Perspectives
p. 449-442
Texte intégral
1Au terme de cette enquête collective il est possible de dégager quelques grandes lignes d’une histoire des spectacles à Rome en contexte aristocratique. Le choix initial que nous avons fait de porter notre attention sur près d’une centaine d’années, marquées par une production de spectacles conséquente et peu institutionnalisée, s’est révélé fécond. La vaste enquête archivistique que nous avons lancée, qui ne s’est pas limitée aux sources traditionnelles de la musicologie et de l’histoire des arts du spectacle, tels les livrets et les partitions, mais qui a englobé, entre autres, les documents iconographiques, les documents comptables, les sources notariées, les correspondances, les écrits du for privé et les témoignages de la presse de l’époque, a permis de documenter de la manière la plus précise possible les dossiers présentés dans notre ouvrage. Conçue spécifiquement pour faciliter cette recherche, la base de données PerformArt a rendu possible la gestion et le traitement rationnel de la masse documentaire qui a été rassemblée. Au final ce sont plus de deux mille événements-spectacles qui ont pu être répertoriés et qui devraient fournir un socle intéressant pour des recherches ultérieures.
2Dans la lecture des sources, nous nous sommes toujours efforcés de comprendre les objectifs des scripteurs, en tirant profit de ce qu’ils écrivaient, mais aussi de ce qu’ils passaient sous silence. Les avvisi, par exemple, constituent une mine d’informations pour le chercheur, souvent surpris par les éléments qui intéressaient les observateurs de l’époque et qui, aujourd’hui, ne paraissent pas centraux. Pour les interpréter correctement il importait d’avoir conscience de l’angle de vue adopté par les rédacteurs ou, pour recourir à un terme du langage photographique d’aujourd’hui, du « cadrage » choisi. Ce processus d’interprétation s’est accompagné d’une attention constante portée à la réalité socio-politique et aux normes de la société romaine de l’époque. Nous avons tenu compte des codes et des conventions qui prévalaient à Rome, en considérant les usages qu’en faisaient les individus, en fonction de leur position, de leurs trajectoires singulières, de leurs compétences ou encore de leurs desseins. Il s’agissait aussi de comprendre comment la société d’alors pensait sa propre réalité, en discernant les déterminations objectives qui pesaient sur les individus ainsi que les hiérarchies sociales où ils s’inscrivaient, lesquelles induisaient bien souvent des rapports de force méritant toute notre attention.
3Le recours au concept de performance a permis un déplacement profitable de l’œuvre aux pratiques artistiques et sociales. Il ne s’agissait pas de s’inscrire contre une tradition critique indifférente à la manière dont les textes étaient représentés, mais bien de la compléter. Nous aurions pu utiliser le concept de « représentation », dans sa double acception, à savoir la mise en œuvre d’un spectacle, voire le spectacle lui-même, et l’action de rendre quelque chose présent à quelqu’un en montrant, en faisant savoir – les aristocrates, en organisant un spectacle, donnaient à voir leur condition, ils exhibaient leur rang, leur autorité, leur dignité. Mais la notion de performance a permis d’adopter une perspective plus large et nettement plus dense. Le fait d’observer la séquence performative dans son ensemble – ce que Christian Biet nomme la « séance » –, invitait à considérer le spectacle vivant au sein du moment de sociabilité tout entier et à placer le récepteur au rang des acteurs de la performance. Appliqué aux spectacles romains du XVIIe et du XVIIIe siècle, l’usage proprement pragmatique du concept de performance, ouvre donc un champ d’étude fertile. Cet usage, en mettant en relation, au sein d’analyses soigneusement contextualisées, les œuvres d’art, ceux qui les commanditaient ainsi que ceux qui les concevaient et les exécutaient, offre en définitive une vision très dynamique d’un épisode singulier de l’histoire des arts du spectacle.
4Cette perspective permet de considérer à nouveaux frais la question du rapport entre aristocratie et pouvoir dans une ville dominée par l’Église, une cité où l’Église était l’État. Les membres des grandes familles nobles de l’époque apparaissaient en effet comme des acteurs décisifs d’échanges culturels, politiques, économiques et financiers dans une ville traversée par des jeux de pouvoir multiples. On a pu approfondir le rôle de figures d’envergure comme Lorenzo Onofrio Colonna ou le cardinal Ottoboni, qui méritent que l’on pousse encore plus loin l’investigation sur le rôle, déjà bien étudié, que ces derniers ont joué dans la diffusion de préférences culturelles singulières et le modelage d’identités propres à la ville de Rome. Au fil de notre ouvrage les commanditaires apparaissent dans leurs interrelations avec des personnes issues d’autres familles romaines ou d’autres villes d’Italie et d’Europe, mais aussi avec des artistes, des artisans et des commerçants de tous horizons. Au lieu de braquer les projecteurs uniquement sur le prince, notre approche fait surgir un réseau d’acteurs d’une diversité insoupçonnée, connectés les uns avec les autres sur le plan amical, familial et professionnel. Le cas des collèges est ici particulièrement significatif, car il met en lumière le maillage serré de relations sociales qui unissaient ces institutions à la noblesse. Lieux de formation, ces établissements organisaient des spectacles à vocation pédagogique et les familles aristocratiques romaines pouvaient participer à l’organisation de ces spectacles, que l’un de leurs rejetons y tienne un rôle ou qu’elles fournissent une contribution financière.
