Nationalisme et médiévalisme
p. 155-184
Résumés
La réflexion sur la construction d’un imaginaire contemporain de la nation médiévale a caractérisé dans la seconde moitié du XXe siècle aussi bien l’historiographie dominée par les historiens contemporains concernant la formation des nations modernes aux XIXe et XXe siècles que l’historiographie dominée par les médiévistes concernant l’étude des constructions politiques médiévales. Il s’agissait dans un cas de comprendre comment un « imaginaire de l’histoire de la nation » s’était peu à peu créé, dans l’autre de déconstruire une vision trop simpliste de la « protohistoire médiévale » des identités nationales, héritée du XIXe siècle. Au XXIe siècle, la résurgence spectaculaire du « médiévalisme nationaliste » dans l’Est (mouvements conservateurs mettant en avant une identité nationale censée remonter au Moyen Âge) comme dans l’Ouest de l’Europe (ascension des nationalismes régionaux) pose la question du traitement à donner à ce « médiévalisme politique » par les historiens. Une réflexion comparée suggère qu’il est trop simple d’opposer une manipulation non-scientifique de l’histoire médiévale à une histoire scientifique. Les historiographies nationales sont souvent contaminées à des degrés très divers par les schèmes du « médiévisme nationaliste », parce qu’elles tendent presque toutes inconsciemment à établir des schémas continuistes. Des exemples pris en Europe orientale, centrale et occidentale montrent l’utilité d’une relecture comparatiste de ces phénomènes.
Reflection on the construction of a contemporary imaginary of the medieval nation characterized, in the second half of the twentieth century, a historiographic field dominated by contemporary historians concerned with the formation of modern nations in the nineteenth and twentieth centuries. It also dominated another historiographic field, that of medievalists concerned with the study of medieval political constructions. In one case, it was a question of understanding how an “imaginary of the history of the nation” had gradually been created, in the other of deconstructing an overly simplistic vision of the “medieval protohistory” of national identities inherited from the nineteenth century. In the twenty-first century, the spectacular resurgence of “nationalist medievalism” in the East (conservative movements putting forward a national identity supposedly dating back to the Middle Ages), as in Western Europe (the rise of regional nationalisms), raises the question of what sort of treatment should be given to this "political medievalism" by historians. Comparative reflection suggests that it is too simple to pit an unscholarly manipulation of medieval history against scholarly history. National historiographies are often contaminated to highly varying degrees by patterns of "nationalist medievalism" because almost all of them unconsciously tend to establish continuist patterns. Examples taken from Eastern, Central, and Western Europe show the usefulness of a comparative reinterpretation of these phenomena.
Durante la seconda metà del XX secolo la riflessione sulla costruzione di un immaginario contemporaneo della nazione medievale ha caratterizzato tanto la storiografia dominata dagli storici contemporaneisti, concernente la formazione delle nazioni moderne nel XIX e XX secolo, quanto la storiografia dominata dai medievisti, concernente lo studio delle costruzioni politiche medievali. Si trattava, in un caso, di comprendere come un «immaginario della storia della nazione» si fosse venuto a creare a poco a poco, dall’altro, di decostruire una visione troppo semplicitica della «protostoria medievale delle identità nazionali» ereditata dall’Ottocento. Nel XXI secolo, lo spettacolare risorgere del «medievalismo nazionalista» tanto nell’Est (movimenti conservatori che ostentano un’identità nazionale che fanno risalire al medioevo) quanto nell’Ovest dell’Europa (ascesa dei nazionalismi regionali), pone la questione di come gli storici debbano trattare questo «medievalismo politico». Una riflessione comparata suggerisce che è troppo semplice opporre una manipolazione non scientifica della storia medievale a una storia scientifica. Le storiografie nazionali sono spesso contaminate, con gradazioni variabili, dagli schemi interpretativi della «medievistica nazionalista», poiché quasi tutte tendono inconsciamente a stabilire degli schemi continuisti. Alcuni esempi tratti dall’Europa orientale, centrale e occidentale mostrano l’utilità di una rilettura di questi fenomeni in chiave comparativa.
Dédicace
L’oubli, et je dirais même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger.
Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation, 1882
Texte intégral
1Il y a trente ans, Eric Hobsbawm publiait Nations and nationalisms since 17801. La parution du livre, rapidement traduit en plusieurs langues, précéda de peu la chute de l’Union soviétique et l’ouverture de ce qui semblait devoir être un âge d’or pour le vieux continent. Les nations de l’Est, libérées du carcan communiste, allaient rejoindre la grande famille européenne, et l’étude du nationalisme, sans perdre sa pertinence, semblait désormais s’inscrire dans la construction d’un ensemble transnational destiné à le dépasser en l’englobant. C’était l’époque où Jacques le Goff multipliait les interventions sur les fondements médiévaux de l’Europe, avec un effet de médiévalisme appuyé2 : derrière la coopération politique franco-allemande, moteur imposant, sinon parfait, de la construction européenne, se profilait l’image de Charlemagne, l’empereur « franco-allemand », élément central d’une série de symboles communs dans lesquels pouvaient se reconnaître les nations du continent, même celles dont les territoires se trouvaient en marge de l’Empire carolingien. Les noms slaves et hongrois du roi, kral, király, ne dérivent-ils pas de celui de l’empereur légendaire, Karl/Karolus/Charles3 ? Dans ce contexte euphorique, il semblait possible d’examiner les rapports entre les constructions nationales et les lectures du passé médiéval d’une manière dépassionnée. Le « médiévalisme », encore à ses débuts dans le monde anglophone, était pratiquement absent des historiographies continentales4. Les historiens modernistes et contemporanéistes qui s’occupaient du thème de la nation et du nationalisme ne manquaient toutefois pas de prendre position dans le débat concernant les rapports entre les « nationes » prémodernes et les nations contemporaines, ainsi que l’utilisation d’un Moyen Âge plus ou moins idéalisé par les constructeurs des identités nationales, aux XIXe et XXe siècles5. Ce faisant, ils anticipaient les pratiques du médiévalisme, dont le champ d’étude (l’utilisation du Moyen Âge par des acteurs dont les buts ne sont pas prioritairement scientifiques) inclut sa récupération politique et mémorielle.
2Une génération plus tard, le contexte a radicalement changé. L’Europe est passée d’une phase d’expansion à une phase de décomposition à la fois externe, avec le Brexit, et interne, avec la contestation grandissante du processus de construction européenne, compris comme une dénationalisation prédatrice par les mouvements d’inspiration populiste, lesquels manient une rhétorique nationaliste décliniste s’appuyant sur l’exaltation de la grandeur passée et des « racines » médiévales de l’Europe. La résurgence et la montée en force des nationalismes apparaissent centrales dans ce contexte. Eric Hobsbawm croyait pouvoir parler d’un apogée des nationalismes entre 1918 et 1950 – datation discutable6 – ce qui impliquait que l’Europe vivait vers 1990 une phase partiellement post-nationale. Si c’était le cas, il s’est agi d’une parenthèse vite refermée après la fin du communisme.
3En Europe centre-orientale, la résurgence du nationalisme n’est en effet pas un phénomène récent. Dès la décennie 1990, avec l’éclatement pacifique de la Tchécoslovaquie et celui, tragique, de la Yougoslavie, la carte des États a été redessinée, dans un mouvement amplifiant les tendances à l’œuvre depuis la fin du XIXe siècle. Les premières années du XXe siècle avaient marqué un tournant avec les guerres balkaniques, l’implosion de la Double Monarchie, de la Turquie ottomane et de la Russie impériale. Les empires s’effaçaient pour laisser la place à une kyrielle d’États théoriquement créés sur des bases nationales, même si plusieurs étaient en fait multiethniques. Les années 1991-2008 ont vu un phénomène de balkanisation encore bien plus poussé. On est ainsi passé d’un ensemble de cinq États à dominante slave en 1989, dont trois multinationaux, à un groupe de treize États slaves fondés sur l’application d’un principe d’homogénéité ethnolinguistique ou ethnoconfessionnelle, voire sur un principe presque purement mémoriel de réactivation d’une indépendance étatique passée, comme pour le Monténégro7. Ce processus de décomposition-recomposition est la conclusion d’une longue histoire. Il n’a pas abouti à une pacification de la région. Derrière l’épouvantail des migrants utilisé par les dirigeants populistes d’Europe de l’Est pour manipuler leurs populations, les tensions cristallisées autour des minorités hongroises dans le bassin des Carpates, de la question des Serbes de Bosnie et du Kosovo, des populations russophones d’Ukraine et des pays baltes, concourent à maintenir la moitié du continent dans un réseau de discordes interétatiques fondées sur des revendications de caractère national qui peuvent déboucher sur des conflits armés, comme dans le cas de la guerre russo-ukrainienne commencée en 2014.
4Depuis 1991, la crise des nations et des nationalismes a pris une forme différente, à peine moins spectaculaire, en Europe de l’Ouest, même si ses effets ont pour l’instant été contenus, parfois avec difficulté. On a en effet assisté à la montée en puissance de nationalismes dits « régionaux », fondés sur la revendication d’une autonomie toujours plus grande, puis de l’indépendance, par des minorités se définissant comme des nations sur des bases diverses, ou par des entités nationales inclues dans des constructions étatiques multinationales comme la Belgique et le Royaume-Uni. Depuis dix ans, ces revendications ont suscité une série de crises d’ampleur naguère encore inimaginable. Sans parler du cas belge ou de la Padanie8, la légitimité de constructions étatiques telles que l’Espagne, le Royaume-Uni ou la France a été radicalement remise en cause par les nationalismes écossais, catalan ou corse, pour ne citer que trois manifestations de ce syndrome diffus dans l’ensemble de la façade atlantique. Une prédiction de la fin du vingtième siècle s’est donc avérée : le renforcement de l’Union européenne, en délégitimant partiellement les grands États, a renforcé par contrecoup des nationalismes régionaux dont plusieurs, en particulier l’écossais et le catalan, construisent leur légitimité sur la glorification d’un passé médiéval. De semi-folkloriques il y a deux générations, ces mouvements sont devenus suffisamment crédibles pour remettre en question une intangibilité des frontières qui semblait un principe assuré dans l’Europe de l’après-guerre.
5Il est certes possible d’interpréter ces deux mouvements de fond, ouest- et est-européens, de manière différente, mais leur synchronisation en dit long sur la force d’un nouveau cycle nationaliste fondé sur la cristallisation de représentations ethnolinguistiques (ou ethnoconfessionnelles) et de constructions mémorielles dans l’Europe contemporaine, un nationalisme qui concerne à la fois des mouvements séparatistes et la réorganisation de la représentation du passé dans les États-nations déjà existants.
