L’horizon romain de la science moderne
Des sentiers à ouvrir
p. 637-659
Texte intégral
1Ces remarques conclusives voudraient principalement reprendre certaines des pistes de travail ouvertes par le programme sur Rome et la science moderne et suggérer quelques directions de recherche pour l’avenir. Elles prennent pour acquis que le travail collectif constitue un des modes privilégiés de l’avancement de la recherche dans nos disciplines, et que les enquêtes dont ce volume rend compte ont contribué au renouvellement des approches, des questionnaires et des connaissances sur la modernité européenne telle qu’elle se façonne entre xvie et xviiie siècle. L’ensemble des propositions qui suivent n’engage que leur auteur.
2La première, d’ordre plutôt méthodologique, porte sur le caractère apparemment fragmentaire du résultat vers lequel on tend : il relève moins du caractère collectif et pluriel du volume que d’un choix explicite d’ancrage des questionnaires sur un territoire spécifique, dont l’analyse reste inachevée. Ce travail n’établit pas une photographie de groupe, une narration linéaire ou un dispositif continu, pas plus qu’il n’opère par pondération des choix des dossiers abordés. La plupart des contributions présentées ici travaillent sur des situations qu’on pourrait situer à la marge par rapport à l’historiographie des sciences dans sa forme reçue – les textes qui précèdent concernent le procès inquisitorial du petit typographe plutôt que celui du grand savant, la procédure de certification de la sainteté plutôt que celle du vide, la science antiquaire plutôt que l’astronomie, la correspondance de Clavius plutôt que celle de Kircher, etc.
3Ici le fragment fait office de représentation symbolique d’une romanité scientifique marquée au sceau de la culture antiquaire, il est surtout investi d’une fonction épistémologique, sur la base d’une hypothèse qui a guidé les choix du projet et son architecture : dans nos disciplines, l’heure est à la restitution du caractère polyphonique des phénomènes étudiés plutôt qu’à la synthèse, que ces phénomènes soient saisis dans leur historicité ou dans leur contemporanéité, et le défi à affronter consiste à éviter le double écueil du relativisme post-moderne qui voudrait que tous les énoncés de savoir soient équivalents, et du dogmatisme – d’une Église ou de toute autre chapelle – qui voudrait que seuls certains énoncés de savoir soient valides. Entre construction sociale des sciences et représentation téléologique de celles-ci, la quête est celle d’une polyphonie productrice de sens historiquement et localement situés.
4De quelle polyphonie s’agit-il en l’occurrence ? De celle qui s’élève d’un tissu social hétérogène, pluriel, souvent discontinu que Rome offre à l’observation et dans lequel s’élaborent des pratiques et des savoirs sur le monde. Le triple statut de l’espace urbain considéré donne à l’hétérogénéité toute sa valeur et son caractère opératoire : Rome est à la fois une cité, la capitale des états pontificaux, et la capitale de la catholicité. Si le monde des villes est par définition celui de l’hétérogène, et si c’est le propre de la ville que de rendre cette hétérogénéité fonctionnelle (en premier lieu en raison de sa fonction de marché pour les produits de première nécessité, puis pour des produits de plus en plus secondaires tels que les tableaux par exemple ou les tentures ou les livres1), sans doute toute ville ne combine-t-elle pas en son sein les mêmes degrés d’hétérogénéité. Par exemple, la définition de Rome comme capitale de la catholicité contraint, en fonction du programme que s’est fixé la papauté post-tridentine, à construire un nouveau rapport avec le monde, étendu, depuis un siècle déjà en cette fin de xvie siècle, aux quatre continents. Sans pouvoir revenir ici sur le poids et l’impact du concile de Trente dans la mise en place d’une vision catholique du monde moderne2, je voudrais cependant souligner combien la redéfinition de l’entreprise missionnaire, à la fois comme objectif spirituel de la nouvelle Église catholique aux prises avec le monde de la Réforme, et comme moyen politique de son propre maintien sur la scène mondiale désormais occupée par des états confessionnaux aux ambitions impérialistes et aux assises coloniales, a conduit la papauté, pour refonder son rapport au monde, à se doter de nouveaux savoirs3. Sans vouloir substituer une rupture à une autre, en l’occurrence celle de la « réforme catholique » à celle de la « révolution scientifique », il s’agit de prendre les mots au mot et de les convoquer dans un corps à corps, mot à mot, mot pour mot : à distance d’une historiographie des sciences qui a trop rapidement fait de la Contre-réforme le point de départ de la provincialisation de la culture scientifique romaine, je souhaite reprendre la réflexion sur son « universalisme », sa définition, ses ressorts et ses finalités.
5L’affirmation d’universalisme ne se limite pas à une entreprise d’ordre symbolique, du moins pas uniquement. Certes, cette dimension-là existe, elle a son importance, elle se déploie à différents niveaux par toute sorte de moyens. Elle est notamment matérialisée par des programmes monumentaux et des aménagements urbains mis en œuvre par les différents pontificats, qui transforment profondément le paysage et la topographie de la ville4 ; elle est exportée par les plans de Rome où se fixe, dans le dernier quart du xvie siècle, une image qui finit par mettre au premier plan Saint-Pierre de Rome ; elle est mise en scène dans les cérémonies et le rituel qui eux aussi se stabilisent dans cette période5. Elle est saisissable enfin dans la multiplication des programmes iconographiques associés aux différents pontificats, comme cela fut le cas pour Borromini, ou dans ceux qui, partant des églises romaines, vont se multiplier jusqu’aux limites de la chrétienté, célébrant les quatre parties du monde et le triomphe de la foi dans chacune d’elles, à l’exemple du plafond peint par le Pozzo à l’église du Gesù 6.
6Reste que l’opération ne se limite pas à la représentation et aux discours. Elle se fonde sur des institutions, elle est portée par des groupes sociaux, elle mobilise en les renouvelant des ressources et des configurations existantes, comme la récente histoire politique de l’état pontifical a permis de le montrer7. Cela invite à prendre la mesure des déplacements de perspective en jeu : il s’agirait en effet de reprendre le dossier des grandes institutions pontificales qui ont pour vocation de mettre en œuvre cet universalisme et de le rendre opératoire ; une reprise à faire non sous l’angle strictement institutionnel et politique, mais sous l’angle social et culturel, précisément parce que les hommes qui portent ces institutions en définissent largement les modes de fonctionnement et l’efficace. C’est bien un des enjeux forts de l’étude du fonctionnement de l’État romain que de chercher à comprendre les multiples tensions entre les institutions et les acteurs individuels qui les incarnent, parfois sans grande cohérence, dans l’instabilité des situations, et qui restent pris dans l’entrelacs de leurs identités différentes et entre mêlées, dans celui de solidarités complexes et antagonistes, à travers des réseaux de différentes échelles et portées8. La question devient alors : que doit la culture scientifique romaine à l’universalisme de l’Urbs ainsi défini ? En quoi Rome est-elle susceptible de produire des savoirs universels et quels seraient-ils ?9
Rome, ville ouverte
7Une première réponse est à chercher du côté du cosmopolitisme de la ville10, conséquence directe de la vocation politique de Rome capitale. Ce cosmopolitisme s’alimente à trois sources : l’une, générée par l’état pontifical lui-même, qui implique la présence d’une curie de composition internationale, représentant toutes les nations de l’Europe catholique, à quoi s’ajoutent les organes centraux du clergé régulier ; l’autre, liée aux fonctions diplomatiques propres, reconnaissables dans chaque capitale politique de l’âge moderne ; la troisième enfin inscrit Rome parmi les destinations d’un Grand Tour qui mobilise un nombre croissant de voyageurs, dont les pèlerins ne constituent qu’une variante romaine parmi d’autres. On ne désigne pas seulement ici l’afflux de visiteurs de passage, pour des séjours d’une durée variable, mais aussi des phénomènes plus stables, qui s’inscrivent dans les occupations différenciées de l’espace urbain où l’on peut distinguer entre des groupes « nationaux », avec leurs églises, leurs lieux de sociabilité, leurs réseaux propres qui expliquent des logiques migratoires. La Rome moderne est topographiquement marquée par cette division de l’espace, le quartier des Espagnols, celui des Français ou des Florentins n’en constituant que les exemples les plus fameux, dont la topographie actuelle conserve la mémoire.
