Sortir de l’histoire
Le Moyen Âge comme achronie dans la littérature contemporaine
p. 127-140
Résumés
Il s’agit d’interroger les liens que la littérature narrative des XXe et XXIe siècles tisse avec le « Moyen Âge » ou, plus exactement, avec l’« idée de Moyen Âge ». Nous proposons, en effet, de voir, dans quelques récits qui situent leurs intrigues à différents moments de ces siècles dits médiévaux (de Druon à Graciano en passant par Michon ou Minard…), moins la reconduction et la recréation d’une époque historique précise que le désir de plonger les lecteurs dans un passé qui, tel que réécrit, n’exista jamais. Si ce mouvement de dés-historicité est particulièrement évident dans des genres grand public comme la Fantasy, il se retrouve aussi dans des textes moins normés, à l’écriture singulière. Ces œuvres mettent ainsi en crise le modèle fondateur du roman historique par ce que j’appelle une sortie de l’histoire.
This contribution investigates the links that narrative literature of the twentieth and twenty-first centuries weaves with the “Middle Ages” or, more precisely, with the “idea of the Middle Ages.” In effect, I propose to see in some stories that situate their plots at different moments of these co-called medieval centuries (from Druon to Graciano, by way of Michon or Minard…) less the renewal and recreation of a precise historical epoch than the desire to plunge readers into a past that, as rewritten, never existed. If this movement of de-historicity is particularly evident in mainstream genres such as Fantasy, it is also found in less standardized texts, singular in their writing. These works thus put the founding model of the historical novel in crisis through what I call an exit from history.
Ci si interroga sui legami che la narrativa del XX e XXI secolo intesse con il «medioevo», o, più esattamente, con «l’idea di medioevo». In effetti, propongo di cogliere in alcuni racconti che situano le loro trame in differenti momenti di quei secoli detti medievali (da Druon a Graciano, passando per Michon o Minard), piuttosto che il rinnovamento e la ricreazione di un’epoca storica precisa, il desiderio di far immergere i lettori in un passato che, così come è stato riscritto, non è mai esistito. Se questo movimento di de-storicizzazione è particolarmente evidente in generi di larga diffusione come il Fantasy, si ritrova anche in testi meno standardizzati. Queste opere mettono in crisi il modello fondativo del romanzo storico attraverso quella che chiamo una «uscita dalla Storia».
Note de l’auteur
Cette problématique est l’objet d’un essai à paraître chez CNRS Éditions, Â la croisée des temps. Le Moyen Âge et ses avatars.
Texte intégral
1Le Moyen Âge, dont le nom, aux connotations peu flatteuses, désigne une période de plusieurs siècles, est, par excellence, au cœur de la problématique historienne – à savoir les rapports que nous entretenons avec le passé, et les tentatives de rationalisation et d’interprétation de ce qui serait plus que seule succession chronologique de faits portés à notre connaissance.
2Or le vocable de « Moyen Âge », si l’on veut bien (malgré des désignations plus anciennes en médio-latin renvoyant à une « media tempestas » ou « aestas », « medium aevum », etc.) en rapporter la fixation au grand historien du XIXe siècle Jules Michelet, et, plus particulièrement quand il l’oppose à ce qu’il nomme « renaissance », est contemporain et de la science historique et du développement de la philologie appliquée aux manuscrits de ces siècles (et plus seulement aux manuscrits antiques). Se noue avec et autour du « Moyen Âge » une pensée de l’histoire (à la faveur des philosophies de l’histoire d’un Hegel, d’un Comte et, pour Michelet, aussi d’un Vico) et s’élabore autour de ses productions conservées au creux des manuscrits une scientificité que Renan salue, dans l’Avenir de la science, comme un modèle.
3Dans le même bouillonnement, le « roman historique » qui s’affirme dans les formes qui en feront le succès populaire s’intéresse aux siècles pourtant longtemps déclarés obscurs (y compris par Michelet et sa métaphore de la clarté renaissante), pour en donner une version romanesque qui conquiert rapidement son public : Walter Scott suscite une « mode » d’Ivanhoé à Quentin Durward, mode qui engendre de nombreux épigones dont les plus talentueux écrivains de l’époque (Hugo et à sa manière Flaubert ou encore Huysmans…).
4Le Moyen Âge est tout à la fois matière historique et matière romanesque. Il ne cesse de se dire entre les deux pôles de la science et de la fiction, de la reconstitution des faits passés et de leur représentation, de l’archive et de l’imaginaire.