6Cette situation impose à l’historien de ne pas se retrancher dans une approche postmoderne qui n’envisagerait le médiévalisme que comme l’étude des formes prises par la création et la consommation d’un Moyen Âge imaginaire sans lui donner tout son poids politique. Les deux aspects sont certes liés : il n’y a pas rupture de continuité entre la diffusion de motifs médiévaux dans la société à travers des créations littéraires, filmographiques ou des manifestations festives d’une part, et le retraitement « politico-mémoriel » de ces motifs d’autre part. En 1983, la création de l’opéra-rock hongrois István, a Király, spectacle racontant la rivalité de saint Étienne de Hongrie et de son cousin païen Koppány durant la fondation du royaume, fut un événement national qui marqua à la fois l’avènement d’une forme de consommation culturelle, encore inédite dans Europe de l’Est de la dernière décennie communiste, et le retour sur le devant de la scène hongroise des thématiques nationales liées à la construction de l’État médiéval étouffées au début du communisme9. En France, depuis 1989, le parc d’attractions du Puy du Fou, en Vendée, propose une relecture réactionnaire de l’histoire de France qui oppose l’idéalisation du passé médiéval et moderne au dénigrement de la République, à travers l’exaltation de grandes figures de l’épopée française médiévale telles que Jeanne d’Arc, mais aussi du martyre des Vendéens royalistes sous la Révolution. L’orientation politique du projet piloté par Philippe de Villiers est connue depuis ses origines, mais c’est aussi le parc d’attractions le plus fréquenté du pays après Disneyland. L’exaltation d’un Moyen Âge idéalisé peut certes avoir des significations politiques diverses10. Dès que cette exaltation est couplée à un discours à prétentions historiques en lien avec l’une des épopées nationales européennes, elle rentre dans le périmètre de l’analyse des relations entre le médiévalisme et le nationalisme dont nous allons explorer certains aspects.
7Cette analyse souffre du problème rencontré par les historiens qui tentent de définir la position à prendre face à la construction de discours mémoriels identitaires en contradiction avec l’histoire entendue comme discipline à prétentions scientifiques11. Quelles que soient leurs options politiques, les médiévistes professionnels savent que les récits nationaux concernant le Moyen Âge élaborés au cours du XIXe siècle, non seulement sont dépassés en tant que narrations cohérentes par la progression de la recherche, mais encore incluent souvent des éléments inventés ou réélaborés qui ne résistent pas à l’analyse factuelle12. Ils connaissent également le poids de ces constructions fondatrices sur la représentation des histoires nationales véhiculée dans la longue durée de la vulgarisation, et ont appris à s’en distancier. La recherche en histoire médiévale la plus scientifique s’est donc construite, particulièrement depuis 1945, sur une prise de distance par rapport aux Moyen Âge « nationaux » du XIXe siècle, notamment à travers un ensemble de techniques d’investigation qui représentent une approche plus anthropologique que diachronique. Il s’agit d’explorer l’irréductibilité radicale d’un Moyen Âge dont les schèmes de pensée et d’action ne sont en définitive guère plus proches des nôtres que ceux des Mayas précolombiens, des Khmers d’Angkor ou du Japon de Heian. Le fossé qui s’est peu à peu creusé entre la représentation vulgarisée de l’histoire médiévale soutenant les mémoires nationales et la pratique historique était sans doute déjà profond dans les années 1970. En France, la populaire série l’Histoire de France en bandes dessinées13 se voulait alors un instrument de vulgarisation valable, accrédité par des historiens. Elle véhiculait pourtant presque tous les clichés de l’école de la Troisième République sur le féodalisme, les terreurs de l’an mil, la guerre de Cent Ans, à peine tempérés par quelques inflexions postcoloniales concernant les croisades.
8Quoi qu’il en soit, le médiéviste s’inscrivant dans une démarche scientifique rencontre aujourd’hui les plus grandes difficultés à prendre parti face à la résurgence de narrations néo-conservatrices reposant sur la réactivation des « légendes nationales ». Au-delà des diverses prises de position, cette difficulté tient à des enjeux qui touchent à la définition même de la discipline. En effet, l’historien semble pris au piège de sa technicité. S’il accepte de « jouer le jeu » et de monter au front pour combattre une vision qu’il juge réactionnaire et non-scientifique, au nom de la déconstruction d’un discours identitaire nationaliste, cela risque d’être au prix de la construction d’un discours national (ou post-national) alternatif, comme cela a été le cas avec l’Histoire mondiale de la France dirigée par le médiéviste Patrick Boucheron14, et avec son homologue italienne (Storia mondiale dell’Italia15). Ces histoires se veulent à la fois scientifiques et revendicatrices d’un discours transnational qui combat une vision nationaliste de l’histoire. Mais leur positionnement, automatiquement politisé par leur inscription dans le champ des débats actuels (part de l’Islam dans les origines de l’Europe, par exemple), ne sort-il pas du régime de neutralité axiologique suggéré pour les sciences humaines par l’interprétation traditionnelle des travaux de Max Weber16 ? Une telle neutralité, appuyée sur une prétention de véridicité qui échapperait à l’emprise de l’actualité, est certes sans doute hors de portée de la recherche historique. Cette dernière tend à la scientificité dans son aspect anthropologique d’investigation des sociétés à un moment donné du passé, mais elle rentre dans un régime de scientificité partielle quand elle veut donner un sens à l’évolution historique, parce qu’elle touche alors à la gestion mémorielle du passé par nos sociétés, problème omniprésent dans la construction de l’histoire contemporaine, dominée par la question morale, mais, au fond, conditionnant jusqu’à la reconstitution de l’histoire antique dans certains de ses aspects17. La revendication des continuités historiques est sans doute l’horizon qui empêche l’histoire d’échapper, en sortant de la chaîne des causalités, à son impureté de « récit originel », potentiellement chargé d’une valeur mythique. Or l’enjeu majeur des constructions médiévalistes de matrice nationaliste tient précisément dans la recherche d’une continuité susceptible de fonder « la grande histoire » de la nation.
9Continuité, discontinuité. La vision scientifiquement dominante de la construction des nations et du phénomène national est marquée, depuis l’après-guerre, par la doctrine discontinuiste. L’étude du surgissement des nationalismes modernes, perceptible dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, massif en Europe au XIXe siècle, diffusé sur l’ensemble du globe au plus tard au XXe siècle18, a passé par la prise de conscience du fait que les proto-nations médiévales et modernes, les « nationes » du bas Moyen Âge et des XVIe-XVIIe siècles, n’entretenaient que des rapports distants avec les nations telles qu’elles se construisirent à partir de 1770. Dans la vision de Hobsbawm, la pensée des nations pré-contemporaine est si radicalement différente de l’idéologie nationale élaborée à partir de 1780 qu’il ne vaut pas la peine de s’y arrêter pour comprendre le développement de cette dernière19. Il est certes difficile de ne pas souscrire au discours qui souligne comment la « nation » nobiliaire hongroise ou polonaise du XVe ou du XVIe siècle n’avait rien ou très peu à voir avec l’identification théorique de l’ensemble du corps social à la nation-État hongroise ou polonaise de 2021 ou, déjà, de 1920. Cette transition complexe et heurtée entre des conceptions héritées des époques médiévale et renaissante et les formes actuelles de nationalisme a été magistralement étudiée pour l’ensemble historique polono-lituanien (incluant quatre nations actuelles : Pologne, Lituanie, Biélorussie, Ukraine) par Timothy Snyder dans The Reconstruction of Nations, paru en 200320 et conclu par une ode à la démocratie polonaise qui prend une résonance tragique pour le lecteur de 2021, confronté aux dérives du pouvoir polonais actuel.
10Si Hobsbawm va jusqu’à nier l’intérêt d’étudier la structure pré-nationale et les formes d’identités proto-nationales médiévales et modernes pour comprendre l’émergence de la nation contemporaine21, il n’a pas été suivi dans cette voie par d’autres historiens du fait national qui faisaient une plus large place à des phénomènes de continuité. Ainsi Hagen Schulze réservait-il dans son Staat und Nation in der europäischen Geschichte22 une partie de sa démonstration aux antécédents médiévaux et modernes des nations contemporaines, en esquissant à la fois une histoire séparée des structures politiques qui avaient servi de socle à une grande partie des constructions nationales actuelles, et des sentiments de cohésion identitaire de type pré-nationaux qui avaient pu exister dans l’Europe pré-napoléonienne.
11Il existe donc au sein même de la recherche sur les nationalismes une oscillation dialectique entre 1) une vision discontinuiste, qui préfère mettre l’accent sur le danger présenté par une histoire des nations ne tenant pas compte de la nouveauté radicale du concept contemporain d’État-nation, dans ses aspects englobants et sa liaison avec les modes de gouvernement contemporains (contrôle de l’individu par l’État, volonté d’uniformisation linguistique et culturelle), et 2) une autre, plus continuiste, qui prend en compte cette nouveauté, mais souhaite ménager des transitions entre l’étude des structures pré-nationales ou proto-nationales médiévales et modernes, qu’elles soient d’ordre culturel ou étatique, et leurs héritiers contemporains. Et les médiévistes qui souhaitent affronter la question de la continuité doivent partager ce terrain d’enquête avec deux acteurs : 1) les historiens non-professionnels, voire les non-historiens élaborant un discours national sur les origines médiévales de leur nation ; 2) les médiévistes du XIXe siècle qui opérèrent une première modélisation de ce passé sous le signe du nationalisme romantique puis positiviste. Or cette confrontation avec l’historiographie fondatrice des nations médiévales comporte plus de dangers qu’on ne le supposerait. Car il ne s’agit pas seulement d’analyser le basculement entre un socle médiéval et moderne et la construction des identités nationales modernes, mais de comprendre dans quelle mesure le discours national fondé au XIXe siècle forme un cadre avec lequel la recherche scientifique peut dialoguer, ou qu’elle devrait nier.
12Les interférences entre la « quête de la continuité nationale » et l’histoire scientifique apparaissent avec une clarté particulière dans le cas des nations dont le cadre étatique a dû être construit ou reconstruit à partir de bases historiques lointaines ou inexistantes, dans le cas de ce qu’on a appelé les nationalismes culturels, fondés sur l’exaltation d’une communauté le plus souvent définie par des critères linguistiques, qui ne correspondait pas à des constructions étatiques préexistantes, mais se trouvait divisée en plusieurs États ou englobée dans un État multiethnique23. La création de continuités nationales factices pour lier le passé médiéval au présent de la nation en construction met en lumière avec une force particulière des phénomènes de distorsion qui se retrouvent potentiellement dans l’ensemble des constructions d’identités nationales au XIXe siècle.