8La forte composante aristocratique de la population urbaine renforce le cosmopolitisme romain, dans la mesure où les « familles » qui composent l’entourage princier ou cardinalice sont elles aussi hétérogènes : elles reflètent des alliances politiques locales, régionales ou internationales, des capacités d’attraction de clientèles venues d’horizons plus ou moins lointains et proportionnés à la puissance politique du prince, des réseaux de patronage artistique ou savant au plus ou moins long cours11. Les exemples n’ont pas manqués d’être évoqués dans ce volume, comme ailleurs, de grands médecins venus de toute l’Europe catholique pour entrer dans l’entourage pontifical, de savants recherchés ou attirés par des postes hautement spécialisés dans les institutions de savoir, à commencer par la Bibliothèque Vaticane. Ainsi, la topographie des espaces de sociabilité révèle ces différents réseaux où se mélangent les groupes nationaux. Si le palais Spada est, dans les années 1630, un des points d’accueil de la communauté française, car le nouveau cardinal hérite, à son arrivée à Rome, de la fonction de cardinal protecteur du couvent français de la Trinité-des-Monts12, ce n’est pas le lieu exclusif de rassemblement des savants français dans la capitale pontificale durant les années 1630. À l’inverse le Collège Romain est par dé finition le lieu de formation de toute la Compagnie de Jésus et toutes les nations y cohabitent, comme le signalent les catalogues annuels de l’établissement toujours conservés13. Le cosmopolitisme marque donc la Rome savante, comme Bellarmin, Ingoli, Bouchard, Holstenius, Stenon, Kircher, Mersenne, Leibniz ou Humboldt, sans compter Ecchelensis ou Akerblad, en témoignent. Savants italiens non romains ou savants étrangers, installés ou de passage, telle semble être la règle à Rome : ils y sont sans doute aussi nombreux que les artistes.
9Certes les flux savants ne sont pas comparables, là comme ailleurs, à cette date comme aujourd’hui, à ceux d’autres catégories14, mais ils sont constants et rendent compte d’une mobilité permanente des hommes et des idées. L’une des formes de mobilité vers Rome qui devrait être soumise à une étude plus systématique regarde les ordres religieux, comme cette évocation le suggère :
Il y eut à Paris un carme déchaussé qui projeta une mission en orient et chercha des sujets dans les diverses communautés de cette capitale. Le père Sergent qui avait du zèle et de la science avec un grand fond de piété s’enrôla avec l’agrément de ses supérieurs dans cette bonne œuvre, qu’il croyait être pour la plus grande gloire de Dieu. Quand ils furent en nombre compétents, ils partirent pour Rome, comme autrefois les compagnons de Saint Ignace, afin d’y prendre des lettres de créance à la propagande qui autorisassent leur mission. Leur préfet à leur arrivée ayant exposé son plan et présenté ses associés fut accueilli de la sainte congrégation qui lui délivra les patentes nécessaires. Munis de ces pouvoirs, ils prirent la route de Naples, afin de passer de là en Sicile et à Malte. Mais un accident qui arriva sur la route au préfet lequel tomba dans un précipice et y perdit la vie, rompit toutes ces mesures. Les jeunes missionnaires qui n’étaient pratiques ni de la langue, ni du pays où il voulait les conduire, le voyant mort, rétrogradèrent et le père Sergent vint se retirer en ce couvent [...]15.
10Comment se développe et évolue ce cosmopolitisme entre xvi et xviiie siècle ? La question est d’autant plus importante que formes et facteurs de la mobilité connaissent des mutations sensibles dans l’Europe moderne et qu’elles affectent en profondeur le travail savant16. Prendre la mesure concrète de l’attractivité romaine tout au long de la période permet aussi de saisir son cosmopolitisme dans sa dimension dynamique et indicative des tendances scientifiques qui y sont à l’œuvre.
Rome, ville ressource
11La fonction de capitale assumée par Rome, qui en fait une ville cosmopolite, se traduit aussi en termes organisationnels par l’articulation sur le tissu urbain des fonctions de commandement, qui exigent des infrastructures spécifiques. Les communications y occupent une place particulière, elles mettent Rome au cœur de différents réseaux qui s’enrichissent réciproquement, le réseau diplomatique du Saint Siège, les réseaux de toutes les curies généralices des ordres religieux, les réseaux de la République des Arts, des Lettres et des Sciences, dont les correspondances savantes notamment rendent si bien compte, comme on a pu le voir dans ce volume.
12Rome, nœud de communication et ville ressource : cette expression est sans doute celle qui identifie le plus fortement un espace urbain dont les caractéristiques sociales, traditionnellement jugées obsolètes par comparaison avec les grandes tendances du développement urbain de l’Europe de la même époque, peuvent être repensées à nouveaux frais17. Comme on a cherché à l’expliciter ailleurs :
Deux constats fondent sans doute la spécificité de Rome par rapport à d’autres villes : le caractère déterminant du cadre politique – l’É tat pontifical – non seulement en termes institutionnels (besoins de personnels aux compétences particulières dans les différents types de postes liés à la double gestion temporelle et spirituelle d’un état dont la place sur l’échiquier politique européen se transforme profondément entre la fin du xvie siècle et la fin du xviiie), mais aussi à cause des rapports spécifiques entre intellectuels et pouvoir que peut induire la nature même du pouvoir pontifical [...] ; le polycentrisme culturel lié à la présence des cours cardinalices comme à celle de grosses ambassades et ou [ ?] de princes étrangers, ainsi qu’aux sièges des ordres religieux18.
13Si le poids majeur d’un milieu aristocratique au faible dynamisme économique oppose Rome à d’autres capitales européennes, en revanche cette surreprésentation induit des comportements et des types de consommation non seulement propres à favoriser l’accumulation de certaines ressources, mais qui suscitent aussi des formes de sociabilité propices à la circulation des idées et des pratiques savantes participant au renouvellement des connaissances. Je voudrais simplement revenir ici sur les produits culturels, tels que les livres, les curiosités, les œuvres d’art, les antiquités qui constituent un capital fort de Rome capitale culturelle19. Ici l’organisation aristocratique de l’état pontifical intervient doublement dans l’analyse, parce qu’elle fait de la cour pontificale et des cours cardinalices non seulement les vecteurs sociaux d’une tendance lourde à l’accumulation des richesses, mais aussi les agents politiques et administratifs qui mettent en œuvre la politique d’accumulation de l’information par et pour l’état pontifical. Un monde multipolaire qui produit donc un mode polycentrique d’organisation et de gestion du pouvoir, comme en témoignent les nombreuses monographies consacrées aux différents papes ou cardinaux de la première modernité 20. Les grandes familles qui dominent la scène romaine, Farnèse, Barberini, Borgia, sont certes importantes pour leurs richesses et l’ethos aristocratique qu’elles imposent ; elles le sont aussi pour les stratégies d’accumulation de longue durée qu’elles mettent en œuvre21. En outre, elles incarnent l’entrelacement des sphères, politique, culturelle, savante : Francesco Barberini, légat pontifical, cardinal-neveu, bibliophile, bibliothécaire du Saint Siège, membre de l’Accademia dei Lincei et protecteur de nombreux artistes et savants, parmi lesquels Gabriel Naudé, Gérard Vossius, John Milton, Le Bernin ; Antonio Barberini, capucin, frère du pape, cardinal de S. Onofrio, l’un des principaux bienfaiteurs du collège à peine fondé de Propaganda Fide22 ; Stefano Borgia, historien, antiquaire, membre de l’Accademia di Cortona, cardinal, préfet général de la même congrégation de Propaganda Fide à la fin du xviiie siècle et fondateur d’un musée dans lequel toutes ses collections de manuscrits (coptes ou mexicains), pierres précieuses, objets rares étaient réunies. Autant d’exemples qui montrent l’articulation des fonctions politiques et culturelles et des positions sociales, par laquelle se construit un certain type de rapport entre pouvoir et savoir.