5Frontières fragiles, indécises parfois, poreuses, traversées par ce que Giuseppe Sergi appelle très justement une « idée de Moyen Âge1 », moment long de l’Occident pris entre une origine antique qui serait exemplaire et fondatrice pour la pensée et une renaissance qui la retrouverait.
6Le Moyen Âge reste, pour cela, le lieu de projections contraires, une matière instable, à questionner, à attirer à soi ou à rejeter. Je ne saurai faire mieux que de mentionner la belle enquête de Tommaso Falconieri di Carpegna sur les usages politiques et idéologiques de la foisonnante matière médiévale2.
7Or, au-delà de ces rappels et de ces généralités, je désirerais m’interroger, en littéraire, sur ce que signifie, actuellement, pour un écrivain et un lecteur, non seulement le fait de choisir ce temps – et non l’Antiquité ou les siècles classiques –, pour faire/lire une fiction historique, mais aussi sur la différence de sens que possède ce geste aujourd’hui par rapport à ce qu’il était au XIXe et au début du XXe siècle.
8S’il est vrai que le roman historique convoque toujours deux temporalités, celle de l’époque écrite et celle de l’écrivain3 (Lukacs), l’usage romanesque du « Moyen Âge » apparait particulièrement mouvant selon les périodes qui en usent. Plus qu’une autre période de l’histoire, il semble renvoyer, par un détour, par une procédure de transfert (presque au sens psychologique), au rapport que nous entretenons avec notre propre présent et à celui que nous entretenons au temps en lui-même – au passé comme au futur et au présent.
9Dans un numéro du « Débat » sur histoire et roman, G. Gengembre propose une définition générale qui me paraît s’articuler particulièrement à mon propos : « le roman historique se donne à la fois comme un leurre pour piéger l’histoire, la rendre vivante et compréhensible, et comme une procédure de dévoilement de son sens même4 ». Un « leurre » ? L’écrivain de fiction s’empare de ce que restitue et lui donne l’historien des faits passés pour en fabriquer une version illusoire, peut-être trompeuse mais qui, indissociablement, en découvre le sens, non pas « vrai » en soi, mais à la fois semblable à et différent de celui tiré des archives et de leur savant et prudent commentaire. Or ces réinventions proposent à leur tour des représentations en phase avec le moment historique de leur création, posant avec et pour leurs lecteurs de nouvelles « questions 5 » . De quelle manière, en effet, passé et histoire sont-ils liés ?
10Pour m’en tenir à une périodicité récente afin d’éclairer mon propos, je dirai que le roman historique des années 1970-1980 du XXe siècle possède certains traits différents des fictions médiévalisantes actuelles qui, même en dehors de la Fantasy, s’infléchissent vers « l’achronie6 ».
11En bref : si les premières jouent d’abord l’illusion historique, les secondes sortent de plusieurs manières de l’histoire. Les formes d’anachronismes diffèrent des unes aux autres jusqu’à bannir, de fait, tout ancrage historique en un syncrétisme hybride de motifs culturels, légendaires, fictionnels apte à créer des univers inconnus, imaginaires et pourtant raccrochés par des noms, des scénarios, des stéréotypes… au « Moyen Âge ».
12Une évolution me semble se dessiner, en effet, au sein d’une recrudescence actuelle de la « mode médiévale » – appelée parfois « médiévaliste » –, qui envahit toutes les formes d’expression et de supports (inter-médialité), vers une représentation et un usage atemporels du Moyen Âge. Un Moyen Âge qui prend les couleurs d’un « médiéval » pseudo-historique donc, topique et iconique, et ce, pas seulement à la faveur d’un mélange de faits réels et fictifs (recette du roman historique) mais plus structurellement. C’est en ce même sens que Gil Bartholeyns, à propos des jeux et du cinéma parle « d’un passé sans l’histoire »7.
