L’usage jésuite de la correspondance
Sa mise en pratique par le mathématicien Christoph Clavius (1570-1611)1
p. 65-119
Texte intégral
1L’activité épistolaire de Christoph Clavius, ce jésuite mathématicien qui enseigna sa discipline au Collegio Romano pendant toute sa carrière, est inséparable de l’action persévérante qu’il mena, au temps où la Compagnie travaillait à définir, organiser et expérimenter un cursus jésuite des études, pour défendre le statut des mathématiques, inscrire leur enseignement dans le texte normatif de la Ratio studiorum, et former les jeunes mathématiciens indispensables à l’application d’un tel programme dans les collèges de la Compagnie1. En préalable à l’analyse de la correspondance conservée et du milieu d’interlocution qui s’y manifeste, on propose de resituer cette production de lettres dans son contexte historique en évoquant l’importance du genre épistolaire pour les humanistes et sa mise en scène avec le rôle exemplaire d’Érasme en la matière, puis la fonction et la signification attribuées à l’entretien régulier de correspondances internes dans la Compagnie de Jésus avec leur mode d’organisation.
L’épistolographie des humanistes
2Dès la fin du xive siècle, les humanistes italiens ont cultivé avec assiduité le genre épistolaire2. Ils y ont trouvé un mode d’expression adapté aux différents aspects de leur activité savante, que ce soit pour décrire les progrès d’une reconquête de l’héritage antique, pratiquer l’usage du latin classique restauré, illustrer leur maîtrise de la rhétorique apprise avec Cicéron ou Quintilien, faire admirer l’éclat d’un style personnel3. Un échange de lettres permettait de s’enquérir à distance sur la richesse des bibliothèques et sur la possibilité d’y avoir accès. On pouvait aussi, par ce moyen, partager avec amis ou disciples les succès obtenus dans la quête des manuscrits, compléter sa documentation par un échange croisé de générosités calculées, demander un avis autorisé sur le manuscrit d’un texte ancien, consulter ses égaux ou ses aînés sur un mot à déchiffrer, une lacune à combler, un texte à identifier, une attribution douteuse4. On pouvait, pareillement, annoncer un travail (en cours) d’édition, de traduction, de commentaire, en exhiber des fragments pour prendre date, nouer des relations dans le milieu lettré, acquérir quelque notoriété5. Certains de ces humanistes ayant exercé des fonctions publiques (comme secrétaire apostolique à Rome6, comme chancelier de la République à Florence7), de ce fait, leur correspondance traite aussi parfois de questions politiques et diplomatiques.
3Dans leur diversité, toutes ces correspondances en beau latin (et, plus tard, rarement, en grec) ont additionné leurs effets. L’activité épistolaire des humanistes fut souvent tributaire d’intérêts personnels, les scripteurs étant en concurrence pour asseoir leur réputation et valider leurs thèses, obtenir les faveurs et le soutien financier des princes, s’introduire auprès de riches collectionneurs. Mais, à terme, ils ont concouru ensemble au bien public en contribuant à l’invention d’un statut social pour ce nouvel idéal de culture, tourné vers l’Antiquité, et affranchi de la tutelle scolastique ; de ce statut social, le bénéfice fut étendu aux serviteurs de ce nouvel idéal8. Ainsi fit son entrée sur la scène sociale un nouveau type de lettrés, itinérants du savoir, prompts à critiquer l’économie médiévale des savoirs, la « barbarie » de son latin, les complexités de sa dialectique et à s’en écarter9, attentifs à défendre leur autonomie de pensée face aux institutions, actifs à soutenir le débat public sur des questions neuves de théorie politique, de linguistique et de philologie, d’histoire et d’éducation.
4Au temps encore du livre manuscrit, Pétrarque (1304-1374) déjà 10, puis des literati de moindre réputation, et de grands personnages, comme les chanceliers humanistes de Florence, Coluccio Salutati (1331-1406) et Leonardo Bruni (1370-1444), ont illustré le genre épistolaire et préparé, ou fait préparer par leurs proches, des éditions partielles de leur correspondance, ordonnées par thèmes ou par destinataires11. Quels que fussent leurs auteurs et leurs destinataires, ces lettres n’étaient pas en général des missives privées, mais des documents composés pour recevoir une forme de circulation publique dans un cercle plus ou moins restreint12. Parfois les textes réunis dans les recueils épistolaires se présentent comme de véritables lettres, que leur auteur aurait ensuite choisi d’éditer sous forme remaniée, amplifiée, complétée. D’autres textes n’ont que fictivement l’apparence d’une lettre, cet intitulé enveloppant d’une apparente modestie un court traité sur un sujet précis. D’autres encore constituent une sorte de bulletin critique attaquant avec férocité un rival : la Renaissance eut aussi le goût de l’invective et de la controverse, et l’épistolographie en garde les traces. Certaines pseudo lettres développent de façon argumentée une prise de position sur un problème, un auteur, une œuvre et leur fonction est proche de ce que serait pour nous aujourd’hui un article dans une revue spécialisée. C’est le cas des lettres fictives adressées à un auteur antique (tel Pétrarque pour Tite-Live), avec lequel l’humaniste prétend avoir noué une relation approfondie par-delà la mort grâce à l’étude de ses textes, ses lettres lui donnant l’occasion de montrer l’ampleur de son savoir.
5Après 1450, puis au cours du xvie siècle, la diffusion de l’humanisme hors d’Italie13 et le développement de l’imprimerie n’ont en rien freiné l’essor du genre épistolaire, ils lui ont permis de changer d’échelle. Les recueils de lettres se sont multipliés, le désir d’imitation s’est étendu aux langues vernaculaires, la recherche de modèles de composition et de style engendra à travers l’Europe une prolifération de manuels et « livres du secrétaire »14. L’impression mécanique diminuant le temps et le coût de fabrication d’un exemplaire, et permettant la production à l’identique d’un grand nombre de volumes, on vit croître à la fois l’aire de diffusion des ouvrages, la répartition géographique des éditeurs-imprimeurs, le milieu de recrutement des scripteurs et le marché des lecteurs attirés par cette pratique épistolaire. Bientôt des auteurs savants allaient tirer un parti neuf de cette pratique, encourageant leurs lecteurs à se transformer par lettres en collaborateurs bénévoles pour recueillir, compléter, vérifier et leur transmettre des informations à insérer dans leurs propres travaux15.
La figure exemplaire d’Érasme
6Dans la situation nouvelle ainsi créée, le grand maître du genre épistolaire fut sans aucun doute Érasme (1469 ?-1536), itinérant du savoir dans l’Europe traversée par les conflits de religion et les luttes armées, humaniste inlassablement actif sur tous les versants de ce genre littéraire16. Il fut d’une part cet auteur-source tant apprécié, éducateur inspiré de la latinité restaurée, compilateur et circulateur d’une riche copia rerum et verborum, dont il déploya les procédés de collecte et de conservation, et les contenus résultant de cette collecte, en divers opuscules sur le maniement du latin classique, la pratique de la rhétorique, le dépouillement des auteurs antiques, le rangement méthodique, dans les magasins de la mémoire, d’un flot intarissable d’exemples, d’anecdotes, de citations, de tours de langue, de références savantes. Il fut d’autre part le rédacteur d’un traité fameux sur l’art d’écrire des lettres, De conscribendis epistolis (1ère édition autorisée, Bâle, 1522, après que des correspondants indélicats, s’étant approprié des versions provisoires incomplètes de son ouvrage, en avaient publié des éditions fautives sans son autorisation ou sous leur propre nom ; édition corrigée par lui-même, Bâle, 1534, reprise dans ses Opera en 1540)17. Ce manuel connut un grand succès : plusieurs fois réédité sous sa forme originale, ou en édition abrégée, il fut ensuite associé aux textes d’autres grands humanistes (Juan Luis Vives, Conrad Celtiss, etc.). L’ouvrage figure en nombre dans les fonds anciens des grandes bibliothèques et l’abondance des marginalia que ses exemplaires portent atteste d’une utilisation soutenue.
7Érasme, habile à construire son image publique dans la posture de l’« intellectuel de référence » si je puis dire18, fut également un épistolier fécond, lié aux principaux acteurs de l’Europe savante, et ses lettres constituent un fonds documentaire de premier ordre pour l’histoire intellectuelle de son temps19. Comme d’autres humanistes, ses prédécesseurs ou ses contemporains, il prit soin d’éditer lui-même une sélection de ses lettres20. Si l’activité épistolaire d’Érasme mérite de nous retenir en préambule à la correspondance conservée de Christoph Clavius, c’est à cause de la grande notoriété d’Érasme qui se trouva, volens nolens, érigé en figure symbolique du nouvel idéal de savoir. La Compagnie de Jésus, un ordre religieux de fondation récente, bientôt impliqué, presque sans l’avoir voulu, dans la constitution d’un système éducatif21, et très attentif aux débats intellectuels dont s’accompagnait la fracture de l’Europe chrétienne, ne pouvait ignorer le poids du modèle érasmien, même si son influence directe sur le fondateur demeure incertaine, et si la lecture, par Ignace de Loyola, de l’Enchiridion ou d’autres textes d’Érasme est encore à prouver22. On peut supposer que les premières générations de jésuites ont été plus inspirées par le modèle érasmien que ceux-ci ne l’ont su, ou du moins qu’ils n’ont pu et voulu le reconnaître, en un temps où, accusé d’entretenir des sympathies luthériennes voilées, l’érasmisme était soupçonné et poursuivi par l’Église en Italie et en Espagne23. C’est l’hypothèse que je retiendrai.
Premiers temps et premières lettres des compagnons
8Dès le commencement de leur séjour romain au printemps 1538 où ils se présentent comme un groupe de prêtres solidaires (un groupe dont la forme canonique est encore à définir), les dix compagnons venus de Paris par Venise discutent longuement de ce que pourraient être la fonction apostolique, le mode de vie et d’action, le statut de leur petit groupe24. Ils sont incertains, divisés sur la voie à suivre, mais unis, déterminés à se chercher un destin commun. Ils en savent plus sur ce qu’ils refusent des formes instituées de vie consacrée que sur ce qu’ils pourraient leur substituer de neuf. Bientôt une première décision est prise : ils font oblation en novembre 1538 au pape Paul III pour toute mission qu’il voudra leur confier en tout lieu, acceptant par avance de se disperser, ce qui adviendra dès le printemps suivant25. Mais l’année écoulée depuis l’arrivée à Rome, occupée par divers ministères selon les occasions offertes et les talents respectifs, les a fortifiés dans la volonté de rester liés entre eux. À leurs yeux, la séparation physique ne doit pas interrompre le processus entamé dans une mise en commun confiante de leurs intuitions, réflexions et expériences, déjà ils se sont accordés sur un bilan provisoire consigné dans un document, la Deliberatio Primorum Patrum de constituenda Societate26, qui esquisse une première figure institutionnelle : ils y déclarent procéder « en nous groupant en un corps unique », débattre « en pesant et examinant les raisons », dans la pratique « de l’oraison, la méditation, la réflexion », et avoir conclu à la nécessité « de rendre obéissance à l’un d’entre nous, pour que nous puissions réaliser mieux et plus exactement nos premiers désirs ». Plusieurs d’entre eux quittent alors Rome, le processus de définition du groupe se continuera à travers un échange régulier de lettres. Désormais un régime d’intercommunication par écrit s’instaure entre eux.
9Ainsi les premières correspondances internes ont participé ab initio à la construction de la Compagnie. Elles ont permis à ce petit groupe de prêtres de faire œuvre commune pour inventer une forme spécifique de vie consacrée, dans une institution solidaire d’intention et d’inspiration, dont les membres, dispersés géographiquement, sont à la fois voués à l’action dans le siècle et au devoir d’obéissance vis-à-vis de l’un d’entre eux élu préposé général, mobiles par choix et adaptables par nécessité pour vivre leur foi, servir l’Église et ses fidèles, dans un lien privilégié avec le Souverain Pontife. Commencé au printemps 1539, l’échange croisé de correspondances entre les compagnons ne sera jamais abandonné. Sans trêve, une intense circulation d’informations, de comptes rendus, de récits, d’interrogations, d’inquiétudes et d’hésitations, de décisions et contre-décisions, de mises en garde et de directives reliera par écrit le gouvernement central installé à Rome autour du Supérieur général, les supérieurs provinciaux et locaux, les recteurs et les professeurs des collèges, les compagnons dispersés à travers le monde27.
10Deux massifs textuels en portent témoignage pour les commencements de la Compagnie, on peut suivre à travers eux l’émergence d’une pratique scripturaire générale, qui devient un instrument indispensable au gouvernement de la Compagnie28. De Rome, Ignace et ses proches collaborateurs vont énoncer l’obligation d’entretenir une correspondance interne régulière qui relève du devoir d’obéissance pour tous les compagnons, son sens et sa fonction seront inlassablement expliqués aux responsables provinciaux, et ses procédures cent fois rappelées aux malhabiles et aux négligents. Chacun doit comprendre que cette tâche, loin d’être secondaire, participe au bon gouvernement de l’institution, et qu’elle est indispensable à la santé de ce corps social. Seule la correspondance permet l’adéquation de l’institution à ses fins, en éclairant à chaque instant les décisions à prendre pour orienter la stratégie d’action à travers le désordre des événements. Faute d’une information précise tenue à jour sur les situations réelles, la mobilité des compagnons perdrait son sens et son efficacité. La correspondance a pour objectif d’ajuster à chaque instant les moyens disponibles à la réalisation des fins de l’institution. Elle a donc pour fonction d’articuler le particulier à l’universel, comme le montrera le texte des Constitutions29. C’est pourquoi il est essentiel que chacun apprenne à s’acquitter de cette obligation avec sobriété, diligence et discernement ; Ignace insiste sur ce point, « car ce que l’on écrit doit être beaucoup plus mûri que ce que l’on dit. L’écrit demeure ; toujours il peut témoigner et ne se laisse pas corriger ou expliquer avec autant de facilité que la parole »30.
11Le premier massif textuel, sans équivalent numérique dans les correspondances des humanistes ou des réformateurs contemporains comme l’a remarqué Dominique Bertrand31, est constitué des Lettres et instructions envoyées par Ignace ou en son nom, dès lors que le groupe eut posé trois actes décisifs : que chacun s’offre à faire vœu d’obéissance (tous signent le 15 avril 1539), qu’il y ait « un prélat unique pour la Compagnie tout entière ; il sera élu pour toujours, c’est-à-dire à vie » (les six présents déterminent ce point le 11 juin, François Xavier malade est absent, Broët et Rodrigues ont déjà quitté Rome, Bobadilla manque peut-être par désaccord), enfin que cette charge soit confiée à Ignace (vote d’avril 1541, accord de tous sauf encore Bobadilla qui n’a pas envoyé de vote)32. De l’activité épistolaire d’Ignace et de son secrétariat, subsistent 6.815 lettres et documents, soit sous forme intégrale, soit par un bref résumé consigné dans les regesta ou registres d’envoi (quand les copistes font défaut et que le temps presse, ce qui concerne surtout la période 1548-1553)33. De ce total, environ trente-cinq lettres sont antérieures à avril 1541 d’après mon décompte, selon les dates d’envoi indiquées par les éditeurs, qui n’ont pu résoudre tous les cas incertains. La majorité des lettres, soit 5.301, ont été envoyées à des jésuites, de ce nombre une seule étant antérieure à avril 1541, si je ne me trompe34.
12Le second massif textuel concerne les Constitutions, qui nous intéresse ici doublement, d’une part pour avoir été lui-même discuté et révisé à travers des échanges de lettres et documents, d’autre part pour avoir codifié les règles de correspondance entre les compagnons et les instances de gouvernement. Des Constitutions, un texte législatif d’autant plus important et délicat à rédiger que la Compagnie voulait affirmer son originalité comme institution et se différencier canoniquement des autres formes ecclésiales de vie consacrée, l’élaboration, commencée après la fondation canonique, donne lieu en mars 1541 à la rédaction d’une première esquisse de 49 articles en espagnol due principalement à Ignace avec l’aide de Jean Codure35. Jusqu’en 1547, Ignace y retravaille de façon intermittente, selon les occasions et la disponibilité des compagnons séjournant à Rome, Codure étant mort prématurément le 29 août 1541. La rédaction d’un projet in extenso reprend vigueur avec l’arrivée de Juan Alfonso de Polanco auprès du Supérieur général en mars 1547 ; le nouveau secrétaire réorganise méthodiquement le service de la correspondance, les archives du siège romain et le travail sur les Constitutions36.
13À la mise au point du texte législatif, toutes les instances et les compagnons seront associés par des navettes de textes, car on juge indispensable de confronter le projet législatif aux difficultés des situations locales. Il est demandé aux provinces de relire et réviser le projet reçu de Rome pour mieux l’adapter à la diversité des ministères et des expériences traversées. Se voulant novatrice en tant qu’institution, la Compagnie doit construire son identité en relation avec les expériences réelles de sa première génération, elle n’a ni modèle antérieur à imiter, ni schéma déductif pré-établi à suivre. À Rome, des discussions ont lieu avec les compagnons qui vont et viennent pour essayer d’accorder les demandes contradictoires reçues des provinces37. Ainsi est composé un document intermédiaire, le « texte A », disponible dès 1550, et qu’Ignace décide de faire « déclarer » dans les différentes provinces à partir de décembre 1551, une mission confiée à Jerónimo Nadal, qui parcourt les provinces pour expliquer le texte et recueillir avis, critiques et corrections, en sorte que le texte continue à être révisé jusqu’à la mort du fondateur (31 juillet 1556). A cette date on dispose du « texte B », qu’on laisse ouvert, selon le désir d’Ignace, pour pouvoir encore l’adapter à la diversité des circonstances et des situations, car l’expansion géographique et numérique de la Compagnie et la multiplicité de ses établissements imposent un changement d’échelle et réclament une clarification et une codification de certaines procédures internes. Finalement le processus constitutionnel aboutira avec des modifications mineures à la version de 1598 entérinée par la Ve congrégation générale sous le généralat de Claudio Aquaviva, premier Italien à exercer cette charge38.
La mise en place des correspondances internes
14Comment et pourquoi fut instauré un échange régulier de correspondances entre les premiers compagnons ? Dès que certains quittent Rome pour servir en d’autres cités d’Italie, puis d’Europe, et bientôt d’Asie (Francisco Javier, notre François Xavier, envoyé au Portugal avec Rodrigues en mars 1540, part de Belem le 7 avril 1541, et arrive à Goa le 6 mai 1542), Ignace s’inquiète de maintenir l’unité du groupe et de conserver des liens étroits entre ses membres. À défaut de vie commune et de conversations directes, un échange soutenu de lettres y pourvoira : que chacun le tienne informé, il répondra et transmettra copie des nouvelles reçues de partout. Encore faut-il que chacun se plie à cet exercice de bonne grâce, avec régularité et efficacité, d’où son insistance pour mettre en place une bonne pratique d’écriture et réprimander les fautifs. Il ne se lasse pas de le répéter, la matière des lettres doit être ordonnée avec soin, on gardera l’essentiel, on écartera l’accessoire, on composera deux lettres distinctes, l’une susceptible d’être montrée à des non-jésuites rapportera les progrès, les bons résultats des ministères, ce qui est susceptible d’édifier le lecteur, l’autre (désignée en espagnol comme une hijuela, ou lettre « annexe ») portera sur le détail des affaires intérieures, les soucis, les difficultés, les doutes, on y indiquera la date de réception des lettres, la réaction à leur lecture, etc. La lettre montrable ad extra fera l’objet d’une rédaction réfléchie et d’une expression mesurée, sans effet de style superflu, on s’y appliquera avec attention et on y consacrera le temps nécessaire ; la lettre ad intra pourra être écrite au fil de la plume, sans apprêt, on veillera à ne pas trop s’épancher, on évitera de se perdre en détails inutiles. L’importance d’un envoi régulier et la distinction entre les lettres ad extra et ad intra sont affirmées dès 1541dans la lettre d’instruction à Broët et Salmerón envoyés en Irlande via l’Écosse comme nonces apostoliques39.