14Le même type de remarque vaut dès lors qu’on souligne le poids numérique des clercs dans la ville comme au cœur du milieu intellectuel qui la compose. Ici, comme on l’a déjà indiqué, les causes d’une telle surreprésentation sont à chercher du côté des fonctions de commandement assumées par Rome au plan religieux : la ville est non seulement le siège de la papauté, mais aussi celui des grands ordres religieux. En conséquence de quoi le clergé dont il est question ici est celui de la catholicité : local, « national », international. On est ainsi confronté, dans Rome, à la fonction politique de ces institutions régulières – la présence des sièges de tous les ordres religieux, anciens et nouveaux, dont les chapitres, réunis à échéances variables selon la règle de chaque ordre, ravivent le cosmopolitisme de Rome – mais aussi à leur fonction culturelle et intellectuelle, comme en témoignent les studia généraux qui marquent l’espace romain, centres de formation à vocation centralisatrice pour les leurs, centres d’élaboration théologique à destination interne, mais aussi pontificale, c’est-à-dire à l’horizon de la catholicité. En d’autres termes, alors que l’historiographie récente a repéré la présence du Collège Romain et de ses satellites23, comme complément et concurrent d’un dispositif de formation centré autour d’une université et d’institutions pontificales trop rapidement considérées comme en état de crise24, il me semble nécessaire de jeter un regard différent sur cette cartographie romaine encore trop simplifiée, pour y ajouter les centres de travail des grands couvents, dominicains, scolopes, barnabites, minimes pour ne citer que certains des plus importants, dont aujourd’hui encore les bibliothèques portent la trace de cette vocation intellectuelle universelle que, chacun à sa manière, ils s’efforçaient de représenter25. On aura aussi compris qu’il convient à présent d’y ajouter le complexe scientifique représenté, autour de la nouvelle Congrégation pour la propagation de la foi, par le Collège Urbain, sa bibliothèque et l’imprimerie polyglotte, mis en place dans la première moitié du 17e siècle. On pourrait de fait utiliser cette expression de « complexe scientifique » pour qualifier ces institutions de savoir, le plus souvent analysées sur un mode unidimensionnel : la Trinité-des-Monts, par exemple, abrite et articule entre elles un ensemble d’activités scientifiques qui se déploient dans son architecture même autour d’un studium, d’une bibliothèque, d’un jardin de simples, d’une pharmacie, d’une collection d’histoire naturelle et de curiosités, d’une méridienne qui indique l’heure dans toutes les parties du monde :
Sur le mur du corridor de ce côté était peint un astrolabe ou méridien par le célèbre père Emmanuel Maignan, qui recevait le soleil par une petite ouverture pratiquée à une des fenêtres murée à dessein, par le moyen d’un petit vase de fer, qu’on remplissait d’eau (qui avait été substitué à un verre ou cristal placé primordialement au même endroit) et qui renvoyait le rayon à la ligne noire assignée pour marquer les heures astronomiques, avec cette rare circonstance que par la correspondance des lignes de différentes couleurs qui venaient toutes aboutir à un centre commun au dessus dudit vase, quand il était midi à Rome, on savait quelle heure il était aux autres parties du monde les plus éloignées, dont les noms étaient écrits sur le mur opposé, avec les chiffres qui désignaient les heures26.
15D’autres jardins botaniques, en rapport avec les hôpitaux ou l’université, d’autres cabinets d’observation astronomique que celui précocement ouvert au Collège Romain, quadrillent un espace urbain dont on mesure combien il est polycentrique et par là même polyphonique. L’effet d’accumulation joue donc un rôle fondamental à Rome : autres productions savantes, autres bibliothèques, autres réseaux d’information, autres collections, qui constituent autant de déclinaisons de sa vocation universelle comme centre de formation27.
16Ces équipements, cabinets, bibliothèques, musées, le plus souvent situés à l’abri des couvents, se déclinent comme autant d’espaces d’agrégation savante, où se mêlent des compétences distinctes, linguistiques, théologiques, philosophiques, antiquaires, naturalistes ; ils se transforment aussi en lieux ouverts de débats et de confrontation avec le monde extérieur – on pense ici à la cellule de Jacquier à la Trinité-des-Monts qui, à l’image de celle de Mersenne un siècle auparavant à Paris, se donne comme un de ces lieux28. Les pères qui animent ces centres fréquentent aussi des espaces de sociabilité savante, académies ou salons, selon les usages instaurés par la première modernité européenne – la référence ici est à l’académie de Mgr Ciampini dont il sera question plus loin.
Rome ou le consensus impossible
17Dès lors que les caractères structuraux de la communauté scientifique romaine sont mieux saisis, on peut chercher à en repenser le fonctionnement selon des termes nouveaux, où il ne s’agirait plus seulement de se demander si « l’influenza della repressione e della censura ecclesiastica è stata sopravvalutata »29, mais de comprendre comment, dans un tel contexte, et à quelles conditions contrôle, censure et répression peuvent cohabiter avec une activité savante. Il s’agit de comprendre aussi par quelles stratégies individuelles et collectives émergent des recherches, qu’elles se situent ou non dans le sillage de l’héritage galiléen, qu’elles se revendiquent ou non de la science moderne.
18Je voudrais, à l’aune de la caractérisation qui vient d’être esquissée à gros traits, formuler une première hypothèse sur la culture scientifique romaine de la première modernité, dans le prolongement de réflexions mises en œuvre dans un contexte distinct, hypothèse selon laquelle les conditions politiques et sociales de la ville ont interdit la constitution d’un paradigme épistémologique unifié, que ce soit celui que partagent les modernes dans le cadre de la révolution scientifique, ou celui des anciens, rivés à l’aristotélisme. Contrairement à l’idée communément admise d’une pratique scientifique romaine inexistante après 1633 car soumise définitivement au contrôle d’une censure ecclésiastique omnipotente et enfermée dans les cadres d’un aristotélisme garant d’orthodoxie, il importe de mettre au jour les contradictions inhérentes au système politique romain qui ont fait alterner, en termes de conjoncture, des phases d’ouverture et de repli culturel au gré des pontificats, et permis la constitution d’espaces locaux de transaction, de négociation, de circulation scientifique30.
19La contrepartie du polycentrisme des institutions de pouvoir et de savoir, comme celui des lieux de sociabilité (par opposition à un modèle florentin ou parisien monocentriste), tel qu’on vient de le décrire, ouvre des interstices à l’expression de positions et théories plurielles, dont témoignent nombre de recherches présentées dans ce volume et ailleurs31. Dans ce type de cadre, et en suivant les recherches engagées par M. P. Donato, l’hypothèse d’une culture atomiste particulièrement repérable à Rome dans la médecine – plutôt que dans l’astronomie ou la physique – trouve toute sa pertinence et ouvre une perspective importante pour le renouvellement de la recherche sur Rome et la science moderne.
20C’est aussi dans ce type de cadre qu’on peut comprendre l’essor d’une culture scientifique de type expérimental, qui se généralise dans la seconde moitié du xviie siècle. La physique ou les mathématiques, traditionnellement considérées comme les creusets de la « révolution scientifique », n’ont certainement pas installé à Rome leur épicentre, même si elles y ont aussi retenu l’attention des milieux savants. De fait les mathématiciens du Collège Romain participent tout au long des xviie et xviiie siècles aux opérations de mesure du monde par le biais des observations qu’ils réalisent pour le compte des grands projets « nationaux » d’établissement des latitudes, et ultérieurement des longitudes32. En outre, ces sciences ont été d’autant plus prisées qu’elles entretenaient la dimension spectaculaire de la pratique savante qui caractérise la ville et son public aristocratique. Les expériences sur le vide qui s’y déroulent à la fin des années 1630 en témoignent et la mise en circulation de l’image représentant, sur la façade d’un palais romain, l’installation du long tube de verre nécessaire à l’expérience, en est une expression paradigmatique : ici, le théâtre de la preuve est constitué non pas par les membres d’une communauté savante qui s’auto-détermine comme à Londres ou qui est distinguée au nom du monarque absolu comme à Paris, mais par la ville aristocratique33. L’exemple le plus significatif en est fourni, quelques décennies plus tard, par Giovanni Giustino Ciampini, éminent représentant de la Chancellerie Apostolique. Il fonde son crédit d’homme savant sur son salon, qui prend le titre d’académie « physico-mathématique », et sur l’achat de télescopes au coût exorbitant34. Le choix de recourir à des instruments d’un prix très élevé correspond à une manifestation symbolique du rapport privilégié à la modernité, ainsi se marque l’appartenance à une aristocratie du savoir qui s’identifie par l’accès à des technologies sophistiquées et s’y reconnaît, selon une image européenne de la science ayant cours depuis quelques décennies. Pour autant, cette pratique qui favorise une « mise en scène » de la science, comparable à toute autre forme de spectacle faisant partie intégrante de la civilité courtisane, n’est pas garante du degré de « modernité » qui accompagne la diffusion du protocole expérimental, pas plus que la pratique de l’observation astronomique ne se limite aux défenseurs des théories coperniciennes. Expression paradigmatique d’une culture aristocratique du paraître nourrie par la référence à la science expérimentale, l’académie de Ciampini présente aussi une forme d’agrégation intellectuelle non programmatique35, par opposition à certains cercles académiques italiens qui se définissent par l’homogénéité des positions scientifiques – comme c’était le cas du Cimento36 florentin où la pratique expérimentale s’inscrivait dans la lignée de la philosophie de la nature de Galilée et dans un système politique centralisé37. Certes, on sait, par des descriptions contemporaines, que le salon romain dans lequel se réunissaient les membres de cette vénérable institution était orné par les bustes ou les portraits de certaines des figures les moins orthodoxes de la science moderne, Descartes, Gassendi, Copernic ou Galilée38. Mais, dans les salons de Mgr. Ciampini, les « expérimentateurs » s’attachaient à des phénomènes d’une extrême variété, qui relevaient autant de la curiosité mondaine que de l’intérêt scientifique39. S’y côtoient ainsi des savants aux options philosophiques radicalement différentes : Borelli, qui y fait deux apparitions, Porzio et les jésuites du Collegio Romano, aussi bien que des curieux40. Faute d’unité, de consensus, d’accord sur un programme minimum, l’Académie de Ciampini n’est pas susceptible de constituer un véritable lieu de production des savoirs, contrairement, par exemple, à l’Académie royale des sciences de Paris.
