Renouvellement et réformes au sein de l’Église établie, en France et en Italie (avant 1560)
p. 183-201
Texte intégral
1En utilisant les concepts de renouvellement, réformes, innovations et, plus encore, en les attribuant à l’Église établie, nous abordons une ligne de front herméneutique ancienne qui joue encore entre nous. Peut-on dire qu’il y a réforme avant la Réforme ? Peut-on séparer des formes de renouvellement qui ne soient pas ipso facto définies comme hétérodoxes ? Massimo Firpo, Mark Greengrass et Simon Ditchfield l’ont magnifiquement démontré : la réforme ou les réformes ont provoqué en France puis en Italie des débats historiographiques qui impliquent les différentes écoles historiques. Leurs présentations, qu’elles privilégient les échanges culturels, les transformations institutionnelles ou les origines de la Réforme protestante n’ont jamais rendu compte totalement du phénomène complexe qui conduit de l’idée de réforme(s) au choix du schisme entre 1510 et 1560 et moins encore dans des cadres strictement nationaux ou confessionnaux. Car la séparation ne se laisse pas appréhender aussi facilement qu’on le penserait. Si l’étiquette d’hérétique peut être donnée par une autorité, ce n’est qu’à l’issue d’un processus de détachement personnel, qui ne fonctionne pas seulement dans le sens de la Réforme protestante, bien difficile à suivre dans les sources : le seul examen des idées échangées par relation ou contamination ne suffit pas, surtout quand on ne peut pas suivre les hommes et les femmes qui les transportent et les adaptent, dans cette Europe de la Renaissance où ils bougent beaucoup plus qu’on ne l’a longtemps dit, et dans tous les états sociaux.
2Au surplus, nous sommes conditionnés par les approches historiographiques dans lesquelles nous avons été éduqués. En France, le cadre d’interprétation est net : c’est dès 1929 et la naissance de l’histoire à la façon des Annales que Lucien Febvre estime mal posée la question des origines de la Réforme française1. Il soulignait l’absence de continuité directe des phénomènes français avec la Réforme luthérienne, la difficulté d’attribuer des étiquettes confessionnelles à des hommes comme Lefèvre et Roussel, l’invocation dérisoire des abus... À aucun moment cependant il n’a pensé travailler sur le contre-exemple que fut la refondation du catholicisme romain dans ces milieux de bibliens avides de renouvellement, pour montrer à quel point il faut tenir compte des échanges induits par les guerres d’Italie, entre France et Italie aussi bien qu’entre Flandres et Italie, échanges qui provoquent une sorte de bouillon de culture commun à la grande dorsale démographique européenne dans laquelle se jouent les événements religieux des années 1510-1560. On a beaucoup étudié en France les événements techniques, culturels voire politiques et militaires de cette période, mais assez curieusement, les phénomènes religieux sont peu associés à ces observations, comme si la mise à part du religieux était une évidence déjà au temps de l’humanisme et la Renaissance ; bref, nos schémas laïcs sont inadaptés pour comprendre la nature des problèmes de ce temps. En observant les travaux de Bill Monter ou de Massimo Firpo et les études sur les procès pour hérésie en général, de quelque origine que soit l’institution qui les conduit, on sait que cet anachronisme n’est plus tenable.
3En fait, l’historiographie italienne se déploie dans un tout autre espace que celui de la France : elle intègre un héritage où le pouvoir spirituel veut rester supérieur au pouvoir temporel car il est porté par une papauté qui a retrouvé sa puissance, voire son arrogance et par une administration curiale de plus en plus consciente de son rôle universel malgré les tares qui la minent. Le pouvoir grandissant de cette administration ne sert pas seulement à conforter le pouvoir pontifical : qui dira la part d’intérêts familiaux ou spirituels dans la volonté des curialistes de se transformer ? Si le pouvoir spirituel impose assez souvent ses vues sur le temporel, il tisse aussi le tissu social qui le fait vivre et qui n’est pas seulement tourné vers le passé ou la répression ; il nous laisse en tout cas des archives remarquables de précision sur sa façon d’organiser le monde. Or si les idées religieuses circulent, comme les autres idées, et plus encore si elles sont réprimées de façon discontinue, la présence du gendarme curial introduit en Italie des effets de filtrage inconnus ou intermittents ailleurs. Mais quelles idées ont cette capacité de cheminer à la façon du crabe, comme un cancer, disent leurs détracteurs, par qui sont-elles lancées et refusées et pourquoi ? Il faut répondre à ces questions, faussement simples, avant de tenter toute interprétation nouvelle des phénomènes de réforme en rupture ou en continuité dans la péninsule.