13La création d’un grand récit de la nation lituanienne au cours du XIXe siècle repose ainsi sur des bases historiques incontestables, mais réinterprétées à la lumière de critères ethniques et linguistiques propres au nationalisme moderne. La Lituanie possède une histoire atypique, à la fin du Moyen Âge. État païen résistant à l’avancée des Teutoniques, elle conquiert une grande partie de la Rus’ au XIVe siècle et forme une union dynastique avec la Pologne tout en acceptant le christianisme pour créer une entité politique qui domine l’Europe nord-orientale au XVe-XVIe siècle. Les élites lituaniennes se polonisent progressivement, et l’union de Lublin entérine en 1569 la fusion partielle des deux moitiés de cet ensemble politique, tout en redimensionnant le rôle de la Lituanie. Quand, au XIXe siècle, dans le contexte de l’Empire russe, les intellectuels lituaniens élaborent un nationalisme à base linguistique, ils se réfèrent à ce passé glorieux, tout en se heurtant au problème de la polonisation précoce de leurs élites et du caractère multiethnique et composite de l’État lituanien médiéval, partiellement russe, régnant sur des populations orthodoxes, utilisant le slavon comme langue de gouvernement, et dont les élites se polonisèrent peu à peu. Le romantisme national lituanien, s’il veut construire un nationalisme contrastif lui permettant de s’affirmer par rapport à la Russie et à la Pologne, doit donc magnifier l’histoire médiévale de la Lituanie païenne et souligner la part de l’aristocratie originelle lituanophone dans cette construction, en niant la validité de la culture polonisée de l’époque moderne. La Lituanie se construit donc dans un hiatus entre un Moyen Âge idéalisé, et le XIXe siècle24. Les historiens du XXe siècle ont œuvré à la compréhension de la Lituanie multiethnique et multiconfessionnelle du Moyen Âge, sans effacer dans les consciences la vision lituano-centrée de la construction lituanienne médiévale, principal pilier (avec l’identité linguistique) de l’identité nationale. Et cette construction est d’autant plus médiévalisante que l’on possède très peu de témoignages écrits, généralement exogènes, sur le paganisme des Lituaniens médiévaux, voire sur la partie linguistiquement lituanienne de la société à l’époque de la grandeur lituanienne, alors même que la plupart des documents écrits, latins, slavons ou polonais, soulignent l’aspect hybride de l’État lituanien médiéval et renaissant. Ici, la configuration des sources a abouti à renforcer un discours historique fondateur original – notamment par l’exaltation certes partielle – condamné à représenter une vision déformée de la société lituanienne médiévale et moderne, parce que la vision scientifique de l’histoire lituanienne médiévale aboutirait à la négation de l’identité nationale sur une base ethnolinguistique. Le médiévalisme s’inscrit donc en puissance dans la construction d’un discours historique par les premiers historiens nationalistes.
14Dans certains cas, comme celui de la Roumanie, la question de la discontinuité prend des aspects traumatiques. Les Roumains ont la malchance d’avoir une origine ethnolinguistique presque aussi mystérieuse, quoique fort différente, que celle de leurs voisins hongrois. Ils descendent de populations romanisées du Sud-Est de l’Europe qui résistèrent à la slavisation ou à la magyarisation, avant d’émerger dans la documentation en tant que composante ethnique de la Transylvanie hongroise au XIIIe siècle et que population majoritaire de la Valachie et de la Moldavie, constituées en États, au siècle suivant. Les querelles sur l’origine sud-danubienne (populations latinisées des actuelles Bulgarie et Serbie) ou nord-danubienne (descendants des Daco-romains de la province de Dacie, correspondant à une grande partie de la Roumanie, mais tôt évacuée par Rome) des Roumains font rage depuis le XVIIIe siècle, l’historiographie hongroise niant la présence de Roumains au nord du Danube avant le XIIIe siècle, tandis que les historiographies bulgares et serbes contestent leur existence au sud du fleuve. Les historiens roumains, quant à eux, ont peu à peu élaboré un discours continuiste destiné à suppléer la carence de structures étatiques « roumaines » dans la partie de la future Roumanie correspondant à l’essentiel de la province romaine de Dacie (donc à la matrice supposée de l’identité continuiste roumaine), la Transylvanie, partie intégrante du royaume de Hongrie au Moyen Âge comme à l’époque moderne. Cette construction a abouti à magnifier des structures de gouvernement local de la partie roumanophone de la population médiévale qui finissent par être représentées dans une grande partie de l’historiographie roumaine comme des entités politiques semi-autonomes dans le cadre d’une Transylvanie décentralisée à l’extrême, créant ainsi une sorte de condominium hungaro-roumain médiéval25. Le problème tient ici au poids de la représentation nationale contemporaine sur la vision historique – un poids qui s’explique en partie par la violence d’une contestation qui refoule les Roumains aux marges de leur espace contemporain et minore ou nie systématiquement leur présence et/ou leur importance dans les historiographies nationales voisines. En l’absence de sources écrites concernant les Roumains du nord du Danube avant le XIIIe siècle et de sources nombreuses avant le XIVe siècle, le médiévalisme se confond d’autre part en grande partie pour les Roumains avec l’histoire médiévale, toutes les modélisations possibles pouvant intervenir dans le cadre de débats à la fois scientifiques et non scientifiques. De tels extrêmes, dus à la configuration catastrophique des sources autant qu’aux passions nationales, rappellent qu’il existe de vastes zones d’interactions entre le discours médiévaliste et le discours historique à vocation scientifique, quand il s’agit de construire « un récit national ». Mais le poids de ce « grand récit » déborde le problème de l’histoire scientifique. Le grand roi de Hongrie du XVe siècle, Matthias Corvin, dont la famille (les Hunyades) était probablement originaire de Valachie et d’ascendance valaque, et dont l’une des langues était le roumain, a été ainsi inclus dans le panthéon romantique des héros roumains et sa mention dans l’hymne national l’a ancré dans l’imaginaire collectif. Le fait que cette origine en soi intéressante (car liée aux interactions complexes entre les élites de Valachie et de Transylvanie aux XIVe-XVe siècles) n’ait probablement pas eu une place déterminante dans les stratégies politiques et culturelles de Matthias importe peu ici : l’accent mis sur l’origine ethnique (réputée univoque), dans la lignée des critères de construction des nationalismes du XIXe siècle, aboutit à créer deux Matthias antithétiques, hongrois et roumain26.
15L’exemple roumain semble extrême, eu égard à la quasi-absence de sources concernant ces populations à haute époque et à la rareté des témoignages autochtones jusqu’à l’époque moderne. Il est représentatif des problèmes posés par la construction d’un récit médiéval adaptable à la formation de nations modernes qui ne purent pas, au XIXe siècle, s’appuyer sur des constructions étatiques ou proto-étatiques directement liées à leur histoire supposée, comme la Slovaquie, obligée de recourir au précédent de la Grande-Moravie, ou la Slovénie, dont l’imaginaire historique médiéval doit se fonder sur la principauté à dominante slave des Carantaniens du haut Moyen Âge27, ou sur l’État féodal des comtes de Cilli, préfiguration imparfaite du territoire slovène, au bas Moyen Âge28. Histoire médiévale scientifique et médiévalisme sont intrinsèquement liés dans le cas slovaque : la Grande Moravie du IXe siècle a bien dominé en Slovaquie occidentale et son étude archéologique et textuelle est légitime en tant qu’élément d’histoire du pays. Mais les Slovaques, englobés dans le royaume de Hongrie dès sa formation, ne sont pas les héritiers directs de cette construction politique, et le médiévalisme local se construit dans une bascule entre l’exaltation du vieil État slave tombé sous les coups des Hongrois et celle des splendeurs de la Slovaquie basse-médiévale, partie du royaume de Hongrie (Haute-Hongrie) : dialectique résumée par l’installation devant le château de Bratislava, haut-lieu de l’histoire hongroise, d’une statue de Svatopluk, souverain de la Grande-Moravie29.
16On pourrait croire que les problèmes de recréation d’une histoire nationale touchent particulièrement les nations « sans État » ou « à longue parenthèse sans État » qui ont dû s’inventer un Moyen Âge dont les lignes de crête étaient cachées par la place des groupes ethnolinguistiques dont elles se réclamaient dans la société médiévale, soit que ces groupes aient été rapidement acculturés comme les Lituaniens, soit qu’ils aient été politiquement dominés comme les Slovènes ou les Roumains de Transylvanie. Mais les effets de distorsion dans la construction d’un grand récit national touchent également les nations bénéficiant dans la représentation traditionnelle30 d’une légitimité étatique dans la longue durée des histoires médiévale et moderne. On peut même affirmer que, dans les configurations représentées par la Hongrie et la Bohême, l’existence d’un concept juridique et institutionnel symbole de la continuité de l’État (et matérialisé par des regalia), celui des couronnes de Bohême ou de saint Venceslas, et de Hongrie ou de saint Étienne, a abouti à des effets de distorsion particulièrement spectaculaires, en « médiévalisant » une partie du jeu politique.
17Dans le cas de la Bohême, le discours continuiste sur la légitimité de l’État a pesé d’un grand poids non seulement sur la construction de l’histoire romantique tchèque, créée par František Palacký comme une épopée du progressisme et de la libre pensée tchèque contre l’invasion allemande31, culminant dans les guerres hussites, mais aussi dans la forme qu’a prise la revendication politique tchèque à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Le concept de couronne de Bohême, qui engloba sous Charles IV une partie notable du Saint-Empire (la Bohême, la Moravie, mais aussi la Silésie, la Lusace), et continua sous les derniers Habsbourg de comprendre la Bohême, la Silésie (résiduelle après 1748) et la Moravie, servit aux nationalistes tchèques de support pour revendiquer l’unification politique de la Bohême, de la Moravie et de la Silésie autrichienne32, et l’englobement dans un État à majorité tchèque de larges minorités allemandes. Une vision encore plus épique de l’histoire tchèque médiévale, fondée sur la commémoration des exploits du Přemyslide Otakar II, inspira à la fin de la Première Guerre mondiale des projets de créer un couloir tchèque opérant la jonction avec la Yougoslavie vers la Méditerranée33. Ces revendications fondées sur des antécédents médiévaux suggèrent que l’histoire médiévale et l’histoire contemporaine ont pu être envisagées dans l’Europe centrale des XIXe et XXe siècles dans une optique continuiste en fonction de la survivance de structures institutionnelles (ici le royaume de Bohême, le margraviat de Moravie et le duché de Silésie résiduel autrichien) qui rendaient d’autant plus difficiles aux contemporains de ne pas opérer la confusion entre le passé et le présent que leurs efforts pour créer des structures nationales se coulaient « naturellement34 » dans ces cadres territoriaux « légitimant » hérités du passé. De la même manière que les gouvernements Habsbourg n’ont guère su inventer des solutions alternatives aux structures institutionnelles préexistantes – en fédéralisant l’Empire sur des bases ethniques – à cause de leur respect relatif pour les droits historiques des différentes provinces de leur empire, les politiques tchèques se laissaient en partie guider par une vision fondée sur des continuités administrativo-territoriales, en contradiction avec la discontinuité radicale que le projet nationaliste tchèque présentait par rapport à la société tchèque médiévale (ou, si l’on adopte une vision moins ethnocentrée, par rapport à la société multiethnique de la Bohême et de la Moravie médiévales et modernes). Il est vrai que dans le cas de la Bohême, l’existence à l’époque hussite, voire avant, de tensions ethnolinguistiques bien attestées entre Allemands et Tchèques créait un effet de brouillage particulièrement pesant entre le passé et le présent. Il était en effet difficile de ne pas « lire » les heurts de plus en plus marqués entre le nationalisme des Allemands de Bohême et de Moravie et le nationalisme à base linguistique des Tchèques de la seconde partie du XIXe siècle comme une nouvelle version des tensions entre Tchèques et Allemands qui avaient débouché, à l’époque du hussitisme, sur une véritable fracture religieuse et sociale35. Aujourd’hui encore, l’historiographie la plus scientifique rencontre des difficultés à trouver un équilibre pour présenter les documents attestant cet antagonisme sociolinguistique des populations germanophones et slavophones dans la Bohême médiévale : la tendance à les minorer, pour mettre en garde contre des interprétations anachroniques que l’on souhaite reléguer au rang des « antiquités historiographiques », se heurte à la réalité des sources écrites, qu’il n’est pourtant pas non plus possible d’interpréter dans l’optique désormais « médiévaliste » (mais à l’époque scientifique) des historiens du XIXe siècle tels que Palacký36.