13Je commencerai par quelques rappels sur le roman historique classique à travers des productions qui connurent un grand succès (Maurice Druon, Les Rois maudits, Jeanne Bourin, La chambre des dames) jusqu’au médiévalisme actuel dont le terrain de prédilection est la Fantasy, du moins quantitativement, sur laquelle je ne souhaite pas m’attarder, en raison des nombreux travaux qui la concernent et parce que je voudrais interroger une production littéraire moins codifiée, n’appartenant pas, à proprement parler, à une « littérature de genre ». Dans un deuxième point, en effet, je propose de suivre une sorte de processus d’abstraction de la « médiévalité » chez des auteurs qui jouent explicitement des codes hérités du roman historique sans le merveilleux et, je dirai, les facilités de la Fantasy. On passera de Pierre Michon (Abbés) à Céline Minard (Bastard Battle) et à Marc Graciano (Liberté dans la montagne, Une forêt profonde et bleue). Ce que j’appelle le processus d’abstraction et de déshistoricité se produit selon des modes d’énoncés différents : Pierre Michon épure son récit tout en l’accompagnant d’une réflexivité sur l’acte d’écrire précisément le Moyen Âge, en une décision déclarée de se détacher de l’archive ; Céline Minard semble (re)venir au roman historique mais à la faveur d’une intertextualité et d’une hybridité des personnages et des langues qui déréalisent l’événement historique donné comme pré-texte ; Marc Graciano est sans doute celui qui poursuit le processus le plus loin, construisant un monde aux couleurs d’un Moyen Âge tour à tour « réaliste » et archétypique.
14Enfin, je suggèrerai qu’il y a là un mouvement, permis par le choix du Moyen Âge et induit par lui, de remonter le temps, peut-être fantasme d’une origine, d’un début (le « nôtre » ?), encore historique chez Michon (les premiers siècles de la christianisation qui fonde la culture médiévale), en une sorte de dérive anthropologique chez Graciano – hors-temps qu’il exploitera dans l’essai d’écrire sur la préhistoire (L’Enfant-pluie).
15In fine, j’essayerai de revenir sur le début de ce que j’ai proposé : la raison de cet engouement pour le Moyen Âge en des temps (le nôtre) de crise de confiance en l’avenir, de productions volontiers dystopiques et/ou post-apocalyptiques.
Le « leurre » historique
16Soit donc une suite romanesque dont le succès fut en son temps aussi important que celui du Trône de fer, qui en français lui emprunte son titre en le démarquant : Les Rois maudits, de Maurice Druon, dont le premier des sept tomes s’intitule « Le Roi de fer » et qui, comme l’œuvre de l’Américain George R.R. Martin, ont très vite été doublés par leur version filmique télévisuelle. Cette sorte de production avant-gardiste rassembla un très large public enthousiaste.
17Druon, de bien des manières, constitue un relais essentiel du roman historique médiévalisant. Il en donne le mode d’emploi par le choix d’un certain Moyen Âge et de ses figures (ainsi les Templiers, sujet privilégié), par une écriture qui, multipliant les notations introspectives psychologisantes, donne aux hommes du Moyen Âge une sensibilité identique à celle des lecteurs modernes selon une palette qui parcourt la diversité des caractères humains : à un Philippe le Bel inflexible, d’une cruauté froide, s’adjoignent des fils plus émotifs. Les personnages historiques deviennent des héros romanesques dotés de pensées et de discours directs. Mais à tout moment le fictionnel est comme noyauté par le non-fictionnel par des mentions historiques, par l’ordre factuel, chronologique, des événements. Cet effet historique est renforcé par des appels de notes renvoyant à des notices en fin de volume d’ampleur et de nature diverses : récapitulatif de la succession du Comté d’Artois qualifiée de « l’un des plus grands drames d’héritage de l’histoire de France » (note 2) suivi de précisions sur le terme de « bougette » – bourse portée à la ceinture – qui serait à l’origine du terme de « budget » (note 3). Ce doublon didactique se trouve renforcé par un répertoire biographique excluant « certains personnages épisodiques lorsque les documents historiques ne conservent de leur existence d’autre trace que l’action précise pour laquelle ils figurent dans notre récit ». Ainsi Druon se livre explicitement à une opération de fictionnalisation de l’histoire, celle-ci gardant la priorité grâce à une série de marqueurs historiques (dont le vocabulaire) comme autant d’assertions de non-fiction. Tel est aussi le pacte de lecture. L’époque choisie apparaît comme le fruit d’une réflexion en accord avec le projet et sa tonalité : le XIVe siècle et la fin programmée (« maudits ») des rois capétiens à cause de la faute de Philippe le Bel, « roi d’une beauté légendaire et maître absolu… à la main de qui aucune richesse n’échappait » (Prologue). L’erreur fut-elle de s’attaquer à l’Ordre du Temple ? Le Grand Maître Jacques de Molay meurt sur le bûcher en maudissant le roi et sa lignée jusqu’à la treizième génération. La malédiction sert d’embrayeur fictionnel non seulement pour le premier tome (mort de Philippe le Bel) mais aussi pour le cycle entier, chaque roman confirmant le titre de « rois maudits ». Tonalité tragique, tonalité religieuse, voire tonalité superstitieuse et fantastique (le personnage de Béatrice use de magie) se combinent pour constituer une superstructure surplombant l’histoire et son déroulement effectif (règnes brefs des fils de Philippe le Bel, guerre de Cent Ans, trône passant aux Valois) et donnant un sens aux événements historiques.