4Comment expliquer la myopie commune de nos historiographies ? Peut-être par une inadaptation des échelles et des chronologies des faits de réforme que notre colloque corrige en partie. Il faut comprendre en particulier qu’Allemands et Français du premier xxe siècle renvoyaient volontiers l’Italie et l’Espagne vers un archaïsme commode pour expliquer la réaction à la Réforme, parce qu’ils percevaient celle-ci comme un progrès, largement mis en avant par le protestantisme libéral. Augustin Renaudet avait bien senti les tensions à l’œuvre à Paris au temps des guerres d’Italie, pour les qualifier de préréforme, mais c’est là, nous disent les médiévistes, un concept téléologique2 puisque l’idée de réforme était courante dans l’Église et même dans les ordres qui, comme les Chartreux, ont longtemps estimé y avoir échappé. Lorsque Augustin Renaudet ou Marcel Bataillon employaient le concept de préréforme, c’était en référence à Luther ou à Calvin, qui arrivaient nécessairement comme le point focal de toute cette histoire3. Nous savons dire désormais qu’il n’y a pas plus d’archaïsmes que d’abus supérieurs à ceux de tous les temps dans les terres italiennes et françaises ; mais nous ne disons pas assez que l’action menée par des clercs vers 1520-1530 parmi les futurs protestants ou les futurs catholiques, montre qu’il y a un fonds commun, un désir de réforme qu’on nomme évangélique ou biblique, un ensemble d’attitudes mentales, une même manière d’aborder l’angoisse du salut, ambigüe mais ouverte aux espérances les plus diverses, avant que l’événement luthérien et la répression royale ou inquisitoriale ne provoquent des choix douloureux parmi ses acteurs. En suivant la mise en place des Églises réformées, plusieurs d’entre nous parlent de proto-Réforme, mais il s’agit, là encore, d’expliquer un mouvement par ce qui va venir. Que savons-nous dire de la réforme en actes à chaque génération ?
5Des interrogations communes émergent de notre effort italo-anglo-français et elles mettent en valeur des évolutions chronologiques dont on doit tenir compte : interrogation sur les logiques événementielles et institutionnelles à l’œuvre vers 1500-1520 et sur leur rapport avec les aspirations culturelles ; interrogation sur les hommes et leurs réseaux, sur les raisons pour lesquelles un rêve de pureté réussit entre 1530 et 1560, au prix ou non de sa répression/ radicalisation/répression, mais en tout cas par l’élimination inéluctable de ceux qui tenaient la plaine des idées modérées en refusant de choisir ; prise en compte plus fine des modalités de répression, de plus en plus sophistiquées mais inégalement efficaces de 1520 à 1560. Pourquoi les frontières confessionnelles sont-elles si rapidement construites après 1550 ? Avant de tenter de répondre à ces vastes questions, il est nécessaire de redire notre analyse autour des trois points qui ont été abordés : l’idée d’innovation, les hommes et leurs groupes, les actes et leur fragilité dans les contextes italiens et français.
L’Église établie est-elle capable d’innover au début du xvie siècle ?