18En ce qui concerne la Hongrie, l’incidence de la lecture du passé médiéval dans la construction de l’identité nationale contemporaine est peut-être encore plus lisible, parce qu’elle conditionne jusqu’aux projets du gouvernement actuel. Les hommes politiques tels que Tomáš Masaryk et Edvard Beneš, issus d’une intelligentsia elle-même originaire de la classe moyenne (fonctionnaires, petite bourgeoisie), étaient tout de même assez lucides pour construire leurs projets en fonction des possibles autant que d’un rappel du passé : en témoigne la fondation de la Tchécoslovaquie, construction politique englobant des terres historiques de la couronne de saint Venceslas et la Slovaquie ex-hongroise, rendue finalement caduque par la force des nationalismes de la fin du XXe siècle, mais qui ne reposait pas, en définitive, sur une base historique. La classe politique hongroise, dominée au XIXe siècle par une noblesse pléthorique, se mouvait, tout comme les Habsbourg auxquels elle s’opposait souvent, dans les cadres institutionnels de la couronne de saint Étienne, qui imposait la construction d’une entité politique autonome ou indépendante correspondant aux frontières médiévales du royaume de Hongrie, épousant les Carpates au nord et à l’est, et débordant de loin la zone du royaume majoritairement habitée par les Hongrois. La magnification d’une continuité historico-juridique dont se réclamait également le pouvoir Habsbourg a ici conduit à une intangibilité dans la pensée de la Grande Hongrie d’autant plus impressionnante que le concept de couronne de Hongrie fut sans cesse réactivé après la réduction du pays à la dimension de la Hongrie actuelle à la fin de la première guerre mondiale (traité de Trianon, qui fit perdre à la Hongrie les zones du royaume à majorité non-hongroise, et laissa de très larges minorités hongroises en dehors des frontières). Les avatars de la couronne de Hongrie, actuellement exposée au Parlement, cœur symbolique de la nation et présente sur d’innombrables artefacts dans tout le pays, objet de démonstrations de pseudo-histoire lui attribuant des pouvoirs mystérieux, sont plus qu’anecdotiques. L’objet et les conceptions juridiques qu’il inspira dès le XIVe siècle conditionnèrent les choix des élites conservatrices qui choisirent jusqu’en 1945 de projeter en permanence sur la Hongrie de leur temps l’image mentale de la grande Hongrie médiévale ou, plutôt, de la Grande Hongrie des années 1867-1918, elle-même recréation fantasmatique de la Hongrie médiévale, une tendance qui trouve des échos aujourd’hui37. La forme néo-gothique des lieux de pouvoir de Budapest, avec son parlement et son église Matthias (église du couronnement) presque totalement recréée dans la seconde moitié du XIXe siècle, accentuent cet effet de mimésis. Ici, l’effet de médiévalisme prend un sens particulier, puisque l’on ne peut effectivement étudier l’histoire médiévale de la Hongrie que dans ses dimensions maximales, et non sous sa forme réduite. C’est plutôt le refus de faire le deuil d’une forme médiévale réactivée au XIXe siècle pour construire un État national dont la consolidation progressive, au prix d’une politique assimilationniste des minorités périphériques, fut interrompue par la catastrophe de 1918-192038, qui rend la lecture du présent comme du passé problématique. Présent, car la représentation mentale par les Hongrois les plus nationalistes de la Hongrie dans ses frontières médiévales empêche le saut dans une postmodernité apaisée. Passé, parce que la rétroprojection du nationalisme ethnolinguistique magyar contemporain (XIXe-XXIe siècle) sur la carte de la Hongrie médiévale provoque de multiples effets de distorsion. Au-delà des lectures médiévalisantes sans rapport avec la recherche historique, les cadres conceptuels imposés par la problématique nationale conditionnent en effet souvent la recherche scientifique. Il s’agit par exemple d’expliquer avec les arguments les plus complexes et, en l’absence de données démographiques fiables, avec une bonne dose de spéculation, pourquoi un royaume médiéval que l’on suppose numériquement dominé par les Hongrois s’est transformé à travers les accidents de l’histoire en un espace où les Magyars étaient minoritaires : la Hongrie du XVIIIe siècle. On invoque avec des arguments plausibles, mais sans données quantifiables, l’invasion mongole de 1241, qui s’acharna sur les villages de la plaine, à probable dominante magyare, et la domination turque des XVIe-XVIIe siècles, qui dépeupla elle aussi la plaine centrale, pour expliquer le passage d’un royaume médiéval à dominante magyare au pays multiethnique du début du XIXe siècle39. Une fois de plus, recherche médiévale et vision médiévaliste semblent dangereusement superposées. Des recherches de ce type sont en effet orientées en fonction d’une obsession ethnique caractéristique des XIXe et XXe siècles, plus que des problèmes de la Hongrie médiévale et de la première modernité. Et la recherche scientifique hongroise elle-même, quoique souvent d’excellente qualité, pèche parfois par manque de prise en compte de ce qu’a pu signifier le caractère multiethnique de la Hongrie au fil des siècles (c’est-à-dire dans ses évolutions discontinues), alors que diverses sources laissent supposer que la construction politique hongroise était pensée en termes pluriethniques (une source médiévale au moins utilise l’image de la multiplicité des nations qui apportent la richesse au royaume40). Il s’agit souvent moins là toutefois d’un problème de méconnaissance que d’une concentration sur les aspects institutionnels, religieux, économiques de l’histoire du royaume (permettant une vision « centralisée ») au détriment d’autres aspects culturels plus « décentralisateurs », qui trouve des équivalents dans l’historiographie de diverses constructions politiques de l’Europe occidentale. Si l’histoire médiévale des îles Britanniques, aidées par leur morcellement politique, insiste sur l’hétérogénéité linguistique et culturelle de ces dernières, celle de la France médiévale ne pense ainsi guère les cultures internes du Royaume en fonction de catégories linguistiques pourtant très diverses (qu’a voulu dire la coexistence de populations celtophones, bascophones, francophones, occitanophones, flamingophones dans la France du XIIIe ou du XVe siècle ? Le problème est posé par les historiographies régionalistes parasitées par des régimes d’historicité peu scientifiques, plus que par l’historiographie scientifique standard). Il est vrai que d’autres facteurs entravent la reconstitution des cultures multiethniques/polyglossiques médiévales qui mériteraient d’être analysées selon des catégories différentes des téléologies nationalistes contemporaines. Dans la Hongrie médiévale, l’écrasante prédominance des sources latines (le hongrois étant peu écrit avant 1400, les populations slaves du Nord n’adoptant une scripta dérivée du tchèque qu’au XVe siècle, le roumain restant oral…) ne facilite guère la reconstitution de la réalité des interactions linguistiques…41
19Résumons : le médiévalisme n’est pas seulement contenu dans ses manifestations les plus spectaculaires, comme l’exaltation non-scientifique d’une continuité mystique de la nation hongroise symbolisée par la couronne de saint Étienne. La quête de la continuité historique, ou l’analyse visant à l’objectivation des discontinuités (contre la subjectivisation impliquée en puissance par l’identité nationale du chercheur), dès qu’elles s’opèrent dans un cadre conceptuel national, risquent d’introduire du médiévalisme dans la meilleure réflexion historique, dans la mesure où cette quête oriente la recherche non pas seulement pour retrouver une « vérité » du passé, mais également pour scruter les problèmes du présent à travers elle. L’histoire nationale forgée au XIXe siècle conditionne ainsi les conditions d’investigation de l’histoire pré-nationale qui sont celles du chercheur du XXIe siècle. Et elle ne le fait pas de manière univoque. Le risque de « manquer » les composantes des constructions sociales et politiques médiévales liées aux perceptions par les hommes du Moyen Âge de différences de type ethnolinguistique (support le plus courant des futures identités nationales) par crainte de tomber dans le piège du nationalisme romantique découle peut-être d’une pratique historique plus solide, en ce qu’elle contient plus de réflexivité, que la rétroprojection de la nation romantique moderne sur l’objet d’histoire médiévale qui serait caractéristique d’une histoire « moins scientifique ». Mais il s’agit là de deux facettes d’une même difficulté majeure à gérer le rapport entre les cadres d’analyse contemporains et le passé.
20On pourrait croire qu’en invoquant ces exemples lituaniens, slovaques, hongrois, tchèques ou roumains, je souhaite mettre en exergue un aspect de l’histoire médiévale propre à la Mitteleuropa et à l’Est européen. Et il est possible que l’obsession pour le cadre national, qui s’explique par les conditions de naissance ou de résurrection des États de l’Est de l’Europe au XXe siècle, et par leurs modes de survie sous les régimes communistes, ait en effet contribué à rendre plus lisible l’intrication entre l’histoire scientifique et la construction d’un récit national qui repose par définition sur une para-histoire tenant plus, en ce qui concerne le Moyen Âge, du médiévalisme que d’autre chose. Revenir à des exemples plus « occidentaux » permettra pourtant de souligner à quel point le problème de la discontinuité entre l’histoire à vocation scientifique et la création d’une continuité dans le cadre des historiographies nationales affecte l’ensemble de la recherche européenne.