21Le consensus minimum qu’exige le changement de paradigme n’est pas pensable dans un espace aussi instable politiquement et aussi polycentrique que l’état pontifical. Si, comme on l’a vu, chaque centre de savoir se définit comme l’émanation d’un centre de pouvoir (que ce soit une congrégation telle que Propaganda Fide, un ordre religieux, ou la papauté elle-même), alors on peut en tirer l’hypothèse que chaque centre de savoir développe ses propres réponses à la longue crise ouverte par l’intrusion de l’humanisme dans la culture de l’Europe chrétienne à la Renaissance. Cela expliquerait pourquoi la configuration intellectuelle qui en résulte se lit principalement en termes de tensions et d’oppositions entre les centres de savoir, ou même en leur sein : c’est à présent particulièrement clair pour la rivalité entre dominicains et jésuites, ou, chez les minimes, pour l’opposition entre Saguens et certains de ses confrères espagnols41. Querelles, rivalités, dissensions n’empêchent pas que des savoirs soient produits dans Rome, ils sont autres, ils méritent aussi d’être pris en considération et portés au crédit de la ville.
Le cas romain : entre théologie et science de l’homme
22Selon quels critères faudrait-il disqualifier a priori les savoirs produits à Rome en dehors du modèle reçu des sciences physicomathématiques ? Cette question conduit à ma seconde hypothèse, qu’on pourra lire comme une sorte de corollaire de ma première hypothèse : l’impossible établissement d’un consensus à Rome à propos des sciences physicomathématiques n’impose pas l’abandon de tout agenda de la recherche inspiré de la matrice catholique. Un tel agenda subsiste pour la simple raison que la volonté de maintenir la prédominance culturelle du ministère romain sur la catholicité imposait de répondre aux questions posées par le monde moderne. Cet agenda s’est établi dans la convergence intellectuelle entre papauté et milieu curial, d’une part, et élites nobiliaires autour desquelles se construit la sociabilité savante, d’autre part. Il trouve dans le champ des savoirs antiquaires un terrain de convergence possible sur lequel les mises en question de l’orthodoxie catholique cohabitent avec la production de savoirs positifs. Rome est sans doute l’un des espaces les mieux équipés pour accueillir la « révolution philologique » : il n’est nullement question ici de prétendre qu’il fut le seul mais de pointer les conditions particulières, c’est-à-dire localisées, d’une pratique spécifique, efficace, et lourde de conséquences pour la Catholicité. En effet, la « révolution philologique » constitue à la fois le fondement de l’essor des savoirs sur le passé et la condition épistémologique de la mise en crise de la science par excellence, la théologie, dont la ville avait été jusque là, et malgré la violence de la crise avignonnaise, la gardienne et l’écrin. C’est précisément la puissance de l’équipement romain au plan théologique – il est inutile ici d’en faire la démonstration : on renvoie aux remarques qui précèdent tant sur les studia universitaires des ordres religieux que sur la formation culturelle générale des membres de l’appareil curial – qui explique l’impact de cette « révolution » dans cet espace. À Rome plus qu’ailleurs, l’effet de cette « révolution » sur la théologie est socialement plus repérable (qu’on pense au poids de l’apprentissage des langues anciennes dans les séminaires romains, en fonction de leur nécessité pour lire le texte biblique), d’autant qu’il est intellectuellement associé à des enjeux essentiels (la tradition de conservation et de lecture des textes sacrés y est la plus continûment présente), et qu’il y apparaît épistémologiquement comme plus menaçant42. En invitant à un nouveau type de rapport entre la société chrétienne et l’Écriture, c’est-à-dire par définition le Texte qui en dit l’histoire, la philologie ouvre la brèche d’un rapport critique au savoir : par la critique d’abord textuelle43, puis plus largement matérielle.
23C’est sans doute à cette articulation que le « cadre » romain prend tout son sens, car il autorise en tant que site le passage de la critique textuelle – qui s’opère dans les bibliothèques, en particulier à la Vaticane qui conserve le plus de témoignages écrits du Texte –, à la critique matérielle qui est possible dans les rues de la ville selon un continuum thématique incomparable. Rome, réceptacle scripturaire de l’Antiquité chrétienne vétérotestamentaire, en devient le site néotestamentaire principal : elle se dévoile alors comme la Ville palimpseste de cette histoire qui se confond, pour une part, avec celle que le Texte a recueillie. C’est là mieux qu’ailleurs que, par le même geste épistémologique, on passe de l’Écriture aux textes, aux inscriptions, aux médailles, aux antiquités, aux objets, c’est là que la culture savante va porter ses interrogations de l’histoire chrétienne à l’histoire païenne (d’abord avec la Renaissance), puis à l’histoire de l’humanité (selon une formulation qui sera le fait du siècle des Lumières). Car l’histoire de l’humanité entière entre aussi dans les objectifs culturels de la Catholicité avec le projet politique d’évangélisation universelle, repris du vieux message chrétien mais adapté à un monde enfin élargi à ses quatre parties44.
24Il n’est pas question de faire de Rome l’unique capitale culturelle et savante susceptible de produire des savoirs antiquaires, mais de suggérer que les savoirs antiquaires qui s’y développent donnent à la pratique scientifique romaine sa particularité et définissent son empreinte, au double sens où ils la marquent et la distinguent au moins dans trois directions qui seraient à explorer. La première direction concerne le lien que l’on peut établir avec l’importance du collectionnisme attesté dans les cercles romains. En effet, le travail philologique n’autorise pas seulement l’acte collecteur, il le rend nécessaire et lui donne sa validité : collecte des manuscrits en vue de leur collation, collecte des pièces sur lesquelles on relève les inscriptions, puis collecte des fragments de pierre, toujours en quête de textualité, collecte élargie aux dimensions du monde à mesure que le besoin d’intelligibilité s’accroît et regarde en direction de l’autre45. Ici la collecte comme geste savant et la collection comme pratique sociale se croisent avec d’autant plus d’aisance que le monde romain est d’abord aristocratique : c’est peut-être ce type de convergence qui explique le caractère hybride du collectionnisme romain et en fait toute l’attraction. Laissons cette piste ouverte.
25Deuxième direction à explorer, la collecte conduit à la définition des sciences antiquaires comme champ privilégié où les érudits vont interroger l’historicité du christianisme. Ces sciences posent en effet, au-delà de leurs objets propres – l’arche de Noé, les temps adamiques, le copte ou l’hébreu – la question fondamentale de la chronologie. De même que l’astronomie pose à la Bible la question des distances entre les astres, la philologie rapportée au même Texte pose la question des temps : aussi, à Rome, le théologien est-il autant mis en défaut par le mathématicien que par l’antiquaire. Dans l’un comme dans l’autre domaine, le croire est mis en difficulté par le savoir : si rupture il y a dans l’histoire du monde occidental, c’est là qu’elle se situe après un long millénaire durant lequel, de saint Augustin à Thomas d’Aquin, puis à Nicolas de Cues, les plus grands savants ont cherché à établir une forme d’équilibre entre le savoir et le croire. Dans cette perspective on pourrait ajouter que ce sont nos valeurs actuelles qui attribuent plus d’importance et de signification à la mise en discussion du croire par le savoir physico-mathématique (nouvelle forme de l’objectivation et de l’universalisation des procédures de connaissance) plutôt que par le savoir historique. À partir de la Renaissance, ces deux formes d’ébranlement ont étonné et effrayé diversement les chrétiens. On notera en outre que les institutions mêmes du savoir mises en place par les défenseurs romains du croire ont porté la contradiction à son point le plus extrême. La référence est ici au complexe scientifique né comme instrument de la Congrégation pour la propagation de la foi : devenu un espace de production autonome de savoirs, il a contribué à l’entreprise générale de connaissance portée par Rome et c’est principalement en son sein que la recherche linguistique ou l’étude des religions et des croyances des autres civilisations a trouvé à s’abriter et à se développer. C’est par Propaganda Fide, sur un mode exemplaire mais non unique, que la philologie comme méthode apparaît aussi comme le creuset de nouvelles disciplines en formation – l’histoire, l’archéologie, la linguistique, l’orientalisme, l’anthropologie –, par où vacille l’ancien édifice des savoirs que la théologie avait été jusque là en mesure de dominer, d’ordonner et d’unifier46.