6Pour des raisons historiques, nous peinons à associer l’idée de réforme à l’Église romaine et moins encore à la curie. Si nous percevons des transformations de l’institution, c’est presque toujours au rythme des reprises en main locales et des condamnations. Pourtant, que l’idée de réforme soit dans l’air vers 1500, tout le monde est d’accord, mais elle l’est depuis l’époque du concile de Vienne (1311), dont le climat fait naître le concept de reformatio in capite et in membris : c’est une vieille idée, de moins en moins neuve ; d’ailleurs, dès le concile de Vienne, elle n’avait aucun contenu disciplinaire précis faute d’accord sur qui devait être réformé en premier. Qu’elle soit in capite ou in membris, d’une génération à l’autre, la réforme semble impossible ; on a parfois affirmé qu’elle était usée jusqu’à la corde. Pourtant, beaucoup d’humanistes épris de renovatio et de reformatio et plus encore de prédicateurs, comme Savonarole, Geiler de Kaysersberg ou Jean Vitrier continuent à y croire entre 1480 et 15104. Mieux même, ils sont à la mode et entendus par leurs auditeurs, clercs et laïcs urbains en quête de perfection personnelle : tous les milieux diffusent désormais cette aspiration, dans un climat souvent très anticlérical mais qui manifeste également la hauteur de l’horizon d’attente du corps chrétien à l’égard de ses prêtres, particulièrement de ceux qui ont charge d’âmes. Veut-on une preuve de cette maturité de l’idéal de réforme ? Lors du sermon d’ouverture du concile de Latran V, le 3 mai 1512, Gilles de Viterbe dresse un programme parfaitement clair de ce qu’il faudrait faire et de ce que pourraient faire Rome et le concile. Même si les conditions de réunion de ce concile ont fait que le discours n’a pas débouché sur de vraies mesures en 1517, à la grande déception de beaucoup, le célèbre prédicateur a énoncé tout haut ce que pensaient nombre de clercs et ce que certains avaient déjà largement transmis aux fidèles. Le concile a légiféré sur la résidence des évêques, la formation des prêtres, leur devoir de prêcher l’Évangile... et même, pour la première fois, il a manifesté une volonté de contrôler la production imprimée. En réalité, ces idées ne sont pas arrivées par pure inspiration sur les lèvres de Gilles de Viterbe, elles sont là par consensus : on croit la réforme possible du haut en bas de l’Église parce que la réforme a commencé avant 1517. Mais qui l’applique ?
7Où doit-on commencer la réforme, quand la commencer, comment la faire ? La Curie devrait être réformée estiment ceux qui n’y sont pas ; elle doit l’être par le pape, estiment les théologiens du pouvoir pontifical, et de fait elle ne le sera presque pas jusqu’à la réforme de Sixte Quint en 1588. La curie utilisait pourtant le concept de réforme dans son fonctionnement ordinaire, même sous Alexandre VI Borgia, par exemple5. Mais elle l’utilisait uniquement à destination du clergé régulier ou séculier, comme elle l’avait fait tout au long du xve siècle, tandis que les clercs du roi de France l’acclimataient aussi dans l’ordre politique à travers les États généraux et l’action du Parlement de Paris ; ils la plaçaient sous l’autorité des pouvoirs laïcs : les princes, les ordres et les villes. Est-ce encore une réforme religieuse ? Ils l’ont cru et là est l’essentiel : depuis au moins Louis XI, le jus reformandi du pouvoir temporel est pensé en France comme s’appliquant à la discipline ecclésiastique voire spirituelle6.
8L’idée de re-formation reste donc une idée force, mais est-elle innovation ? Certainement pas et pas plus pour les dissidents que pour les conformistes potentiels ; elle est d’abord l’idée de revenir à la forme première et elle consonne parfaitement avec les quêtes humanistes. Lorsque cette idée débouche sur le réel, vers 1510-1520, en France et en Allemagne, elle devient sensible sous forme d’un dynamisme puissant, en vue de changer structures, comportements et rapport de chacun avec Dieu ; bref, elle prétend bien renouveler l’Église toute entière en même temps que l’État et la société. Il s’agit de retrouver la pureté des origines, mais dans une radicalité qui n’hésite pas à balayer les formes advantices des institutions et des pratiques antérieures. Mais il faut le rappeler, les plus caustiques de nos réformateurs, Luther compris, refusent le schisme et pensent transformer l’Église immédiatement. Ensuite, l’événement Luther change la donne, mais il restera, longtemps encore, jusqu’à l’établissement définitif de Genève et jusqu’à la fin du concile de Trente en milieu catholique, des réformateurs ouvertement non schismatiques, prônant une réforme radicale de l’Église romaine, mais pas au prix du schisme.