18En deçà de cette ligne de force principale se dessinent une ou des lignes secondaires à tous points de vue. Ainsi dans le premier tome l’adultère des reines et le scandale de la Tour de Nesle. Le pouvoir et le sexe se répondent et scandent un récit pris entre un bûcher et un supplice, scènes d’une violence hyperbolique longuement détaillée, à la limite du supportable pour la mentalité moderne, dont le reflet se découvre dans les réactions des foules spectatrices, fascinées et horrifiées, des exécutions.
19Les ingrédients de la représentation topique du Moyen Âge sont donc en place comme le mouvement qui transforme le Moyen Âge en un prétexte et le décentre en tant que moment historique précis : les passions et les rivalités humaines sont éternelles, le temps historique n’en est qu’un habillage, une succession d’incarnations. Image en anamorphose de notre présent, le Moyen Âge demeure dans une altérité rassurante, propre à éloigner de soi la sauvagerie. Mais, contradictoirement, il est aussi ce temps passé qui dénie la singularité des événements, où l’humain transcende l’histoire et, en cela, permet de lire en lui notre reflet, d’appréhender une confuse solidarité.
20Quelques années après Druon, un autre phénomène éditorial, celui des romans de Jeanne Bourin, requalifie différemment cette relation au Moyen Âge. Préfacée par l’historienne Régine Pernoud, sa Chambre des dames (1979) glisse vers un pittoresque de bon aloi, une raisonnable étrangeté, d’un XIIIe siècle semblable à quelques effets de surface près à toutes les époques : aléas de la vie de couple, éducation des enfants, désordre des passions… Le siècle de Louis IX – départ et retour de la croisade, toponymie parisienne, trouvères… – sert de cadre à un Moyen Âge cette fois féminin, catholique et sentimental. Un Moyen Âge masque.
21Ces romans (nombreux dans la littérature qualifiée de grand public) forgent et exploitent les images-types accolées au Moyen Âge, participant d’une mode qu’ils n’ont pas créée mais qu’ils ont nourrie, actualisée et modifiée par touches. Ainsi deux rameaux se déploient à partir du lien devenu privilégié du Moyen Âge et des femmes (à la Pernoud), celui de la Fantasy américaine, celui, parallèlement, des récits d’héroïnes féminines écrits par des femmes. Le roman médiévalisant se déploie à la façon d’un rhizome, de place en place, de signe en signe, sans nécessité de s’accrocher à ce qui serait sa racine : les données historiques. Il participe pleinement des formes de fiction contemporaines, car, depuis le début (si on le fixe au XIXe siècle), il a affaire avec la modernité selon une dialectique entre un présent moderne en rejet de la tradition et un passé en deçà du classicisme, une modernité, comme le dit Christophe Charles8, qui est d’abord une opération sur le temps, que renouvellera la postmodernité à laquelle émargent bien des œuvres médiévalistes actuelles.
Se défaire de l’histoire
22On proposera donc de voir dans les années 2000 une direction nouvelle prise par la fiction du Moyen Âge et un éloignement des normes du roman historique.
23Pierre Michon raconte, dans Mythologies d’hiver (1997), la construction progressive, de texte en texte, d’une légende hagiographique, celle de sainte Énimie autour de la fontaine miraculeuse de Burle dans les gorges du Tarn. Les moines clercs inventent au sens médiéval du terme à la fois des reliques (une chevelure) et les récits qui rendent compte de la trouvaille. Le processus est médiéval et l’auteur contemporain qui a lu les textes médiévaux le raconte au second degré.
24Michon travaille à retrouver dans de vieilles chroniques des fragments de vies passées, des traces des hommes qui vécurent avant nous et pas seulement à l’époque médiévale. L’ordre du temps, son appréhension, ne résident pas pour lui dans l’enchaînement des faits ou des événements (dont la réalité est mise en doute) mais dans la généalogie des écrits qui en parlent. Le Moyen Âge – de préférence le haut Moyen Âge – s’inscrit de façon privilégiée dans sa démarche d’écrivain de l’histoire, de scribe moderne comme il veut l’être. Pour cela, il proclame que le romancier doit se détacher du témoignage historique, de l’écrit ancien. C’est à ce prix que son propre récit pourra prendre forme. Cette transformation est doublement nécessaire, pour que le nouveau récit, inédit, advienne et pour qu’il réponde à ce qui est, pour le lecteur, médiéval. Il s’agit de donner à voir, à imaginer, un Moyen Âge reconnaissable par un certain nombre de traits définitoires attendus par les lecteurs et exploités, ressassés par les auteurs qui partagent avec eux ce qu’Umberto Eco appelle une « encyclopédie9 ».