21La construction des récits historiques en Écosse et en Catalogne présente de prime abord deux cas dont la dissemblance confirme l’incidence des structures étatiques médiévales sur le discours national contemporain. Dans le cas de l’Écosse, quel que soit l’aspect folklorique ou éloigné de l’histoire à prétentions scientifiques des discours médiévalisants nationalistes42, l’existence d’un royaume écossais indépendant de l’Angleterre et en opposition avec lui, dont l’histoire au bas Moyen Âge est connue et dont l’identité était encore plus politique que culturelle, présente une base pour construire un discours para-historique qui n’entrave pas radicalement la réflexion scientifique. La question ethnolinguistique ne crée pas ici un biais trop puissant (malgré le poids de la référence celtique), puisque l’Écosse médiévale était déjà majoritairement anglophone, alors que le référent celtique est à l’inverse présent dans la construction identitaire anglaise43. Le fait même que le nationalisme écossais du XXe et du XXIe siècle bénéficie d’un cadre national, le Royaume-Uni étant une structure étatique plurinationale, joue également en faveur d’une relation à l’histoire médiévale qui, pour n’être pas nécessairement moins folklorique qu’ailleurs, n’entre pas automatiquement en contradiction avec la reconstitution scientifique du passé. Dans le cas de la Catalogne, l’existence d’un bon milieu scientifique et la pléthore de sources médiévales de ce « pays de l’abondance documentaire44 » n’ont pas empêché le parasitage à de nombreux niveaux du discours historique par des éléments présentant les caractéristiques d’un biais nationaliste dont la forte incidence s’explique par l’inadéquation entre la construction étatique médiévale de la couronne d’Aragon (Aragon, Catalogne, Valence, Baléares, mais aussi à différentes époques Sardaigne, Sicile…), qui engloba aux XIIIe-XVe siècles la Catalogne, et la réalité (géographique et identitaire) du catalanisme contemporain. La vision non scientifique d’une Catalogne indépendante ou quasi-indépendante injustement annexée par la Castille à la fin de la guerre de Succession d’Espagne, en 1713-1714 ne repose sur rien. La guerre de Succession d’Espagne mit conjoncturellement aux prises l’ensemble des pays de la couronne d’Aragon et le reste de l’Espagne selon une fracture qui, à l’apogée de cette sécession « austriaciste », correspondit à la vieille frontière Castille/couronne d’Aragon, non à la frontière linguistique entre le castillan et le catalan, et le conflit avait des ressorts sociaux, politiques, dynastiques, plus qu’ethnolinguistiques45. Dans le cadre de la recherche à vocation scientifique, la mise en avant de l’aspect catalan de l’« Empire aragonais », soit de la construction politico-dynastique de la couronne d’Aragon au bas Moyen Âge (XIIIe-XVe siècle), contribue à déséquilibrer la perception de cette construction étatique. On n’étudie ainsi pas toujours les liens entre le royaume d’Aragon proprement dit, non-catalanophone46, et les parties catalanophones de la couronne (comté de Barcelone, royaume des Baléares, royaume de Valence…), et on déforme la réalité d’une construction étatique reposant sur la négociation entre pays de langues et de coutumes différentes, au profit d’une histoire autocentrée soit sur la Catalogne (ou un ensemble catalano-baléaro-valencien), soit, dans une optique non « catalaniste », envisagée du point de vue valencien ou aragonais47. Les apports effectifs des parties italiennes (Sicile, Sardaigne…) de la construction sont paradoxalement souvent mieux étudiés que l’importance du binôme initial Aragon-Catalogne, sans doute parce que l’histoire de l’expansion méditerranéenne de la Couronne est considérée comme essentiellement catalane. Avec une surabondance de sources, l’historien ne se trouve pas si loin de la situation de l’histoire de la Transylvanie, « tirée » par la tension nationaliste vers l’horizon contemporain. Ce n’est toutefois pas ici l’absence d’État médiéval sur lequel refléter la revendication étatique contemporaine qui crée le problème, mais plutôt la non-adéquation de la structure politique médiévale de la couronne d’Aragon, catalane et non-catalane, avec le projet étatique contemporain (dans tous les cas strictement catalanophone, et généralement centré sur la seule Catalogne48). Et c’est le spectre entier des acteurs scientifiques de l’histoire catalane qui, devant prendre parti dans cette querelle sur la part de catalanité de l’empire catalano-aragonais, se retrouve prisonnier d’un ensemble de questionnements, qu’il partage avec les acteurs non-professionnels de ces querelles historiques.
22Deux exemples d’histoire française permettent enfin de revisiter la question centrale de la discontinuité et de son traitement historique. Le premier concerne un cas d’école de pression du médiévalisme sur l’histoire scientifique. Si le nationalisme breton paraît moins menaçant pour l’intégrité territoriale française en 2021 que son homologue corse, il n’en est pas moins l’un des mouvements de ce type les plus imposants, à la fois par l’ampleur de la diffusion de certaines de ses idées (grâce au succès diffus des aspects culturels de ce mouvement, avec la valorisation du passé et de la culture bretonne, par opposition à ses échecs politiques), par l’étendue du territoire qu’il concerne, et par sa relative continuité. Un mouvement nationaliste régionaliste, puis indépendantiste s’est en effet développé en Bretagne depuis le début du XXe siècle au plus tard, appuyé sur les particularités de la culture bretonne, notamment sur la langue celte parlée dans l’Ouest de la région (« Bretagne bretonnante »), enfin sur la prestigieuse histoire de la Bretagne haute-médiévale et ducale49. Là encore, il est difficile de tracer la limite entre les aspects médiévalisants d’une histoire non-scientifique exaltant de manière manichéenne l’indépendance médiévale de la Bretagne et l’oppression ultérieure du peuple breton d’une part, et l’existence d’une vaste production scientifique de qualité, mais dont de nombreux acteurs peuvent avoir, à des degrés divers, des sympathies régionalistes, autonomistes, voire indépendantistes, d’autre part. Il faut également noter que le discours intégrateur à tendance « jacobine » de la légende nationale française romantique n’est pas incompatible avec la pensée d’une Bretagne médiévale indépendante. C’est ainsi la vision d’un Michelet : la conception de la Bretagne comme une sorte de réduit celtique, projection attardée d’une Gaule celtique plus ancienne, a aidé le grand historien romantique à créer de véritables emboîtements de narrations nationalistes50.
23Le problème majeur dans la construction nationaliste (ou antinationaliste) de l’histoire bretonne se situe plutôt dans l’absence de reconnaissance de phénomènes massifs de discontinuité qui ont caractérisé cette histoire durant toute la période médiévale. La Bretagne de la fin du IXe et du début du Xe siècle se présente comme une construction politique indépendante, ou très faiblement dépendante des souverains carolingiens et progressant à leur dépens. De même, la Bretagne ducale du XVe siècle tend à créer les attributs d’une pleine souveraineté, et à s’opposer aux tentatives du pouvoir royal, finalement couronnées de succès, pour l’intégrer pleinement au royaume. Le duc tente alors de créer un État souverain, création favorisée par la guerre de Cent Ans. Il est aisé en établissant une continuité entre ces deux histoires de promouvoir l’idée d’une Bretagne indépendante pendant l’ensemble du Moyen Âge. C’est oublier qu’au XIIIe et au début du XIVe siècle, le duché apparaît comme l’une des grandes principautés féodales du royaume de France qui entrent par bien des aspects dans l’orbite d’un pouvoir royal renforcé à partir du règne de Philippe Auguste de la même manière que les autres principautés (Champagne…), et qui reçoit même pour un temps une dynastie d’origine royale51. Par ailleurs, il n’existe alors aucune différence culturelle majeure entre la cour de Bretagne et les autres cours du Nord de la France (le breton n’y étant alors guère parlé ou cultivé : le pouvoir ducal s’appuie sur les grandes villes de l’Est, Nantes et Rennes, en zone romanophone52). Pour un historien non-scientifique de tendance jacobine, ces témoignages sont autant de gages d’adhésion précoce de la Bretagne au corps mystique de la nation française. Pour un historien scientifique, ils ne peuvent signifier qu’une chose : l’inclusion de la Bretagne médiévale dans la construction juridico-politique du royaume de France a été complexe, médiate, et, surtout, n’a pas suivi une progression linéaire. Il a existé plusieurs Bretagne quasi-indépendantes ou indépendantes, et plusieurs Bretagne quasi-royales, à des moments très différents de l’histoire médiévale : l’époque carolingienne, la pleine féodalité, la construction de l’État royal, la construction des États princiers. Mais admettre cette discontinuité, c’est poser la question des hasards de causalité en histoire (la Bretagne pouvait-elle devenir Habsbourg ?), et c’est construire une vision historique qui est aussi difficile à assumer pour l’historien amateur nationaliste breton que pour son homologue jacobin. Le nationalisme crée des continuités factices, même s’il existe bien des continuités dans l’histoire de longue durée. La structure même du duché de Bretagne a résisté dans le temps long jusqu’à constituer l’une des régions les mieux caractérisées de la France contemporaine. Mais le sens de cette structure a radicalement changé à travers les âges, notamment au cours du XXe siècle. La force de l’autonomisme breton semble ainsi supérieure en 2021, dans une Bretagne où l’écrasante majorité de la population parle désormais français, à celle de l’autonomisme breton de 1900, dans une région qui était alors encore à moitié celtophone.
24Évoquons enfin un dernier cas qui permet de méditer sur les distorsions imposées par le cadre national à l’histoire médiévale en l’absence même de toute revendication nationaliste apparente. Les médiévistes connaissent l’existence au début du bas Moyen Âge et la survivance de plus en plus problématique à la fin du Moyen Âge d’un royaume de Bourgogne ou d’Arles, qui dans sa plus grande extension comprenait toute la partie de la France actuelle située à l’est du Rhône, divers territoires limitrophes à l’ouest du fleuve, la Suisse occidentale, le val d’Aoste. Cet espace considérable, juridiquement rattaché à l’Empire avec un statut comparable au royaume d’Italie en 1033, resta à peu près intact en tant que structure institutionnelle jusqu’à la fin du XIIIe siècle, avant d’être progressivement entamé par un mouvement d’annexion de la royauté française qui le démembra au cours des XIVe et XVe siècles. Les empereurs tentèrent pourtant très tard de maintenir l’existence politique du royaume d’Arles, au moins jusqu’à Sigismond de Luxembourg, qui voyagea dans ces régions en 1415-141653. Avec le rattachement de la Provence à la France en 1481-1482 et l’extension de la Suisse au nord, ce qui restait de la partie sud du royaume fut de facto démembré. Au contraire de la Navarre, de la Castille, de l’Aragon, de la France ou de l’Angleterre, le royaume d’Arles-Bourgogne n’a donc eu aucune descendance institutionnelle moderne ou contemporaine, ne s’est pas survécu en tant que province ou État inclus dans un autre État. Une bonne partie de ses populations parlait un ensemble de dialectes romans appelés par les linguistes franco-provençaux, intermédiaires entre le français et l’occitan, mais ces dialectes ont été assez tôt, en milieu urbain, francisés. Il n’a par ailleurs existé aucun mouvement nationaliste se réclamant au XIXe siècle de cette construction politique. Et le micronationalisme (ou simplement régionalisme) « arpitan » qui promeut actuellement l’identité de l’espace franco-provençal, de Lyon à la Suisse contemporaine, ne concerne pas la partie sud de cet espace (Provence) et est trop faible pour être très audible en France comme dans la confédération helvétique54.
25Si j’évoque cette question, c’est pour souligner à quel point le poids des distorsions induites par le cadre national et, si l’on veut, par la rémanence des structures de pensée nationalistes conditionne non seulement les historiens non professionnels et le grand public, mais également l’histoire scientifique. En France, l’histoire du royaume d’Arles n’a guère été faite, ou a été faite dans un sens annexionniste, même après le dépassement théorique de l’histoire nationaliste. La seule histoire classique, très vieillie, est de type nationaliste, et explique l’annexion du royaume par le destin de la nation française55. Des études récentes, nombreuses et de qualité, posent le problème des mécanismes progressifs de rattachement des différents espaces du royaume d’Arles à la France, mais ce n’est jamais véritablement dans l’optique d’une histoire autonome de cette construction56, en revanche possible pour la seule Provence57. Il existe bien sûr des raisons à cette lacune, qui devient une béance dans la mémoire nationale française (ou dans la contre-mémoire occitane, peu intéressée par cette structure dont seule la partie sud, la Provence, se trouve dans l’espace occitanophone). Le royaume de Bourgogne-Arles a bien été un royaume, et il a existé comme tel pendant une très longue durée, presque cinq siècles si l’on place sa disparition de jure au début du XVe siècle (ce qui est par ailleurs arbitraire : on pourrait soutenir qu’il ne disparaît d’un point de vue allemand qu’en 1512 avec l’organisation des cercles impériaux, voire plus tard). Mais il n’a jamais été un État, au sens strict du terme. Et cet angle mort de l’historiographie française, où le silence du médiévalisme rejoint le quasi-silence de l’histoire scientifique, me semble symptomatique de la difficulté à aborder le passé médiéval de l’Europe, quand les supports étatiques ou « pré-étatiques » qui se sont continués dans la modernité sous une forme ou une autre ne sont pas là pour aimanter des curiosités, encore souvent inconsciemment orientées par les cadres nationaux du présent. Le royaume d’Arles a été oublié parce qu’il représente une discontinuité, et même l’une des discontinuités majeures, de l’Europe médiévale : un passé médiéval qui n’a pas donné de modernité, encore moins de support mythique à nos « modernités nationales ».