9Ces préliminaires sont à rappeler tant notre tendance est grande, pour des raisons historiques, à rendre équivalents « évangélique » et « réformé ». Or « évangélique » est tout sauf un concept clair. Pour enfoncer encore ce que disent nos collègues anglais, je rappellerais qu’évangélique signifie « conforme à la doctrine de l’Évangile ; qui porte le témoignage de l’Évangile », mais que l’adjectif latin evangelicus, utilisé depuis la fin du xiiie siècle, signifie simplement « qui se rapporte à l’Évangile »7. Nul ne songe à aller contre l’Évangile bien sûr, mais sont-ils tous d’accord sur ce qu’ils entendent par là ? Nous savons bien que Lefèvre et Clichtove, Érasme et Luther, More et Tyndale ne sont pas d’accord8. C’est sur cette ambiguïté que Simon Ditchield nous dit de nous méfier du mot. Certes, pour un chrétien d’avant 1550, le sens est bien d’abord ce retour au Nouveau Testament, à la Bible restituée par les études humanistes. Mais il s’agit aussi de retourner aux écrits des pères des premiers temps de l’Église qu’on doit extirper des faux, restituer dans leur langue correcte et de commenter à nouveaux frais. On a trop peu remarqué que ces recherches sont utilisées aussi bien par les papistes que par les protestants vers 15609. Ce n’est pas parce que la méfiance catholique va monter qu’il faut oublier cet élan premier de retour à la Bible et cette insémination constante par les pères grecs, de mieux en mieux compris, chez nos intellectuels. Les Bibliens de Meaux sont dans cette tonalité, mais leur visée est au moins aussi morale, aussi dévote et institutionnelle que biblique. Rappelons que quand Lefèvre d’Étaples devient vicaire général de Guillaume Briçonnet, il représente l’humanisme critique parisien : la querelle des « Trois Maries » entre 1518 et 1520 le classe en tout cas parmi ceux qui utilisent l’Écriture de façon moderne et Guillaume Briçonnet, abbé de Saint-Germain des Prés vient de réformer l’abbaye selon les principes nouveaux de la réforme monastique, partagés aussi bien par le pouvoir royal que par l’ordre lui-même10. À Meaux, converti à la résidence après son passage en Italie, Guillaume Briçonnet n’a pas eu conscience de s’opposer aux réformes de ses prédécesseurs gallicans et en tout cas pas à Louis Pinelle son prédecesseur ou à Étienne Poncher son grand voisin de Paris.
10Le mouvement de réforme a commencé dans les ordres religieux, en Italie comme en France et ses conséquences sont sensibles dès 1490-1510. L’opposition entre « réformés » et « déformés » conduit souvent à valoriser les premiers, qui auraient seuls eu la part belle. C’est désormais bien connu en Italie, pour la réforme bénédictine de Sainte-Justine de Padoue ou pour la réforme dominicaine de la Congrégation de Lombardie mais aussi, et au même moment, pour les réguliers parisiens étudiés par Jean-Marie Le Gall. La question dans les vingt premières années du siècle est de savoir s’il faut faire du nouveau ou conserver l’ancien pour le redresser. Pour tester le poids de ce mouvement favorable au changement, il suffit d’en suivre les épisodes violents qui voient s’affronter réformés et déformés, observants et conventuels. Or les relations entre Italie et France sont bien plus grandes qu’on ne l’a dit à cet égard : Guillaume Briçonnet, par exemple présent à Rome en 1507 puis 1511-1512 et 1516-1517, en contact avec les congrégations nouvelles de clercs en formation, y puise l’essentiel de ses idées en matière de perfection sacerdotale11. On a trop peu mis en valeur l’influence sociale des prédicateurs qui sont issus des réformés, au fondamentalisme librement assumé, et le scandale qu’ils provoquent lorsqu’ils mettent orgueilleusement en avant leur règle ou leur austérité plutôt que l’Écriture12.
11C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’action obstinée de ceux qui veulent un retour à la forme ancienne de toute chose, à l’Église mythique des premiers temps. Quels noms leur donne-ton, et quels noms se donnent-t-ils ? Savonarole et Raulin, Lefèvre et Clichtove, Cisneros et Briçonnet ont voulu réformer, mais chacun à sa façon. S. Ditchfield le remarque : « Évangélique » est un mot trop employé par les historiens, une reconstruction postérieure, qui ne rend pas correctement compte du réel, beaucoup plus trouble. Il désigne cependant une volonté de critique et de changement au nom de l’autorité de l’Écriture, une radicalité qui fascine, une exigence de vérité sur les déformations récentes, réelles ou supposées, qui balaye les hiérarchies et qui est un événement en elle-même partout où elle surgit et séduit. De ce point de vue, il est vain de rechercher des « philoréformés » et des « philocatholiques », des progressistes et des conservateurs, sous peine d’anachronisme. Il suffit d’en rester à l’empathie envers des hommes, et des femmes, sincères, cohérents et énergiques.