25Dans Abbés (2002), Michon, qui écrit à partir des Chroniques de Maillezais, dresse de façon critique les éléments de l’imagerie médiévale :
Tout cela rédige et chasse. La haute époque avec ses belles images, scribes appliqués et chevaux. Je suis fatigué de ces images, de la fade chronique de Pierre. […] la suite est scabreuse et romanesque10.
26L’écrivain contemporain doit se défaire de la source médiévale, de l’écrit premier, tissé lui aussi de topoï. Il lui faut écrire au-delà et, ainsi, ressaisir quelque chose du passé plus essentiel que la vérité donnée des faits et d’un temps – vérité au demeurant inconnue et évanescente : « Les chroniqueurs ne me servent à rien, je la chercherai moi-même11 ».
27L’archive ne dit pas tout. Dans ses failles, ses blancs, ses répétitions, se glisse le nouveau récit qui, à son tour ne donnera qu’une version partielle, une vision. Car l’auteur interpelle son lecteur sans trop le déranger dans ses habitudes et ses représentations, il lui faut trouver un équilibre dans la création d’une complicité, d’une vraisemblance largement conventionnelle. Le « Moyen Âge » n’émarge pas à la xéno-encyclopédie de la science-fiction12. Son altérité reste contrôlée : « C’est le Moyen Âge, n’est-ce pas, des haleines de chevaux dans l’hiver, des cris codés au fond des bois, du gel bleu13 ».
28« N’est-ce pas ? » souligne la nécessité d’une entente avec le lecteur. Le Moyen Âge se fabrique à deux, et cet accord s’établit sur des récurrences de motifs, de scénarios, de figures-types qui transcendent les données historiques et fonctionnent en signes de médiévalité14. Un tel consensus, occulté par les romanciers classiques, est mis en exergue par Michon, non sans humour sans doute. Mais le plaisir du texte consiste bien en la plongée dans un univers à la fois étrange et familier, surprenant et attendu. C’est pourquoi le récit médiévalisant entretient un rapport ambigu avec la vérité du passé car son auteur en est le co-inventeur avec l’historien qui travaille sur les récits/documents originaux exhumés. Topiques plus qu’historiques, ces fictions se détachent de l’illusion historique pour rejoindre une forme d’abstraction.
29On retrouve chez une autre écrivaine contemporaine, Céline Minard, sous des modalités différentes, le même geste de déréalisation du Moyen Âge. Son court roman, Bastard Battle, suit apparemment les règles du roman historique : dates précises (1437), événements qui se déroulèrent à l’époque de Charles VIII en Bourgogne où une troupe de pillards écorcheurs s’empara de la ville de Chaumont. Dans le récit moderne, celle-ci est délivrée par une bande hétéroclite de guerriers professionnels (transfuges de mercenaires) et plus ou moins improbables ou improvisés dont, aux côtés des gens de la ville, une femme asiatique virtuose du maniement du sabre tout droit issue des mangas et un samouraï digne de Kurosawa. L’autrice reconnaît avoir consulté la thèse d’Alexandre Tuetey sur les écorcheurs15 mais le nœud de son récit ne consiste pas en la restitution d’une époque mais dans la fictionnalisation de l’histoire par des personnages anachroniques et appartenant à d’autres genres que celui du roman historique. La remise en cause des normes génériques se traduit dans une langue à la fois truffée de faux archaïsmes XVe siècle mêlés à des termes anglais (le titre) ou franglais, à des mots valises, etc. Cette langue se fait fiction de langue, créant un dépaysement, une étrangeté qui déstabilise le lecteur, et porte en elle la rencontre de l’ancien et de l’actuel. Le narrateur répond à plusieurs noms qui miment le choc des temps et des cultures : il est Denisot le Clerc, Spencer Five, Le Hachis – désignation qui renvoie à sa méthode de combat et peut-être à la métaphore du récit qu’il compose. Mais il est avant tout un avatar de Villon, le plus célèbre poète du XVe siècle, le Villon du jargon des Coquillards, le repris de justice qui aurait échappé à la pendaison. Un tel narrateur à l’identité flottante se tient à la croisée des temps et des figures. Le fait historique qui sert de prétexte n’apparaît, somme toute, que comme un épiphénomène. Ne compte que la fabrication du récit qui le relate, de l’écrit qui en rend compte, du texte : « Et ce rien faisant, la mémoire ne me tarissant, j’emplis les feuillets16 ».