26Résumons cette tentative de mise en perspective. Il ne s’agit pas de dire que l’historien médiéviste ne doit pas, en tant que citoyen, lutter contre les déformations les plus pesantes opérées par une histoire peu scientificisée, voire franchement manipulée, au profit de visions nationalistes de l’histoire médiévale. La déontologie à suivre semble, dans le cas présent, claire : il est là pour rétablir un régime de vérité qui déconstruit, réoriente, tente de faire progresser la société dans la découverte des complexités de l’histoire, fût-ce en rappelant que la grande histoire transformée en « geste de la nation » est une construction en partie mythique. L’historien doit pourtant savoir que l’intrication inextricable des épopées nationales avec une histoire créée en grande partie au XIXe siècle, au moment de la fondation des nations modernes – qu’elles aient été fondées à partir de structures étatiques préexistantes ou non – rend toute tentative de déconstruction de ces narrations périlleuse, dans la mesure où elle touche à l’identitaire et à l’émotionnel.
27C’est par ailleurs une illusion partielle de croire que l’historien scientifique se meut dans des catégories qui lui permettent d’échapper aux problèmes posés par la confusion entre la création contemporaine des identités nationales et l’histoire du Moyen Âge. Même quand il est conscient que les identités et allégeances médiévales n’entretenaient que des rapports très distants avec les phénomènes identitaires correspondant aux nationalistes modernes, l’historien médiéviste reste prisonnier de cadres qu’il ne peut pas toujours briser. Ces cadres peuvent être ceux d’une histoire nationale toute entière, comme ceux, plus subtils, de l’absence de coïncidence parfaite d’une structure politique médiévale avec son reflet contemporain. Ils peuvent avoir été créés par des types de rétroprojection de problèmes contemporains sur les sociétés médiévales qui prennent parfois des formes d’autant plus subtiles qu’ils fonctionnent comme des jeux de miroirs entre le passé et le présent, mais des miroirs déformants. Il peut, simplement, oublier des principes de discontinuité qui vont à l’encontre du besoin de créer des structures narratives de longue durée.
28La conclusion qu’il faut tirer de tout cela n’est pas celle d’un relativisme historique qui rabaisserait l’historien professionnel (en tant qu’il pratique une histoire définie par une méthodologie tentant d’établir des cadres d’enquête scientifique) au rang de l’historien non-scientifique. C’est la nécessité pour l’historien de redoubler d’efforts pour contextualiser sa propre recherche, et pour l’objectiver sans illusions sur les effets de son insertion dans un monde de pensée contemporain, à la fois conditionné par la politique présente et par l’histoire de sa discipline passée, depuis ses débuts scientifiques, c’est-à-dire depuis le début du XIXe siècle. L’histoire médiévale a plus que jamais besoin d’être doublée par une histoire du médiévalisme, si nous voulons comprendre comment des discours jadis scientifiques ont pu devenir des vulgates non-scientifiques, analyser comment l’histoire peut être à la fois anthropologie et discours politique, déterminer exactement quel genre d’histoire nous voulons faire et faire passer. La permanence des nationalismes n’oblige peut-être pas toujours l’historien à se faire politique. Elle le force en tout cas à se réinventer.
Notes de bas de page
1 Hobsbawm 1990, traduction française Hobsbawm 2001.
2 Cf. par exemple Le Goff 1994, 2003.
3 Le choix de Charlemagne comme symbole de la construction européenne (prix Charlemagne, etc…) coïncide avec un désir récurrent de la part d’historiens de faire commencer l’histoire de l’Europe médiévale, et plus généralement l’histoire de l’Europe en tant que construction identitaire séparée du passé antique « méditerranéen » avec le règne de l’empereur. Cf. à ce sujet les deux synthèses d’historiens aussi différents que McKitterick 2008 et Barbero 2000.
4 Pour la France, le premier collectif véritablement médiévaliste fut peut-être Ferré 2010 (optique littéraire). Dans le champ anglophone, les « Studies in medievalism » (titre de la revue fondée en 1979) existent depuis longtemps, mais n’ont pris une dimension majeure qu’après 1990. C’est, plus que les études isolées, la structuration d’un sous-champ disciplinaire (lisibilité, colloques, parutions spécifiques) qui marque l’émergence de ce secteur d’étude dominé depuis l’origine par l’interaction entre littérature, histoire et sémiologie.
5 Conceptualisation radicale de l’absence de liaison entre le nationalisme contemporain et la pensée des nations médiévale et moderne dans Hobsbawm 2001, p. 91-151 (« Le protonationalisme populaire »). Lecture plus continuiste dans Schulze 1994. Pour un point de vue (non continuiste) de médiéviste sur la question, cf. Geary 2004.
6 La Grande Guerre redécoupe certes l’Europe centrale et orientale en fonction de critères inspirés du nationalisme à dominante ethnolinguistique, mais elle marque aussi, avec la prise de conscience du potentiel destructeur de la rhétorique nationaliste, et la montée en force d’idéologies supranationales (communisme) ou conjuguant ultranationalisme et impérialisme supranational (fascisme, nazisme), un tournant après la Belle Époque, qui peut à certains égards être considérée comme un temps de domination idéologique plus absolue de l’Europe par l’idée nationale.
7 Indépendant en 2006.
8 Le mouvement en faveur de l’indépendance de la Padanie, malgré son poids politique durant les années 1990-2010, se distingue des autres nationalismes régionaux de l’Ouest de l’Europe par le manque de lisibilité de ses références historiques. Le celtisme, le renvoi à la ligue lombarde des XIIe-XIIIe siècles, la promotion théorique des dialectes locaux cachent mal l’inexistence d’un référent historique ou ethnolinguistique structuré qui fournirait un socle idéologique équivalent à celui des nationalismes catalan, breton ou écossais. Du point de vue d’une étude des rapports entre médiévalisme et nationalisme, le padanisme présente néanmoins un terrain d’étude d’autant plus pertinent qu’il s’agit d’un cas-limite (tentative de construction d’un discours national à partir de références non-apparentes avant la fin du XXe siècle).
9 Quelques références concernant les liens entre la création de ce rock-opéra et la forme particulière de médiévalisme qu’est le touranisme hongrois dans Ablonczy 2016 (traduction française en cours).
10 Cf. à ce sujet Carpegna Falconieri 2015a (version originale italienne 2011).
11 Dans sa fameuse conférence de 1882 (Renan, Qu’est-ce qu’une nation, en particulier p. 41), Renan souligne sans doute le premier sur des bases conceptuelles rigoureuses l’incompatibilité de fond entre la formation des discours légitimant les nations contemporaines et l’investigation historique, laquelle ne peut que montrer, si elle est de bonne foi, la faiblesse des discours continuistes légitimant les origines anciennes de la nation contemporaine.
12 C’est notamment vrai pour les cultures et structurations politiques du haut Moyen Âge, qu’une approche scientifique ne peut que découpler des États modernes et contemporains (Geary 2004). Quant à l’émergence de sentiments « proto-nationaux » au bas Moyen Âge (cf. Beaune 1986 pour la France), il s’agit d’un objet historique autonome, dont l’étude devrait théoriquement être maintenue à distance de celles des discours nationaux contemporains).
13 La collection, parue chez Larousse en 1976-1978, anticipait la démarche des albums d’histoire coordonnés par des équipes de scénaristes et dessinateurs professionnels d’une part, d’historiens d’autre part, conçue par les éditions Glénat depuis 2014 (col. « Ils ont fait l’histoire » : ex. grat. Matthieu Gabella [scénario], Étienne Anheim, Valérie Theis [historiens], Christophe Regnault [dessinateur], Philippe le Bel, Paris, 2014, bande dessinée de quarante-huit pages et cahier scientifique de huit pages). Dans le cas de l’Histoire de France en bandes dessinées, le choix avait été fait de n’intégrer à peu près aucune avancée historique récente, et les clichés issus de l’histoire romantique et positiviste, ainsi que les erreurs et exagérations, abondaient. Sur la bande dessinée franco-belge et le médiévalisme, cf. Grévin 2015.
14 Boucheron 2017.
15 Giardina 2018.
16 Le concept de « neutralité axiologique » popularisé à partir des réflexions de Weber sur l’engagement des chercheurs en sciences humaines, en tant que résumant l’effort de distanciation à opérer face à une politisation excessive de la pratique historique, repose toutefois lui-même sur divers malentendus concernant les positions exactes de Weber. Cf. à ce sujet Weber – Kalinowski 2005.
17 L’histoire de l’esclavage ou de la persécution des juifs à travers les âges montre l’impact possible de thèmes à haute charge émotionnelle et à fort potentiel éthique (donc entraînant des jugements moraux posant la question du périmètre de l’histoire, discipline à vocation scientifique mais aux implications méta-scientifiques) sur une recherche historique englobant la très longue durée. La question des relations entre l’histoire et l’éthique touche en fait des pans entiers de la recherche de longue durée (histoire des grandes religions encore existantes, des formes de proto-démocratie…).
18 Sur les problèmes posés par l’articulation entre l’étude du nationalisme contemporain sous sa forme « classique » européenne et celle de ses avatars non-européens (entre histoire du nationalisme et postcolonial studies), cf. Breuilly 2013.
19 Hobsbawm 2001.
20 Trad. française Snyder 2017.
21 Les pages de Hobsbawn consacrées à la pensée des « nationes » médiévales sont d’ailleurs, de manière prévisible pour un contemporanéiste au fond peu intéressé par le bas Moyen Âge, approximatives. Elles convainquent de la grande distance de cette pensée par rapport au monde moderne, mais pas de l’absence d’une pensée sophistiquée des « nationes » à l’époque médiévale.
22 Schulze 1994.
23 Sur la naissance des nationalismes culturels (fondés sur la conceptualisation d’une Kulturnation, souvent caractérisée par la langue, qui précède l’État ou le remplace en cas de disparition), cf. Schmidt 2007. Sur la construction de la nation culturelle au cours du XIXe siècle (élaboration de la langue nationale, du folklore…), cf. Thiesse 1999. Sur l’opposition entre les conceptions culturaliste et renanienne de la nation, cf. l’introduction à Renan, Qu’est-ce qu’une nation, et Garde 2004, p. 37-80.
24 Sur la différence entre les cadres institutionnels et culturels de la Lituanie d’avant 1793, intégrés dans la construction politique et culturelle polono-lituanienne, et le nationalisme lituanien à base linguistique du XIXe siècle, qui dut réinventer une culture en contradiction partielle avec cet héritage, cf. Snyder 2003, p. 35-162, ainsi que Báar 2010 (comparant Lituanie, Pologne, Hongrie, Bohême et Roumanie).