26En ce sens, la rencontre entre l’entreprise missionnaire et la méthode critique née de la matrice philologique permet la formulation et l’articulation des « savoirs missionnaires », troisième direction que je voudrais brièvement explorer. L’horizon missionnaire romain, principale expression de l’ambition universelle de la ville, est celui, inattendu pour ses acteurs, de la confrontation du christianisme aux autres religions : non plus l’enfermement dans la grande tradition judéo-chrétienne ou plus largement monothéiste, reconnue et marquée historiquement par la « soumission » du judaïsme, la mise à distance de l’islam et la lutte contre les Églises de la Réforme selon le schéma proposé par l’Église triomphante47 ; mais l’horizon infini des polythéismes orientaux, des rites et des croyances à faire entrer dans ses schémas : c’est-à-dire dans sa chronologie, dans ses mots (croyances, concepts et langues à la fois), dans ses pratiques (c’est ici tout le débat sur l’accommodation qui est ouvert, comme aussi la question difficile du droit canon dans son application aux terres nouvellement conquises). Rome donc, capitale des savoirs missionnaires, qui lui apportent le spectacle, encore un, des infinies variations de la nature humaine et du monde, et qui se voit obligée, en quelque sorte, de chercher à construire un nouveau cadre théorique pour penser la diversité des hommes et les contradictions de leur histoire. Je m’arrêterai au seuil de cette hypothèse, car elle marque sans doute la ligne de passage entre un programme de recherche dont les résultats sont ici présentés et un autre, à venir et à inventer, qui chercherait notamment à explorer les voies, romaines et non romaines, de la formation de ce que nous qualifierions aujourd’hui de sciences de l’homme par excellence, des sciences dont il serait éclairant de chercher à comprendre ce qu’elles doivent à leur matrice théologique48.
27L’objectif, en indiquant ces trois pistes de réflexion, n’est pas de réduire à cette seule ligne de recherche l’ensemble des dynamiques savantes dont Rome est le centre. Il me semble qu’au mieux, cette ligne de recherche « philologique » singulariserait Rome à l’époque moderne, par rapport à Londres, Amsterdam, Madrid ou Paris, ou, en d’autres termes, qu’elle serait le marqueur des conditions locales d’une pratique savante spécifique.
28Un tel déplacement de point de vue contribue, à mon sens, à un autre type de déplacement, historiographique celui-ci : Rome serait moins cet anti-lieu de la science moderne qu’un autre des lieux d’observation de la culture hybride qui caractérise l’entier processus de constitution de la science moderne, avec la mise en place du paradigme expérimental comme synonyme de la commensurabilité. Ce qui nous conduit en dernière instance à poser Rome comme un cas, c’est-à-dire méthodologiquement un objet circonscrit à partir duquel on construit la généralisation49. En effet la commensurabilitése donne comme horizon épistémologique commun aux sciences expérimentales physico-mathématiques (c’est le geste de reproduction des expériences qui permet de les mesurer, c’est-à-dire d’en annuler les variations de résultats contingentes à l’expérience elle-même) et aux sciences de matrice philologique, celles qui ont en commun comme objet l’homme en société (ici l’expérience réside dans la mise en comparaison des groupes humains, par où doivent s’élaborer les critères de la commensurabilité). Dès lors il s’agit moins de classer les espaces, et en particulier les espaces urbains, en fonction des disciplines considérées, que de travailler à l’explicitation des liens entre outils, objets et agents de cette entreprise. Ici Rome, ailleurs d’autres sites sont à examiner, pour établir une nouvelle géographie et une autre archéologie de nos savoirs. Ce sera une entreprise au long cours.
Notes de bas de page
1 On renverra ici à D. Roche, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles, xviie-xixe siècle, Paris, 1997, et particulièrement aux pages du chapitre 2, consacrées à « L’expérience de l’urbanité », p. 58-68. Sur Rome, dans la même lignée, R. Ago, Il gusto delle cose. Una storia degli oggetti nella Roma del Seicento, Rome, 2006.
2 D’autant que ces questions sont encore largement discutées par les historiens de l’Église de l’époque moderne. On renverra pour une synthèse récente à P. Benedict, S. Seidel Menchi et A. Tallon (dir.), La Réforme en France et en Italie : contacts, comparaisons et contrastes, Rome, 2007 (Collection de l’École française de Rome, 384). En Italie, si A. Prosperi est sans doute le plus éminent représentant de l’idée de Trente comme coupure (comme l’ensemble de ses travaux et le tour chronologique qu’il leur a donné l’indique clairement), P. Prodi représente depuis bien longtemps et, à la suite de son travail de référence sur la réforme catholique dans l’évêché de Bologne autour de la figure du Cardinal Paleotti (Il cardinale Gabriele Paleotti (1522-1529), 2 vol., Rome, 1959-1967) une alternative articulée sur une approche de la construction juridique de l’état moderne inscrite dans la longue durée des xiie-xviiie siècles. Si cette seconde approche est particulièrement convaincante, il n’en demeure pas moins que sur un point au moins Trente et l’après-Trente marquent une rupture particulière : c’est sur la question missionnaire. Comme les travaux de G. Pizzorusso abondamment cités dans ce volume, mais aussi ceux de J. Metzler (éd.), Memoria Rerum : Sacrae Congregationis de Propaganda Fide Memoria Rerum, Rome-Fribourg-Vienne, 3 vol., 1971-1976, le montrent, la naissance de la Congrégation pour la propagation de la foi, à la genèse tourmentée, redessine les voies de l’évangélisation catholique, mais aussi la politique extérieure de la papauté : deux raisons largement suffisantes pour établir cette période comme moment de rupture. Un troisième élément plaide en faveur de cette même idée, la fondation de la Compagnie de Jésus, qui reconfigure profondément la question missionnaire, dès les années 1550. Voir P.-A. Fabre et B. Vincent (dir.), Missions religieuses modernes : « Notre lieu est le monde », Rome, 2007 (Collection de l’École française de Rome, 376).
3 C’est dans ce sens que le colloque « Missions d’évangélisation et circulations de savoirs (xvie-xviiie siècle) », organisé par la Casa de Velázquez et le Groupe de recherches sur les missions ibériques modernes (EHESS), à Madrid du 29 au 31 janvier 2007, a cherché à proposer une autre vision sur cette historiographie, comme certains travaux individuels du groupe se sont déjà employés à le montrer.
4 Outre G. Labrot, L’image de Rome : une arme pour la Contre-réforme, Paris, 1987, voir J. Connors, Alliance and Enmity in Roman Baroque Urbanism, Tübingen, 1989 ; N. Marconi, Edificando Roma Barocca. Macchine, apparati, maestranze e cantieri tra xvi e xviii secolo, Rome, 2004. On renverra aussi à I. Insolera, Le città nella storia d’Italia. Roma, Rome-Bari, 1980, et, plus précis sur la période étudiée ici, P. Portoghesi, Roma barocca, Rome-Bari, 2002, et particulièrement aux chap. 2 et 3 de la première partie, p. 39-78.
5 C. Brice et M. A. Visceglia (dir.), Cérémonial et rituel à Rome (xvie-xixe siècles), Rome, 1997 (Collection de l’École française de Rome, 231).
6 Sur Borromini, dans l’abondante littérature disponible, on renverra notamment à C. L. Frommel et E. Sladek (dir.), Francesco Borromini. Atti del convegno internazionale, Roma, 13-15 gennaio 2000, Milan, 2000 ; complémentaire, B. Tellini Santoni et A. Manodori Sagredo (dir.), Luoghi della cultura nella Roma di Borromini [Catalogue de l’exposition de la Biblioteca Vallicelliana, Rome, 19 mai-3 juillet 2004], Rome, 2004. Sur les jésuites à Rome, G. Bailey, Between Renaissance and Baroque : Jesuit Art in Rome, 1565-1610, Toronto, 2003.
7 On fait principalement référence ici aux travaux nés dans le sillage de P. Prodi, déjà souvent cité dans ce volume.
8 On mesure ici combien l’historiographie du mécénat et du patronage, qui a produit des analyses remarquables et décisives en particulier pour le domaine des arts, gagnerait à être mobilisée dans cet horizon pluridimensionnel, quand la tendance générale, portée par l’analyse des réseaux, tend à produire des recherches monocentrées, que le centrage soit sur l’artiste ou le patron. Parmi les nombreux exemples que l’on pourra citer, voir M. Hochmann (dir.), Villa Medici. Il sogno di un cardinale. Collezioni e artisti di Fernando de’ Medici, Rome, 1999. L’exemple est d’autant plus intéressant qu’il témoigne des intérêts extra-européens de Ferdinand de Médicis à la fin du xvie siècle.