15Comme Ignace l’écrit en décembre 1542 à Pierre Favre, compagnon très aimé, auquel il fait grande confiance au plan spirituel, mais qu’il réprimande pour la composition de ses lettres : « Moi, je m’astreins à écrire deux fois une lettre principale pour qu’un certain ordre y règne, sans compter nombre de lettres annexes ». Aucun compagnon, dit-il, n’est à féliciter pour la correspondance, ce qui l’oblige à fournir un long travail pour récrire les missives reçues avant d’en envoyer copie ; à chacun, il demande donc une « lettre principale » tous les quinze jours, avec les annexes qu’on voudra y ajouter, lui-même écrira à tous une fois par mois rapidement, puis il enverra nouvelles et copies des autres lettres tous les trois mois40. Une lettre, d’un ton plus vif, teintée d’agacement, répond à Nicolás Bobadilla, qui, critiquant le contenu de la lettre ci-dessus dont chacun avait reçu copie, jugeait cet exercice d’écriture inutile et dévorateur de temps41 ; Ignace reprend ses explications, insiste sur le sens et l’importance de cette tâche, il ajoute fermement que ses recommandations sont à suivre et devront l’être, à défaut il devra, dit-il, « le commander au nom de l’obéissance, ce qui est pourtant tout à fait contraire à ma manière de faire »42. Une lettre envoyée ex commissione à Simaô Rodrigues, alors provincial du Portugal, illustre la manière dont le secrétariat romain condense et ordonne l’information transmise : le texte récapitule les nouvelles concernant la ville de Rome, puis l’activité du Supérieur général, les œuvres de la Compagnie, les postulants d’Allemagne et d’Espagne, etc.43. Une lettre antérieure, datant probablement de mars 1543 et sans nom d’auteur, met en circulation les nouvelles reçues à Rome en janvier et février au sujet des compagnons dispersés : Claude Jay à Ratisbonne, Nicolás Bobadilla à Vienne, Pierre Favre à Spire, Diego Lainez à Venise, Simaô Rodrigues à Coïmbra, etc.44
16Bien ou mal composées, les lettres demeurent soumises aux aléas des moyens de communication : lenteur de la poste et coût excessif pour les communautés les plus pauvres (qui parfois refusent de payer le port pour retirer une lettre), naufrage du navire porteur, courrier perdu ou dérobé ou détruit, ce qui explique la répétition des indications pour accuser réception des lettres envoyées à telle date et annoncer le départ des réponses. Pour remédier à tous ces inconvénients, Rome suggère à ses correspondants d’emprunter une autre voie, de comparer les coûts respectifs, de confier si possible les missives à des voyageurs jésuites ou à des amis sûrs, de bien respecter le jour et l’heure du départ du courrier pour chaque destination afin de ne pas ajouter de retard supplémentaire, etc.45
17Si Ignace fut sans aucun doute l’initiateur et le premier concepteur des correspondances internes dans la Compagnie, l’organisateur qui sut en définir les instruments et en diriger le fonctionnement dans la durée fut Juan Alfonso de Polanco (Burgos, 1517 – Rome, 1576), un Espagnol passé par l’Université de Paris, comme le groupe des dix avant lui. Devenu secrétaire apostolique à Rome, ce qui le familiarise avec le style et le système de correspondance des chancelleries, il fait les Exercices avec Laìnez, puis entre dans la Compagnie en 1541. Envoyé étudier la théologie à Padoue où sa déception devant les carences de l’Université et son esprit critique influeront sur les débuts d’un enseignement pour les scolastiques jésuites46, il est appelé par Ignace au secrétariat romain en mars 1547. Un chiffre suffit pour prendre la mesure de son activité dans cette fonction : du corpus ignacien de 6.815 documents, seul un petit lot de 178 lettres environ est antérieur à l’arrivée de Polanco47. Dans cette charge de plus proche collaborateur du Supérieur général, qu’il assurera sans discontinuer sous les trois premiers Supérieurs jusqu’à la mort de Francisco de Borja (30 septembre 1572), Polanco fera merveille par son esprit méthodique, son talent d’organisateur, sa capacité de travail, son dévouement inaltérable à la Compagnie, son habileté de rédaction en latin et en espagnol (il y ajoutera ensuite une certaine pratique de l’italien), son intelligence des hommes et des situations, son sens des textes législatifs48.
La méthode de Polanco
18Trois textes de Polanco ont solidement posé les fondements du système des correspondances internes. En juillet 1547, une lettre circulaire à tous les jésuites annonce sa prise de fonction, son désir de servir ses frères connus et inconnus dans cette charge, et développe un argumentaire en vingt raisons pour soutenir « un continuel échange de lettres envoyées à Rome par ceux qui sont loin et à eux par ceux qui sont à Rome ». Polanco aura toujours le goût des énumérations ordonnées d’arguments et contre-arguments, dont il a appris le maniement dans la scolastique parisienne. Ici ses vingt raisons suivent un ordre des fins qui le mène du bien de la Compagnie (quatorze raisons) à celui des compagnons (deux raisons), au bien universel de l’É glise (une raison), pour culminer dans la relation à Dieu honoré en sa louange et en sa gloire (trois raisons). L’essentiel de l’argumentation concerne donc la Compagnie, sa bonne santé, son efficacité dans l’action et les vertus de ses membres. La première raison citée est « l’union de la Compagnie », viennent ensuite « la solidité et la fermeté », « l’amour mutuel », « une sainte émulation », la possibilité de comparer entre eux des choix d’action et leurs résultats pour une plus grande efficacité, le recours aux avis et conseils des supérieurs pour agir au mieux, etc. Trait significatif, le texte souligne, avant de détailler ses propres raisons, la diligence que marchands et négociants mettent à entretenir entre eux des correspondances pour les intérêts de leur négoce et à tenir leurs livres ; dans les affaires spirituelles, les compagnons ne sauraient faire moins que des négociants pour leurs affaires matérielles49.
19Une seconde circulaire, datée du même jour, entre dans le vif du sujet en expliquant les règles à observer dans les correspondances, pour les lettres qu’on reçoit (s’enquérir d’un moyen de transmission, entretenir de bonnes relations avec ces intermédiaires, noter sur un papier à conserver la date d’arrivée de chaque missive pour en informer Rome, répondre rapidement sur les questions urgentes, etc.) et pour les lettres qu’on envoie (écrire sur tout ce qui concerne la Compagnie, ses actions, les compagnons, leur état, leur santé, les postulants, leurs aptitudes, les sorties et les décès, etc., dire ce qui est en s’exprimant avec modération sur les personnes dans et hors de la Compagnie, toujours distinguer entre la lettre principale montrable et la lettre annexe destinée au gouvernement romain à laquelle on doit réserver notamment les affaires délicates des princes ou de l’Église). Le rythme à suivre sera hebdomadaire en Italie, mensuel hors d’Italie, avec une lettre sur « les choses d’édification » tous les quatre mois (en janvier, mai et septembre) car dans l’intervalle beaucoup de lettres donnant les nouvelles à mesure se perdent50. Ainsi apparaît la catégorie des litterae quadrimestres dont le contenu, ensuite revu, abrégé ou corrigé quant au style et parfois dans ce qui est rapporté, sera recopié en plusieurs exemplaires et retourné aux provinces jésuites51. Pour les affaires importantes, il est demandé d’envoyer les lettres en deux ou trois exemplaires, et de ne pas hésiter à résumer les points principaux de la lettre précédente dans la suivante, toujours pour pallier les lacunes de la transmission. Pour la même raison d’efficacité et d’économie de temps, on fera circuler dans sa région les nouvelles reçues et on se tiendra autant que possible au courant de la situation des autres52.
20Une lettre du même jour que la seconde circulaire de Polanco, destinée au provincial d’Espagne, répète le rythme à suivre pour écrire à Rome, sauf événements extraordinaires demandant une prompte information, et précise le rythme hebdomadaire des lettres dans chaque province entre l’échelon local et le supérieur provincial : selon les questions en suspens à ce niveau, il appartiendra au provincial de recourir au Supérieur général si nécessaire53. Le système des correspondances comporte donc plusieurs niveaux de circulation horizontale et verticale à travers le corps et les instances de la Compagnie. Pour le décrire, je risquerai une métaphore que n’emploient pas les sources consultées54 : comme dans un corps humain, il y a une circulation montante vers Rome et une circulation descendante vers la périphérie, avec des dérivations de substitution en cas de thrombose locale.
21Un dernier texte, resté inédit, contemporain des deux précédents, semble-t-il, complète le programme de travail de Polanco, il décrit l’office du secrétaire55. Il y règne une hauteur de vue et une sorte de délicatesse étrangères à la rigueur bureaucratique, elles laissent entrevoir l’investissement spirituel de Polanco dans sa charge et les qualités humaines qui lui ont permis d’y réussir. L’analyse des tâches n’en est pas moins méthodique, comme toujours dans ses écrits personnels, elle s’articule en cinq industrias (il emploie le mot espagnol dans un sens proche du latin pour désigner ses différentes activités), à quoi s’ajoute une dernière partie, plus personnelle et exhortative, sur « la manière de bien remplir cet office ». Le secrétaire concourt à la même fin que le Supérieur général (plus tard les Constitutions ne diront pas autre chose). Il lui incombe, par son activité scripturaire, de vaincre l’absence, assurant une présence malgré la distance des lieux et une mise en mémoire malgré la distance temporelle (à cette mise en mémoire est consacré e la dernière industria). La plus longue section du texte concerne les lettres à écrire, elle se présente comme un abrégé de rhétorique, passant de l’invention à la disposition (ou composition), puis au mode d’expression (ou style et genre littéraire), sans perdre de vue son objet, le rôle du secrétaire placé auprès du Supérieur général : le secrétaire doit écrire ex commissione pour les affaires importantes, dans l’ordinaire des jours il lui suffit d’écrire en son propre nom.
22Les trois documents rédigés par Polanco, tout en clarifiant et en réorganisant avec fermeté le système des correspondances internes, n’ont pas eu le pouvoir de transformer tous ses interlocuteurs en correspondants attentifs et efficaces. Le corpus ignacien en apporte cent fois la preuve avec d’abondants rappels à l’ordre, des réclamations, des critiques, parfois des réprimandes. Une lettre circulaire destinée au Portugal en octobre 1547 reprend en version brève l’explication des thèmes et du rythme de la correspondance régulière, elle ajoute que les lettres quadrimestres sont à envoyer à Rome en deux versions, l’une en latin, l’autre en vernaculaire, une indication souvent répétée par la suite pour dispenser le secrétariat romain d’avoir à faire les traductions56. Supérieur général et secrétaire associent leurs efforts pour établir l’usage des correspondances internes sous la forme demandée dans les délais indiqués, Ignace répète et fait répéter par Polanco que cette tâche relève de l’obéissance et n’est pas secondaire, sa finalité étant d’informer le gouvernement central « pour la bonne marche nécessaire de notre charge » et d’assurer « l’union et la consolation mutuelles » des compagnons dispersés57. Pour inscrire les règles de correspondance dans la pratique, aux circulaires les énonçant, s’ajoutent des rappels à l’ordre individuels, nombreux, didactiques et nuancés.
23Plus inhabituelle dans sa forme, une lettre de Polanco à Jeronimo Domenech, alors en Sicile auprès du vice-roi Juan de Vega, écrite, dit-il, de son propre mouvement, commence par ce conseil : « Lisez seul cette lettre »58. Ce qui suit l’explique : Ignace est très mécontent de la négligence de Domenech, qui ne pratique pas la distinction entre les deux lettres, ne suit pas le rythme requis, et s’égare en détails inutiles. Polanco rapporte que, pour le Supérieur général, le devoir d’obéissance impose de s’acquitter de la correspondance selon le modèle reçu de Rome avant même de remplir de pieuses obligations (confesser, prêcher). L’injonction est ferme, elle souligne l’importance des correspondances pour Ignace, mais Polanco traite son interlocuteur avec respect et délicatesse, attentif à ne pas blesser, suggérant une autre manière de faire pour améliorer les choses. D’un destinataire à l’autre, les mêmes reproches et les mêmes critiques se répètent : vos lettres n’arrivent pas, se sont-elles perdues, les avez-vous envoyées59 ? Vous manquez de prudence et de discrétion dans vos remarques sur les personnes60, vous ne séparez pas la lettre montrable des hijuelas réservées au gouvernement romain61. Vous n’envoyez pas les deux versions (latin et vernaculaire) demandées pour les quadrimestres, ce qui, une fois encore, relève de l’obéissance pour « Notre Père Ignace »62. Les reproches adressés à certains responsables sont différents : vous écrivez trop, vous entrez dans les détails des petits problèmes locaux qu’il vous appartient dans votre office (comme recteur d’un collège, supérieur local ou provincial) de régler vous-même, ne référez à Rome que les affaires importantes63. Une lettre élégamment tournée essaie de faire comprendre son rôle à un provincial confronté à une situation difficile, le rédacteur recourt à une réminiscence aristotélicienne :
Ce n’est l’office ni du préposé provincial ni du Général de s’occuper des affaires dans le dernier détail. Quand bien même ils auraient pour le faire toute l’habileté possible, il est mieux d’y mettre d’autres [...]. Pour l’exécution des affaires, ne vous en mêlez pas, ne vous y embarrassez pas, mais, comme le moteur universel, donnez giration et mouvement aux moteurs particuliers. Vous ferez ainsi plus de choses ; elles seront mieux faites et mieux en harmonie avec votre office qu’autrement64.
Les règles de correspondance dans les Constitutions
24Les Constitutions reviennent deux fois avec précision sur l’organisation des échanges épistolaires à l’intérieur de la Compagnie65. Dans le premier cas, il s’agit, dans la IVe Partie sur la formation des compagnons, du fonctionnement des universités. Ce texte est antérieur à 1554, il montre qu’on se soucia très tôt de définir des procédures fiables pour triompher des distances entre le gouvernement romain et les communautés jésuites dispersées. Pour faire face à l’évolution d’une situation locale et lui « proportionner » (un mot du vocabulaire ignacien) l’efficacité d’un engagement dans le siècle, ici la bonne marche d’une université, on met en place un système régulier de correspondances, qui doit permettre de recueillir une information aussi large que possible sur les acteurs locaux, l’exercice des responsabilités par les supérieurs, l’action et les décisions de chacun, les hésitations et les difficultés rencontrées. Dans ce but il est instauré une cascade d’échanges épistolaires impliquant les différents niveaux hiérarchiques sur un rythme régulier. Ex officio le recteur de chaque université jésuite doit écrire une fois par an au Supérieur général à propos de tous les professeurs et des autres membres de l’ordre qui sont présents ; ses proches collaborateurs (le syndic, son collatéral, ses conseillers) feront de même et leurs remarques porteront aussi sur le recteur. Chaque lettre exprimera le seul point de vue de son auteur, « ces lettres seront envoyées cachetées de façon que personne ne sache ce que l’autre écrit ». Les mêmes écriront également deux fois par an à leur supérieur provincial, qui transmettra ce qui sera utile au Supérieur général, « pour qu’on agisse en tout avec plus de circonspection et avec le souci que chacun fasse ce qu’il doit faire ». Cette information sera complétée ordinairement, au moins tous les trois ans, par un autre envoi de lettres provenant des professeurs, des étudiants « approuvés » et des « coadjuteurs formés », en sorte que le Supérieur général et le supérieur provincial, chacun pour sa part, puissent savoir ce qu’il en est et confronter les points de vue sur la situation locale66.
25Dans la viiie Partie, sur les moyens de maintenir l’union des compagnons, on insiste sur « l’échange de lettres entre inférieurs et supérieurs », pour faire « fréquemment savoir aux uns ce que deviennent les autres ». Les nouvelles doivent circuler avec régularité. Les jésuites envoyés en mission, les supérieurs locaux et les recteurs écriront si possible chaque semaine à leurs supérieurs provinciaux, ceux-ci feront de même à l’égard du Supérieur général, ce dernier fera répondre au moins une fois par mois aux supérieurs provinciaux, lesquels feront de même pour les supérieurs locaux, les recteurs, et éventuellement tous les autres. Les correspondances locales et provinciales destinées à Rome passeront au rythme mensuel si les distances sont trop grandes. En outre, du niveau local au niveau provincial, puis à celui de Rome, on enverra tous les quatre mois une lettre en deux versions (latin et langue vernaculaire) concernant « les choses édifiantes ». Le Supérieur général fera faire des copies de ces lettres quadrimestres venues des provinces pour qu’elles soient diffusées dans les autres provinces, et d’ailleurs les supérieurs provinciaux pourront eux-mêmes charger les supérieurs locaux d’informer directement les membres de la province en leur envoyant des copies de leurs propres lettres. Ainsi à la circulation verticale s’ajoute une circulation horizontale, pour maintenir l’union entre les niveaux hiérarchiques et les provinces géographiques et partager ce qui contribue à « la consolation et l’édification mutuelles »67.
26D’autres passages des Constitutions reviennent à petites touches sur l’importance des échanges épistolaires, le maintien des liens dans la durée et la distance demandant qu’on veille à une circulation incessante d’informations dans les deux sens : des compagnons dispersés à leurs supérieurs locaux et régionaux, puis au gouvernement romain, et inversement. Chacun doit à sa place et dans sa tâche participer à ce travail d’information et de communication, d’écriture et de transmission, afin que le Supérieur général demeure dans sa charge « en communication avec toute la Compagnie », avec l’aide de son plus proche collaborateur, le secrétaire qui sera « sa mémoire et sa main pour tout ce qu’il a à écrire et à traiter », lequel secrétaire aura à « recueillir, dans toutes les lettres et informations, ce qui est essentiel et les points qu’on doit soumettre au Supérieur », puis à préparer une réponse de façon plus ou moins autonome selon la délégation reçue du Supérieur général68. Le corps social de la Compagnie est donc tout entier traversé et irrigué par un flot montant et descendant de lettres, tantôt personnelles, tantôt circulaires, souvent rédigées ex officio, les unes destinées au seul regard des supérieurs ou même au seul Supérieur général, les autres communicables plus largement et éventuellement ad extra.
27Ainsi les Constitutions, dès leurs premières versions rédigées du vivant d’Ignace (ce que leurs historiens ont nommé les textes A et B), ont codifié de façon méthodique la pratique épistolaire instaurée depuis les commencements pour maintenir l’union du groupe malgré la dispersion (voulue) dans l’exercice des ministères. Les compagnons associés à la rédaction du texte législatif semblent avoir eu une conscience toute moderne du rôle central joué par l’information et la communication dans la construction d’une identité commune et l’invention d’un ordre religieux actif et mobile sans équivalent dans la catholicité. Pour y répondre, ils ont su instituer, de manière efficace et durable, la collecte régulière (et soigneusement réglée) d’une information montante et descendante entre tous les lieux de la présence jésuite et le centre romain. L’information demandée et recueillie concerne tous les aspects des situations locales et implique à des degrés divers les différents acteurs (supérieurs, recteurs des collèges, professeurs, envoyés en mission, coadjuteurs, étudiants) : les uns et les autres doivent rendre compte méthodiquement de toute chose, à propos du fonctionnement des établissements, des résultats de leurs activités, des décisions des supérieurs locaux, des difficultés spécifiques rencontrées au-dedans comme au-dehors, de la condition des personnes (inclus les problèmes de santé physique et mentale, le recrutement, les cursus de formation), du financement des résidences et des communautés, etc. La circulation verticale montante, à laquelle sont associés des moments de circulation horizontale dans les provinces, donne lieu ensuite à une circulation descendante. L’information abondante reçue à Rome est triée, ordonnée, remise en forme, condensée et redistribuée aussi largement que possible à tous les échelons du corps social. L’efficacité du système mis en place reposait, bien sûr, sur la capacité (inégale) de chacun à remplir ses obligations de correspondance régulièrement, avec précision et bon sens, sans prolixité inutile. Elle demandait en parallèle, de la part du centre romain, vitesse de réponse, capacité de sélection, de rédaction et de traduction, d’autant qu’on souhaitait faire circuler sans retard certaines nouvelles dans les milieux amis (familles des compagnons, dignitaires de l’Église, princes protecteurs, et autres bienfaiteurs). Une partie de l’information extraite des correspondances et remise en forme devait aussi faire l’objet d’une diffusion ad extra, sous forme imprimée, pour faire connaître l’action de la Compagnie, illustrer son image publique, attirer des soutiens politiques et financiers.
28Instrument de gouvernement et de régulation interne, inventé pour permettre aux jésuites de s’insérer de façon active et réactive dans la vie du siècle, en s’adaptant au gré des situations et des circonstances, sans perdre de vue l’unité des fins de la Compagnie, ni éteindre la force des liens unissant tous ses membres entre eux, le système des correspondances internes, par son amplitude et sa capacité à mobiliser les intelligences, se transforma au fil du temps en un formidable moyen de production, de recueil et de transmission des connaissances, en particulier dans les territoires de mission hors d’Europe.