25 Cf. pour un point de vue d’historiens roumains orienté par cette vision le collectif Drăgoescu 1999. Un point de vue hongrois de la fin de l’époque communiste est donné par le collectif Köpeczy 1986 (t. 1 pour le Moyen Âge-XVIe siècle). L’absence de tout témoignage historiographique (comme de toute source écrite externe claire) sur la présence des Roumanophones avant 1200 au nord du Danube et l’insertion de la Transylvanie dans le royaume de Hongrie au bas Moyen Âge rendent la vision hongroise plus aisément argumentable, même si l’absence d’une présence roumanophone à haute époque dans les territoires de la future Roumanie ne peut être prouvée en l’état (les populations roumaines médiévales, surtout pastorales, sont difficilement repérables dans les sources écrites, d’ailleurs rares pour la Transylvanie avant 1200, et l’association entre les témoignages archéologiques et une composante ethnolinguistique reste sujette à caution). Les débats sur le degré d’autonomie des Roumanophones dans la Transylvanie médiévale après leur émergence dans les sources écrites (XIIIe siècle) sont à leur tour conditionnés par ce cadre interprétatif. Une version réduite du collectif Köpeczy 1986 est par la suite parue en français, ce qui a donné à lieu à la rédaction d’une note critique portant sur ce débat historiographique (Gillet 1997, qui permet de mesurer les enjeux du problème dans la longue durée des XVIIIe-XXe siècles) à un moment crucial : la naissance des historiographies postcommunistes.
26 Sur les origines de la famille de Matthias et son insertion dans les réseaux nobiliaires de Valachie et Transylvanie, cf. Cevins 2016, en particulier p. 20-27.
27 Cf. Gleirscher 2000. La référence slovène à la construction proto-étatique de la Carantanie slave (et à ses successeurs carolingiens et postcarolingiens) est compréhensible, mais souffre de la rupture de continuité entre cette construction et les cadres de développement des Slovènes (essentiellement sous domination aristocratique et bourgeoise allemande) à partir du bas Moyen Âge. La Carantanie des VIIe-VIIIe siècles ne couvrait qu’une partie de la Slovénie actuelle, alors qu’elle s’étendait au nord-ouest, dans les vallées autrichiennes. Et l’histoire même du duché de Carinthie, successeur au moins symbolique de la construction carantanienne, recouvre très imparfaitement l’histoire des populations slovènes dans la longue durée. L’attachement des Slovènes à promouvoir des symboles liés à ce passé lointain (pierre du couronnement présente sur les monnaies) tient à la fois à la valeur du mythe fondateur carantanien (première structure politique résultant de l’arrivée des Slaves dans l’aire alpine, les Slovènes se définissant volontiers comme un peuple slave alpin) et à l’histoire tragique des contestations entre Slovènes et Autrichiens concernant le sort de la Carinthie Habsbourg entre 1918 et 1945. Avec l’arrière-pays de Trieste et le Collio italien, le sud de la Carinthie autrichienne fait en effet partie des terres partiellement peuplées de Slovènes que les hasards historiques ont laissé en dehors de la Slovénie yougoslave puis indépendante, mais qui avaient été pensées par les nationalistes comme partie intégrante du territoire national. Sur les liens entre la construction de l’identité nationale du jeune État slovénien et le passé alto-médiéval des Slaves dans l’aire alpine, cf. Geary 2008.
28 Sur les comtes de Cilli et leurs domaines, qui comportaient à leur apogée de larges parties de la Slovénie, mais aussi de la Croatie occidentale et de l’Autriche actuelle, cf. Štih 2002 et bibliographie. L’importance de cette famille dans l’Europe alpine et pannonienne des XIVe et XVe siècles, culminant avec l’impératrice Barbara de Cilli, seconde femme de Sigismond de Habsbourg, permet à l’historiographie slovène de mettre en valeur cette construction féodale qui ne peut pourtant assumer les caractères d’un État proto-national, les Cilli ne se distinguant guère des grandes familles germaniques du reste du Sud-Est de l’Empire dans leur culture et leurs stratégies politiques. Les trois étoiles des armes des Cilli se retrouvent sur le drapeau slovène.
29 Mise en perspective récente de l’histoire de la Grande-Moravie dans le contexte de l’Europe centrale au IXe siècle dans Berend – Urbańczyk – Wiszewski 2013, p. 50-61 (chapitres introductifs). La consultation des outils de divulgation sur la Grande-Moravie (Wikipédia en diverses langues, etc…) donne une idée de la pression de représentations cartographiques « glorificatrices » de cette entité, dont les frontières ne peuvent être scientifiquement définies en l’état actuel de nos connaissances. Or le choix entre une version restreinte, moyenne ou large desdites « frontières » est déterminant pour conceptualiser la relation entre la Grande-Moravie et l’État slovaque actuel, lequel peut être considéré comme plus ou moins « grand-moravien » en fonction de ces projections (maximales, elles englobent toute la Slovaquie, qui y forme le centre d’un empire mitteleuropéen comprenant la Bohême, la Moravie, le Sud de la Pologne et presque toute la Hongrie actuelle). Présentation du problème posé par ces interprétations au grand public cultivé hongrois (dans une optique non-nationaliste) dans Petkes-Sudár 2016, p. 46-52 (carte p. 52).
30 L’adoption d’un point de vue discontinuiste qui souligne la différence entre la nation contemporaine et ses antécédents médiévaux conduit à mesurer l’artificialité relative de telles constructions, de manière contre-intuitive étant donné nos conditionnements éducatifs et civiques de citoyens de nations à référent étatique ancien. La République tchèque est ainsi le lointain successeur du duché přemyslide de l’an 1000, comme la république française est le successeur institutionnel du royaume de Francie occidentale, puis de France médiévale et moderne, mais l’existence de structures politiques ancêtres d’un certain nombre d’États modernes ou contemporains à haute époque ne rend pas l’étude de la modification des constructions identitaires qui leur furent liées à travers le temps et du passage de formes proto-nationales pré-contemporaines au nationalisme contemporain plus aisée pour autant : ces continuités proto-étatiques puis étatiques compliquent plutôt les données de l’équation, en forçant l’historien à affronter un cadre de lecture qui induit des effets de rétroprojection et de confusion permanents entre l’histoire de longue durée des structures étatiques et l’histoire scientifique des éventuelles structurations identitaires leur correspondant, d’une part, et les discours de légitimation pré-nationaux ou nationaux d’autre part.
31 Sur le parcours du grand historien et penseur politique que fut Palacký, cf. Baár 2010. Son histoire de la Bohême, significativement close en 1526 avec l’inclusion dans l’ensemble « multinational » Habsbourg, fut commencée en allemand (sous le titre Geschichte von Böhmen) puis traduite et remaniée en tchèque sous le titre très différent de Dějiny národa českého v Čechách a v Moravě (Histoire de la nation tchèque en Bohême et en Moravie).
32 Seule une fraction de la Silésie médiévale est aujourd’hui incluse dans le territoire tchèque, mais c’est encore l’ensemble Bohême-Moravie-Silésie qui est symbolisé par les armoiries de la République tchèque, par ailleurs dotées d’une devise médiévale : pravda vitězi (la vérité vaincra), formule empruntée à Jean Hus, mais relue dans la perspective positiviste-radicale des politiques tchèques à l’origine de la Première République. L’impact sémiotique du référent médiéval, peu visible de l’étranger, est manifeste pour les Tchèques : l’État actuel est la continuation de la Bohême de Charles IV et de Jean Hus. Les disputes acharnées entre Polonais et Tchèques pour le contrôle du bassin houiller du duché de Teschen/Cieszyn/Těšin (couvrant une grande partie de l’ex Silésie autrichienne résiduelle telle qu’elle se présentait après la guerre de succession d’Autriche de 1742-1748) en 1919-1920 rendent la magnification de l’héritage silésien signifiante dans la cadre de la construction de la première République tchécoslovaque, à son tour support mémoriel de la République tchèque actuelle.
33 Sur la construction territoriale réalisée par Otakar II à partir de 1253, qui s’écroula de son vivant, mais imposa au XIXe siècle le cliché nationaliste de la Bohême s’étendant d’une mer (Baltique) à l’autre (Adriatique), cf. Hoensch 1989. Les données historiques (influence sur le Sud-Est de l’Empire rayonnant jusqu’au Frioul, participation aux croisades de Prusse et fondation de Königsberg nommée par possible référence au souverain) ont été déformées par l’imagerie nationaliste jusqu’à informer l’identité collective, habituée à jouer de l’absence de débouché maritime de la Bohême. Cette représentation de la « Bohême des deux mers » a débouché sur la revendication intermittente d’un « corridor slave » lors des tractations de 1919 visant à créer une jonction entre la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie à travers l’Est autrichien et l’Ouest hongrois.
34 Cette « naturalisation » des cadres territoriaux hérités du passé (ou à construire en fonction d’un appel au passé) fut au XIXe et au XXe siècle liée à la construction d’une discipline géographique intimement liée à la pensée nationaliste. Le quadrilatère de Bohême apparaît dans ce contexte comme l’équivalent du « pré carré » français, matérialisation montagneuse de la perfection de l’espace bohémien et moravien, entité intangible dans l’espace-temps. Ce schéma se retrouve pour la Grande Hongrie carpatique, épousant au nord et à l’est les limites montagneuses du bassin des Carpates. Dans les deux cas, la frontière médiévale se confond avec la frontière géographique ambitionnée pour renforcer l’image d’une pérennité de l’État projetée aussi bien dans l’espace que dans le temps. Sur le rôle de la géographie dans la construction des identités nationales, cf. Thiesse 1999, en particulier p. 248-252. Sur les nombreux renvois à l’histoire médiévale dans la géographie universitaire française classique, cf. Vidal de La Blache 1994, par exemple p. 322-323 (rôle historique de la vallée de la Meuse).
35 Cf. à ce sujet Nejedlý 2012 et 2014.
36 Sur l’interprétation des textes latins médiévaux à coloration anti allemande de la décennie 1270, cf. Hoensch 1989, p. 242-243, sur cette dimension dans la première chronique en tchèque (chronique de Dalimil, début du XIVe siècle), cf. Adde-Vomáčka 2016, en particulier p. 111-123.
37 Sur la Couronne de Saint Étienne, son histoire médiévale et ses avatars dans la Hongrie contemporaine, la bibliographie hongroise classique est pléthorique, et va de la recherche scientifique la plus sérieuse aux conceptions les plus délirantes (pouvoirs magiques de l’objet, dans une perspective analogue aux fantasmes concernant les trésors des templiers ou la grande pyramide...). Sur la dimension médiévaliste de l’objet, cf. Kürti 2015, en attendant la publication des travaux en cours de Nora Berend.
38 Par suite du traité de Trianon de juin 1920, le territoire de la Hongrie multiethnique (où la population magyarophone, en position centrale et dotée des leviers de commandes politiques et culturels, progressait rapidement par assimilation, notamment des minorités allemandes, juives, plus partiellement slovaques, plus difficilement parmi les Serbes et Roumains protégés par la barrière de l’orthodoxie), correspondant grosso modo aux frontières du royaume médiéval, fut démembré au profit de la Yougoslavie, de la Tchécoslovaquie, de la Roumanie et, à la marge, de la nouvelle Autriche, l’État hongrois résiduel comprenant une écrasante majorité de magyarophones, mais laissant hors de ses frontières un tiers de la population magyare de l’époque. La reconfiguration ethnolinguistique caractéristique de la première moitié du XXe siècle s’est donc opérée ici de manière particulièrement traumatique, car un mouvement d’expansion spectaculaire (magyarisation de la Grande Hongrie) a subitement fait place à une implosion (minorités nationales magyares dans des environnements nationaux hostiles). En 2019, la Hongrie de Viktor Orbán s’engageait activement dans les préparatifs du centenaire du traité de Trianon... malmené par l'épidémie de Covid en 2020.