5Loin d’empêcher l’esquisse d’un cadre d’ensemble, notre approche essentiellement micro-historique la rend au contraire possible. La confrontation des cas d’étude très divers fait surgir, sinon un modèle, du moins une façon de faire, une stratégie opératoire commune aux grandes familles romaines, fondée sur des procédés de réitération qui donnent une unité à des pratiques en apparence diversifiées, dont il faut mesurer toute la portée. Plus que la dimension esthétique du spectacle, c’est le phénomène social ritualisé qu’il constitue qui a retenu notre attention. Au sein du processus d’organisation, il faudrait encore réfléchir au degré d’initiative de chacun, à l’implication des uns et des autres. Le fait que l’on discerne un modus operandi caractéristique d’un groupe social ne signifie évidemment pas que ce moule commun ait empêché l’expression de préférences personnelles qui se manifestaient dans le choix des artistes, l’inclination pour tel ou tel type de voix, le goût pour certains instruments de musique ou encore la prédilection pour certains thèmes dans l’élaboration de l’argument des œuvres.
6L’enquête pourrait à présent se poursuivre dans plusieurs directions. Il apparaît d’abord essentiel d’approfondir nos connaissances sur la fabrique même des spectacles à Rome, en démêlant l’écheveau des actions visiblement coordonnées, des opérations habiles, des manœuvres multiples qui donnèrent lieu aux productions fastueuses dont des traces existent, qu’il faut repérer et interpréter. Ces actions supposaient un ensemble de moyens, financiers et techniques, qui orientaient, à moyen et long terme, la production de spectacles, et qui sont encore largement méconnus. Elles engendraient des activités en cascade qui concernaient de très nombreux artisans spécialisés et qui, au sein de la ville, généraient une véritable économie du spectacle. Certes ces productions fondamentalement éphémères ne laissèrent pas de traces aussi éclatantes que celles des édifices qui furent construits à la même époque et qui, aujourd’hui encore et pour notre plus grand bonheur, marquent de leur empreinte l’espace public et contribuent à l’éclat de cette ville unique. Elles engageaient pourtant un volet des activités sociales de l’époque qui était tout sauf marginal. Cette dimension de la recherche gagnerait à être approfondie, à la lumière notamment des travaux de Richard Goldthwaite et de Renata Ago, qui, chacun à leur manière, renouvellent la façon de penser les rapports entre art et économie. En outre le déploiement de ces actions ne se comprend que si on les inscrit dans la recherche d’un but précis. Qu’avaient à gagner les familles aristocratiques romaines en organisant de tels spectacles ? Comment expliquer cette stratégie commune d’investissement culturel ? Dans les propos introductifs de cet ouvrage nous avons rappelé l’évolution de la ville de Rome au cours du XVIIe siècle : au milieu du siècle, la paix de Westphalie (1648) puis la signature de la paix des Pyrénées (1659), avaient sanctionné sa perte progressive de pouvoir dans ses relations avec les autres États européens. Les décennies suivantes virent s’installer entre les différentes maisons aristocratiques une compétition sur le terrain culturel. Dans une sorte de surenchère agonistique, le théâtre, musical ou non, offrait en particulier une scène de choix pour exposer la magnificence des divers lignages. Notre ouvrage mériterait donc d’être complété par un examen fouillé des buts que les aristocrates de l’époque poursuivaient en associant de façon étroite théâtre, musique et danse, avec force costumes, décors et effets spéciaux. Enfin, le parallèle qu’il est possible d’établir entre l’étude de ces pratiques et le mécénat dans nos sociétés modernes, en montrant quelle rentabilité politique ou symbolique les grandes familles romaines attendaient de pareils investissements, pourrait inviter à de nouvelles réflexions.
Auteurs
CNRS - CESR (UMR 7323) - agoulet@univ-tours.fr
Universidad Complutense de Madrid - josemado@ucm.es
École Française de Rome - elodie.oriol@efrome.it
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