Le souci des terres lointaines
29Dans les informations que Rome demande puis remet en forme et en circulation à travers la Compagnie, une place à part revient aux terres lointaines de mission. On s’est occupé très tôt de diffuser largement les nouvelles reçues de là-bas, les lettres de François Xavier sur l’Inde sont traduites et imprimées dès 1545 et il en sera de même pour ses successeurs après sa mort prématurée69. Dès 1547, on écrit à Nicolo Lancillotti à Goa qu’on souhaite en savoir le plus possible sur la région : le mieux serait qu’il envoie à Rome un émissaire, averti de toutes choses, en sorte qu’ « il nous apporte une ample relation sur tout ce qu’il est bon de savoir, pour qu’on s’occupe de vos affaires et de celles de l’Inde, à savoir le climat, la nourriture, les mœurs, l’esprit des lieux et des hommes », etc.70. On attache beaucoup de prix à cette information et l’on prend soin de la diffuser, auprès des nobles protecteurs en Sicile comme à Paris ou ailleurs71. On consacre temps et énergie à cette diffusion en redistribuant le travail entre les compagnons, il est demandé à l’un de traduire les lettres de l’Inde, à l’autre de les faire copier dès réception, assez tôt il est décidé de les imprimer en plusieurs langues72. De Rome, les textes imprimés sont envoyés aux jésuites dispersés, comme le montre une série de lettres qui partent le 27 mai 1553 pour Venise, Modène, Morbegno, Ferrare, Bologne, Pérouse, Florence, Naples, Palerme (deux destinataires distincts), toutes s’achevant sur la mention : « Lettres de l’Inde, imprimées dernièrement »73. Trois jours plus tard, une missive pour Vienne (Autriche) annonce : « On envoie les nouvelles imprimées de l’Inde et du Japon, et [celles] de Palerme, Messine, Naples, Florence, Bologne, Padoue »74. Les lettres imprimées ne sont pas réservées aux membres de la Compagnie, les bienfaiteurs et protecteurs les reçoivent aussi : ainsi Alexis Fontana, secrétaire de la Chancellerie impériale, qu’on laisse juge de l’opportunité de les imprimer aussi en langue vernaculaire75.
30Pour que l’information reçue remplisse sa fonction, il faut que, là-bas comme ici, tous suivent les mêmes règles de correspondance. Une missive, courtoise et nette, explique encore une fois à Araoz les défauts de ses précédentes lettres, en lui redisant les critères de brièveté et de simplicité à satisfaire, les deux versions (latin et vernaculaire) à envoyer pour les quadrimestres, et précise en terminant : « copie de ceci est envoyée à toutes les régions où la Compagnie réside, et vous-même ferez faire des copies pour l’Inde et le Brésil »76. Plusieurs lettres à ceux des terres lointaines détaillent l’information à réunir. Une lettre à Manuel da Nóbrega, récemment nommé provincial du Brésil, demande, pour les lettres montrables, non seulement des détails sur la vie et les activités des jésuites, mais d’amples renseignements sur la région, le climat, ses degrés, les types de paysages, le vêtement des habitants, leur nourriture, leur habitat, leurs coutumes, etc. ; copie de cette lettre est envoyée à Gaspar Barzée (Berse) à Goa77. L’Inde du Nord et celle du Sud, comme dit le vocabulaire de l’époque, sont bien inséparables dans ce désir de savoir. Quelques mois plus tard, une autre lettre à Barzée réclame plus d’indications pour satisfaire la curiosité de « certaines personnes importantes dans cette ville » : qu’on écrive sur la cosmographie des régions que traversent les nôtres, qu’on dise la longueur des jours d’été et d’hiver, si l’ombre se déplace vers la gauche ou la droite, et tout ce qui paraît extraordinaire, les animaux et les plantes inconnus, etc.78. Aces demandes, le destinataire ne répondra guère, étant mort en octobre 1553 : comme pour François Xavier, la nouvelle de sa disparition mettra de longs mois à atteindre Rome.
31Mais les compagnons envoyés en terre de mission, là comme ailleurs, se feront souvent géographes, cosmographes, linguistes, ethnologues. Ils constitueront et transmettront un immense savoir dont une partie, diffusée par l’ordre dans les recueils imprimés de lettres, alimentera la curiosité de leurs contemporains tout en contribuant à construire l’image publique de la Compagnie. Plus tard, leurs lettres susciteront à leur tour la curiosité des historiens des sciences, une fois dissipés quelques préjugés historiographiques, et mis en valeur le rôle des « réseaux à longue distance » dans la production et la transformation du savoir79.
Une correspondance savante : Clavius, figure fondatrice
32L’activité épistolaire de Christoph Clavius est aussi celle du premier savant de la Compagnie, clairement identifié comme tel. Il fut ce mathématicien qui enseigna sa discipline au Collegio Romano pendant toute sa carrière. En même temps, il parvint à établir les mathématiques dans le cursus jésuite des études, et plus largement dans le dispositif intellectuel en cours d’élaboration : définir, organiser et expérimenter ce cursus, défendre le statut des mathématiques, inscrire leur enseignement dans le texte normatif de la Ratio studiorum, et former les jeunes mathématiciens indispensables à l’application d’un tel programme dans les collèges de la Compagnie, on l’a dit, cet immense chantier, mené avec obstination, et efficacité, a constitué le cœur de son travail entre les années 1560 et sa mort en 1611.
33Pendant cette période il a aussi rédigé de nombreux livres, commentaires savants et manuels destinés à de futurs enseignants de sa discipline, concernant les différents domaines de la science mathématique en son temps : géométrie, astronomie, algèbre, gnomonique principalement. Il est devenu par là même, initialement et pour longtemps, le premier, puis le principal auteur scientifique de cette période dans son ordre ; il a en outre été directement engagé dans la réforme du calendrier julien, notamment aux côtés du dominicain Egnatio Danti80. Tel est, rapidement esquissé, le contexte dans lequel il convient de replacer sa correspondance.
34Si son œuvre a suscité, dans le cadre du renouveau des études jésuites, un certain intérêt, notamment dans les années 199081, sa correspondance, objet d’un premier travail éditorial par les soins de U. Baldini et P. D. Napolitani82 qui n’a malheureusement pas connu d’édition publique, n’a pas attiré l’attention comme cela a été le cas pour Kircher en particulier, alors qu’à bien des égards, c’est en marchant sur les traces de son aîné – on pourra par exemple souligner tout ce que le portrait de Kircher en mathématicien doit à son modèle Clavius –, que Kircher, lui aussi professeur de mathématiques, allemand et auteur de nombreux livres, est parvenu à rendre sa correspondance si intéressante et, corrélativement, à se rendre si intéressant par et pour sa correspondance.
35À cette postérité contrastée, on peut sans doute trouver différentes raisons, dont la principale est assurément le grand talent de Kircher pour mettre en scène son réseau épistolaire en fonction d’œuvres qui appelaient plus clairement la mobilisation de ressources de moyenne et longue distance83. Qu’on pense ici à la China Illustrata, écrite par un savant qui, n’ayant jamais quitté l’Europe, devait, par définition, prendre appui sur des sources externes (ouvrages imprimés disponibles ou correspondants informateurs, selon un procédé de construction des savoirs en train de se mettre en place dans la république des lettres, mais dont la Compagnie avait expérimenté l’efficacité dès la fondation, comme on vient de le rappeler plus haut)84. D’autres raisons doivent sans doute être évoquées, qui tiennent aux contextes distincts dans lesquels Clavius et Kircher travaillent, dans la Compagnie comme à Rome, mais le propos ici n’est pas d’ordre comparatif.
36Mon intention n’est pas de rendre compte sur un mode exhaustif de la première correspondance savante de la Compagnie de Jésus – dans cette période la communauté des mathématiciens en fournit encore assez peu85 – mais de la soumettre à deux questions principales qui intéressent plus généralement le programme de recherche sur la science à Rome. Premièrement, dans quelle mesure la mise en place d’un réseau de correspondance, jésuite ou non, participe-t-elle à la construction et à l’expression de la centralité romaine, et, dans le prolongement de cette question, de quel type de centralité s’agit-il ? Deuxièmement, en quoi le choix d’un tel outil de communication contribue-t-il à qualifier la fonction capitale de Rome, et comment est-il instrumentalisé dans la constitution du Collège Romain en pôle d’élaboration de la culture scientifique de la Compagnie ? Il s’agit donc de repérer la construction de la centralité dans un double mouvement d’accumulation de l’information, y compris du savoir venu des terres lointaines, et de diffusion, jusque dans ces mêmes terres, d’un savoir réélaboré au centre.
37À la première question, on répondra par l’analyse du caractère centripète des flux d’information qui sont produits dans ce type de cadre, et de la relation entre lettres et livres qui se noue à travers l’échange86. À la deuxième question on répondra par l’étude de la circulation scientifique qui dessine une géographie et une sociologie transfrontières de l’échange : au-delà des frontières de l’institution, des nations et des confessions. À travers cette circulation scientifique, on pourra mesurer comment Rome capitale et Rome centre de commandement de l’institution jésuite se renforcent mutuellement. On privilégiera donc dans cette brève analyse une approche de la correspondance comme système de communication dans la Rome de la fin de la Renaissance.
38Pour engager une telle étude, je m’appuierai sur le corpus des lettres établi par Baldini et Napolitani, dont il importe peu ici qu’il soit totalement complet, comme les deux éditeurs l’indiquent dans la longue introduction qui accompagne leur transcription abondamment annotée des lettres87. Ce corpus offre un ensemble de 336 lettres, étalées sur la période 1579-1611, dont seulement une cinquantaine envoyée par Clavius, les autres émanant de ses correspondants. Ceux-ci sont au nombre de 102, dont 7 figurent pour plus de dix lettres : Marino Ghetaldi, Christoph Grienberger, Giovanni Antonio Magini, Adriaan Van Roomen, Bernardino Salino, Giovanni Giacomo Staserio, Johan Reinhard Ziegler, dont on remarquera que tous sont mathématiciens. Ils se répartissent pour moitié entre jésuites et non-jésuites, entre savants et non-savants. Leurs lettres dessinent un espace de la communication fortement marqué par l’importance du réseau jésuite : si elle est assurément européenne – la seule exception non européenne concerne les deux lettres de Matteo Ricci envoyées de Chine88 –, deux zones d’échange plus intensif se distinguent, l’Italie et l’espace de langue allemande. Quant aux lettres de Clavius, elles représentent environ un septième de l’ensemble (336 au total) et leur distribution dans le temps est marquée par leur intensification à partir des années 1580. On peut souligner ici que, contrairement à d’autres savants de ses contemporains, Clavius n’a pas le souci de garder une copie des lettres qu’il adresse à ses correspondants, ni ne « construit » sa correspondance en fonction de l’évolution de sa position sociale.
39On peut d’emblée insister sur le caractère plutôt professionnel de cette correspondance, dont le centrage romain introduit deux biais difficiles à quantifier. En premier lieu, les échanges, au sein du Collège Romain comme au plan plus local, et sur des thèmes qui relèvent aussi des autres fonctions de Clavius, sont sans doute le plus souvent passés par la communication orale directe. Ainsi, non seulement les débats ou controverses que Clavius a pu soutenir avec les autres professeurs du Collège Romain – et dont témoignent d’autres types de sources89 – sont absents, mais nous font aussi défaut ses échanges avec ses supérieurs sur des questions d’administration, de formation, et plus généralement sur tout ce qui regarde la vie de la Compagnie. Son lien avec Possevino, qu’on mentionne ici pour l’importance qu’il a pu avoir quant à l’inscription des mathématiques dans le programme culturel de la jeune Compagnie, n’est nullement reflété par la correspondance, alors que les deux hommes ont assurément travaillé ensemble. Lorsque Possevino, à soixante ans, rédige l’encyclopédie du savoir jésuite, la Bibliotheca selecta (1ère édition, Rome, 159390), embrassant tous les champs de la connaissance, proposant une bibliographie raisonnée de tous les savoirs, il ne se borne pas à dresser une liste de titres, il ajoute un commentaire sur chacun des sujets abordés : ainsi, dans le livre consacré aux mathématiques, il se réclame ouvertement des positions du professeur de mathématiques du Collegio Romano. On retrouve, dans l’introduction au livre XV (Argumentum libri XV), ces mêmes arguments sur l’utilité et la dignité d’une science nécessaire à tous, ainsi que l’hommage explicite à Christoph Clavius91.
40De plus, la structure de ce quinzième livre est très fortement inspirée par les propositions de Clavius. Une analyse textuelle confirmerait que ce livre de la Bibliotheca selecta est construit sur le modèle d’un des « manifestes » en faveur des mathématiques rédigés dans ces mêmes années par le professeur92. En définissant un rapport de subordination de la physique aux mathématiques, en affirmant que celles-ci sont le fondement de celle-là, la Bibliotheca selecta prend fait et cause pour Clavius, et répète cette prise de position dans le livre XII, consacré à la philosophie. Ce livre, profondément remanié dans la seconde édition93, consacre un chapitre entier au problème suivant : « Quinam conciliare Aristotelem cum Platone, vel attentarunt, vel polliciti sunt » (chap. 12). Même si Possevino n’appartient pas directement à cette catégorie de philosophes, il est, avec Clavius, représentatif de cet « aristotélisme éclectique » qui a permis au xvie siècle de reconsidérer la place des mathématiques dans la hiérarchie des savoirs94.
41Ces brèves remarques suffiront à dire combien l’absence de correspondance intra-romaine dans le corpus disponible renvoie une image déformée du système, et des éventuelles stratégies de communication de Clavius. Cette remarque vaut a fortiori pour les échanges avec le monde romain non jésuite, sans doute lui aussi sous-représenté dans cette correspondance95.
42On se bornera ici à esquisser une typologie des fonctions de la correspondance de Clavius, fonctions qui varient selon les interlocuteurs, même si la plupart appartiennent à la communauté savante et lettrée internationale. Un premier massif, plutôt restreint aux correspondants de la Compagnie, concerne l’activité éditoriale : il s’agit principalement pour Clavius, comme pour ses collègues, d’échanger des informations sur les nouveautés dans le domaine éditorial à l’échelle la plus large possible. Un second massif de lettres, centré sur des questions mathématiques précises, discute les solutions proposées à des problèmes contemporains. On analysera donc dans un premier temps la correspondance comme outil d’élaboration de la discipline ; dans un second temps, on l’analysera comme vecteur de l’échange de livres et enfin, on soulignera sa fonction dans le processus de publication.
Écrire des lettres pour construire la discipline
43La renaissance des mathématiques à la Renaissance s’est surtout appuyée sur une circulation accélérée des livres, qu’il s’agisse de commentaires nouveaux de textes antiques ou encore de traités apportant des solutions nouvelles à des questions anciennes. On peut aisément admettre que le passage à une culture de l’imprimé fut l’un des facteurs majeurs de cette accélération, les correspondances participant, de manière complémentaire, à la constitution d’une communauté de lecteurs, susceptibles de se reconnaître progressivement comme appartenant à une même communauté savante malgré l’absence d’un lieu d’ancrage institutionnel ou géographique.
44La correspondance de Clavius offre un bel exemple de la nouvelle centralité acquise par la circulation des biens culturels, sur la base de la complémentarité entre textes imprimés et manuscrits, entre livres et correspondances : l’une des principales fonctions des lettres conservées ici correspond à l’échange d’information sur la production éditoriale dans le domaine des mathématiques. Dans une période particulièrement féconde (il suffit de penser aux commentaires d’Euclide96), c’est un atout important pour les savants, non seulement en relation avec l’augmentation des connaissances disponibles – ici le processus d’accumulation du savoir joue un rôle mineur, sauf dans le cas des observations astronomiques, par rapport à ce qu’il est dans d’autres disciplines – mais surtout en relation avec l’interprétation et la solution de problèmes précis.
45On le voit nettement dans la lettre de Magini, un professeur de mathématiques qui occupe la chaire de l’université de Bologne dans les années Clavius : un lieu intéressant donc, parce que situé dans les états pontificaux, c’est-à-dire dans une position périphérique, mais potentiellement concurrente, et relativement proche du centre romain. Le 15 juillet 1593, l’auteur insiste sur l’échange d’information, qui revêt pour lui un caractère crucial au moment où lui-même s’apprête à publier : il est dans l’attente de la parution du dernier livre de Tycho Brahé, afin de disposer des dernières informations pour, à son tour, corriger ses derniers calculs97. S’il est inutile de multiplier les exemples, on soulignera en revanche que la compréhension de cette situation générale, explicitée en d’autres occasions98, rend Clavius particulièrement soucieux de disposer d’un réseau d’informateurs. En ce sens, ses anciens étudiants du Collège Romain, amenés à ouvrir des chaires de mathématiques dans tout l’espace européen et au-delà, jouent un rôle considérable, qui se reflète dans la composition de la correspondance même. On s’arrêtera sur l’échange avec ses deux anciens étudiants d’origine anglaise, John Hay99 et Richard Gibbons100, qui cultivent un intérêt privé pour cette science tout en occupant un rôle important, notamment au collège de Douai, dans le processus de structuration d’un réseau jésuite catholique, aux frontières françaises de l’Angleterre.
46Pour l’un comme pour l’autre, le travail mathématique n’a débouché sur aucune production : en quoi ils ne gravitent pas au cœur du « noyau dur » des élèves de Clavius, bien qu’ils aient maintenu leur lien avec Rome et avec leur ancien professeur. De la correspondance de John Hay avec le maître, quatre lettres seulement nous sont parvenues101. Elles couvrent une période tardive et brève, de 1603 à 1607. Mais les informations qu’elles recèlent permettent de mieux identifier la nature de la relation progressivement établie entre les deux jésuites. Il ne peut s’agir, et c’est regrettable, que des rares pièces conservées d’un échange épistolaire sans doute plus étalé dans le temps, comme l’indique la première lettre, datée du 7 février 1603 : l’absence d’un préambule particulier et le ton direct laissent supposer une certaine habitude de l’échange entre les deux interlocuteurs. Dans la seconde lettre, du 15 avril 1605, est confirmé le caractère très ancien de la relation entre les deux hommes : d’une part John Hay précise qu’il a adressé à Clavius de nombreuses lettres restées sans réponse102 et, d’autre part, il rappelle l’ancienneté de leurs relations : « Lorsque j’habitais à Tournon, V. R. me communiquait ses livres »103.
47La première lettre répond à une demande : « De la lettre que m’a transmise le R. P. Malcoete ce 12 janvier, je comprends que V. R. souhaite savoir si D. Coignet a enfin édité ses Theoricae Planetarum »104. Ainsi, Clavius fait usage de l’échange avec John Hay pour s’informer des nouveautés éditoriales de l’espace belge où travaillent des mathématiciens intéressants et importants. On retiendra ici le caractère indirect de l’échange : c’est par l’intermédiaire d’Odon van Maelcote, c’est-à-dire par le biais d’un des plus proches élèves de Clavius, lui-même d’origine belge et, dans ces années, professeur de mathématiques au Collegio Romano aux côtés de Christoph Grienberger, que circulent les réponses105. La mention de cet intermédiaire suppose une relation directe, sans doute de caractère scientifique, entre l’É cossais et le Belge. La probabilité en est d’autant plus forte que non seulement Maelcote a fait sa formation dans les grands collèges de la province flandro-belge, mais qu’en outre il y retourne régulièrement dans les premières dé cennies du xviie siècle106.
48L’édition des Theoricae Planetarum de M. Coignet, professeur à Anvers107, fait l’objet de plusieurs allusions à travers les quatre lettres : dans la seconde, John Hay évoque la peste d’Anvers, qui a contraint M. Coignet à quitter la ville, ainsi que ses propres relations scientifiques avec le professeur anversois108. Cependant l’échange n’est pas unilatéral, puisque, profitant d’une de ses missives, John Hay demande à Clavius où en est son propre projet d’un ouvrage d’arithmétique, annoncé depuis la parution de l’Epitome arithmeticae practicae (1583) : « Fasse le Ciel que V. R. édite sa grande arithmétique, promise depuis tant d’années, pour qu’au moins on puisse adapter les démonstrations du livre 10 d’Euclide aux nombres. Car on ne trouve pas Stifel chez les libraires et l’homme est verbeux... »109. Le même type de question est posé par Gibbons : « Il y a une chose que je souhaiterais ardemment savoir : à quel point en est votre œuvre mathématique, ce que nous pouvons attendre, ce qui est en fin de compte disponible, ce qui doit être édité. L’opuscule sur l’art de mesurer, l’algèbre, d’autres que nous désirons ardemment (...) »110.
49On verra plus loin que l’autre fonction du réseau des anciens élèves est d’assurer une diffusion à l’œuvre de Clavius, mais je voudrais d’abord insister sur une autre fonction de cette correspondance, qui construit parallèlement un réseau de références communes, participant principalement au façonnement d’une communauté savante. Ici deux types de remarques s’imposent : d’une part, les références textuelles qui circulent au sein de la Compagnie ne sont pas toutes fixées par Rome ; d’autre part et corrélativement, au-delà de leur diversité, toutes contribuent ensemble à l’émergence des mathématiques comme discipline111. C’est ce que montre assez bien le petit groupe des lettres de John Hay.