9 Comme le suggèrent L. Fiorani et A. Prosperi dans l’introduction « Una città ‘plurale’ », dans L. Fiorani et A. Prosperi (dir.), Storia d’Italia. Annali 16. Roma, la città del papa. Vita civile e religiosa dal Giubileo di Bonifacio VIII al Giubileo di Papa Wojtila, Turin, 2000, p. XXIII-XXXI, p. XIII-XV : « Pluralità e varietà sono caratteri declinati in positivo e in negativo, nella storia delle immagini di Roma. [...]. L’inevitabile riflettersi sulla città della presenza del papato e il conseguente intreccio di immagini apologetiche o polemiche che tendono a vederla come semplice irraggiamento o inveramento dei caratteri, delle qualità e dei difetti di volta in volta attribuiti al papato hanno reso la materia più densa e anche più resistente all’analisi storica ».
10 Pour l’historiographie sur les étrangers à Rome, aussi ancienne qu’abondante, on renverra à la bibliographie qui accompagne ce volume.
11 Parmi les nombreux travaux disponibles sur ce point, on renverra à ceux cités dans la bibliographie jointe.
12 Sur cet aspect diplomatique de l’histoire de la Trinité-des-Monts, voir F. Bonnard, Histoire du couvent royal de la Trinité du Mont Pincio à Rome, Rome-Paris, 1933.
13 Sur ce point, on renverra à R. G. Villoslada, Storia del Collegio Romano dal suo inizio (1551) alla soppressione della Compagnia di Gesù (1773), Rome, 1954, et en particulier à l’annexe sur la liste des professeurs de l’établissement, p. 322-336.
14 Sur les étrangers à Rome, voir Fondations nationales dans la Rome pontificale, Rome, 1981 (Collection de l’École française de Rome, 52). Dans les dernières années, les travaux menés notamment par Dominique Julia sur la question des pèlerinages, ont eux aussi jeté des lumières nouvelles sur cette catégorie d’étrangers par excellence, les pèlerins. Voir en particulier, P. Boutry et D. Julia (dir.), Pèlerins et pèlerinages dans l’Europe moderne. Actes de la table ronde de Rome (juin 1993), Rome, 2000 (Collection de l’École française de Rome, 262) ; D. Julia, Gilles Caillotin, pèlerin : le retour de Rome d’un sergier rémois, 1724, Rome, 2006 (Collection de l’École française de Rome, 356).
15 C. Martin, Histoire du couvent royal des Minimes français de la très sainte Trinité sur le mont Pincius à Rome, manuscrit conservé dans la bibliothèque de la Trinité-des-Monts, Rome, livre III, fol. 321-322.
16 Quelques suggestions sur ce point dans S. Van Damme et A. Romano, Penser, structurer et contrôler la mobilité intellectuelle dans la catholicité post-tridentine : les enseignants jésuites et l’espace méditerranéen, dans MEFRIM, 119, 2007/1, p. 185-206.
17 On renverra ici aux réflexions engagées pour la période suivante par P. Boutry, Nobiltà romana e curia nell’età della Restaurazione. Riflessioni su un processo di arretramento, dans M. A. Visceglia (dir.), Signori, Patrizi, cavalieri nell’età moderna, Rome-Bari, 1992, p. 390-422.
18 M. Caffiero, M. P. Donato et A. Romano, De la catholicité post-tridentine à la République romaine : splendeurs et misères des intellectuels courtisans, dans J. Boutier, B. Marin et A. Romano (dir.), Naples, Rome, Florence : une histoire comparée des milieux intellectuels italiens (xviie-xviiie siècle), Rome, 2005 (Collection de l’École française de Rome, 355), p. 171-208. Dans les pages qui suivent, sont tracées à grands traits les caractéristiques sociales et démographiques de la ville.
19 Je renvoie ici non seulement aux annexes produites par M. P. Donato et A. Romano, dans le cadre du projet sur les milieux intellectuels, sur les bibliothèques et académies romaines, p. 681-682 et 693-699, mais aussi aux analyses proposées par Renata Ago dans son dernier livre, Il gusto delle cose... cit. supra n. 1, qui permet de lire la diffusion des modèles de consommations aristocratiques dans les autres milieux urbains de la ville.
20 Outre les monographies consacrées aux papes et aux familles pontificales, on renverra à l’abondante production sur le mécénat romain, présente dans bibliographie finale.
21 Sur le collectionisme des Borgia dans la deuxième moitié du xviiie siècle, voir par exemple M. Nocca (dir.), Le quattro voci del mondo : arte, culture e saperi nella collezione di Stefano Borgia (1731-1804), Velletri, 2001.
22 En 1637, il établit douze « fondations », c’est-à-dire des bourses destinées à des étudiants, âgés de 15 à 21 ans, et provenant des églises de rite oriental, pour venir étudier à Rome. Voir G. Pizzorusso, I satelliti di Propaganda Fide : il Collegio Urbano e la Tipografia Poliglotta. Note di ricerca su due istituzioni culturali romane nel xvii secolo, dans MEFRIM, 116, 2004, p. 471-498.
23 Il s’agit ici des différents collèges « nationaux » fondés autour du Collège Romain, tel que le collège germanique, le collège anglais le séminaire maronite, le séminaire romain, projeté par Pie IV, en vue de répondre au problème de la formation du clergé. À ces différents collèges, existant déjà au début du xviie siècle, s’ajouteront ultérieurement le collège grec, le collège irlandais, le collège écossais. Pour une notice détaillée sur tous ces établissements, voir G. Moroni, Dizionario di erudizione storica-ecclesiastica da S. Pietro sino ai nostri giorni, Venise, 1845, vol. 52, p. 142-242. Sur les fonctions intellectuelles du Collège Romain, voir U. Baldini, Legem impone subactis. Studi su filosofia e scienza dei gesuiti in Italia 1540-1632, Rome, 1992. Sur le musée attaché au complexe culturel du Collège Romain, voir E. Lo Sardo, Athanasius Kircher S. J. Il Museo del mon-do [catalogue de l’exposition de Rome, Palazzo Venezia], Rome, 2001 ; D. Stolzenberg (dir.), The Great Art of Knowing. The Baroque Encyclopedia of Athanasius Kircher, Stanforf, 2001.
24 Sur la Sapienza, outre F. M. Renazzi, Storia dell’Università degli studi di Roma detta communemente La Sapienza, che contiene anche un saggio storico della letteratura romana dal principio del secolo xiii sino al declinare del secolo xviii, Rome, 1803-1806, 4 vol., on renverra aux précieuses études réunies dans Roma e lo Studium Urbis. Spazio urbano e cultura dal ‘400 al ‘600. Atti del convegno di Roma, 7-10 giugno 1989, Rome, 1992.
25 Parmi les plus importants, on retiendra le collège dominicain des Penitenzieri della Basilica di S. Maria Maggiore, le studium universitaire des Franciscains des SS. Apostoli, le collège franciscain des Penitenzieri de’ PP. Francescani Minori Osservanti de la basilique de S. Giovanni Laterano, le couvent de S. Isidoro avec son collège des PP. Hibernesi Riformati di S. Francesco, le Collegio Nazareno des scolopes fondé en 1618, le Collegio Gregoriano, fondé par l’abbé Costantino Gaetano (1664). Sur le studium des Minimes de la Trinité des Monts, outre les notices du catalogue La Trinité-des-Monts redécouverte, sous la direction d’Y. Bruley, Rome, 2002, voir le dossier La Trinité-des-Monts dans la république romaine des sciences et des arts, dans MEFRIM, 117, 2005. À propos des grandes bibliothèques romaines, sur la Vallicelliana, voir B. Tellini Santoni et A. Manodori Sagredo (dir.), Libri e cultura nella Roma di Borrmini, Rome, 2000 ; B. Tellini Santoni et A. Manodori Sagredo (dir.), Luoghi della cultura nella Roma di Borromini... cit. supra n. 6. Sur l’Angelica, N. Muratore (dir.), Da palazzo Massimo all’Angelica. Manoscritti e libri di un’antica famiglia romana, Rome, 1997.