30Les victoires sur les agresseurs et les ennemis sont éphémères car l’histoire serait faite de retournements continuels. Leur narration ne peut être, à son tour, que redites, infinies. Les mots médiévaux, mâtinés d’influence rabelaisienne, créent une vitalité qui, comme chez Villon, n’existe qu’au bord de la mort pour dire le bruit et la fureur d’un monde ancien et éternel.
Et lors qui peut dire où finit l’hystoire et de quelle manière ? Bar-sur-Aube ou un aultre, tout corps, every body, qui porte en teste la bastard battle complète et tient encore les armes en tous lieux la portera et en écho par les siècles. Et ainsi ja l’hystoire ne finira17.
31Ne demeure que la représentation doublement imaginaire d’un Moyen Âge toujours topique entre violences et ripailles et en charge de métaphoriser l’histoire humaine, mais une époque devenue lieu d’une imaginaire rencontre d’êtres appartenant à des temps différents – artefact littéraire au deuxième degré qui met en cause et en crise toute historicité.
32Un troisième romancier contemporain, Marc Graciano, propose une démarche encore plus radicale en inversant le processus : le récit, achronique, se pare de figurations médiévales. Des personnages qui vivent à une époque indéterminée rencontrent des situations, des figures, voire des objets, médiévaux. Ces références constituent le seul point d’accroche à une réalité passée reconnaissable par fragments. Liberté dans la montagne et Une forêt profonde et bleue mêlent des traits médiévaux et des personnages dépourvus de noms propres surgis d’un fonds immémoriel qui reste non identifié précisément – le vieux, la petite, le veneur, le géant, la fille … –, évoluant à la fois dans une société qui semble médiévale et dans une nature sauvage.
33Marc Graciano déclare entretenir avec le Moyen Âge un rapport ténu, presque abstrait, qui l’intéresse comme temps d’avant la technique18 et surtout un temps « minimaliste », épuré :
Cette période ne m’est pas plus familière qu’une autre. J’avais besoin d’un monde qui soit encore minimaliste, où il n’y ait pas trop de technique, un monde encore prosaïque19.
34Monde perdu, absent et cependant présent en nous : « Le Moyen Âge est assez proche de nous avec des questions qui nous parlent…20 ».
35À un certain floutage de la situation et de l’identité des personnages, à la minceur de l’intrigue, s’opposent de très longues descriptions, d’habitats, de combats et de tournois, de fêtes, de pendaison […], qui constituent la médiévalité du récit. Ainsi la séquence du tournoi dans Liberté dans la montagne peut être qualifiée de réalisme historique par son parti-pris antihéroïque et le récit de l’agonie d’un jeune seigneur mortellement blessé se fait à la fois longuement clinique et métaphorique : « … il fut pris d’étranges pandiculations… Les bras s’agitant comme dans un spasme d’agonie […] Comme une matérialisation furtive de la secrète scansion du monde21 ».
36Graciano, à son tour, crée un univers inconnu, à la fois référencé et en suspens d’un temps et d’un lieu. Les protagonistes arrivent dans un village « fait de quelques masures bâties en pierres sèches avec les toits pareillement en pierre ou bien parfois en longs bardeaux de bois22 ». Ce village pourrait encore exister au XIXe siècle selon le temps long des paysages ruraux. De fait, la catégorie de l’espace l’emporte sur celle du temps, celui-ci ne se traduisant que par les blessures qui impriment leurs marques sur les corps ou qui conduisent à la mort. Car la violence surgit – terribles scènes de viols –, violence archétypale bien plus que strictement médiévale.