50En effet, dans plusieurs passages, celui-ci revient sur ses lectures plutôt centrées sur des questions arithmétiques :
Quant à moi, j’ai regardé quelques-uns des livres de Tartaglia, que vous omettez de mentionner dans votre commentaire d’Euclide (je n’en ai pas vu la dernière édition), ce qui m’a réellement étonné. (...) J’ai regardé Nunès, Tartaglia, Gosselin, Stifel, Salignac, Scheubel, Peletier et d’autres. De tous, c’est Stifel qui m’a paru le meilleur, mais il écrit tout sans ordre et il a besoin d’un traducteur... »112
« J’ai lu différents ouvrages d’arithmétique, dont aucun jusqu’à présent ne m’a plu, Guillaume Gosselin, qui n’est pas un mathématicien ignorant, a bien tenté quelque chose, que la mort ne lui a pas permis d’achever. Bernard Salignac recommande chaleureusement Balthasar Gerlach (...) comme un grand algébriste, mais ce Balthazar a seulement écrit en allemand. S’il existait une édition complète des œuvres de Diophante, on disposerait alors d’une aide précieuse pour comprendre parfaitement toute l’arithmétique113.
51Il s’agit moins d’insister ici sur la signification des références à Michel Stifel114, Guillaume Gosselin115, Bernard Salignac116 ou Balthasar Gerlach117 : même si ces derniers apparaissent aujourd’hui comme des figures mineures de la science mathématique, quand ils sont cités aux côtés d’auteurs beaucoup plus importants, le Portugais Pedro Nunès118, le Français Jacques Peletier119, l’Italien Tartaglia120 ou l’allemand Jean Scheubel121, tous les noms mentionnés manifestent un unique souci de connaissance, de mise à jour d’une culture mathématique et de réflexion qu’aucune lettre de John Hay ne dément. Ces noms tissent la communauté textuelle référentielle, non seulement par leur présence dans la correspondance, mais par le jeu des citations dont ils sont l’objet dans les livres eux-mêmes. Ace stade de l’analyse, la correspondance non seulement confirme, au-delà des livres, l’horizon intellectuel du champ mathématique habité, mais elle l’actualise aussi en permanence, en énonçant la liste des agents qui la font vivre. Sur un plan distinct, même si certains des auteurs cités ne figurent que marginalement dans le cadre des références de Clavius122, esquissant par là même des centres d’intérêt distincts de ceux de Rome – car si l’arithmétique se trouve au cœur de la réflexion de John Hay, tel n’est pas le cas de Clavius qui, après l’Epitome de 1583, n’est toujours pas parvenu à reprendre ce travail et, malgré l’insistance de Hay ou d’autres correspondants, l’Algèbre de Clavius ne paraîtra qu’en 1608, vingt-cinq ans après l’Epitome – cet échange dessine des réseaux de circulation des textes différents de ceux organisés autour de Rome et par Rome. On peut ainsi mesurer que Clavius ne construit pas une culture hégémonique imposée à toute la Compagnie, mais que sa position centrale lui permet de capitaliser les différentes expériences menées dans les espaces régionaux, que dessinent les réseaux de ses anciens élèves.
52Un dernier point serait à esquisser ici, il concernerait le marché du livre de mathématiques : la correspondance permet de définir un certain état de la concurrence, car elle dit les ressources disponibles sur un thème donné. Cette question est d’autant plus sensible qu’elle a des conséquences sur le terrain religieux et économique. Contre les protestants, il faut exhiber une production catholique, même dans le domaine scientifique ; sur un marché qui reste encore limité, il faut publier en vue d’attirer le public avec un produit distinct. On remarquera ici l’attention portée aux qualités des livres lus, en termes de clarté et d’efficacité : les lettres dans lesquelles les anciens étudiants de Clavius parlent de leurs lectures mathématiques signalent les erreurs « pédagogiques » à éviter, expriment une exigence à laquelle les ouvrages rédigés par le professeur du Collège Romain ont systématiquement essayé de répondre123. Ici est indirectement posée la question des manuels d’enseignement.
53En disant ce qui est accessible à cette date (et inversement ce qui est introuvable, comme ce sera régulièrement le cas à Naples), les lettres adressées à Clavius offrent donc les moyens de cartographier l’Europe du livre mathématique au xvie siècle et elles montrent la présence de la ville pontificale dans les circuits européens de cette période124.
54Elles permettent aussi d’établir un autre type de cartographie, qui regarde les objets de la discipline : les lettres ouvrent ainsi des espaces de discussion, où se déploient des centres d’intérêt d’une grande variété. En faisant des contenus mathématiques un de leurs objectifs, elles apparaissent alors non seulement comme des moyens de communication, mais comme de véritables espaces d’élaboration scientifique, dont par la suite tout le xviie siècle donnera de multiples exemples. Par là elles participent clairement à la constitution de la discipline. Si l’astronomie retient le plus systématiquement l’attention des différents interlocuteurs, avec Jean Chastelier, les questions algébriques sont portées à l’attention de Clavius, avec, pour enjeu, la lecture de Viète.
55L’absence presque totale de sources sur Jean Chastelier125 renforce l’intérêt des informations qu’on peut tirer des lettres échangées avec Clavius. Si cinq seulement d’entre elles ont été retrouvées, elles permettent cependant de suivre les préoccupations du professeur parisien pendant 15 ans, entre 1594 et 1609126. Puis, la mort de Clavius interrompt cet échange et les témoignages de l’activité mathématique de Jean Chastelier disparaissent presque totalement127. Leur examen révèle un univers mathématique riche et original, développé sur un mode autonome. La première lettre, envoyée dans les mois qui suivent la rencontre lors de la cinquième congrégation générale, est principalement consacrée à exposer un problème de géométrie128. Ce problème, soumis à Chastelier par un jeune mathématicien non jésuite, est accompagné de la solution proposée par l’interlocuteur resté anonyme : elle sera intégrée par Clavius dans sa Geometria practica en 1604. Dans le commentaire qui accompagne l’édition de cette lettre, U. Baldini souligne l’appartenance de ce type de question aux recherches mathématiques développées par Viète129. Se dessine ainsi une filière de transmission des travaux des algébristes français en direction de Rome. Outre son intérêt pour l’histoire des mathématiques au sein de la Compagnie, cette remarque a une grande importance pour notre propos : elle esquisse une relation centre/périphérie à double sens, qui permet aussi à Rome de rester le centre, via la confluence de l’information venue de toutes les parties du monde. De plus, elle désigne des sujets d’interrogation scientifique susceptibles de mettre en évidence les travaux d’un groupe français à la charnière des deux siècles. Enfin, elle constitue un précieux témoignage des échanges en œuvre dans un même tissu régional : elle désigne des mathématiciens qui se soumettent mutuellement des problèmes nouveaux, ou se communiquent des solutions nouvelles à des problèmes anciens, et elle souligne la place occupée par le collège jésuite dans cette relation. Seule la réputation régionale d’un établissement et de ses maîtres peut expliquer une démarche du type de ce que rapporte ici Chastelier.
56Avec la troisième lettre se manifeste plus nettement l’envergure mathématique de Jean Chastelier130. Là, comme dans la dernière lettre de sa correspondance avec Clavius, six ans plus tard131, se trouve définie avec une certaine précision la culture mathématique du jésuite français à travers ses allusions à ses dernières lectures : l’Allemand Scheubel, dont le traité d’arithmétique est qualifié de « court et obscur »132, Pedro Nunès133, Jacques Peletier du Mans134, Viète dans la querelle qui l’oppose à Clavius au sujet de la réforme du calendrier. Là surtout se révèle un intérêt pour les questions algébriques qui semble vraiment caractériser Chastelier. Car ces deux lettres présentent d’évidentes qualités, tant du point de vue des questions posées à Clavius que pour les solutions proposées. Le premier problème traité est précisément extrait d’un ouvrage d’arithmétique de Scheubel135, il concerne la répartition des bénéfices entre trois marchands associés dans une affaire commerciale136 : ayant réuni la somme totale de 170 pièces d’or, les trois marchands reprennent leur capital à des dates différentes. Le premier, au bout de trois mois, récupère 75 pièces d’or, le second au bout de six mois reçoit 200 pièces d’or et le troisième, au bout de huit mois, doit se contenter de 100 pièces d’or. La question posée par Scheubel porte sur le capital initial de chacun des trois associés et sur le bénéfice réalisé par chacun d’eux137.
57Après avoir vivement critiqué la solution proposée par Scheubel dont il remarque qu’elle est donnée sans démonstration – apport et bénéfice du premier valent respectivement 60 et 15 pièces d’or, pour le second il s’agit de 80 et 120 pièces d’or, pour le troisième de 30 et 70 pièces d’or – Chastelier en démontre le caractère erroné de manière fort simple : le calcul de l’ensemble du capital rentabilisé s’élève à 900 pièces d’or (60×3+80×6+30×8 = 900). Puis appliquant un principe classique de proportionnalité, il pose l’égalité suivante : la totalité du capital exploité par la totalité du bénéfice dégagé égale la totalité du capital engagé par le premier marchand par la totalité de son bénéfice propre. C’est ainsi qu’il obtient pour le premier marchand le bénéfice de 41 pièces d’or, pour le second 109 1/3 et pour le troisième 54 2/3138.
58Loin de s’en tenir à cette simple démonstration de l’erreur du mathématicien allemand, Chastelier offre une seconde preuve de l’ineptie des résultats proposés, et surtout il tente de résoudre ce type de problème de manière générale, c’est-à-dire qu’il s’efforce de poser une équation générale. Il est pourtant obligé de confesser son échec : « Caeterum cum ipse tentarem quaestionem explicare nunquam potui ». Par-delà l’échec, avoué et analysé, l’intérêt de ce passage réside dans la méthode mise en œuvre. Chastelier n’hésite pas à recourir aux meilleurs spécialistes de son temps : il cite clairement P. Nunès, J. Peletier, deux noms qui ne sont pas sans rappeler les références de John Hay. L’algèbre du Français139, celle du Portugais, de vingt ans postérieure140, sont alors les ouvrages les plus récents sur ces questions. Mais, cette littérature à laquelle il a eu accès, comme la « règle des sociétés » développée par Clavius dans l’Epitome arithmeticae141 qu’il cite également, ne prend pas en compte la spécificité de son problème, c’est-à-dire les variations de durée de l’association pour chaque marchand. Chastelier reconnaît qu’il ne sait que faire de la variable temps : « Sed in ea nulla est variatio temporis. Ex hac autem variatione tota difficultas nascitur »142.
59Sans se décourager, il tente de mettre au point « quidem modum perveniendi ad aequationem ». C’est sans doute dans cette démarche, qui se préoccupe moins de résultat que de méthode, qui cherche moins à atteindre une solution numérique qu’à généraliser un problème en posant une équation algébrique, que résident l’originalité de Chastelier et son apport méthodologique propre. Il reste pourtant attaché au système ancien marqué par le maintien des notations cossiques. Celles-ci alourdissent son travail, et le recours au terme « aliud » pour désigner une seconde inconnue réduit le caractère novateur de la démarche. Pourtant le problème de la mise en équation ne bute pas sur ces questions techniques, mais sur le fait que certaines des valeurs qu’il doit faire entrer dans son équation correspondent à des fractions, dont il ne sait pas calculer la racine carrée. Il ne semble pas avoir lu, à cette date, les algébristes italiens. Ceux-ci ne seront cités que six ans plus tard, dans la dernière lettre de Chastelier à Clavius qui nous soit parvenue143. Cette dernière lettre témoigne qu’au cours des six années écoulées, le vice-provincial, devenu recteur du nouveau collège royal de La Flèche, n’a pas cessé de revenir sur ces interrogations qui renvoient aux origines de l’arithmétique moderne. En poursuivant ses recherches dans les ouvrages des auteurs étrangers, il a rencontré la tradition des algébristes italiens, sans doute Cardan et Bombelli144 : celle-ci ne pouvait pas plus que ses précédentes lectures répondre à ses attentes145. C’est sans doute aussi avec une certaine déception que, ayant reçu le traité tant attendu de Clavius, son Algebra de 1608, il constate que de Rome aucune solution ne lui est apportée. Manifestement, dans ces années de recherche, il a concentré tous ses efforts sur la mise en équation de ce type de problèmes puisqu’en 1609, il se montre capable de résoudre un problème du même genre, mais plus simple, où n’interviennent que deux associe146. On est tenté de comparer les références mathématiques de Chaste-lier à celles de John Hay : l’insistance sur l’algèbre de Clavius, les lectures de Nunès, Peletier et Scheubel constituent autant d’éléments communs d’une culture mathématique centrée sur les mêmes préoccupations. Cependant, alors que Hay lit Tartaglia, Chastelier ne le mentionne jamais. Une autre question reste en suspens, qui concerne Viète. Si Chastelier le connaît et le cite à propos du différend qui l’oppose à Clavius sur la réforme du calendrier147, il n’est pas certain, en revanche, qu’il maîtrise son œuvre algébrique148. Quelle que soit la réponse à cette question, ses deux lettres révèlent un mathématicien jésuite de premier plan, sans doute le plus important pour la France dans les années 1590-1610, qui est non seulement capable de développer ses propres travaux, mais dont la culture mathématique pour être large n’en présente pas moins une évidente spécialisation qui ne dépend pas du centre romain. Le destinataire, et ici son prestige intellectuel (doublement garanti par sa place dans l’institution et dans la communauté savante), sont pris à témoin du travail de recherche effectué et c’est bien la lettre qui garantit en quelque sorte l’appartenance de Jean Chastelier à la communauté mathématique.
60Dans les années précédentes, une lettre de Bernardino Salino, Gênes, 19 septembre 1595 (115, vol. 3, p. 120), porte sur des questions géométriques : les tangentes de la quadratrice, de la spirale et de la ligne proportionnelle. On pourrait longuement analyser les conditions locales de développement des sciences mathématiques qui se profilent à travers cette lettre : la sollicitation qui émane du prince, Pietro Francesco Malaspina, informé de l’arrivée à Gênes d’un jésuite « qui s’y entendait quelque peu en mathématiques », alors que lui-même, « depuis déjà un bon bout de temps, avait laissé cette étude » ; une discussion qui relance l’intérêt du jésuite de Gênes, lequel rédige un petit traité sur ces questions de tangentes qu’il adresse à Clavius. Il s’agit d’un passe-temps, entre deux missions en Corse, où les compétences mathématiques ne se trouvent pas à l’ordre du jour, mais bien au contraire l’évangélisation des insulaires. On ne reviendra pas ici sur ce que dit cette lettre du caractère peu institutionnalisé des mathématiques et de l’attention limitée que leur accorde l’institution. Mais l’autorité de Clavius est sans doute ce que le texte donne le plus nettement à voir : la chose est d’autant plus intéressante que la relation entre les deux hommes ne s’est pas ancrée dans un rapport maître-élève149. Elle repose sur différents points évoqués dans la lettre, et en premier lieu sur la notoriété de Clavius acquise à travers la fonction qu’il occupe au Collège Romain, mais aussi, et sans que le rapport de complémentarité soit posé nettement, à travers ses livres qui lui valent une certaine renommée au-delà des collèges jésuites. Deux points ici importent : le fait que, cherchant un interlocuteur sur des problèmes géométriques, Salino s’adresse logiquement à son collègue à Rome ; et les allusions faites à la réception de Clavius auprès de deux membres de la République des Lettres, Malaspina et Curtius. Le marquis possède certains ouvrages du jésuite de Rome, son Euclide, son Astrolabe dont il fait un réel usage : il semble même qu’y trouvant « tout ce que les autres y ont déjà écrit et même beaucoup plus », il en soit particulièrement satisfait et en fasse l’objet de conversations érudites dans les cours étrangères. C’est à travers lui que Curtius apparaît dans la lettre, et par là même le monde germanique, en général très présent dans cette correspondance. Ici encore la fonction de la lettre comme signe d’appartenance à la communauté savante est patente, une analyse plus fine permettrait sans doute de reprendre à nouveaux frais le débat sur la « république des lettres », ses contours, ses fonctions et ses modes de reproduction : il faudrait alors pouvoir suivre le fil rouge du rapport entre production imprimée et production manuscrite, pour montrer que les membres de la communauté savante ne se réduisent pas simplement aux écrivains-auteurs, qui utilisent le nouveau medium qu’est l’imprimé pour occuper l’espace savant visible150. Il intègre bien d’autres figures qui contribuent non seulement à la circulation des savoirs, mais aussi directement à leur élaboration sans pour autant parvenir ou choisir de le faire par le biais du livre.
Écrire des lettres pour échanger des livres
61Le lien entre lettre et livre est perceptible à travers un autre élément : la lettre sert à envoyer ou à demander un livre, fournissant ainsi, à l’historien du livre, des informations complémentaires sur les modes de l’échange, en particulier les modes non marchands.
62D’une manière générale, ces lettres rendent compte de la mise en circulation des livres du professeur romain dans le réseau jésuite, à travers les membres de la Compagnie qui s’intéressent, privatim ou publiquement, aux mathématiques. Balthasar Chavasse, professeur de théologie à Pont-à-Mousson, qui s’est intéressé durablement aux mathématiques en dehors des deux années où il les a enseignées, écrit à Clavius pour le remercier de l’envoi de son dernier livre Horologiorum nova descriptio, paru à Rome en 1599151. C’est avec plus d’un an de retard que l’ouvrage parvient sur la frontière germanique, qui marque aussi une frontière confessionnelle. Le même correspondant manifeste un réel intérêt pour les mathématiques, qui dépasse la gnomonique. Comme d’autres correspondants, déjà mentionnés, il demande des nouvelles du grand ouvrage d’algèbre, annoncé dès la parution en 1583 du Compendium arithmeticae.
63Si les collèges de la Compagnie constituent un marché « naturel » en quelque sorte pour les livres de Clavius, leur diffusion n’y est pas organisée systématiquement, il ne semble pas qu’on envoie un nombre défini d’exemplaires partout où s’ouvre une chaire de mathématiques. Deux exemples montrent qu’une telle mise en circulation – et la remarque vaut pour d’autres disciplines – n’est pas prise en charge par l’institution, elle reste affaire de liens personnels. Ainsi John Hay fait à plusieurs reprises allusion aux travaux de Clavius, il mentionne son livre sur le calendrier de 1603152 ou celui sur la géométrie pratique de 1604153, notamment en indiquant qu’ils ne sont pas disponibles et que lui-même ne les possède pas. De Naples154, Giovanni Giacomo Staserio, ancien étudiant de l’Académie de mathématiques, dit son attente des livres du maître, mais il s’appuie sur sa relation directe avec lui pour demander que le tirage romain de la nouvelle édition de la Sphère prenne aussi en compte les besoins du marché napolitain : « Mi piace che stampa la sua Sfera [...] Vorrei che V. R. facesse una gratia a me, et al coll[egio] nostro, et è che ne facci tirare 30 per noi »155.
64Lettres de demande pour les livres du maître ou lettres de remerciement pour les livres reçus, toutes signalent que les collèges de la Compagnie constituent le débouché éditorial par excellence, dans une période où Clavius est le seul écrivain mathématicien de l’ordre. Cette situation, qui restera sans changement jusqu’aux premières années du xviie siècle, justifie une centralité romaine qui est plus à lire comme une centralité instaurée par défaut que comme le résultat d’une politique volontaire de la centralité. À peine formée, la première génération de mathématiciens qui succède à Clavius publie là où chacun réside, ou bien elle le fait en fonction des logiques éditoriales de l’assistance ou de la province où les auteurs sont installés. Mais jusqu’à la mort de Clavius, l’état de fait joue en faveur du monocentrisme, et donc de la capitale de la Catholicité. La chose est particulièrement spectaculaire dans le cas de Matteo Ricci, avec tous les enjeux qu’ajoutent la distance, l’incertitude des communications, et les aléas de la relation entre Europe et Chine que l’historiographie a abondamment mise en scène156 :
Il libro de horiuoli non mi è venuto alle mani ; non so sèfù diretto a me, perchè quello che vienne per la Provincia, o resta nelle Indie, passa al Giappone, e non lo posso vedere ; quel trattato dell’astrolabio mi scrissero dall’India che me lo mandavano, e penso sta già in Macao e venirà. Di tutto le ne do molte gratie, pochè di cio ne risulta tan-to servitio di dio ; vorrei pregarlo che facessi con P. Generale o P. Ludovico Maselli mi mandasse alcun libro di architettura e una Roma Vecchia o antica, che quà stimarei molti scuti, per guadagnare credito con questa gente...157
65Ainsi la correspondance semble tenir une certaine fonction dans la mise en circulation de la production romaine158. On pourrait dire, en un sens, que cela fait partie d’une stratégie ad intra, mais il faudrait ajouter, en un autre sens, que cela témoigne des carences de la librairie à l’échelle locale, liées au dysfonctionnement ou à l’absence de circuits de distribution (il serait d’ailleurs instructif de mesurer la présence des écrits de Clavius dans les grandes foires du livre, mais cela demanderait un examen systématique159), ou bien encore liées à la difficulté de trouver localement des opérateurs susceptibles de réimprimer un texte. Les mêmes difficultés sont attestées dans les rapports entre Clavius et ses interlocuteurs non jésuites. Une fois encore, Magini fournit un exemple significatif dans une lettre qui accompagne un échange de livres : celui dont Magini fait hommage à Clavius au début du message, en vue d’en obtenir une critique ; celui qu’il demande à Clavius, à la fin du message – « se mi fara degno d’un de suoi libri dell’astrolabio, mi sera molto caro per vederlo quanto prima »160 – une demande qui semble avoir été le véritable objet de la lettre.