Quels milieux sont impliqués ?
12Les idées passent par des cercles qui leur permettent de se poser. On peut faire des parallèles efficaces entre France et Italie. Si Guillaume Briçonnet a connu Angela Panigarola (1512-1520) et si Marguerite de Navarre a maintenu son amitié complice avec Vittoria Colonna au début des années 1540, alors même qu’elle avait demandé à son entourage de se soumettre au pape en profitant des bonnes dispositions du pape Paul III à son égard pour obtenir des absolutions, combien de mouvements de ce genre nous échappent encore13 ? C’est bien en effet dans cette tonalité qu’il faut comprendre l’action de l’évêque de Bergame Soranzo, à la fois porteur d’un biblisme irrigué par une approche spirituelle valdésienne, en même temps que décidé à développer sa responsabilité de pasteur. Nul doute que tous les évêques et supérieurs d’ordres scrupuleux sont plus ou moins sur cette tonalité. Qui pouvait réformer, faire passer en actes ces idées ? D’abord ceux qui disposaient d’un pouvoir réel ou d’une autorité reconnue. Si papes et évêques, empereurs et rois sont en première ligne, le pouvoir principal est aussi à Paris celui des théologiens, aux yeux de presque tous nos protagonistes. L’université de Paris reste dominante et l’on sait que les docteurs de Sorbonne, de plus en plus issus du monde humaniste, à la manière de Josse Clichtove, forment une société jalouse de son autorité, dont il n’était pas écrit d’emblée qu’elle resterait du côté de la résistance, en raison de son indépendance à l’égard de Rome14. Mais le groupe de Meaux comme l’entourage de Marguerite de Navarre comptent plusieurs théologiens humanistes dans leurs rangs. Outre Clichtove, il faut toujours rappeler que Roussel, d’Arande et d’Espence, Caroli et de Mouchy, voire Calvin et Ignace de Loyola sont issus du bouillonnement universitaire parisien et qu’ils portent des idées de réformes avant de se déchirer. L’opposition mythique entre théologiens et humanistes doit être largement réévaluée et les capacités du monde laïc éduqué à faire entendre ses quêtes propres examinées de plus près.
13Il faut aussi tenir compte de la peregrinatio universitaire, qui crée au début du siècle des réseaux qu’on n’a pas assez explorés en France depuis les travaux de Picot15. Tous les clercs réformateurs français, schismatiques ou non, ont en commun d’avoir fait des études à Paris, dans une ambiance gallicane donc, mais presque tous aussi sont allés dans les grandes universités italiennes de Bologne ou Pavie. Il y a des évêques et abbés français en Italie et des Italiens en France ; jusqu’à présent, nous les avons étudiés comme des monades, alors qu’ils forment assez souvent des réseaux aux configurations fort originales : les Briçonnet ont connu Sadolet et Giberti par exemple. Georges d’Armagnac a connu Sadolet, Pole et tous ceux du cercle de Viterbe ; mais jusqu’où les a-t-il suivis16 ? C’est tout le problème de l’analyse des clientèles à partir de simples mentions de proximité. Si l’on voit en effet Guillaume Briçonnet, Sadolet et Giberti promouvoir le même genre de réforme, fondé sur la résidence de l’évêque ce n’est pas vrai pour d’Armagnac, qui est un diplomate avant d’être un pasteur ou un spirituel, mais qui sait employer de vrais pasteurs, issus du groupe de Meaux, comme Nicolas Du Mangin et qui reste en contact avec un Gérard Roussel par exemple.
14Pourtant, avec un peu de chance, qui tient d’abord à la qualité de leurs secrétaires, on peut trouver chez nombre d’évêques convertis à la charge d’âme avant 1530 (car la conversion les frappe aussi) des visites pastorales qui soient autre chose qu’un bordereau administratif ou comptable. D’un évêque réformateur à l’autre, de Burgos à Senlis, d’Angoulême à Rodez et à Grenoble, de Saint-Malo à Troyes et à Turin, dès qu’on peut disposer de sources originales, on cerne désormais particulièrement bien ces évêques qui prennent à bras le corps la réforme de leur diocèse, bien avant les modèles de Giberti et de Borromée17.