37Nous sommes bien aux antipodes du roman historique et de son illusoire reconstitution d’une époque alors même que les termes, parfois techniques et rares, les comportements, les actions des personnages désignent le Moyen Âge, nourrissant le récit, l’articulant à cet ancien-là tout en effaçant, encore une fois, les différences temporelles : la violence, la quête du sens, sont de tous les temps. Les projeter au Moyen Âge donne une sorte de coloration historique partielle à ce qui tend plutôt vers le roman philosophique selon une évolution interne à la production fictionnelle de Graciano. La nudité de la fille d’Une forêt profonde et bleue, alors même qu’elle galope d’abord à la tête d’une troupe de « leudes » armés de « scramasaxes », n’est pas érotique mais idéelle, abstraite, et renvoie à un état antérieur à tout code social historique ou libéré de lui dans la forêt-refuge de l’ermite, peut-être pour retrouver une humanité de chasseurs cueilleurs. Chez Graciano, la référence médiévale a comme servi de tremplin à une sortie de l’histoire. Le temps devient uniquement celui des saisons, d’une protohistoire où vie et mort s’accordent au rythme d’une nature cosmique, de gestes qui se passent de toute parole articulée. De l’aveu de l’auteur, le processus d’épuration du temps se poursuit d’un roman à un autre :
J’aurais pu me reporter plus loin, au Néolithique ou au Paléolithique, ça aurait été encore plus épuré, ça ne me déplairait pas… Il y a des moments du livre où on pourrait se croire au Néolithique. J’avais ce désir d’un monde très épuré23 .
Le Moyen Âge comme une remontée du temps ?
38La question demeure de comprendre pourquoi le Moyen Âge serait plus apte que d’autres époques à créer un passé qui, comme l’écrit Gil Bartholyens, « existe dans un rapport d’extériorité à l’histoire24 ».
39Nous avons brièvement parcouru trois exemples différents qui rompent avec le genre du roman historique tout en le convoquant par l’inscription de leurs intrigues au Moyen Âge. Celui-ci permet-il d’historiciser le merveilleux ou de déshistoriciser le passé, de lui donner les couleurs du mythe25 ? Et pourquoi la période dite médiévale aurait cette faculté contradictoire de faire signe vers l’histoire et de s’en échapper ?
40J’avancerai l’idée que le Moyen Âge a partie liée avec une origine, effectivement, de la civilisation européenne et de ses langues, mais raccrochée fantasmatiquement à une primitivité originelle. Il y a là une tension qui fonde un « retour au Moyen Âge » toujours ambivalent.
41Michon parle de l’abbé Eble qui, en 976, développe le monastère du Mont-Saint-Michel et veut assécher les marais qui l’entourent. Il défend son projet en se référant au livre de la Création :
Nous en sommes au deuxième jour. La terre et les eaux ne sont pas démêlées. Le Tohu et le Bohu qui sont là-dessous, nous allons en faire quelque chose sur quoi on peut mettre le pied26.
42Mythologies d’hiver relate le début de l’évangélisation de l’Europe du Nord (l’Irlande), aube d’une civilisation nouvelle, en un mélange de brutalité et d’aspiration spirituelle, de monothéisme et de paganisme, d’écrit et d’oral. Moment premier de la naissance de la religion nouvelle que les romans de Fantasy rappellent à leur manière en mettant en scène les luttes entre le christianisme et les anciennes croyances. Ses auteurs ne cessent, à leur tour, par le jeu des cycles et des préquels, de remonter toujours plus loin dans un temps d’avant. Dans un autre registre d’écriture, Graciano, nous l’avons vu, ne se sert du Moyen Âge que pour le dépasser en son amont, au-delà de l’Antiquité, vers des temps sans témoins écrits où se produirait une fusion des hommes et de la nature, un temps anthropologique d’avant l’histoire.
43Ainsi le Moyen Âge n’existe pas. L’image du chevalier à l’armure vide de Calvino cristallise admirablement cette qualité paradoxale du Moyen Âge de rester insaisissable et grâce à cela de circuler dans les fictions et les discours de toutes sortes et les plus contradictoires. Signifiant dont le signifié – sa réalité historique – se perd et se mue en trompe-l’œil :
L’écu était armorié d’un blason entre les pans drapés d’un grand manteau […]. D’un tracé toujours plus délié on avait figuré tout un trompe-l’œil de draperies qui s’écartaient les unes sur les autres et, tout au fond, il devait y avoir encore quelque chose mais on n’arrivait plus à distinguer, tant le dessin se faisait menu27.
44Faire le choix du médiéval, pour un écrivain, c’est décider de se plonger dans un univers plus qu’une époque et y inviter son lecteur – un univers achronique. Mais ce geste ne saurait être neutre. Georges Duby s’interrogeait à son propos :
Quant au Moyen Âge mythique que l’on fabrique ici ou là aujourd’hui, il vaudrait la peine de chercher quels sont les intérêts en jeu, les intérêts qu’il sert, les illusions qu’il nourrit28.