66Sur les modalités de l’échange, entre savants, de leurs productions respectives, sur les règles implicites qui en codifient l’usage et les degrés, et sur la valeur symbolique que revêt chaque fois le don de livre, il y aurait matière à développer l’analyse. Il faudrait pouvoir insister sur l’importance d’une pratique qui concrétise l’appartenance à la communauté scientifique. L’attribution de la qualité de membre se reconnaît dans l’effectuation de cette pratique socialement et symboliquement valorisée, elle vaut reconnaissance, cette reconnaissance se construit dans l’espace de la lettre et se matérialise dans la possession personnelle du livre.
Écrire des lettres pour publier des livres
67Avoir connaissance des livres récemment publiés, échanger ceux qu’on vient d’écrire avec d’autres savants, cela demande que l’auteur soit déjà parvenu à publier son manuscrit. Dans le cas de Clavius, cette question a été éclairée à nouveaux frais par Sabina Brevaglieri, dont on se permettra de reprendre les principales conclusions, en particulier sur le faible intérêt des imprimeurs et libraires romains pour les travaux du mathématicien, alors que l’existence d’un public spécifique, formé par les étudiants (et leurs professeurs) des collèges de la Compagnie, et par-delà, par leurs homologues en d’autres lieux d’enseignement, garantissait l’accès à un marché bien défini et durable161. On rappellera, encore à la suite de Sabina Brevaglieri, l’attention portée par Marcus Welser, l’érudit allemand, aux difficultés rencontrées par Clavius, vers 1607162. Ces difficultés sont d’autant plus remarquables que les lettres parlent de la nécessité de continuer à travailler au vaste chantier ouvert par la réforme grégorienne. Sa mise en place avait suscité, à partir du milieu des années 1580, des réactions et des oppositions qui devaient mobiliser en réponse la plume de Clavius, sans doute au détriment de ses propres recherches et publications163.
68On remarquera aussi que l’appartenance de Clavius à la « nation » allemande, marquée par l’épithète Bambergis qui souvent accompagne son nom sur la page de titre de ses ouvrages, n’a sans doute pas été sans influencer l’intérêt de Welser, ou celui d’autres mécènes allemands, comme G. Fugger164. La même remarque vaut pour la correspondance avec Ziegler, professeur de mathématiques au collège de Mayence : l’appartenance à la « nation » allemande joue dans la mobilisation, efficace, des imprimeurs et des libraires liés audit collège. Finalement, ce sont bien les presses de Mayence qui publieront les onze volumes des Opera Omnia dont personne ne s’était beaucoup soucié parmi les gens du livre à Rome ; leur entreprise éditoriale couronne ainsi, peu avant sa mort, le parcours exemplaire du premier mathématicien de la Compagnie165.
69Malheureusement cette opération éditoriale se matérialise trop tard, non seulement pour Clavius, mais aussi pour l’aboutissement du prosélytisme par la science désiré par Welser dès 1603. Cette an-née-là, ce dernier annonce à Clavius qu’on a fait à Augusta un accueil chaleureux à la seule copie arrivée là du livre sur la réforme du calendrier récemment publié à Rome166, et il ajoute : « je me saisis d’une telle occasion pour indiquer à Votre Révérence qu’il serait bon que ces libraires-ci en emportent un bon nombre d’exemplaires à la prochaine foire de Francfort, parce que, outre qu’ils y seraient vendus, ils serviraient grandement à défendre l’honneur de la Sainte Église ». Pour garantir la présence outre-monts de la production savante jésuite, Welser finira par s’adresser à Ziegler, comme en témoigne une lettre de celui-ci à Clavius : « j’ai été avisé par une lettre de Marc Welser d’Augusta que vous avez préparé un livre [...] et j’ai demandé à un typographe qu’il l’imprime ici en Allemagne »167.
70L’éclairage que l’étude de la correspondance jette sur les difficultés du contexte éditorial romain, de même que les informations plus détaillées (qu’on y cherche en vain) qui expliqueraient et confirmeraient le non-engagement de l’institution sur les questions d’édition – car il paraît bien difficile de parler d’une politique éditoriale de la Compagnie à Rome en matière de mathématiques –, tout cela inviterait à réexaminer le dossier de Maurolico et la signification des réticences de Clavius, voire de la Compagnie à Rome, quand le mathématicien de Messine chercha à obtenir leur soutien pour réaliser ses projets éditoriaux dans les années 1570-1575168.
71Un autre type de lettre constitue une manière de réponse des auteurs à la difficulté de se faire éditer. Il s’agit des lettres de dédicace, insérées au début des ouvrages, elles matérialisent un autre type de complémentarité entre la lettre et le livre, elles témoignent de l’inscription de Clavius dans des relations de patronage et de mécénat, en vue de la publication de ses ouvrages. La lettre à Georg Fugger qui ouvre la Geometria practica, publiée en 1604 à Rome par Bartolomeo Zannetti, remplit une double fonction, elle remercie pour le financement du livre et elle amorce la recherche stratégique d’un marché plus vaste en dehors de Rome : on sait ainsi qu’une centaine d’exemplaires sont envoyés au mécène, dans l’espoir d’ouvrir un autre canal à la diffusion du livre169.
72Il n’est pas question de rouvrir ici le dossier du patronage, abondamment traité dans les chapitres consacrés à l’édition romaine de livres savants170. Il me semble cependant que le site de Rome, dont les caractéristiques sociales et politiques ont déjà été évoquées, peut être considéré a priori comme favorable à la recherche de patronages. En ce sens, le faible dynamisme éditorial de la ville aurait pu (ou aurait dû) être compensé par la multiplicité des cours, des familles aristocratiques et par son cosmopolitisme171. Dans le cas des mathématiques et de Clavius, on constate que les effets bénéfiques des réseaux locaux de patronage ont été plus que limités.
Conclusion : les réseaux de Clavius ?
73À partir de cette courte analyse, on pourrait considérer la correspondance de Clavius comme un système de communication fondé sur un réseau spécifique qu’on peut à présent chercher à définir. Le recours aux ressources institutionnelles n’en est sans doute pas le trait dominant, sa force lui vient principalement des anciens élèves. Le fait que, dans cette période de l’histoire de la Compagnie, le Collège Romain ait été le creuset, lieu de formation pour les premières générations d’enseignants en même temps qu’un espace essentiel d’élaboration de l’identité intellectuelle de l’ordre, a compté tout autant que l’idéal (et la pratique maintenue) de la dispersion des jésuites à travers tous les pays. Les deux choses ont eu pour conséquence l’envoi de ces premières générations de mathématiciens dans les différentes parties de l’Europe, voire au-delà. En ce sens, la double fonction de Rome, comme pôle d’attraction et de redistribution des forces, correspondrait mieux à ce qu’on a généralement qualifié de centralisation romaine. Ce double mouvement des hommes a joué un rôle déterminant dans la structuration du réseau de Clavius, réseau lui-même mis au service d’un triple mouvement de production, d’accumulation et de circulation de savoirs ou de sciences172. C’est en ce sens que l’échange épistolaire installe Rome dans une situation centrale, susceptible de prendre en compte la pluralité de l’expérience, et incapable de développer un système culturel hégémonique. Les lettres entre Clavius et ses élèves le signifient.
74En sens inverse, l’esquisse de l’échange avec Chastelier indique que Rome constitue un interlocuteur privilégié, sans pouvoir fournir l’ensemble des solutions aux problèmes posés. Rome représente aussi un fournisseur potentiel d’informations : ainsi, la seconde lettre, écrite en 1598173, est exclusivement consacrée à des questions de gnomonique, et s’appuie sur la lecture du texte de Clavius sur la fabrication des horloges174. Elle vient précisément rappeler le rôle de référence et d’espace de production de la nouveauté scientifique qu’on attribue à Clavius et à ses élèves, dont certains sont aussi connus des pères français175 ; de même, dans la quatrième lettre datée de 1605176, Chastelier, manifestement peu intéressé au premier niveau mais plutôt curieux et sans doute dans la nécessité de devoir formuler un avis sur ce sujet, demande des éclaircissements au professeur du Collège Romain sur la nova de 1604. Au sein de la Compagnie, et sans doute au-delà, Clavius permet à Rome de remplir sa position de ville-ressource, caractéristique d’une capitale. Ace titre, en s’appuyant sur sa propre institution, Clavius offre en contrepartie à Rome la possibilité d’exister dans l’espace européen des mathématiques.
75Qu’en est-il du caractère confessionnel du réseau : les lettres de et à Clavius définissent-elles un réseau de savants catholiques ? Avant de répondre à cette question, on fera deux remarques. La première porte sur l’évolution du profil de la correspondance en fonction de l’évolution du profil de Clavius sur la scène romaine. En d’autres termes, la position intellectuelle du mathématicien du Collège Romain, puis la composition ad extra de son image doivent principalement à sa participation à la réforme du calendrier julien177. L’intensification de l’échange épistolaire, son élargissement spatial sont nettement marqués par cet événement et l’espace de la correspondance devient aussi celui de la polémique. Celle-ci joue aussi sur des éléments d’ordre religieux, c’est-à-dire, internes à la chrétienté, où l’opposition entre catholicisme et protestantismes est le plus souvent portée par les interlocuteurs de Clavius : Adriaan Van Roomen pour l’espace germanique, mais aussi Gabriel Serano178 pour la péninsule ibérique – les deux dessinant ainsi un territoire de catholicité européenne qui coïncide avec les limites de l’aire d’influence de la Compagnie.
76Il ne semble pas que Clavius ait particulièrement nourri cette dimension, mais on peut aussi faire l’hypothèse que le changement de statut que lui confère l’entrée sur la scène publique, à partir de sa nomination à la commission de réforme du calendrier établie par le pontife, a largement contribué à cette nouvelle inflexion de sa représentation.
77Pour autant, les frontières confessionnelles ne sont pas totalement étanches : trouver un éditeur, fût-il protestant, est une question directement abordée par A. van Roomen, en 1597, à propos d’un de ses propres traités179. À l’inverse, on note des phénomènes de collaboration, à travers les demandes réitérées de Ziegler d’informations sur l’éclipse de 1560 destinées à Kepler180. Le fait qu’elles soient restées sans réponse de la part de Clavius est-il significatif ? Si c’était le cas, il faudrait alors rappeler l’espace intellectuel dessiné par le jeu des références textuelles, qu’on a évoqué plus haut : les lectures des uns et des autres, françaises, allemandes ou d’ailleurs, montrent que le jésuite lit des auteurs catholiques ou protestants indifféremment. La mise en perspective de ces deux points inviterait à distinguer « communauté épistolaire » et « communauté de lecture » : dans la première, les frontières confessionnelles ne seraient franchies que dans le cadre de la polémique ; dans la seconde, elles ne feraient pas obstacle à la constitution d’un champ disciplinaire commun.
78Pour donner tout son sens à l’étude de cette correspondance, à peine esquissée et principalement interrogée en termes de stratégies de communication, il faudrait pouvoir l’insérer dans une cartographie des correspondances savantes, et spécialement mathématiques, de cette période. Une telle perspective est encore à construire, mais son absence n’interdit pas quelques hypothèses relatives à Clavius et à Rome. En premier lieu, le corpus envisagé indique un rayonnement scientifique relatif de Clavius, à la mesure de la place de Rome dans la culture mathématique de l’Europe : il resterait encore à conduire une analyse plus fine sur les différents types de disciplines mathématiques prises en considération, que ce soit l’astronomie, l’algèbre ou la géométrie. On peut d’ores et déjà souligner que manquent à cette correspondance les noms des grands astronomes Tycho Brahé ou Kepler, Galilée ne représentant pas encore dans cette période la référence qu’il sera vingt ans plus tard. Le deuxième point porte sur le rôle de cette correspondance dans la constitution de la culture mathématique de la Compagnie, et de Rome ; il convient sans doute ici de distinguer les deux niveaux : si elle joue un rôle fondamental pour l’espace mathématique jésuite, en particulier en renforçant la visibilité du groupe des mathématiciens de l’ordre et de sa figure fondatrice, Clavius, à l’échelle romaine, elle entre dans la constellation des réseaux savants et érudits contemporains, y apportant sa coloration mathématique, indispensable à partir de cette période à la définition d’une ville comme capitale savante.
Notes de bas de page
1 À. Romano, La Contre-Réforme mathématique. Constitution et diffusion d’une culture mathématique jésuite à la Renaissance (1540-1640), Rome, 1999 (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 306), en particulier sur Clavius les chapitres 2 et 3, p. 85-178 ; cet ouvrage montre avec précision les difficultés de la Compagnie pour tenir les promesses du programme ambitieux de Clavius. Sur le Collegio Romano, U. Baldini, Legem impone subactis. Studi su filosofia e scienza dei gesuiti in Italia 1540-1632, Rome, 1992, chap. I, p. 19-73.
2 Curieusement, ce genre littéraire est rarement étudié en soi dans les présentations d’ensemble de l’humanisme : il en est encore ainsi dans A. Rabil, Jr. (dir.), Renaissance Humanism : Foundations, Forms, and Legacy, 3 vol., Philadelphie, 1988, dont le premier volume concerne l’humanisme en Italie. À ce silence, on trouve une exception de qualité dans M. L. King, Venetian Humanism in an Age of Patrician Dominance, Princeton (NJ), 1986, qui mentionne, dans la notice de chaque humaniste considéré pour la période 1400-1490, l’existence et la nature des correspondances conservées ; ces notices individuelles occupent les pages 315-449.
3 Sur les composantes de cette activité, leur signification et raison d’être, L. Martines, Power and Imagination : City-States in Renaissance Italy, New York, 1980, en particulier le chap. XI, Humanism : A Program for Ruling Classes, p. 191-217. Sur la redécouverte de l’héritage antique, M. D. Reeve, Classical Scholarship, dans J. Kraye (éd.), The Cambridge Companion to Renaissance Humanism, Cambridge, 1996, p. 20-46 ; L. D. Reynolds et N. G. Wilson, Scribes and Scholars : A Guide to the Transmission of Greek and Latin Literature, 3e éd., Oxford, 1991, chap. 4, The Renaissance, p. 122-163 ; R.Weiss, The Renaissance Discovery of Classical Antiquity, Oxford, 1973.
4 On peut entrevoir les difficultés de la critique des textes pour les humanistes et la nécessité d’une mise en commun de leurs connaissances, en un temps où la philologie n’avait encore ni établi ses méthodes ni élaboré ses instruments, en se reportant à un traité technique récent sur les difficultés qui subsistent dans l’identification des textes médiévaux : R. Sharpe, Titulus : Identifying Medieval Latin Texts. An Evidence-Based Approach, Turnhout, 2003.
5 P. Mesnard, Le commerce épistolaire comme expression sociale de l’individualisme humaniste, dans Individu et société à la Renaissance, Bruxelles-Paris, 1967 (Travaux de l’Institut pour l’étude de la Renaissance et de l’humanisme, 3), p. 16-31, reste assez vague sur les fonctions assurées par ces correspondances, tout en soulignant leur grand nombre.
6 Ce fut le cas de Poggio Bracciolini : voir ses Lettere, éd. H. Harth, 3 vol., Florence, 1984-1987, ainsi que H. Harth, L’épistolographie humaniste entre professionalisme et souci littéraire : l’exemple de Poggio Bracciolini, dans La correspondance d’Érasme et l’épistolographie humaniste, Bruxelles, 1985 (Travaux de l’Institut interuniversitaire pour l’étude de la Renaissance et de l’humanisme, 8), p. 135-144 ; P. W. Goodhart Gordan (éd.), Two Renaissance Book Hunters : The Letters of Poggius Bracciolini to Nicolaus de Niccolis, New York, 1974.
7 À l’exemple de Leonardo Bruni : G. Griffiths et al. (dir.), The Humanism of Leonardo Bruni : Selected Texts, Binghamton (NY), 1987 (Medieval and Renaissance Texts and Studies, 46), dont certaines lettres commentent la Politique d’Aristote, proposent une réforme de l’éducation, expliquent les circonstances d’une élection papale, etc.
8 Pour Rome, voir J. F. D’Amico, Renaissance Humanism in Papal Rome : Humanists and Churchmen on the Eve of the Reformation, Baltimore-Londres, 1985.
9 E. Rummel, The Humanist-Scholastic Debate in the Renaissance and Reformation, Cambridge (Mass.)-Londres, 1995.
10 U. Dotti, Vita di Petrarca, Rome-Bari, 1992 ; G. Billanovich, Petrarca Litterato. I. Lo scrittoio del Petrarca, Rome, 1947.
11 F. P. Luiso, Studi sull’epistolario di Leonardo Bruni, Rome, 1980.
12 V. R. Giustiniani, La communication érudite : les lettres des humanistes et l’article moderne de revue, dans La correspondance d’Érasme... cit., p. 109-133.
13 H. A. Oberman et T. A. Brady, Jr. (dir.), Itinerarium Italicum : The Profile of the Italian Renaissance in the Mirror of its European Tranformations, Leyde, 1975.
14 A. Quondam (éd.), Le « carte messaggiere ». Retorica e modelli di communicazione epistolare : per un indice dei libri di lettere del Cinquecento, Rome, 1981. L’ouvrage de Francesco Sansovino, Segretario (1ère édition en 4 livres en 1564, réédition en 7 livres en 1578) fit date : ibidem, p. 58. Quelques indications complémentaires dans L’épistolaire au xvie siècle, Paris, 2001 (Cahiers V.L. Saulnier, 18).
15 E. L. Eisenstein, The Printing Press as an Agent of Change, 2 vol., Cambridge, 1979, a souligné, à partir du milieu du xvie siècle, le recours des auteurs à un réseau de correspondants, informateurs locaux ou critiques avisés des livres imprimés, pour obtenir des descriptions, des figures, des spécimens à décrire, la correction des cartes publiées, etc., et rappelle que certains auteurs, pour susciter de tels apports, s’engageaient à mentionner le nom de ces collaborateurs dans les prochaines éditions revues et augmentées de leurs ouvrages. Elle cite les exemples du naturaliste Conrad Gesner (p. 98), du botaniste Pietro Andrea Mattioli (p. 488), du géographe Abraham Ortelius (p. 109-111), de l’historien de l’art Giorgio Vasari (p. 232-233).
16 Voir le grand livre de J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, 2 vol., Paris, 1981 (Les classiques de l’humanisme, Études, 10), en particulier le chapitre intitulé La lettre, p. 1003-1052 ; ainsi que Érasme, La langue, trad. annotée J.-P. Gillet, Genève, 2002.
17 Sur l’histoire éditoriale embrouillée de cet ouvrage, J.-C. Margolin, Introduction, à son édition critique du texte, dans Érasme, Opera omnia, Amsterdam, 1971, I.2, p. 157-205.
18 L. Jardine, Erasmus, Man of Letters : The Construction of Charisma in Print, Princeton (NJ), 1993, a grossi le trait à ce propos. Mais Érasme consacra certainement beaucoup d’énergie et de talent à façonner sa propre image : sur cette activité dans le milieu anglais (dont Érasme fut le familier pour un temps), voir S. Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning : From More to Shakespeare, Chicago-Londres, 1980.
19 L’édition procurée par P. S. Allen de son Opus epistolarum, 12 vol., Oxford, 1906-1947, en a consacré l’importance. Ce corpus a été utilisé avec finesse par K. Crousaz, Érasme et le pouvoir de l’imprimerie, Lausanne, 2005.