39 Les projections concernant les proportions de populations d’origines ethnolinguistiques diverses dans la Hongrie médiévale ont un aspect politique, potentiellement parascientifique (cf. l’article « Demographics of Hungary » sur wikipedia consulté le 31/05/2019, objet d’un conflit de neutralité, avec ses projections « à la louche »), mais elles peuvent difficilement être évitées par l’histoire plus scientifique, les modèles d’ethnogenèse de la Hongrie médiévale devant prendre en compte différentes hypothèses (modalité de formation des Magyars médiévaux par assimilation d’une part plus ou moins importante de populations turcophones et slavophones). Petkes-Sudár 2016, p. 119-121, tente ainsi de présenter au public cultivé diverses hypothèses sérieuses sur le paysage ethnolinguistique du Xe siècle, sans trancher. L’obsession statistique de dénombrement des ethnies et des langues caractéristique de l’Autriche des XVIIIe-XIXe siècles a par ailleurs sans doute conditionné l’intérêt de l’histoire hongroise contemporaine pour la question des proportions ethniques.
40 Nam unius lingue uniusque moris regnum inbecille et fragile est… (un royaume ne comprenant qu’une lingua (langue/nation) et une seule coutume est faible et fragile…), cité par Bak 2016, p. 166, d’après le Liber de institutione morum, miroir au prince composé à la cour de saint Étienne vers 1020 (éd. Szentpéteri 1938, 2, p. 624-625). Cf. également sur les minorités confessionnelles Berend 2001.
41 Sur le multilinguisme en Hongrie au bas Moyen Âge, cf. Bak 2016.
42 Sur le médiévalisme écossais au XXIe siècle, résultat d’une longue et prestigieuse histoire (l’Écosse étant l’une des terres d’invention précoce du médiévalisme), cf. Thiesse 1999, p. 23-29. Analyse des manifestations les plus récentes dans Berger 2016.
43 Pour la perspective scientifique élaborée sur l’Écosse médiévale dans les universités britanniques et écossaises des années 1970-1980, dans le contexte du renforcement progressif du nationalisme, cf. Smyth 1984, Barrow 1981 et Grant 1984 (série « The New History of Scotland »). Ces travaux de qualité mettaient l’accent sur la complexe ethnogenèse des différentes régions de l’Écosse médiévale et sur ses oppositions internes (espaces celtiques/anglophones) plus que sur l’opposition structurante Angleterre/Écosse.
44 Sur la gestion paradoxalement difficile de la surabondance de sources par les chercheurs en histoire médiévale catalane, cf. Péquignot 2016.
45 Cf. pour une synthèse sur la guerre de Succession d’Espagne dans la péninsule prenant ses distances avec les argumentaires nationalistes (catalan et pan-espagnol) Albareda Salvado 2010.
46 Les parlers aragonais médiévaux étaient structurellement proches du castillan, sans y être réductibles, et furent reflétés par une scripta utilisée par le pouvoir royal, mais la proximité avec le castillan facilita l’effacement progressif de cet aragonais de cour dès la fin du Moyen Âge (dynastie castillane des Trastamare).
47 Cf. au sujet des frictions entre les historiographies valenciennes, catalanes et aragonaises, reflétant elles-mêmes les crispations politiques entre les trois communautés dans l’Espagne du début du XXIe siècle, Péquignot – Guyu 2006, Péquignot 2007 et 2012, ou encore la recension par Péquignot 2018 du collectif Sabaté 2017 sur « l’Empire de la Couronne d’Aragon », ouvrage montrant bien la nature composite et complexe de la Couronne, mais dont l’organisation reflète certains biais imposés à la recherche par les conditionnements contemporains (sous-représentation de l’Aragon et de Valence).
48 Le nationalisme catalan revendique généralement l’indépendance de la Catalogne dans ses frontières actuelles, mais il existe une version « grande-catalane » qui milite pour la création d’un ensemble comprenant la Catalogne, le Roussillon, le Pays valencien et les Baléares, soit l’aire de diffusion des dialectes catalans. La réticence de la majorité des habitants de la région de Valence à s’identifier à au catalanisme a par ailleurs conduit à une querelle linguistique, les régionalistes valenciens revendiquant l’autonomie de leurs dialectes (catalans, d’un point de vue linguistique) en niant leur similarité par rapport au catalan de Catalogne (phénomène analogue, mutatis mutandis, au travail conceptuel effectué en Corse pour proclamer la non-italianité des dialectes corses, appartenant pourtant linguistiquement au sous-groupe toscan de l’italien).
49 Sur le nationalisme breton, cf. Carney 2015 et 2016 (histoire sociale et culturelle de divers membres du mouvement entre 1901 et 1945), ou Fournis 2004 (étude de la construction et de la diffusion effective d’une identité culturelle en contraste avec l’échec des mouvements politiques). L’historiographie sur le nationalisme breton, majoritairement produite par des historiens locaux ou des universitaires implantés en Bretagne, partie prenante du débat sur la nature, l’importance et les objectifs de l’autonomisme, reste conditionnée par la question du rôle des nationalistes bretons pendant la seconde guerre mondiale.
50 Cf. Michelet 1895, t. II (Histoire de France [Moyen Âge], « Tableau de la France », p. 7-18, « Bretagne »), mais aussi l’ensemble des passages sur la Bretagne dans les tomes successifs de l’Histoire de France. La représentation de la Bretagne s’inscrit dans un polynationalisme qui présente la région avec son fond celtique comme une nation/nationalité participant de l’histoire de France dans une relation dialectique (résistance au centre de gravitation français, la nationalité celtique formant comme une sorte de butte-témoin de la Gaule par opposition à la France romano-germanique née des grandes invasions ; rôle de stimulus de la Bretagne dans l’ensemble français comme môle de résistance aidant la France royale à survivre aux agressions anglaises et donnant au corps mystique de la nation française diverses qualités ; constatation mélancolique mais implacable de l’agonie présente de la nation bretonne par fossilisation du génie national et décadence de la langue). Ce polynationalisme régional correspond d’ailleurs dans l’œuvre de Michelet à un polynationalisme global (présentation laudative de l’ensemble des nations européennes et de leur épopée à travers toute l’Histoire de France). De ce point de vue, Michelet, né en 1798, s’inscrit dans le développement du nationalisme éclectique romantique présenté par Thiesse 1999.
51 Ducs de Bretagne de la maison capétienne de Dreux (1218-1340). Avec son lot de révoltes féodales (par exemple sous la minorité de Louis IX), la politique des ducs successifs ne se différencie guère de celles des autres grands vassaux (participation régulière aux osts royaux, aux croisades royales, etc…). L’État ducal breton n’assume pas encore les traits d’indépendance souveraine (titulature, prétentions régaliennes) qui seront ceux du XVe siècle.
52 Sur l’histoire de la Bretagne dans la longue durée, et pour une analyse des oscillations entre périodes de soumission relative au royaume franc, puis de France, et d’autonomisation, cf. Cornette 2008.
53 Synthèse vieillie, retraçant l’histoire « événementielle » du royaume d’Arles jusqu’à cette date dans Fournier 1891, la dernière pour la période post 1100, alors que cette entité couvrit à son apogée un sixième du territoire de la France actuelle.
54 Le régionalisme arpitan actuel (promotion d’activités culturelles identitaires dans l’espace traditionnellement occupé par les dialectes franco-provençaux) peut difficilement être qualifié de nationalisme, mais possède les attributs d’un nationalisme culturel (nom, symboles, défense d’une culture autonome, revendication d’un espace), partant d’un nationalisme politique (en liaison potentielle avec l’embryonnaire nationalisme savoisien). Ces traits l’assimilent au nationalisme dans sa phase de décollage culturel initial (pour laquelle cf. Anderson 1983). Il pourrait à ce titre être un objet d’étude (émergence d’un nationalisme sur base linguistique contrarié par la faiblesse de sa base effective et divers effets de concurrence : les zones franco-provençales sont en 2020 passées massivement au français ou à l’italien depuis longtemps, et il n’existe pas de littérature-support d’époque ancienne prestigieuse permettant d’asseoir le prestige culturel des dialectes revendiqués comme « arpitans »). La dénomination est ici fondamentale : le terme de franco-provençal, forgé par le linguiste italien Ascoli (Ascoli 1874), renvoie la zone linguistique à une situation d’intermédiaire, porteuse de malentendus. Le terme récent d’arpitan (apr. 1970), plus distinctif, permet en outre d’associer les mouvements culturels gravitant autour de l’espace franco-provençal aux cultures du pastoralisme. Le site internet Arpitania (www.arpitania.eu/index.php/langue-arpitan-francoprovencal) donne une idée des jeux conceptuels supports de ce mouvement (création d’un drapeau, parfois rétro-projeté sur un blason « médiévalisant », association avec d’autres mouvements à plus longue tradition nationaliste, comme l’occitanisme…). Il est difficile de juger si l’absence de références historiques prestigieuses (ou considérées comme telles, le royaume de Bourgogne-Arles, possible candidat, ne semble guère exploité) a entravé le décollage du mouvement, ou s’il n’y a aucun lien de cause à effet (le cas de la Padanie montrant qu’un mouvement régional politique de grande ampleur à discours nationaliste peut naître sans référence historique ou linguistique univoque préexistante).
55 Fournier 1891 traite la période 1138-1378 (mais fournit des indications jusqu’en 1420). Le sous-titre « Étude sur la formation territoriale de la France dans l’Est et le Sud-Est », emblématique, implique qu’après l’accession au trône allemand des Hohenstaufen, l’espace du royaume d’Arles était une sorte de no man’s land dont la destinée devait être le rattachement à la France. L’étape précédente du royaume de Bourgogne sous une dynastie autonome (jusqu’en 1032, date de l’amarrage à l’Empire dont il devient un des trois royaumes constitutifs) a plus attiré l’attention des historiens, cf. Demotz 2008 et les travaux successifs de cet auteur. Le royaume devient pour les historiens francophones une « forme vide » quand il n’a plus de dynastie propre et est juridiquement arrimé à l’Empire (trois siècles et demi avant sa disparition effective…).
56 Cf. par exemple Charansonnet et al. 2015.
57 L’histoire de la Provence acquiert en France une orientation historiographique particulière quand elle devient possession des comtes de Provence de souche capétienne (1252), eux-mêmes rapidement rois (ou rois titulaires) de Sicile (1266). Même si les historiens professionnels oublient rarement que la Provence fut terre impériale jusqu’en 1481-1482, cette logique « impériale » est souvent mise entre parenthèse en France au profit d’une perspective « angevine » (Provence, terre d’un royaume capétien…) qui facilite la transition vers l’histoire proprement française. Or la non-inclusion du comté dans le royaume jusqu’à une date aussi tardive montre bien que le contrôle par une dynastie d’origine capétienne n’a pas changé grand-chose aux rapports institutionnels entre la Provence et l’Empire.
Auteur
CNRS - benoit.grevin@orange.fr
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2007
Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l’Occident à la fin du Moyen Âge
Jacques Chiffoleau, Claude Gauvard et Andrea Zorzi (dir.)
2007
Souverain et pontife
Recherches prosopographiques sur la Curie Romaine à l’âge de la Restauration (1814-1846)
Philippe Bountry
2002