26 Voir l’Histoire du couvent royal des Minimes français de la très sainte Trinité sur le mont Pincius à Rome, manuscrit sans cote conservé dans la bibliothèque de la Trinité-des-Monts, fol. 178. Ce document offre un témoignage unique de l’organisation de l’espace et de la vie dans la communauté des minimes français. On y trouve au fol. 181 (livre second, numérotation des pages continue), la présentation du cabinet de curiosités et médailles : « les deux dernières [pièces] qui avaient servi de bibliothèque avant la construction du grand chœur, et de l’édifice supérieur qu’on y destina vers l’an 1680, furent alors choisies pour être le dépôt des choses rares et précieuses qui seraient données par les bienfaiteurs au profit du couvent. Depuis cette époque on y réunit diverses raretés qui firent donner à cet appartement le nom de muséum et pour le soin desquelles on créa un office de custode. Voici un aperçu des objets qu’il renfermait, dans les deux chambres. (a) Dans celle qui servait d’entrée, on voyait autour des murs 29 tableaux de différentes grandeurs [...], 24 dessins ou gravures, les médaillons des 12 empereurs en relief sur marbre, et 14 autres en bronze des empereurs et impératrices. On y voyait de plus entre les deux fenêtres une commode en bois de noyer sur laquelle était une figure de saint François de Paule en terre grasse vis à vis une table d’albâtre oriental sur laquelle étaient deux reliefs, l’un de saint joseph averti en songe de fuir l’Égypte, et l’autre des disciples d’Emmaüs, et entre les deux une grande boîte vitrée surmontée d’un cylindre en verre garnie d’oiseaux desséchés et artistement arrangés par le père Fouvrault l’an 1766 [...] Au fond de ladite chambre était une grande armoire double qui renfermait environ 2550 médaillons posés sur des planches à coulisse, à savoir [suit la liste de ces médaillons]. Dans les pages suivantes, fol. 191-193, suit la description de la pharmacie : « On y voit d’abord le comptoir placé au milieu de la salle entre les deux fenêtres ayant en perspective une bibliothèque appliquée au mur garnie de livres analogues à la médecine, presque tous inscrits au nom du frère Donis. À une des fenêtres en face de la porte était pratiquée une fontaine en marbre qui recevait l’eau qui venait du grand bassin [...]. Dans l’embrasure de l’autre fenêtre était une armoire à l’usage dudit pharmacien, à coté une grand balance attachée au mur, et sous les tablettes aux supports des vases attachées au mur, à main droit, deux grands vases de marbre propre à contenir la thériaque ainsi que quatre autres [...] de terre cuite placées de l’autre coté d’une armoire ou crédence vitrée qui était au milieu dans laquelle il y avait diverses essences et une pendule ou horloge française montée en bois d’ébène pour l’utilité du pharmacien. Au coin de ce mur était un petit réduit fermé par une porte vitrée {reste de l’ancien escalier du couvent} où se tenaient les outils les plus nécessaires pour l’usage journalier de cet office. Pour éviter la difformité qu’aurait pu faire cet avancement dans la salle, on avait pratiqué une alcôve qui prenait depuis la porte et qu’on fermait par un rideau. Dans cette alcôve était une armoire, une (crédence) aux onguents, une table à manger, etc. [...] On y voyait en effet au-dessus de trois cintres de boites ou tiroirs, deux ou trois rayons de vases faïences couverts d’une feuille de laiton bruni qui paraissait d’or lesquels étaient couronnés par six bustes de philosophes distingués sur les corniches. [...] Entre les deux fenêtres était un autre bureau avec son banc et dossier en bois de noyer attaché au mur et dessus le support des balances pour peser les médicaments et les tiroirs corrélatifs à cet office [...] on comptait dans cette salle environ 250 vases de faïence de diverses grandeurs et 25 seulement dans la première [...] on voyait 300 petits vases de verre ou cristal qui contenaient les essences, les sels et autres drogues les plus précieuse ; et dans une autre en face de la porte, au-dessus de la dormeuse, plusieurs tablettes ou rayons qui portaient 75 petits vases de faïence et à peu près 20 petits vases de verre ou cristal outre 10 grands flacons de verre pour recevoir l’eau de mélisse dite anciennement merveilleuse, et diverses autres bouteilles propres aux distillations placées dans les encoignures. Outre ces objets il y avait dans les deux salles, beaucoup d’autres effets en argent, étain, cuivre et fer ».
27 Le dossier des MEFRIM sur la Trinité-des-Monts, déjà cité ici, offre un exemple qu’il conviendrait de systématiser. Certains dossiers thématiques de la revue Roma moderna e contemporanea ont eux aussi ouvert des perspectives intéressantes sur ce thème, comme on a pu le signaler tout au long du volume. Un numéro thématique de Medicina nei secoli. Giornale di storia della medicina, 12/3, 2000, sur les jardins botaniques consacre différents articles à ceux de Rome. On renverra notamment aux articles de L. R. Angeletti et S. Marinozzi, p. 439-476, et de P. Lanzara, p. 477-486.
28 Voir G. Montègre, Rome capitale culturelle au siècle des Lumières. Présence française et constructions des savoirs dans la Ville éternelle au temps de l’ambassade du cardinal de Bernis (1769-1791), thèse de l’Université de Grenoble 2 et de l’Università degli studi di Roma – La Sapienza, soutenue le 2 décembre 2006, chap. 2, p. 103-152.
29 Voir D. Sella, L’Italia del Seicento, Rome-Bari, 2000, p. 282 : « Anche se in generale il lavoro scientifico proseguì fino alla fine del secolo, gli storici hanno spesso notato un contrasto fra l’epoca d’oro di Galileo, Castelli, Cavalieri e Torricelli e i risultati molto meno eclatanti dell’ultimo quarto del secolo, quando gli scienziati dedicarono troppo spesso una quantità eccessiva di energie ad esperimenti « curiosi » ed evitarono di prendere in considerazione problemi teorici di ordine più generale. La scienza gesuitica, in particolare, è stata segnalata come l’esempio estremo di questa infausta tendenza, e come prova del fatto che la tendenza medesima era generata principalmente dal grave impatto presumibilmente avuto dalla condanna di Galileo sugli scienziati italiani in generale. Negli ultimi anni tuttavia, questa interpretazione è stata oggetto di critiche severe. Si è rilevato che l’influenza della repressione e della censura ecclesiastica è stata sopravvalutata : il solo campo scientifico gravemente colpito fu la cosmologia, e persino qui non mancarono opere eccellenti (come quale di Borelli), purché gli altri avessero l’accortezza di non schierarsi apertamente con il copernicanesimo ».
30 On pense ici à Grégoire XIII instigateur de la réforme de calendrier julien, aux oscillations internes du pontificat de Urbain VIII, à ce jour le mieux étudié à cause de Galilée, au pontificat réformateur, à sa manière, de Benoît XIV, étudié par M. P. Donato.
31 C’est ce qu’exprime systématiquement le recueil d’articles édités par M. P. Donato, Conflicting Duties. Science, medicine and religion in Rome (15501750), sous presse. On peut aussi rappeler brièvement la tension épistémologique qui parcourt l’ensemble du programme des Lincei, depuis ses origines, comme différents articles publiés dans ce volume en rendent compte. On peut en outre renvoyer au Giornale de’ Letterati ou à l’académie physisco-mathématique de Ciampini : voir A. Romano, À l’ombre de Galilée ? Activité scientifique et pratique académique à Rome au xviie siècle, dans J. Boutier, B. Marin et A. Romano, op. cit., p. 209-242.
32 On ne reviendra pas ici ni sur le rôle de Cassini, comme médiateur entre les jésuites italiens, à partir de Bologne et de Riccioli (voir M. T. Borgato (dir.), Giambattista Riccioli e il merito scientifico dei gesuiti nell’età barocca, Florence, 2002), ni sur l’entreprise scientifique de la monarchie française mise en œuvre à partir de l’Académie royale des sciences : de même que les collèges jésuites de France ont été intégrés dans ce programme « national », comme les travaux de F. de Dainville l’ont montré avec clarté, de même les jésuites ont su mobiliser leur réseau, dans son ensemble, pour négocier, en sens inverse, leur fonction de ressource au sein de la République des Lettres. Cette remarque vaut pour les sciences, mais plus généralement pour tous les savoirs, comme les travaux de S. Van Damme sur Lyon ont permis de le montrer : voir Le temple de la sagesse. Savoirs, écriture et sociabilité urbaine (Lyon, xviie-xviiie siècle), Paris, 2005. D’une manière générale, Rome capitalise au plus haut degré l’efficacité de la structuration de la Compagnie en réseau transcontinental, précisément parce que ce réseau est romano-centré. Qu’ensuite le développement scientifique se fonde plus ou moins sur l’accumulation des données varie en fonction des disciplines : astronomie, sciences naturelles et de la terre ou de l’homme en dépendent définitivement par opposition à la physique ou aux mathématiques.