20 On nuancera l’analyse ironique de L. Jardine, Erasmus, Man of Letters... cit., chap. 6, Concentric Cercles : Confected Correspondence and the Opus epistolarum Erasmi, p. 147-174.
21 L. Giard, La constitution du système éducatif jésuite au xvie siècle, dans O. Weijers (éd.), Vocabulaire des collèges universitaires (xiiie-xvie siècles), Turnhout, 1993 (Civicima. Études sur le vocabulaire intellectuel du Moyen Âge, 6), p. 131-148 ; Id., Au premier temps de la Compagnie de Jésus : du projet initial à l’entrée dans l’enseignement, dans É. Ganty et al. (dir.), Tradition jésuite. Enseignement, spiritualité, mission, Namur-Bruxelles, 2002, p. 11-45.
22 La question d’une inspiration érasmienne des Exercices spirituels ou d’une hostilité affirmée d’Ignace de Loyola à l’encontre des ouvrages d’Érasme dans la formation jésuite a été longuement discutée. Une réponse affirmative quant à une influence d’Érasme sur Ignace a été avancée par A. H. T. Levi, Erasmus, the Early Jesuits and the Classics, dans R. R. Bolgar (dir.), Classical Influences on European Culture A.D. 1500-1700, Cambridge, 1976, p. 223-238. D’autres analyses sont plus réservées, comme M. Bataillon, D’Érasme à la Compagnie de Jésus. Protestation et intégration dans la Réforme catholique au xvie siècle, article de 1967 repris dans son fameux Érasme et l’Espagne, nouv. éd. C. Amiel, 3 vol., Genève, 1991 (Travaux d’humanisme et Renaissance, 250), III, p. 279-304 (nombreuses fautes d’impression). Voir la mise au point nuancée de J. W. O’Malley, The First Jesuits, Cambridge (Mass.), 1993, p. 260-264 ; Id., Religious Culture in the Sixteenth Century, Aldershot, 1993 (Collected Studies Series, 404), chap. IX à XII ; et les travaux de T. O’Reilly, From Ignatius Loyola to John of the Cross, Aldershot, 1995 (Collected Studies Series, 484), chap. II à IV. Sur l’acceptation du programme humaniste par le fondateur, M. Fois, La giustificazione cristiana degli studi umanistici da parte di Ignazio di Loyola e le sue conseguenze nei gesuiti posteriori, dans J. Plazaola (éd.), Ignacio de Loyola y su tiempo, Bilbao, 1992, p. 405-439.
23 Sur l’Espagne, voir le livre de Marcel Bataillon cité à la note précédente. Sur l’Italie, S. Seidel Menchi, Erasmo in Italia 1520-1580, Turin, 1987, en particulier les chapitres 2, Erasmo luterano : una costruzione della teologia italiana fra il 1520 e il 1535, p. 41-72, et 11, Erasmo cattolico, p. 270-285.
24 A. Ravier, Ignace de Loyola fonde la Compagnie de Jésus, Paris, 1974 (Christus, 36), p. 19-124 sur le groupe entre 1538 et 1541, avec le portrait des dix cofondateurs, p. 53-80. Sur ces derniers, Ignace de Loyola excepté, notices biobibliographiques dans AHSI, 59, 1990, p. 185-344.
25 Pas de document officiel sur cet événement, narré par Pierre Favre (l’un des dix) à Diego de Gouvea : lettre, en latin, 23 novembre 1538, signée au nom de tout le groupe, texte publié dans Ignace de Loyola, Epistolae et instructiones, I, Madrid, 1903 (MHSI, 22), réimpr. Rome, 1964, Epist. 16, p. 132-134. Plus tard, dans son journal spirituel, en juin 1542, se remémorant les grâces antérieures reçues, Favre désigne l’épisode comme « une autre grâce, bien remarquable, qui est comme un fondement pour toute la Compagnie » : Mémorial, trad. M. de Certeau, Paris, 1960, p. 121 ; texte latin, Pierre Favre, Epistolae, memoriale et processus, Madrid, 1914 (MHSI, 48), réimpr. Rome, 1972, Memoriale, 18, p. 498.
26 Texte latin, printemps 1539, dans Ignace de Loyola, Constitutiones Societatis Iesu. I. Monumenta Constitutionum praevia, Rome, 1934 (MHSI, 63), réimpr. 1967, Monum. 1, p. 1-7 ; traduction, dans Ignace de Loyola, Écrits, éd. M. Giuliani, Paris, 1991, p. 277-281.
27 Cette manière de faire donnera lieu à d’abondantes archives au bénéfice des historiens. Le zèle érudit de jésuites devenus historiens de leur propre passé vers la fin du xixe siècle a produit l’imposante série imprimée des Monumenta historica Societatis Iesu. Commencée à Madrid en 1894 avec le premier volume du Chronicon de Polanco, elle a été transférée à Rome en 1929 où la parution a repris en 1932 avec le tome 7 des Litterae quadrimestres et s’est continuée depuis. Sur l’histoire de cette grande entreprise, ses premiers changements d’objectifs et de méthode, D. Fernández Zapico et P. Leturia, Cincuentenario de Monumenta historica S.I. 1894-1944, dans AHSI, 13, 1944, p. 1-61.
28 Je laisse de côté un troisième massif textuel, ayant pour objet l’organisation des collèges et l’enseignement, et qui aboutira à la rédaction de la Ratio studiorum (version définitive, 1599). Lui aussi a donné lieu à des navettes de textes et de nombreux échanges d’opinions par écrit entre le gouvernement romain et les provinces, mais ce sont les deux autres massifs textuels qui ont eu un rôle prépondérant dans l’instauration, puis l’organisation des correspondances internes, en eux ont été énoncées les règles de correspondance, précisés le rythme et le style à adopter.
29 L. Giard, Relire les constitutions, dans L. Giard et L. de Vaucelles (dir.), Les jésuites à l’âge baroque 1540-1640, Grenoble, 1996, p. 37-59.
30 Ignace de Loyola, Lettre 58 à Pierre Favre, citée ci-dessous à la note 40.
31 Voir, dans son ouvrage cité à la note 34, le tableau numérique comparatif p. 39.
32 Voir respectivement De obedientiae voto faciendo, dans Ignace de Loyola, Constitutiones, t. I, Monum. 2, p. 8 ; Determinationes Societatis, ibidem, Monum. 3, 14, p. 13 ; Forma de la Compañía y oblación, dans Fontes narrativi de S. Ignatio de Loyola, t. I, Rome, 1943 (MHSI, 66), Monum. 3, p. 16-22. Traduction dans Ignace de Loyola, Écrits, p. 282, p. 285, p. 288-290.
33 Corpus édité en 12 volumes dans les Monumenta historica Societatis Iesu, Madrid, 1903-1911 (MHSI, 22, 26, 28, 29, 31, 33, 34, 36, 37, 39, 40 et 42), les textes y sont donnés dans leur version originale en espagnol, italien, ou latin, une même lettre pouvant passer d’une langue à l’autre selon les sujets traités. La langue utilisée dépend du destinataire, et de la compétence linguistique du scripteur, le latin est réservé aux interlocuteurs d’Europe du Nord (qu’on supposera peu familiers des langues romanes) et aux personnages de haut rang ainsi qu’à des actes de gouvernement de la Compagnie et à des lettres circulaires aux compagnons auxquelles on entend donner une importance particulière. Les lettres envoyées au nom d’Ignace par un secrétaire, qui rédige le texte selon les indications reçues du Supérieur général et s’exprime en général de la part de « Notre Père Ignace » ou « N.P. », sont dites ex commissione. Parfois le rédacteur s’identifie au commencement ou à la fin de la lettre, parfois son nom a été inscrit a posteriori par les archivistes sur le manuscrit conservé, ou encore son écriture permet à l’éditeur des Monumenta de l’identifier. Les lettres reçues par Ignace et son secrétariat n’ont pas fait l’objet d’un archivage aussi attentif, cependant plus d’un millier pour les années 1537-1556 ont été éditées dans les Epistolae mixtae ex variis Europae locis, 5 t., Madrid, 1898-1901 (MHSI, 12, 14, 17, 18 et 20) ; parmi ces lettres, certaines n’étaient pas nominalement destinées à Rome, elles attestent d’une circulation horizontale entre les compagnons. Les lettres des cofondateurs de la Compagnie (les Primi Patres), plus celles de Nadal qui se décida à les rejoindre en 1545, ont été éditées à part dans les volumes des Monumenta historica Societatis Iesu concernant respectivement chacun d’entre eux.
34 La seule étude d’ensemble de ce corpus est due à D. Bertrand, La politique de saint Ignace de Loyola. L’analyse sociale, Paris, 1985 ; je lui emprunte avec de menues modifications ses données chiffrées, notamment p. 38. L’essai de sémantique quantitative, mené par l’auteur sur les occurrences de 398 mots relevées dans un large échantillon de 2532 lettres, pour mettre en évidence une thématique et une stylistique ignaciennes, ne donne pas de résultats décisifs. Cependant l’ouvrage fournit de très abondantes indications sur le contenu du corpus, avec un essai de classification des lettres selon les sujets traités, p. 662-667, qui désigne comme lettres « théoriques », formulant les règles de correspondance, les lettres 58, 179, 180, 205 et 1048, dont il sera question plus loin.
35 Constitutiones anni 1541, dans Ignace de Loyola, Constitutiones Societatis Iesu, t. I, Monum. 9, p. 33-48. La première bulle pontificale d’approbation canonique (Regimini militantis de Paul III) date de septembre 1540.
36 Sur sa personnalité et son action essentielle sous les trois premiers Supérieurs généraux, voir la note 48.
37 La contradiction vient de ce que les jésuites évoluent dans trois types d’espaces sociaux, dont les besoins, la situation religieuse et les régimes politiques diffèrent : d’une part l’Europe restée catholique, d’autre part les pays où la Réforme s’affirme, enfin les pays de mission hors d’Europe aux situations fortement contrastées d’Amérique en Asie.
38 Bref résumé du processus par P.-A. Fabre, Introduction [aux Constitutions et Règles], dans Ignace de Loyola, Écrits... cit., p. 385-391. A. Ravier, Ignace de Loyola... cit., p. 229-281, suit les étapes du processus constitutionnel, mais il tend à accentuer le rôle prépondérant d’Ignace et à diminuer la contribution majeure de Polanco. Voir également la note 65.
39 Ignace de Loyola, Epistolae... cit., I, lettre 31, début septembre 1541, en italien, p. 176-177.
40 Ibidem, lettre 58, 10 décembre 1542, en espagnol, p. 236-239 ; traduction, dans Écrits... cit., p. 669-671.
41 Cette lettre de Bobadilla ne figure pas dans ses Monumenta, Madrid, 1913 (MHSI, 46), réimpr. Rome, 1970, qui sont très pauvres pour l’année 1543, avec une seule lettre, envoyée de Nuremberg, le 31 janvier (lettre 28, p. 41-43). Le contenu de la lettre à laquelle Ignace répond ici est supputé d’après ce qu’il en dit.
42 Ignace de Loyola, Epistolae... cit., I, lettre 74, 1543, en espagnol, p. 277-282 ; traduction, dans Écrits... cit., p. 676-679.
43 Ibidem, lettre 98, novembre 1545, en espagnol, p. 326-332.
44 Elle figure, sous le titre Epilogatio [earum rerum] quae in literis sociorum Patris Ignatii Praepositi Societatis de nomine Jesu, Roma absentium, ad laudem et honorem Dei continentur, dans les Epistolae mixtae ex variis Europae locis, I, lettre 37, Madrid, 1898 (MHSI, 12), p. 120-126, et semble être l’une des premières lettres circulaires ad intra résumant et redistribuant les nouvelles parvenues à Rome.
45 Sur la lenteur du trajet Rome-Bologne-Espagne, voir Ignace de Loyola, Epistolae... cit., I, lettre 147 à Miguel de Torres, 13-18 octobre 1546, en espagnol, p. 445. Sur l’absence de lettres reçues de lui depuis le début avril, l’hypothèse que le courrier s’est perdu et la nécessité d’essayer un autre itinéraire, Epistolae... cit., V, lettre 3774 ex commissione à Antonio de Araoz (supérieur provincial d’Espagne), 23 septembre 1553, en espagnol, p. 513. Sur l’envoi de plusieurs lettres et copies par la « voie ordinaire », et d’une autre lettre par la « voie secrète », Epistolae... cit., II, lettre 457 ex commissione à Laínez à Venise, 8 septembre 1548, en espagnol, p. 226-227. Sur la durée des trajets postaux en Italie, voir M. Scaduto, La corrispondenza dei primi gesuiti e le poste italiane, dans AHSI, 19, 1950, p. 237-253, avec un tableau comparant les dates d’envoi de diverses villes et de réception à Rome pour un échantillon de lettres de 1557 à 1559, postérieures à la mort d’Ignace, p. 250-253. Sur la difficulté de la circulation des courriers, y compris diplomatiques, les circuits empruntés et les temps de trajet, en relation avec le concile de Trente, voir A. Talon, La France et le concile de Trente (1518-1563), Rome, 1997 (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 295), p. 40-50.
46 A. Martini, Gli studi teologici di Giovanni de Polanco alle origini della legislazione scolastica della Compagnia di Gesù, dans AHSI, 21, 1952, p. 225-281. Voir aussi les articles cités à la note 21.
47 Chiffre calculé à partir des lettres éditées au tome I, qui concerne les années 1524-1548, et au tome XII, qui donne en appendice pour la même période quelques lettres retrouvées après la publication du premier tome. Bien sûr, l’augmentation du nombre des envois a suivi la croissance numérique de la Compagnie et la dispersion géographique accrue des compagnons, encore fallait-il pour le service des correspondances soutenir sans faiblir le rythme de cette expansion et conserver son efficacité pour maintenir ce lien entre tous les jésuites.
48 Aucune monographie ne lui a été consacrée jusqu’ici. Un beau portrait, dans M. Scaduto, L’epoca di Giacomo Lainez, II. Il governo 1556-1565, Rome, 1964 (Storia della Compagnia di Gesù in Italia, 3), p. 180-188. Voir également J.-F. Gilmont, Les écrits spirituels des premiers jésuites. Inventaire commenté, Rome, 1961 (Subsidia ad historiam S.I., 3), p. 196-208 ; A. Ravier, Ignace de Loyola... cit., p. 239-243, etc. Avec son Chronicon, 6 t., Madrid, 1894-1898 (MHSI, 1, 3, 5, 7, 9 et 11), rédigé en latin en 1573-1574 pour rendre compte des commencements (1538-1556), et les textes divers en latin ou en espagnol réunis dans les Polanci Complementa, 2 t., Madrid, 1916-1917 (MHSI, 52 et 54), réimpr. Rome, 1969, Polanco fut aussi le premier historien de la Compagnie, parfaitement informé de toutes les affaires en cours jusqu’à la IIIe congrégation générale de 1573 qui élit le successeur de Borja.
49 Ignace de Loyola, Epistolae... cit., I, lettre 179, Polanco ex commissione à toute la Compagnie, 27 juillet 1547, en espagnol, p. 536-541 ; traduction, dans Écrits... cit., p. 707-711.
50 L’amplitude des courriers à traiter à mesure que l’institution se développe oblige à modifier le rythme des échanges obligatoires sous le généralat de Laínez. En 1564 un intervalle semestriel sera substitué aux quatre mois et on renoncera au rythme hebdomadaire pour les jésuites d’Italie : M. Scaduto, L’epoca di Giacomo Lainez... cit., p. 217-226, explique tout le système des correspondances et catalogues à tenir à jour régulièrement, selon un nouveau partage des tâches entre les échelons local, provincial et central. Le rythme semestriel désormais attribué aux anciennes Litterae quadrimestres deviendra annuel après le généralat de Borja, donnant naissance à la série des Annuae Litterae.
51 Plus tard, le développement de la Compagnie incitera à imprimer la version romaine des Litterae quadrimestres, ce qui permettra d’en assurer une plus large diffusion pour nourrir l’image publique de l’Ordre. On dispose d’une édition moderne pour les années 1546-1562 : Litterae quadrimestres ex universis [...] Romam missae, 7 t., Madrid (puis Rome), 1894-1932 (MHSI, 4, 6, 8, 10, 59, 61 et 62).
52 Ignace de Loyola, Epistolae... cit., I, lettre 180, Polanco ex commissione à toute la Compagnie, 27 juillet 1547, en espagnol, p. 542-549 ; traduction, dans Écrits... cit., p. 711-716.
53 Ibidem, lettre 181 à Antonio de Araoz, 27 juillet 1547, en espagnol, p. 550-551.
54 Cette représentation de la circulation du sang ne sera thématisée que vers 1640 par William Harvey.
55 M. Scaduto, Uno scritto ignaziano inedito. Il « Del offiçio del secretario » del 1547, dans AHSI, 29, 1960, p. 305-328 : le texte est édité p. 313-328.
56 Ignace de Loyola, Epistolae... cit., I, lettre 205 aux compagnons du Portugal, octobre 1547, en espagnol, p. 606-607.
57 Ibidem, II, lettre 1005, Ignace aux supérieurs, 13 janvier 1550, en latin, p. 646-647 ; traduction, dans Écrits... cit., p. 767-768 ; lettre 1006, Polanco ex commissione aux supérieurs, même jour, en espagnol, p. 647-648.
58 Ibidem, XII, Appendice 1, lettre 7, 31 octobre 1547, en espagnol, p. 223-225.
59 Ibidem, I, lettre 253, Polanco ex commissione à Leonard Kessler et Adrian Adriaenssens à Cologne, 7 février 1548, en latin, p. 709-711 ; lettre 255, Polanco aux mêmes, février 1548, en latin, p. 714.
60 Ibidem, II, lettre 776, Polanco ex commissione à Juan Alvarez à Sala-manque, 18 juillet 1549, en espagnol, p. 478-484.
61 Ibidem, II, lettre 667, à Giovanni Battista Viola, supérieur de Paris, 13 mai 1549, bref résumé en espagnol, p. 407
62 Ibidem, II, lettre 1048, Polanco ex commissione à tous les supérieurs, 7 février 1550, en latin, p. 675-677. Reprise des différentes critiques, demande d’une réorganisation du secrétariat provincial : ibidem, IV, lettre 2894, Polanco ex commissione à Diego Mirón, supérieur provincial de Portugal, 23 septembre 1552, en espagnol, p. 438-439 ; lettre 3082, au même, 17 ou 18 décembre 1552, bref résumé en italien, p. 546.
63 Ibidem, III, lettre 1848, Polanco ex commissione à Urbano Fernandes (recteur du collège de Coimbra), 1er juin 1551, en espagnol, p. 499 ; traduction, dans Écrits... cit., p. 781-782. Et VII, lettre 4663, ex commissione à Philippe Leerno [Philippe Faber, originaire de Leerneur près de Liège] (recteur du collège de Modène), 28 juillet 1554, en italien, p. 339 : « Notre Père s’étonne qu’on ne puisse décider qui garder en cuisine sans le consulter ».
64 Ibidem, IV, lettre 3104, à Diego Mirón ( supérieur provincial de Portugal après la destitution de Rodrigues), 17 décembre 1552, en espagnol, p. 558-559 ; traduction, dans Écrits... cit., p. 829-830.
65 Dans ce qui suit, je cite chaque fois le texte B, écrit en espagnol (puis traduit en latin), disponible en 1556, en grande partie rédigé antérieurement. Sur la rédaction des Constitutions, voir A. M. de Aldama, La composición de las Constituciones de la Compañía de Jesús, dans AHSI, 42, 1973, p. 201-245.
66 Ignace de Loyola, Constitutiones. II. Textus hispanus, Rome, 1936 (MHSI, 64), p. 490 ; traduction, dans Écrits... cit., n° 504 (texte) et n° 507 (déclaration), p. 513-514.
67 Ibidem, p. 620, p. 622 ; traduction, dans Écrits... cit., no 673 (texte), 674 et 675 (déclarations), p. 565, le tout est antérieur à 1556.
68 Ibidem, p. 590 ; traduction, dans Écrits... cit., n° 626 (déclaration) et 629 (texte), p. 552-553 sur les lettres entre les envoyés en mission et leurs supérieurs. Sur le Supérieur général, ibidem, p. 624 ; traduction, dans Écrits, n° 677 (texte), p. 567. Sur le rôle du secrétaire, ibidem, p. 704, p. 706, p. 708 ; Écrits, n° 800 (texte) et n° 801 (déclaration), p. 594-595.
