Gayet traduisent clairement ce maintien d’une mobilité saisonnière, les épouses demeurant en Piémont (Titres de famille et certificats divers (Italiens habitant Veynes et passeports et suppliques d’autres Italiens habitant le dit lieu, 1774-1814, A. D. Hautes-Alpes, F 1962).
108 Visa et délivrance des passeports. Registre ouvert... le 1er frimaire an 6 [21 nov. 1797], A. D. Hautes-Alpes, L 325.
109 J. Routier, Briançon à travers l’histoire, Gap, 1997, p. 253 et suiv.
110 Par-delà le cas des individus isolés (M. Garden cite celui de deux beaux-frères compagnons chapeliers en 1752, dont l’un Antoine Barbaroux, vit à Lyon, et l’autre, Claude Nizier, à Turin, cf. Lyon et les Lyonnais au xviiie siècle, Paris, 1970, p. 432), la présence des marchands lyonnais, briançonnais ou de l’Ubaye est importante dans la capitale du Piémont (cf. infra, chap. 11).
111 Dans le registre couvrant la période du 2 avril 1796 au 12 mars 1797, 9 passeports, soit 11 personnes, sont pour l’Italie sur un total de 47 passeports, essentiellement destinés à l’Espagne (A. D. Hautes-Alpes, L 324). Dans celui qui va du 8 sept. 1797 au 17 oct. 1799, 18 passeports sur 37 au total sont pour permettre le départ de Briançonnais vers l’Italie, notamment de Jean-Pierre Gravier pour Rome « où il est établi depuis 40 ans » (passeport du 23 août 1798, A. D. Hautes-Alpes, L 326).
112 Le paysan Guillaume Magnier est l’auteur d’un autre récit, mais son pèlerinage accompli en 1726 à Saint-Jacques de Compostelle ne concerne pas l’Italie. Le manuscrit de N. Albani a été publié (Viaje de Napoles a Siantago de Composte-la, Madrid, Consorcio de Santiago, 1993), tout comme plus récemment celui de G. Caillotin (D. Julia, Gilles Caillotin..., cit. ; id., « Rome-Reims : Gilles Caillotin pèlerin... », cit. ; id., « Pour une géographie européenne du pèlerinage à l’époque moderne et contemporaine », dans Ph. Boutry, D. Julia (dir.), Pèlerins et pèlerinages dans l’Europe moderne, Rome, 2000 (Collection de l’École française de Rome, 262), p. 3-126.
113 De Chambéry il écrit : « Je fut tout de suite à Chambéry, de Chambéry je fit écrire à Turin, de Turin je revien à Virieu. » L’ellipse permet clairement de supposer un voyage à Turin (A. Abbiateci, éd., La plume et le rabot. Journal écrit de 1773 à 1828 par Claude-Antoine Bellod, menuisier et maître d’école au Grand-Abergement (Ain), Bourg-en-Bresse, Les Amis des Archives de l’Ain, 1996, p. 89). Je remercie A. Belmont de m’avoir signalé ce texte.
114 Voyage d’un de mes arrière grand Père à Rome, Letellier ouvrier charpentier à Vitry-sur-Seine, 1786, Paris, Bib. de l’Arsenal, Ms 7935.
115 [Voyage... en 1789], Paris, Bib. Nationale, Ms fr. n. a. 12035, p. 244.
116 L. Lefebvre, « En Italie. Impressions d’un paysan français », dans Revue de Paris, 1er mars 1918, p. 145-160, et 15 mai 1919, p. 363-376. Cf. J.-P. Viallet, « Un soldat-paysan français en Italie durant la Grande Guerre : expérience vécue ou voyage imaginaire ? », dans G. Bertrand, M. T. Pichetto (dir.), Le vie delle Alpi : il reale e l’immaginario..., Aoste, 2001, p. 236-247.
117 Cf. les ouvrages d’A. Poitrineau et de L. Fontaine, déjà cités supra, ainsi que J.-P. Poussou, « Migrations et mobilité de la population en Europe à l’époque moderne », dans J.-P. Bardet, J. Dupâquier (dir.), Histoire des populations de l’Europe, Paris, 1997, t. 1, p. 262-286. Pour une approche plus large et très informée du phénomène, voir bien sûr D. Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, 2003.
118 A. Faure, intr. à l’édition des Mémoires d’un compagnon d’Agricol Perdiguier, dit Avignonnais la Vertu, Paris, Maspero, 1980 (éd. orig. 1854-1855), p. 8-9. Si l’expérience d’A. Perdiguier, fils d’un menuisier vigneron, se situe au début du xixe siècle (il est né en 1805 et meurt en 1875), on remarque qu’à côté des départs pour l’Italie les registres grenoblois de 1740-1743 et surtout de 1764-1765 signalent de nombreux passages ou départs d’artisans accomplissant leur tour de France « pour se perfectionner dans leur métier ».
119 L’étonnement est partagé. À la surprise de voir des étrangers, qui transparaît dans les aspects « si étranges et si rébarbatifs » des Calabrais d’une localité proche du cap de Spartivento, répond l’étonnement des voyageurs de voir bientôt ces mêmes hôtes faire « de bon cœur et avec franchise, tout ce qu’ils purent pour nous recevoir » (J.-C. Richard de Saint-Non, Voyage pittoresque à Naples et en Sicile, Paris, Dufour et Cie, 1829, éd. corrigée, t. 3, p. 129 ; l’extrême curiosité des habitants vis-à-vis des voyageurs a précédemment transparu à Troja, Canosa et Molfetta, ibid., t. 2, p. 520-521, 559-560 et 565-566).
120 Voir par exemple A. D. Isère, II C 232, Octrois du Pont-de-Beauvoisin.
121 Le passage de Napoléon Ier..., cit., AGSB, Ms 2752.
122 « Livre de mémoires par moi Chaffre Roulph... », déjà cité (les événements enregistrés vont en fait de 1469 à 1829), Bib. Munic, de Grenoble, ms R 9729, 107 p.
123 Les faits sont les suivants : une rixe à Saint-Véran en 1770 lors d’un mariage avec un Piémontais, le meurtre d’un cavalier de la maréchaussée par un Piémontais à Ristolas en 1771, lequel s’enfuit mais est arrêté en Piémont, l’assassinat d’un Piémontais par un autre Piémontais en 1776 alors qu’ils regagnaient tous deux le Piémont, le meurtre de Pierre Eme par un maçon piémontais travaillant avec lui sur un four à chaux en 1780. Encore en 1819, l’un des quatre frères constituant un groupe de maçons piémontais tue l’un de ses compagnons d’un coup de couteau dans une auberge de Château-Queyras. Ces épisodes constituent pour la période considérée à peu près la moitié de ceux que signale C. Roulph (voir note précédente).
124 Tout au long du xviiie siècle on meurt de froid au col Agnel. Des cas sont cités par Chaffre Roulph en 1727, 1741, 1742, 1747, 1756, 1762 et 1782.
125 Sur toutes ces questions, on se réfèrera aux pistes ouvertes dans un autre contexte géographique par J.-P. Jessenne (dir.), L’image de l’autre dans l’Europe du Nord-ouest à travers l’histoire, actes du colloque du 24-26 nov. 1994, Villeneuve d’Ascq, 1996 (Histoire et littérature régionales, 14).
Notes de fin
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