33 Les travaux sur le vide, centrés sur Torricelli ou Pascal, ne se sont presque jamais posé la question des contextes et des lieux. Voir C. de Waard, L’expérience barométrique, ses antécédents et ses explications. Étude historique, Thouars, 1936 ; E. Grant, Much Ado about Nothing : Theories of Space and Vacuum from the Middle Ages to the Scientific Revolution, Cambridge, 1981. Une proposition alternative, A. Romano, Mathematics and philosophy at Trinità dei Monti : Emmanuel Maignan and his legacy between Rome and France in the second half of the seventeenth century, dans M. P. Donato et J. Kraye (dir.), Conflicting duties... cit.
34 En 1684, il réalise l’achat de deux nouveau télescopes, qui devait moins répondre à un objectif d’efficacité que de longueur : le premier de 27 m. et le second de 34 m. permettaient des grossissements exceptionnels.
35 C’est ce que suggère l’analyse des deux manuscrits Vat. Lat. 11757, Registro dell’Azioni accademiche fatte nell’Accademia dell’esperienze naturali, filosofiche e mathematiche, de 1677 et Ottob. Lat. 3051, Registro delle sezzioni academiche fatte nell’academia dell’esperienze naturali, filosofiche e mattematiche, parte prima delle tenute nell’anno 1676, adunate et ordinate dal segretario G.T. archidiacono di Reggio, dédié à Christine de Suède, qui constituent les deux témoignages subsistant de l’activité de l’académie.
36 À propos de cette académie essentielle dans le xviie siècle italien, on renverra principalement aux travaux de P. Galluzzi, cités dans le volume et dans la bibliographie.
37 C’est en ce sens que les analyse de M. Biagioli sont un peu trop schématiques, dans la mesure où elles ne prennent appui que sur les modèles florentin ou parisien. Voir Id., Le prince et les savants. La civilité scientifique au xviie siècle, dans Annales. HSS, 50, 1995, 6, p. 1417-1453 et son travail sur Galilée.
38 Voir S. Rotta, L’accademia fisico-matematica Ciampiniana : un’iniziativa di Cristina ?, dans Cristina di Svezia a Roma, 1655-1689, Cité du Vatican, 1989, p. 128.
39 Voir M. Maylender, Storia delle accademie d’Italia, Bologne, 5 vol., 19261930, vol. 1, p. 14 : « Insomma non si scopriva novello fenomeno in cielo, non appariva nuovo oggetto in terra, non produceva cosa miravigliosa la natura o l’arte, che qui non si proponesse ad un diligente esame ; e quantunque ciascuno degli accademici di somma dottrina e di perspicacissimo ingegno fosse dotato, con tut-to ciò sempre spiccavano gli esperimenti co’ quali Mons. Ciampini, o difendeva le proprie opinioni, o confermava l’altrui... ». On pourra aussi prendre des exemples tirés des manuscrits cités ci-dessus : le 21 novembre 1677, Ciampini fait un exposé sur une machine « con la quale mostrava il modo di conoscere la diversità del tempo » (Vat. Lat. 11757, fol. 102), quand la semaine précédente un autre membre de l’académie parlait d’une nouvelle expérience sur le mercure, avec référence à Galilée, Torricelli, Roberval, et au Cimento (Vat. Lat. 11757, fol. 91). Mais on y trouve aussi des exposés sur une voiture fonctionnant sans cheval faite par un servite de Rome aux frais du Sig. Gasparo Altieri, neveu de Clément IX (Vat. Lat. 11757, fol. 156), ou « una demostrazione da aggiungersi ad una proposizione del Castelli nel suo libro della misura delle acque correnti » (Ottob. Lat. 3051, fol. 14).
40 Ce sont les noms qui figurent dans les deux manuscrits cités ci-dessus.
41 Comme il ressort des recherches de M. P. Donato sur la question de l’atomisme : voir Scienza e teologia nelle congregazioni romane : la questione atomista, 1626-1727, p. 595-634.
42 Qu’on pense au retentissant échec de l’édition de la bible sixto-clémentine, étudié par G. Fragnito, La Bibbia al rogo. La censura ecclesiastica e i volgarizzamenti della Scrittura (1471-1605), Bologne, 1997.
43 C’est pourquoi dans le champ théologique c’est à l’exégèse biblique que se consacre la communauté savante prioritairement, non seulement pour l’intégrer dans le nouveau périmètre de la science théologique en reformulant les programmes d’enseignement des facultés de théologie, mais pour en faire la principale arme contre les protestants. Sur cette question générale, et hors contexte romain, voir F. Laplanche, La controverse religieuse au xviie siècle et la naissance de l’histoire, dans La controverse religieuse et ses formes. Textes édités par A. Le Boulluec, Paris, 1995, p. 373-403, et plus généralement, Id., La Bible en France, entre mythe et critique. xvie-xixe siècles, Paris, 1994, suivi de La crise de l’origine. La science catholique des évangiles et l’histoire au xxe siècle, Paris, 2006. On remarquera que nombre des théologiens romains sont aussi des antiquaires, comme les figures de Ciampini ou Stefano Borgia rencontrées tout au long de ces pages.
44 Il convient ici de rappeler les pages heureuses que A. Dupront a consacrées, dès 1946, à l’esprit de curiosité caractéristique de la Renaissance, dans Espace et humanisme, dans Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance. Travaux et documents, 7, 1946, p. 7-104, repris dans Genèses des temps modernes. Rome, les Réformes et le Nouveau Monde. Textes réunis et présentés par D. Julia et P. Boutry, Paris, 2001, p. 47-112. L’entreprise qui viserait à localiser sa réflexion permettrait assurément de donner à Rome cette place particulière qu’on cherche à décrire ici. Mais on n’entend pas, pour singulariser Rome, oublier le travail effectué ailleurs par d’autres, dans d’autres configurations intellectuelles. Qu’on pense à Isaac La Peyrère, dès le milieu du xviie siècle, comme les travaux qui lui ont été consacrés le démontrent si clairement : voir R. H. Popkin, Isaac La Peyrère (15961676) : His Life, Work and Influence, Leyden, 1987. Une lecture intéressante et récente, N. Wachtel, Théologies marranes. Une configuration millénariste, dans Annales, HSS, 62, 2007, p. 69-100. On retiendra aussi la synthétique analyse de A. Grafton, Isaac La Peyrère and the Old Testament, dans Id., Defenders of the Text. The tradition of scholarship in an age of science, Cambridge-Londres, 1991, p. 204-213. Pour la période postérieure, et dans un cadre européen, on pourra renvoyer aux stimulantes analyses de J. I. Israel, Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité, trad. française, Paris, 2005 (1e éd. Oxford, 2001).
45 En se dotant d’instruments de plus en plus susceptibles de rendre les opérations de savoir commensurables, selon la nouvelle fonction assignée aux instruments tout au long de la période.
46 Il conviendrait, à ce propos, de reprendre l’enquête sur un point précis : celui des modalités de transformation de l’entreprise universelle des savoirs en entreprise eurocentrée voire eurocentrique. Un ensemble de suggestions intéressantes, qui sont, à ma connaissance restées sans suite, dans P. Prodi, Nuove dimensioni della Chiesa : il problema delle missioni e la « conquista spirituale » dell’America, dans Problemi di storia della Chiesa nei secoli xvi-xvii, Napoli, 1979, p. 267-293.
47 Le renvoi à l’Imago primi saeculi de la Compagnie de Jésus s’impose ici, comme mise à l’épreuve d’une nouvelle forme d’organisation de cette histoire plus complexe, qui doit du même coup absorber et intégrer dans une même continuité le même (la tradition monothéiste dont le catholicisme a réussi à triompher) et l’autre des polythéismes parfois plus anciens que ceux des Anciens.
48 On pense ici au travail fondamental et resté inachevé de M. de Certeau, à peine esquissé dans son programme de recherche sur l’hétérologie, rendu visible dans le volume édité par S. Greenblatt, New World Encounters, Berkeley-Los Angeles-Oxford, 1993. Le volume reprend un ensemble d’articles publiés pour la plupart d’entre eux dans la revue Representations, en 1991. C’est là qu’on trouve la seule version accessible à ce jour du programme de recherche esquissé par Certeau, Travel Narratives of the French to Brazil, p. 323-328.
49 Voir J.-C. Passeron et J. Revel, Penser par cas. Raisonner à partir de singularités, dans Id., Penser par cas, Enquête 4, Paris, 2005, p. 9-44, poursuivi par le numéro spécial des Annales, HSS, Formes de la généralisation, 62/1, 2007, p. 9-157.
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