45Les adjectifs « médiéval » et « moyenâgeux » renvoient fréquemment à des réalités qui n’entretiennent aucun rapport avec une période considérée globalement et sans nuance qui devient, au choix, la figuration de l’archaïsme comme du futurisme29. Le « Moyen Âge » donne son nom au risque, redouté, d’un retour à un état pré-moderne, au sein d’une peur des conséquences à venir de telle situation ou événement présent. Le succès actuel de la fiction médiévalisante possède une nature plus ambiguë que dans les années 1980. Il apparaît constitutif d’une attitude inquiète vis-à-vis du présent et de l’avenir et d’un goût pour le brouillage des temps auquel participe le mouvement Steam Punk.
46La manipulation des temps que l’on trouve dans un certain nombre de fictions néo-médiévales s’allie au désir d’oublier un monde devenu incertain et de se projeter dans un passé qui n’exista pas plutôt qu’affronter un présent déceptif, gros d’un futur qui prend volontiers les traits d’une apocalypse.
47Nostalgie confuse d’une perte, le « Moyen Âge », peut-être parce qu’il demeure mal défini, trop « long », permet une remontée imaginaire du temps qui se substitue à la recherche de civilisations différentes de la nôtre et porteuses d’autres possibilités de croyances et d’organisations sociales. L’utopie n’a plus pour image un lieu inconnu mais se rêve à travers un temps qui ne fut jamais – un temps inventé.
48Le médiéval, en ce XXIe siècle, devient la figuration possible de ce désir d’ailleurs, sans jamais rejoindre un âge d’or. Les elfes sont morts aux débuts des temps médiévaux, nous dit la Fantasy. Le « Moyen Âge », quand il devient une catégorie dramatique, peut prendre en charge de parler de notre mort – de la fin de l’histoire30.
Notes de bas de page
1 Sergi 2014.
2 Carpegna Falconieri 2015a.
3 Voir Lukacs 1965.
4 Gengembre 2011, p. 129.
5 Au sens de Jauss 1988. Chapitre I : « L’herméneutique de la question et de la réponse ».
6 Il est plus juste de parler ici d’achronie que d’uchronie, terme et notion inventés par Charles Renouvier pour désigner les suites imaginaires d’un événement passé que l’on modifie.
7 Bartholeyns 2010.
8 Charles 2011.
9 Eco 1985.
10 Michon, Abbés, p.50.
11 Il s’agit en l’occurrence de la dent du Baptiste ! Ibid., p. 61.
12 Terme proposé par Saint-Gelais en 1999 pour, sur les pas d’Umberto Eco, qualifier les limites des univers de la science-fiction.
13 Ibid., p. 38.
14 Mon analyse rencontre sur ce point celle faite par Vincent Ferré dans son ouvrage pour l’HDR encore inédit à ce jour, Ferré 2011, en particulier p. 178.
15 Tuetey 1874.
16 Minard, Bastard, p. 113.
17 Ibid., p.114.
18 Le refus d’une modernité technique fut, dès son origine au XIXe siècle, un des ressorts du retour au Moyen Age et du médiévalisme.
19 Entretien de l’auteur avec Edith de la Héronnière (lettre d’information des éditions José Corti, site Corti).
20 Ibid.
21 Graciano, Liberté, p. 112.
22 Ibid., p.185.
23 Entretien cité.
24 Bartholeyns 2010, p. 40.
25 Tommaso di Carpegna Falconieri pose les mêmes questions dans son étude citée plus haut. Voir par exemple : « Les frères Grimm, Victor Hugo, Walter Scott… et des centaines d’autres auteurs grands et petits ont, en un mot, historicisé le « Il était une fois », en l’appelant « Moyen Âge », p. 75.
26 Michon, Abbés, p. 15.
27 Calvino, Le chevalier, p. 13-14.
28 Lardreau 2013, p. 91.
29 Une certaine science-fiction entretient, de ce fait, un rapport avec ce médiéval topique. Entre autres exemples, on peut penser au film d’Alexei Guerman, Il est difficile d’être un dieu, sorti en 2013, qui se déroule sur une planète lointaine, Arkanar, où règne une société « médiévale » c’est-à-dire obscurantiste et violente (!) dans une atmosphère de brumes et de boue.
30 Dans Bankgreen (le Bélial, 2018 pour l’intégrale), Thierry Di Rollo décrit un univers entièrement non historique, sorte d’état de la Terre avant les humains ou après eux (?), où le seul trait de médiévalité, mais essentiel, est la présence d’un personnage appelé Mordred (nom du fils incestueux et parricide du roi Arthur), guerrier mercenaire immortel, semant la mort sur son passage et prédisant celle de tous ceux qu’il rencontre.
Auteur
Aix-Marseille Université - michele.gally@univ-amu.fr
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