69 Epistolae mixtae, t. 1, Madrid, 1898 (MHSI, 12), p. 230-234 : lettre 66 de Martín Santacruz (recteur du collège de Coïmbra) à Pierre Favre, 22 octobre 1545, annonçant ce même jour la réception d’une lettre de François Xavier, dont on envoie aussitôt la traduction en trois exemplaires, l’un à Rome pour Favre, les deux autres à Valencia et Toledo. Sur la première « grande lettre » de François Xavier (envoyée de Cochin, 15 janvier 1544), éditée en français à Paris dès 1545 et reçue avec grand enthousiasme, voir J.-F. Gilmont, Les écrits spirituels des premiers jésuites... cit., p. 131, p. 185, p. 235 ; texte original dans Epistolae S. Francisci Xaverii, éd. G. Schurhammer et J. Wicki, t. I, Rome, 1944 (MHSI, 67), p. 160-177.
70 Ignace de Loyola, Epistolae, I, lettre 230, Polanco ex commissione, 22 novembre 1547, en latin, p. 649 ; traduction, dans Écrits... cit., p. 726.
71 Ibidem, II, lettre 732, à Diego Laínez (alors à Palerme), 19 juin 1549, résumé en espagnol, p. 439, qui annonce « les nouvelles de l’Inde pour Dona Leonor [Eleonora de Osorio, femme du vice-roi] et les autres dames » ; lettre 1060, à Giovanni Battista Viola (provincial de Paris), 8 février 1550, résumé en espagnol, p. 684 : on envoie « des nouvelles de divers collèges sous forme abrégée et d’autres nouvelles in extenso : celles de l’Inde ». Voir également les références des notes 73 et 74.
72 Ibidem, III, lettre 1166, à Broët (à Bologne), 30 avril 1550, résumé en espagnol, p. 30 : « Pedro [Petrus Schorich, originaire de Crems, près de Passau] peut-il traduire les nouvelles de l’Inde ? » ; IV, lettre 2894 ex commissione, à Diego Mirón (provincial de Portugal), 23 septembre 1552, en espagnol, p. 439 : « des lettres des Indes, prenez soin aussi d’envoyer sans retard les copies dès qu’elles arrivent, avec une traduction latine par quelqu’un qui sache bien le faire » ; III, lettre 1153 à Nadal (à Messine), 19 avril 1550, résumé en italien, p. 23 : « les nouvelles de l’Inde, pour que nous les fassions imprimer ». Sur la diffusion imprimée, voir par exemple la série publiée en italien à partir de 1552 (Avisi particolari dell’Indie de Portogallo, Venise, 1552) et les recueils en latin édités à Louvain (Epistolae Indicae, Louvain, 1566).
73 Ibid, V, respectivement lettres 3422-3424, 3426-3432, résumés en italien, p. 78-84.
74 Ibidem, V, lettre 3434 à Nicolas de Lanoye (recteur du collège de Vienne), 30 mai 1553, résumé en italien, p. 85.
75 Ibidem, XI, lettre 6216 ex commissione à Fontana, 16 février 1556, en espagnol, p. 6 ; traduction, dans Écrits... cit., p. 981. Fontana fut un ami fidèle de la Compagnie, de Rome on lui adressa souvent des lettres destinées aux jésuites présents à la Cour impériale, à charge pour lui de les leur transmettre en prenant connaissance des seules missives « ouvertes » : voir par exemple ibidem, VI, lettre 4037, 2 janvier 1554, en espagnol, jointe à 6 copies d’une lettre de l’Inde, p. 140 ; ibidem, VII, lettre 4486, 23 mai 1554, en espagnol, p. 45-46.
76 Ibidem, IV, lettre 3106, à Araoz (provincial d’Espagne), 18 décembre 1552, en espagnol, p. 563-564.
77 Ibidem, V, lettre 3644 ex commissione à Nóbrega, 13 août 1553, en espagnol, p. 330 ; lettre 3645 à Barzée, même jour, p. 331.
78 Ibidem, VI, lettre 4193 ex commissione à Barzée, 24 février 1554, en espagnol, p. 358 ; traduction, dans Écrits... cit., p. 873.
79 Sur l’importance du « savoir local » réuni pour et par les savants de la Renaissance, P. Findlen, Possessing Nature : Museums, Collecting, and Scientific Culture in Early Modern Italy, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1994 (Studies on the History of Society and Culture, 20), en particulier le chap. 4, Pilgrimages of Science, p. 155-192 (allusion aux missionnaires jésuites, p. 164-165). Sur la manière dont le célèbre Kircher bénéficia du système jésuite des correspondances, voir la mise au point d’A. Romano, Epilogue : Understanding Kircher in Context, dans P. Findlen (dir.), Athanasius Kircher : The Last Man who Knew Everything, New York-Londres, 2004, p. 405-419. Sans étudier directement le contenu des correspondances, Steven Harris a longuement insisté sur leur importance dans la production d’une « science jésuite » : voir S. J. Harris, Transposing the Merton Thesis : Apostolic Spirituality and the Establishment of the Jesuit Scientific Tradition, dans Science in Context, 3/1, 1989, p. 29-65, en particulier p. 57 ; Id., Confession-building, Long-distance Networks, and the Organization of Jesuit Science, dans Early Science and Medicine, 1, 1996, p. 287-318, en particulier p. 299-303 ; Id., Mapping Jesuit Science : The Role of Travel in the Geography of Knowledge, dans J. W. O’Malley et al. (dir.), The Jesuits : Cultures, Sciences, and the Arts 1540-1773, Toronto-Buffalo-Londres, 1999, p. 212-240, en particulier p. 215-219, p. 231-232. Bien qu’il ne touche pas la question des correspondances, on peut y ajouter du même auteur, Jesuit Scientific Activity in the Overseas Missions, 1540-1773, dans Isis, 96, 2005, p. 71-79.
80 Voir Les deux règles de la perspective pratique de Vignole, 1583. Egnatio Danti, traduction et édition critique de P. Dubourg Glatigny, Paris, 2003, p. 25-54.
81 On ne citera ici que les plus importants ouvrages : J. M. Lattis, Between Copernicus and Galileo. Christoph Clavius and the Collapse of Ptolemaic Cosmology, Chicago-Londres, 1994 ; R. Gatto, Tra scienza e immaginazione. Le matematiche presso il collegio gesuitico napoletano (1552-1670 ca.), Florence, 1994 ; U. Baldini (dir.), Christoph Clavius e l’attività scientifica dei Gesuiti nell’età di Galileo. Atti del Convegno Internazionale (Chieti, 28-30 aprile 1993), Rome, 1995 ; L. Giard (dir.), Les jésuites à la Renaissance. Système éducatif et production du savoir, Paris, 1995 ; P. Dear, Discipline and Experience : The Mathematical Way in the Scientific Revolution. Science and Its Conceptual Foundations, Chicago et Londres, 1995.
82 Christoph Clavius, Corrispondenza, edizione critica a cura di U. Baldini e P.-D. Napolitani, pré-print de l’Università di Pisa, Dipartimento di matematica, 7 vol., 1992. Un des premiers articles à avoir signalé cette correspondance, P. Edward, The Correspondance of Father Clavius, Preserved in the Archives of Pont. Gregorian University, dans AHSI, vol. 8, 1939, p. 193-222.
83 Plus généralement sur sa capacité de mise en scène de son travail, on renverra aux programmes iconographiques mobilisés pour les frontispices de ses ouvrages. Contraste saisissant avec ceux de Clavius, qui frappent par leur sobriété et leur « professionnalité », même si c’est aussi une question de styles et d’époques et de publics. Sur les frontispices des livres scientifiques, voir les travaux de V. Remmert, et notamment ‘Docet parva pictura, quod multae scripturae non dicunt’. Frontispieces, their Functions, and their Audiences in Seventeenth-Century Mathematical Sciences, dans S. Kusukawa et I. Maclean (dir.), Transmitting Knowledge. Words, Images, and Instruments in Early Modern Europe, Oxford, 2006, p. 239-270.
84 Sur une partie de ses informateurs, voir L. M. Carolino, « Lux ex Occidente ». Un regard européen sur l’Inde au xviie Siècle. Athanase Kircher et les récits des missionnaires jésuites sur la science et la religion indiennes, dans Archives Internationales d’Histoire des Sciences, vol. 52, 2002, p. 102-121.
85 À propos de Maurolico, l’entreprise d’édition électronique de ses œuvres comporte une section centrée sur la correspondance, sous la responsabilité de R. Moscheo. Voir http://www.dm.unipi.it/pages/maurolic/edizioni/epistola/intro.htm. Le fait de ne devoir compter qu’avec vingt-cinq lettres au total est significatif de ce qu’on peut à ce stade qualifier de non-correspondance. Voir, pour une approche plus générale, P. L. Rose, The Italian Renaissance of Mathematics. Studies on Humanists and Mathematicians from Petrarch to Galileo, Genève, 1975.
86 On est confronté ici à un phénomène à présent bien identifié par les spécialistes de l’histoire de la communication à l’époque moderne. En relation avec le cas romain, voir, pour l’analyse comme pour la bibliographie qui l’accompagne, S. Brevaglieri, Editoria e cultura a Roma nei primi tre decenni del Seicento : lo spazio della scienza, dans ce volume et Ead., Science, Books and Censorship in the Academy of the Lincei. The cultural mediation of Johannes Faber dans M. P. Donato et J. Kraye (dir.), Conflicting Duties. Science, medicine and religion in Rome (1550-1750), Londres, sous presse.
87 On renvoie notamment à C. Clavius, Corrispondenza... cit., premier volume, p. 5-107.
88 On ne tirera pas de conséquences excessives de la cartographie que dessine une telle description, sur les horizons géographiques du travail intellectuel de Clavius (ou de quiconque autre que lui) : on rappellera en premier lieu qu’il dispose de l’ensemble des autres ressources que lui assure son appartenance à la Compagnie de Jésus, et en second lieu, que le passage par Rome de nombreux membres des terres lointaines assure une possibilité de communication directe qui, par définition, ne laisse aucune trace ni témoignage direct.
89 On pense notamment aux dissensions avec les philosophes du Collegio Romano pris comme cible des deux textes qu’il consacre à l’élaboration d’un plan pour les études de mathématiques : voir notamment, A. Romano, La contre-réforme mathématique... cit., chap. 3.
90 L’édition de Rome, 1593, est suivie d’une seconde édition de Venise, en 1603, en 2 vol. : Bibliotheca selecta de ratione studiorum, ad Disciplinas, et ad Salutem omnium entium procurandam. Recognita novissime ab eodem, et aucta, et in duos tomos distributis.
91 Ibidem, p. 213 : « Quae me causa impulerit, ut Mathematicas disciplinas, quae loco ac dignitate plerasque superiorum praeeunt, huc retulerim, ea potissimum fuit, quod ea non solum reliquis scientiis, et Medicinae, de quibus hucusque est actum, verum etiam apprime necessariae sunt belli Ducibus, variis Reipub. administrationibus, Geographiae studiis, ac proinde item Humanae Historiae, cujus sive seriem, sive auctores meliores XVI liber continebit. Porro de Arithmetica, Musica, Geometria, Astronomia, ac quicquid inde fluxit ad Architecturam, Picturam, et Plasticam, id mihi in scribendo praescripsi, ut methodum quidem aliquam, et insigniores Auctores, sed imprimis, quae ad pietatem facerent, attingerem : Syderalem scientiam a divinatrice, quam Iudicariam vocant, abiungerem : Reliquas interim ejusmodi, quae summae Ecclesiae erga filios suos charitate damnatae sunt, indicarem : In delectu Auctorum quaedam manuscripta Veterum commentaria non reticerem. Quam ad rem praeter alios, Christophori Clavii Mathematici Societatis nostrae, iudicium, &, quae vere dici potest, praestantia, magno mihi auxilio fuit ». La correspondance conservée de Clavius contient trois lettres de Possevino datant de 1574 et 1585, et deux lettres de Clavius à Possevino : il s’agit des lettres 4, 5, 19, 21, 22 dans C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. II. Les deux premières sont adressées à Clavius, lors de son séjour en Sicile : elles prennent acte de sa présence dans l’île, pour la première, puis de la nécessité de son retour à Rome, pour la seconde (p. 16-17). Dans l’échange du début des années 1580, le thème abordé est celui du nouveau calendrier grégorien : Antonio Possevino se trouve à Prague et il transmet à Clavius des objections qui lui ont été faites à propos de la réforme. Clavius y répond, Possevino se chargeant à nouveau de transmettre sa réponse.
92 Il existe différents textes circonstanciels de Clavius en défense de mathématiques, publiés à présent par les soins de L. Lukacs, dans les Monumenta Paedagogica Societatis Jesu, Rome, 1965-1992, 7 vol (ultérieurement MPSJ). Mais une synthèse de ces différents textes est publiée en tête de son édition d’Euclide, les Prolegomena, qui sont présents dès la première version du texte.
93 Si, en 1593, la philosophie occupe le livre XIII, elle passe au livre XII en 1603. Surtout, la place accordée à la présentation du système platonicien a été considérablement modifiée entre les deux dates. Platon n’apparaît, dans la première édition, qu’à l’occasion d’un chapitre (chap. 15). Dans la seconde édition, il fait l’objet des quatorze chapitres de la seconde partie du livre.
94 Il faudrait assurément développer l’étude de cette question, elle permettrait sans doute d’opérer le lien entre conceptions philosophiques générales et point de vue sur les mathématiques. Cette tentative pour proposer une synthèse des deux systèmes platonicien et aristotélicien correspond à ce que C. B. Schmitt a identifié dans sa caractérisation de « l’aristotélisme éclectique », dans Aristote et la Renaissance, trad. française, Paris, 1992, p. 119 : « Le degré auquel les mathématiques ont envahi un programme d’études fondamentalement aristotélicien a conduit plusieurs historiens récents à parler du platonisme comme d’un élément caractéristique de l’éducation jésuite. Ce n’est pas sans fondement, on ne saurait douter qu’une veine fortement platonicienne traverse à la fois la description de l’éducation mathématique dans les documents jésuites et la manière dont un certain nombre de professeurs et d’auteurs jésuites ont utilisé les mathématiques (...). Tout ceci, bien sûr, se place dans le contexte de l’aristotélisme philosophique, dans lequel on parlait pour la forme d’un programme d’études faisant un usage traditionnel de la Métaphysique, de la Physique et de l’Organon. Sans doute, tous les mathématiciens jésuites ne se sont pas avancés dans une telle direction, mais certains des plus importants l’ont fait, rehaussant l’impression vive qu’une manière platonisante était à l’œuvre dès les commencements de la Compagnie ».
95 La remarque a toute son importance à l’heure où l’embellie historiographique qu’on a déjà souvent évoquée dans ce volume, permet de recomposer un environnement social, pour la vie intellectuelle romaine de cette période, d’une grande intensité. Je renvoie ici aux belles analyses de E. Andretta, dans sa thèse, Le scalpel de Pierre. Médecine et médecins à Rome au XVIe siècle, thèse en cotutelle de l’Università degli studi di Roma – La Sapienza, et de l’EHESS, Paris, décembre 2007. On signalera par exemple la présence à Rome de F. Commandino, au service du cardinal Ranuccio Farnese auprès duquel il reste jusqu’à la mort de ce dernier en 1565.
96 Voir la belle introduction générale de M. Caveing, à Euclide, Les éléments, traduction et commentaires par B. Vitrac, vol. 1, Paris, 1990, p. 3-45.
97 C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 3, p. 88 : « Le dimostrationi delle mie teoriche l’ho in buon parte fate con tutte le sorte de calculationi, et l’ho lette un anno pubblicamente per aver migilor occasione d’attendervi, ma non voglio darli compimento e stamparle, se prima non vedo fuori la fatcica del S.r. Ticone, perche tengo certo che bisognara far qualque mutatione nell’eccentricità e nelle commensurationi degl’orbi de pianeti... ».
98 Voir notamment son « Oratio de modo promovendi in Societate studia linguarum politioresque litteras ac mathematicas », dans MPSJ, vol. 7, p. 119-122
99 Au moment où John Hay écrit à Clavius, il ne remplit pas officiellement la fonction de professeur de mathématiques. Les catalogues l’identifient comme théologien à partir de son arrivée à Lyon en 1590, ce qui du reste est représentatif de sa production écrite. On citera par exemple les Disputationum libri duo, in quibus calumniae et captiones Ministri Anonymi Nemausensis contra Assertiones Theologicas et philosophicas in Academia Turnoni anno MDLXXXXII propositas discutiuntur, publiées à Lyon en 1594, ou l’Antimoine aux responses que Theodore de Beze faict a trente sept demandes de deux cents et six proposées aux ministres d’Écosse, éditées à Tournon en 1598. Or le contenu même de cette lettre et le niveau critique de sa réflexion le désignent comme compétent dans le domaine mathématique et, particulièrement dans un des champs les plus en pointe de cette discipline, l’arithmétique. Ceci soulève donc un problème d’ordre institutionnel : dans quel cadre John Hay se dédie-t-il aux mathématiques ? Dans une sphère uniquement privée, ce qui coïnciderait mal avec son statut d’interlocuteur de Clavius et avec l’attention qu’il porte à ces différentes questions. Dans le cadre d’un enseignement de mathématiques pris en charge privatim ? Sur ce point, voir A. Romano, La contre-réforme mathématique... cit., chap. 5.
100 Une unique lettre publiée dans la correspondance de Clavius permet de ressaisir cette relation. Voir C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 5, p. 119-120, lettre 228, envoyée de Nancy, le 2 septembre 1604 : « Io mi son rallegrato d’haver questa occasione di scriver’a V. R. per poter significare con queste pocce righe la memoria qu’io tengo della sua charita et amorevolezza. L’occasione è questa. Il P. Castellario m’a scritto, che V. R. desiderava saper’il nome di quello ch’a trovato la demonstratione, Quod diameter sit commensurabilis peripheriae. Questo si chiama il Signore Giovanni Baptista Stabilis Mathematico del Seren.mo Duca di Lorena surinttendente delle fortificationi del paese, il quale havrebbe scritto a V. R., s’il Courriero non fusse partito cosi in fretta. Ma spera di vederla fra pochi mesi. Credo che V. R. sera advertita di tutte le nove di Francia, pero non la faro piu lunga [...] ».
101 Elles complètent les informations laissées par les archives administratives, même si elles ne datent pas de la période de Tournon. Voir C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 5, p. 73 et 152-153 ; vol. 6, 1, p. 53-54 et 62-63.
102 C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 5, p. 152 : « J’ai très souvent écrit à V. R. mais vous n’avez rien répondu depuis déjà quelques années ».
103 Ibidem
104 Ibidem, p. 73 : « Ex litteris R.P. Malcotii ad me datis 12. Ianuarii intellexi R.V. scire velle num D. Coignetus ediderit suas Theoricas Planetarum... ».
105 Sur Odon van Maelcote, voir les travaux d’U. Baldini, et notamment Legem Impone subactis. Studi su filosofia e scienza dei Gesuiti in Italia, 1540-1632, Rome, 1992, ad nominem.
106 La troisième et la quatrième lettre font, quant à elles, allusion à Christoph Grienberger, renforçant ainsi l’hypothèse d’une correspondance scientifique entre la périphérie et l’équipe du Collegio Romano.
107 Signalé dans le DSB, vol. 5, p. 382a, pour avoir été, à Anvers, le professeur de Mario Ghetaldi.
108 C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 5, p. 152.
109 C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 5, p. 73 : « Utinam R.a V. ederet magnam suam Arithmeticam multis ab hinc annis promissam, saltem dignetur accommodare demonstrationes lib. 10 Euclidis ad Numeros, Nam Stifelius non reperitur apud Bibliopolas, et homo est verbosus... ».
110 Ibidem, p. 118 : « Etsi multum iam temporis est, quod nihil scripsi ad R. V., nec ab ea quicquam accepi, non tamen id circo periit R.V.ae memoria apud me, sed neque peribit aliquando Deo bene iuvante (...) Unum est quod vehmente scire aveo, quo loco sint mathematica vestra opera, quae possimus expectare, quae tandem edita, quae vero edenda. De ratione mensurandi opusculum, Algebram, caetera, mirum quam desideremus (...) Audomaropoli ultimo Augusti 1604 ».
111 Il y aurait ici fort à dire sur le corpus textuel qui participe à la constitution d’une discipline, notamment pour cette période de refonte des champs disciplinaires et d’essor de l’imprimé. Une telle perspective pourrait utilement enrichir la réflexion sur la discipline telle qu’elle a notamment été engagée par J.-L. Fabiani, À quoi sert la notion de discipline ?, dans Qu’est-ce qu’une discipline ?, dossier thématique de Enquête, vol. 5, Paris, 2006, p. 11-35.
