Introduction à la cinquième partie
p. 317
Texte intégral
1L’enquête collective dans les archives a fait apparaître une remarquable coordination entre les différents corps de métier qui étaient impliqués dans la mise en scène d’un spectacle, révélatrice de la collaboration entre les différents « mondes de l’art », pour reprendre l’expression d’Howard S. Becker (Art worlds, 1982). De telles productions reposaient sur des investissements économiques considérables qui, pour beaucoup d’aristocrates, relevaient du défi, voire de l’exploit. Comment comprendre de telles prises de risque ? Quels bénéfices concrets ou quels gains symboliques, la noblesse romaine espérait retirer de son engagement dans les arts vivants ? Les événements-spectacles qu’elle organisait s’apparentaient à des prouesses qui contribuaient à l’actualisation du statut de l’aristocrate. Ils n’étaient pas seulement la mise en scène de la grandeur de ce dernier, ils étaient partie prenante de la fabrique même de cette grandeur. Cette lecture, qui se rapproche du fashioning des identités sociales, montre aussi que cette culture de la performance, entendue, ici, dans son sens de « record », servait au renouveau des cultures de cour au tournant du XVIIe siècle, prenant le pas sur l’exploit guerrier et sur la culture héroïque.
2L’analyse du banquet spectaculaire que Flavio Chigi et sa belle-sœur, Maria Virgina Borghese, organisèrent le soir du 15 août 1668 dans le jardin du Casino alle Quattro Fontane en l’honneur de la nièce de Clément IX Rospigliosi, constitue un premier cas d’étude (Christine Jeanneret). Pour saisir le sens de l’événement, il faut remonter à la parade en carrosse du cardinal Chigi, accompagné seulement par des dames, qui eut lieu l’après-midi même dans Rome et qui ressemblait fort à une prise de possession des rues qui séparent Piazza dell’Esquilino de Piazza del Viminale. La nuit tombée, hommes et femmes se retrouvèrent à l’entrée du jardin. Le cardinal Chigi, neveu du défunt pape Alexandre VII, entendait créer une continuité entre sa famille, qui ne détenait plus les rênes du pouvoir, et la nouvelle famille papale. Savamment orchestré, le banquet ne célébrait pas une union matrimoniale, mais bel et bien un mariage politique entre deux Maisons. Les archives comptables, qui attestent le nombre considérable d’artisans et d’artistes qui apportèrent leur concours à l’événement, jettent un éclairage nouveau sur la description que Carlo Fontana, chargé de la réalisation des machines théâtrales, a laissée de ce banquet.
3Quelques décennies plus tard, le 4 février 1697, sur les planches du théâtre Tordinona fraîchement rénové par le même Fontana, se déroulait la mise en scène d’un opéra, La clemenza di Augusto, dédiée à Lorenza de la Cerda, épouse du connétable Filippo Colonna. La richesse de la documentation conservée a déjà donné lieu à plusieurs études, qui se sont concentrées sur l’analyse poético-musicale et la dramaturgie. Replacer l’événement dans le contexte de sa performance permet toutefois de l’inscrire dans un espace relationnel, qui est celui des grandes familles romaines mais aussi celui de la diplomatie européenne (Chiara Pelliccia). En effet le sens de l’événement se dégage plus nettement si l’on tient compte des tensions qui caractérisaient alors les relations que le comte de Martinitz, ambassadeur de l’Empereur à la cour pontificale, entretenait avec Innocent XII Pignatelli et des querelles de préséance qui opposèrent cet ambassadeur au connétable Colonna. En restituant un arrière-plan qui avait été occulté des mémoires, on entrevoit le tissu de relations serrées où évoluaient les protagonistes de la scène politique. Le brassage des sources, la connexion de données textuelles et extratextuelles, la réunion des faisceaux d’information constituent ici un parti-pris fondamental dans l’établissement du processus interprétatif qui conduit à recomposer les dynamiques de la production.
4Les spectacles montés en marge des négociations diplomatiques constituent un terrain d’enquête riche, mais complexe. De 1718 à 1728, André de Melo e Castro, ambassadeur du Portugal à Rome, commandita une série de spectacles qui, pour la plupart, se déroulèrent dans sa résidence, au palais Cesarini, un édifice aujourd’hui disparu, qui était situé sur le Largo di Torre Argentina (Cristina Fernandes). Fêtes pour le carnaval, cantates, pastorales, commedie all’improvviso, divertissements dansés sont attestés, notamment dans les documents comptables des archives de la famille, en partie conservées à la Biblioteca da Ajuda à Lisbonne. En 1724 furent organisées, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du palais de l’ambassadeur, de splendides fêtes pour la naissance d’Alexandre, le fils de Jean V et de Marie-Anne d’Autriche. Ces réjouissances, qu’il est possible de lire comme une série de micro-événements, présentent les composantes traditionnelles des fêtes romaines du même type. Le clou de l’événement fut sans conteste la mise en scène de la favola pastorale commandée à Francesco Gasparini, La Tigrena, et pour laquelle on avait fait appel à Farinelli. L’ensemble de ces divertissements prenait place dans la politique générale menée par le roi Jean V du Portugal afin d’obtenir du Saint-Siège la parité de traitement avec les grandes puissances catholiques au sein du protocole diplomatique. Nulle tentative toutefois de faire résonner à Rome les accents de la musique portugaise : Melo e Castro fit le choix délibéré d’adapter aux traditions festives et performatives locales les spectacles dont il fut le commanditaire.
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