112 C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 5, p. 153 : « Ego vidi opera aliqua Tartaglia, cuius R.a V. in commentariis suis in Euclidem (ultimam editionem non vidi) non meminit, quod sane mihi videtur permirum (...) Vidi Nonnium, Tartagliam, Gosselinum, Stifelium, Salignacum, Scheubelium, Peletarium et alios. Omnium optimus videtur Stifelius, verum sine ordine omnia scribit, et interprete indiget... ». Lorsque deux ans plus tard, alors qu’il se trouve en Lorraine, John Hay parle à nouveau de ses préoccupations, elles sont toujours d’ordre arithmétique : à Coignet s’ajoute Adriaan Van Roomen. Voir Ibid., vol. V. 6, p. 63.
113 Ibidem, « Legi aliquot Algebras quarum nulla mihi hactenus placuit, Guilielmus Gosselinus non indoctus mathematicus aliquid tentavit, quod morte preventus non perficit. Bernardus Salignacus vehementer commendat quendam Balthazarum Gerlachum (...) tanquam summum Algebristam, at Germanicae tantum scripsit hic Balthazarus. Si Diophanti opera extarent perfecta, magnum haberemus adiumentum ad perfectam totius Arithmeticae intelligentiam ».
114 M. Stifel, Arithmetica integra, cum praefatione Ph. Melanchtonis, Nüremberg, 1544. Voir DSB, vol. 13, p. 58-62.
115 H. Bosmans, Le « De arte magna » de G. Gosselin, dans Bibliotheca Mathematica, 3e S., n° 7, 1906, p. 44-66.
116 Bernardi Salignaci Burdegalensis Arithmeticae libri duo et algebra totidem cum demonstrationibus, Francfort, 1580. Sur le personnage, aucune mention n’est disponible dans les outils de travail bibliographique traditionnels. Voir cependant B. Baldi, Cronica de matematici overo epitome dell’istoria delle vite loro, Urbin, 1707, p. 141.
117 Le recours aux instruments biographiques traditionnels ne m’a pas permis d’identifier cet homme.
118 Voir DSB, vol. 10, p. 160-162.
119 Voir DSB, vol. 10, p. 493-495 ; BU, vol. 32, p. 386-388.
120 Voir DSB, vol. 13, p. 258-262.
121 Sur Scheubel, il n’existe pas, à ma connaissance, de biographie spécifique.
122 Il suffit de comparer cette liste à celle proposée par A. Possevino dans le livre XV de la Bibliotheca selecta... cit., p. 256 : ni Jean Scheubel, ni Jacques Peletier n’y figurent. En revanche, il faut souligner les points communs avec Antoine Jordin, dont le cours est contemporain de ces lettres. On trouve, dans les deux cas, la même volonté de suivre les évolutions les plus récentes de la discipline. Mais, chez J. Hay, le niveau d’approfondissement des connaissances est supérieur, comme l’indiquent les références à Scheubel et à l’école italienne, avec Tartaglia.
123 On relèvera ici l’intérêt d’une lettre très technique de J. Bosgrave, dans C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 4, p. 15, écrite en janvier 1597, depuis Potsdam. Il s’agit d’un relevé systématique des erreurs remarquées dans le traité de gnomonique : « proponebam quaedam dubia, aliqua etiam emendatione digna quae super primum librum Gnomonices annotaveram [...] Iam mitto quaedam dubia observata in 2° lib. Gnomonices ».
124 Voir le texte de L. Pinon, dans ce volume, La culture scientifique à Rome au miroir des livres (1527-1650). Apports et limites de l’approche bibliographique, et la base de données des livres scientifiques romains qui accompagne ce travail.
125 C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 3, p. 98-111 : adressée à Clavius, cette lettre suggère que le voyage à Rome a été l’occasion de la rencontre.
126 Celles-ci se distribuent de la manière suivante : 4/12/1594, Paris (C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 3, p. 98-111) ; 15/03/1598, Pont-à-Mousson (Ibidem, vol. 4, p. 38-45) ; 20/01/1603, Pont-à-Mousson (Ibidem, vol. 5, p. 67-72) ; 26/ 02/1605, La Flèche (Ibidem, vol. 5, p. 148-149) ; 13/01/1609, s.l. (Ibidem, vol. 6, p. 116-127).
127 Il convient de rappeler que la correspondance constitue une des pratiques privilégiées de la circulation de l’information dans cette période, au cœur de la République des Lettres. Voir sur cette question A. Johns, The Ideal of Scientific Collaboration : the ‘Man of Science’ and the Diffusion of Knowledge, dans F. Wacquet et H. Boots (dir.), Commercium Litterarium. La communication dans la République des Lettres, 1600-1750, Amsterdam-Maarsen, 1994, p. 3-22.
128 C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 3, p. 98-111.
129 Ibidem., vol. 3, p. 41.
130 Ibidem, vol. 5, p. 67-72.
131 Ibidem, vol. 6, p. 116-127.
132 Professeur de mathématiques à l’Université de Tübingen au milieu du XVIe siècle : J. Scheubel, Algebrae compendiosa facilisque descriptio, qua depromuntur magna Arithmetices miracula. Authore Ioanne Scheubelio Mathematicarum professore in academia Tubingensi, Paris, 1552, 52 f. ; Id., Compendium arithmeticae artis, ut brevissimum ita longe utilissimum erudiendis tyronibus, non solum propter ordinem, quo paucis perstringuntur omna hujus artis capita, sed etiam causa perspicuitatis quae plurimum delectat et juvat duscentes, summopere expetendum, Bâle, 1560.
133 Mathématicien du roi du Portugal, Pedro Nunès est lui-même rédacteur, entre autres, d’un important traité d’arithmétique, le Libro de algebra seu arithmetica y geometria, compuesto pour el Doctor Pedro Nunez, Cosmographo Mayor del Rey de Portugal, y Cathedratico Iubilado en la Cathedra de Mathematicas en la Universidad de Coymbra, publié à Anvers, chez Birckman, en 1567. Voir aussi DSB, 10, p. 160-162.
134 J.-C. Margolin, L’enseignement des mathématiques en France, 1540-1570. Charles de Bovelles, Finé, Peletier, Ramus, dans P. Sharratt (dir.), French Renaissance Studies, 1540-1570, Édinbourg, 1976, p. 109-155.
135 Il existe deux versions de l’arithmétique de Scheubel. La première édition, de 1551, n’est pas disponible en France : j’ai consulté l’exemplaire de la B.A.V. à Rome, sous la cote Racc. I, IV, 1720 ; celle de 1552 se trouve à la Bibliothèque nationale de France, sous la cote V. 6920 (1), ou à la B.A.V. de Rome, sous la cote Miscell. G. 165 (int. 3). Entre ces deux dates, des changements sont intervenus dans le texte : le problème que propose J. Chastelier est extrait de la première édition, fol. 17v.
136 Dans la littérature arithmétique de cette période, les chapitres consacrés à la fameuse règle dite « de société ou de compagnie » sont fréquents : outre Scheubel et Clavius, on notera que le mathématicien lorrain Jean L’Hoste s’y intéresse lui aussi dans L’epipolimetrie, p. xxiiij-xxxij. Dans le cas étudié par Scheubel puis Chastelier, les données du problème sont cependant plus complexes.
137 C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 5, p. 68 : « Tres negotiares societatem ineuntes contulerunt 170 aureos. Primus itaque cum sua pecunia collata huic contractui interesse vult 3 mensibus, Secundus 6, tertius 8, Nunc si hac communi pecunia tantum hoc temporis spacio lucri fecerint ut sors cum lucro perficiat summam 375 aureorum, atque primo 75, secundo vero 200 aurei et tertio deinde quod reliquum est tribuatur, quaeritur quantanam uniuscujusque sors, sive a singulis pecunia fuerit ». La comparaison mot à mot de la lettre et de l’ouvrage de Scheubel permet de certifier que Chastelier disposait directement du livre puisqu’il a recopié exactement l’énoncé du professeur allemand.
138 Ibidem, p. 68-69.
139 L’algebre de Iaques Peletier du Mans, departie an deus livres, Au tres illustre Seigneur Charles de Cosse Marechal de France, Lyon, par Ian de Tournes, 1554, 229 p.
140 Libro de algebra seu arithmetica y geometria, compuesto por el Doctor Pedro Nunez, Cosmographo Mayor del Rey de Portugal, y Cathedratico Iubilado en la Cathedra de Mathematicas en la Universidad de Coymbra, Anvers, André Birckman, 1567, in-8, 341 p.
141 C. Clavius, Epitome arithmeticae... cit.
142 C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 5, p. 69.
143 Ibidem, vol. 6, p. 116-127.
144 Pour Bombelli (1526-1572), voir DSB, vol. 2, p. 279-281 : son Algebra est publiée en 1579. Pour Cardan (1501-76), voir DSB, vol. 3, p. 64-67 : son premier texte, Practica arithmetice date de 1539, puis l’Artis magnae, sive de regulis algebraicis... lui succède en 1545.
145 En effet, les algébristes italiens sont parvenus à résoudre des équations du type x3 +/ – px +/ – q = 0. Malgré le caractère élaboré de cette équation, celle à laquelle Chastelier parvient pour son problème de marchands est du type ax3 + bx2 + cx = d.
146 C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 6, p. 117.
147 Voir sa lettre du 20 janvier 1603.
148 La première de ses publications, In artem analyticem isagoge, est éditée à Tours en 1591. Elle est suivie en 1593 des Zeteticorum libri quinque. Les autres textes sont postérieurs : c’est donc dire que, d’un point de vue strictement chronologique, les ouvrages de Viète pouvaient être connus de Chastelier : mais pourquoi ne les aurait-il donc pas cités, alors qu’il a nommé les autres ?
149 Un remarquable exemple des effets de l’autorité reconnue à Clavius, à un moment de sa carrière où elle-ci est aussi associée à sa notoriété, peut être saisi dans la première lettre de Giuseppe Biancani au professeur romain. En effet, celle-ci, en date du 28 février 1598, consiste en l’exposé d’un problème astronomique. Elle a été suscitée par un supérieur, Lorenzo Zenzas qui, ayant identifié les talents mathématiques de son jeune frère, demande une expertise à Clavius, en vue d’appuyer la vocation savante de Biancani. Quand on pense que c’est sans doute Biancani qui sera le plus proche des successeurs de Clavius, notamment dans le débat sur la certitude des mathématiques, on mesure a posteriori l’importance de ce premier contact. Voir C. Clavius, Corrispondenza, vol. 4, p. 35-37.
150 Voir les remarquables analyses de S. Van Damme, Le temple de la sagesse. Savoir, écriture et sociabilité urbaine (Lyon, xviie-xviiie siècle), Paris, 2005.
151 C. Clavius, Corrispondenza, vol. 4, p. 134-135 : « Accepi librum novae descriptionis horologiorum eo praecipuo nomine mihi longe gratissimum quod mu-nus sit R.ae V.ae quid enim mihi gratius accidere potuit quam ab eo cognosci ex me quin etiam beneficio affici quem semper colui et cuius consuetudinem compluribus litteris tentatam iam me sortitum video ? ».
152 Idem., vol. 5, p. 153. Id., Romani Calendarii a Gregorio XIII P. M. restituti...., Rome, 1603.
153 Id., Geometria practica..., Rome, 1604.
154 Voir R. Gatto, Tra scienza e immaginazione. Le matematiche presso il collegio gesuitico napoletano (1552-1670), Florence, 1994.
155 C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 5, p. 15-16. L’édition dont il est question est C. Clavius, In Sphaeram Ioannis de Sacro Bosco commentarius. Nunc quinto ab ipso auctore hoc anno 1606. Recognitus & plerisque in locis locupletatus. Accessit, geometrica, atque uberrima de crepuscolis tractatio, Roma, sumptibus Io. P. Gelli, apud A. Zannettum, 1606, comme le rappelle S. Brevaglieri dans ce volume. Un autre exemple, non moins significatif est fourni par une lettre ultérieure en date du 15 décembre 1606 (Ibidem, vol. 6, p. 49-50), qui accompagne une somme d’argent destinée à faire envoyer de Rome à Naples quelques exemplaires de la nouvelle édition d’Euclide (celle de 1603). Par la même occasion, Staserio demande une copie de l’arithmétique, et de la sphère. Une telle situation de pénurie n’est pas uniquement réservée à l’Italie : en 1604, on attend tout aussi avidement au collège de Mayence des exemplaires de la Geometria practica. On remarquera enfin que les problèmes d’argent se posent aussi pour l’accès à des livres d’auteurs non jésuites et à des instruments astonomiques : « Dell’algebra del Vieta se V.R. l’havesse, e se vi havesse sopra qualche cosa notata, mi sarebbe caro haverne nova [...]. Adesso si che vorrei fusse costì quel mio scudo antico per comprare questi novi libri all’occorrenze : et anche quelli belli instromenti mathematici che m’ha detto il Padre Malchot, si vendono costì, se bene, per questi ci vogliono molti scudi. [...]. Tra tanto attenda a conservarsi, et raccordarsi qualche volta di me poverello, come ha fatto sempre, et se mai divento ricco come lei, farò che V.R. esperimenti spesso segni dell’obligo et amore che li devo ».
156 Voir notamment les travaux de P. D’Elia sur le versant apologétique de cette rencontre, Fonti Ricciane : documenti originali concernenti Matteo Ricci e la storia delle prime relazioni tra l’Europa e la Cina (1579-1615), Rome, 3 vol. 1942-1949 ; Id., Galileo in Cina : relazioni attraverso il Collegio romano tra Galileo e i gesuiti scienziati missionari in Cina, 1610-1640, Rome, 1942. Sur le versant critique, J. Gernet, Chine et christianisme. Action et réaction, Paris, 1982. Mais au-delà, la distance qui sépare les deux interlocuteurs est telle que la lettre assume une fonction paradigmatique. Ricci avait à peine rappelé que sa précédente lettre avait mis sept ans pour arriver à Rome. Dans une lettre écrite un an plus tard, et adressée cette fois directement à Clavius, il mentionne avoir reçu l’astrolabe qui était encore en route dans son précédent message. Voir C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 4, p. 29, lettre du 25 décembre 1597.
157 C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 3, p. 199.
158 J. Hay explique la difficulté à se procurer les derniers ouvrages de Clavius, dans Ibidem, vol. 5, p. 153 : « à l’exception de votre sphère et de votre arithmétique, aucun autre de vos livres ne se trouve à acheter en Belgique », écrit-il d’Anvers en 1605. Il donne aussi certaines informations sur la circulation des éditions étrangères des textes de Clavius : la lettre de septembre 1607 parle d’une édition allemande du commentaire d’Euclide. Il pourrait donc aussi bien s’agir de l’édition de Francfort que de celle de Cologne.
159 Voir la contribution de S. Brevaglieri, dans ce volume.
160 C. Clavius, Corrispondenza, vol. 3, p. 89.
161 Voir La contribution de S. Brevaglieri, dans ce volume.
162 Cité par S. Brevaglieri : BANL, Fondo Faber, vol. 419, 29r-30v, Augusta 7 settembre 1607, « Credo aver scritto altre volte o a V.S. o ad altri che resto meravigliato come un pari del P. Clavio non trovi in tutta Roma chi voglia spender tre baiocchi a far stampar un libro che pur concerne l’honore di S. Chiesa tanto notabilmente intaccato dall’avversario. [...] io gli prometto di usar ogni possibile fatica, purché egli se ne contenti, per trovare chi in queste parti pigli l’assunto di stamparlo. È vero che non si farà con quella maestà che forse seguirebbe in Roma. Ma pure sarà meglio che lasciarlo suppresso e sepolto sempre con far crescere l’orgoglio alla parte contraria che mentre non vede che il padre Clavio era es-ca in campagna, crede sempre aver vinto ».
163 L’œuvre est la Responsio ad convicia, et calumnias Iosephi Scaligeri, in Calendarium Gregorianum. Item Refutatio Cyclometriae eiusdem. Auctore Christophoro Clavio Bambergensi, e Societate Jesu, Moguntiae, excudebat Ioannes Albinus, anno domini 1609.
164 On rappellera que les Fugger ont généreusement soutenu les entreprises des jésuites en pays germanique, et que Pierre Canisius avait coutume de s’adresser à eux pour acquérir les derniers ouvrages parus ou pour enrichir les bibliothèques naissantes des collèges, comme l’indique souvent sa correspondance. Voir L. Giard, Le rôle secondaire de Petrus Canisius dans l’élaboration de la Ratio Studiorum, dans R. Berndt (dir.), Petrus Canisius SJ (1521-1597), Humanist und Europäer, Berlin, 2000, p. 77-106.
165 Il existe actuellement une édition électronique de cette œuvre. Voir http://mathematics.library.nd.edu/clavius/.
166 Romani Calendarii Explicatio, publiée peu auparavant par Luigi Zannetti, voir C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 5.2, p. 89-90.
167 C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 6, p. 65. La première partie de cette lettre est entièrement consacrée à la description des éditions de Clavius en Allemagne, dessinant par là même une sorte de ligne de front entre science catholique et science protestante.
168 Voir P. D’alessandro et P. D. Napolitani, I primi contatti fra Maurolico et Clavio : una nuova edizione della lettera di Francesco Maurolico a Francisco Borgia, dans Nuncius, XVI, 2001, 2, p. 511-522 ; R. Moscheo, I Gesuiti e le matematiche nel secolo XVI. Maurolico, Clavio e l’esperienza siciliana, Messine, 1998.
169 Sur l’envoi des exemplaires, voir C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 5, p. 158-159, lettre de Fugger à Clavius, le 8 juin 1605.
170 Voir, dans la deuxième section de ce volume, les articles de L. Pinon, E. Andretta et S. Brevaglieri.
171 La liste des dédicataires des œuvres est intéressante précisément dans la mesure où elle révèle les tendances romaines du patronage : souverain pontife, princes d’Église, mécènes. L’appartenance de Clavius à la Compagnie semble au total avoir peu joué dans la constitution de cette liste.
172 Dans la lettre de mars 1607, John Hay décrit aussi des instruments qu’il a pu observer récemment : une sphère armillaire et un astrolabe dont il précise le fonctionnement : voir C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 6, p. 53.
173 Ibidem, vol. 4, p. 39-44.
174 C. Clavius, Fabrica et usus instrumenti ad horologium descriptionem peropportuni..., 1586.
175 Il s’agit de Christoph Grienberger et de Odon de Maelcote, les deux plus proches collaborateurs de Clavius au Collège Romain. Sur le premier, voir C. Dollo, « Tamquam nodi in tabula – tamquam pisces in aqua ». Le innovazioni della cosmologia nella Rosa Ursina di Christoph Scheiner, dans U. Baldini (dir.), Christoph Clavius e l’attività scientifica dei Gesuiti nell’età di Galileo... cit., p. 133-158.
176 C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 5, p. 148-149.
177 La bulle Inter gravissimas du 24 février 1582 est émise par Grégoire XIII. Le second mathématicien engagé dans cette entreprise, le dominicain Egnatio Danti, meurt en 1586, ce qui contribue à laisser la gestion de l’héritage de la réforme au seul Clavius. On ne trouve que 15 lettres pour la période antérieure à 1582. Cf. G. V. Coyne, M. A. Oskin et O. Pedersen (dir.), Gregorian Reform of The Calendar, Proceedings of the Vatican Conference to Commemorate its 400th Anniversary, 1582-1982, Cité du Vatican, 1983.
178 Cet échange est particulièrement intéressant à au moins deux titres : d’une part pour l’importance symbolique de Salamanque dans la géographie universitaire catholique européenne, d’autre part pour la représentation qu’elle offre de l’image de Clavius. Après un long passage destiné à exalter les vertus scientifiques du professeur du Collège Romain, à prendre comme référence pour l’université de Salamanque, l’auteur poursuit : « Cum superioribus annis primaria Mathematicarum Cathedra vacasset, ob mortem doctissimi praeceptoris mei Magistri Hieronymi Munios (qui non solum in Mathematicis, verum in Sacris litteris et omnibus alliis scientiis, et linguarum cognitione adeo peritus extitit, ut inter sapientes antiquos merito referri posset) ex totius hispaniae finibus celeberrimi mathematici, quorum ego minimus sum, ad hand cathedram obtidendam convenerunt ». Puis il affirme que c’est à Clavius qu’il doit son succès, vu que c’est en s’appuyant sur ses travaux qu’il a remporté le concours. Voir C. Clavius, Corrispondenza... cit., vol. 4, p. 48, 14 avril 1598
179 Ibidem, vol. 4, p. 25.
180 Ibidem, vol. 6, p. 18, 45-46.
Notes de fin
1 Abréviations utilisées dans les notes :
AHSI = Archivum historicum Societatis Iesu
MHSI = Monumenta historica Societatis Iesu
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