15Les acteurs des réformes constituent vers 1480 puis vers 1530 et même vers 1560 encore des groupes indifférenciés dont on ne peut dire s’ils sont réformés ou catholiques romains. Il semble pourtant qu’on puisse peu à peu observer une prise de distance à travers leurs objectifs. Que veulent-ils en effet ? La même chose que le concile de Latran V et ce n’est pas un hasard, c’est à dire une réforme de ceux qui ont la charge des âmes, des clercs qui doivent être correctement formés pour pouvoir prêcher l’Évangile, résidents pour connaître les défauts de leurs ouailles : l’esprit de contrôle est latent mais non exclusif. Tous les prédicateurs le disent encore dans les années 1520, même des théologiens comme Clichtove et des évêques comme François d’Estaing : les prêtres doivent avoir une vocation ministérielle et non pas carriériste, sans pour autant remettre en cause le système bénéficial. Si les âmes nous échappent, cet idéal de papier se mesure par l’allongement continu des délais d’ordination, qui prouve la montée de l’idéal pastoral dans le diocèse de Rodez par exemple entre 1520 et 1550. Mais les diocèses ne sont que la dernière manifestation d’une volonté réformatrice. Ils ne font que suivre les réguliers, sans atteindre leur radicalité pourtant.
16Parmi ceux qui ont le pouvoir d’agir pour renouveler vie religieuse et structures institutionnelles, il faut mieux étudier les supérieurs d’ordres, dont le pouvoir est direct sur leur communauté, sur les groupes de pieux laïcs qui constituent les tiers ordres et sur les paroisses dont ils sont patrons. La réforme royale est aussi passée par eux, surtout quand ils cumulaient18. On suit assez bien entre xive et xvie siècle les luttes entre évêques et mendiants à cet égard. Que ces derniers aient perdu la partie n’enlève rien aux difficultés épiscopales pour exercer pleinement leur pouvoir, comme on le voit avec l’évêque de Meaux et les Cordeliers. Avant le concile, les moines restent exempts de la juridiction épiscopale sur leur territoire, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne réforment pas au-delà de leurs monastères. On a peu travaillé sur les chanoines réguliers, qui pourtant comptent dans leurs rangs nombre d’humanistes et de réformateurs célèbres. Sont-ils uniformément perdus par l’indiscipline et l’ignorance ? Que font les chanoines cathédraux ? Il faudrait revenir aux sources pour suivre ces mal aimés de l’historiographie qui animent la vie culturelle locale par leurs collections de livres et l’ouvrent vers le vaste monde par leurs idées, mais qui partagent aussi un goût commun pour la liturgie avec nombre de réformateurs qui choisiront le camp romain de façon plus ou moins précoce19.
17D’autres acteurs, avides de réformes des clercs, même s’ils les instrumentalisent, sont aussi à l’œuvre. Il y a en France le roi et la cour, qui au nom du principe impérial de la couronne de France ou du pouvoir et de l’évêque du dehors, estiment pouvoir s’occuper de la réforme de l’Église et des mœurs comme ils prétendent s’occuper de la réforme de l’État. Les États généraux de 1484 lancent aussi une réforme religieuse et Henri II ira jusqu’au seuil de la création d’une Église nationale en 1551. S’ils revendiquent le jus reformandi, jamais pourtant François Ier et sa sœur, moins encore Henri II ou ses conseillers n’ont pensé rompre avec Rome et là est toute la différence avec la Réforme luthérienne et calviniste : affirmer qu’ils n’y recherchent qu’un contrôle social ou que les réformes religieuses sont un outil de gouvernement ordinaire serait cependant un anachronisme de plus ; Machiavel est à peine connu. De leur côté, en Italie, si les princes et les principaux des cités rêvent sans doute de pouvoir agir sur leurs clercs à la manière du roi de France, la plupart se contentent de surveiller les confréries et de favoriser les groupes charismatiques qui vont donner aussi bien les congrégations nouvelles de prêtres que les groupes « hérétiques » de demain, à Gênes, Milan ou Naples. Pourtant, là doit s’arrêter la comparaison : on voit toute la différence d’esprit entre méthodes françaises et italiennes à l’égard des ressorts religieux à travers les difficultés du couple Ercole d’Este et Renée de France à Ferrare, par exemple20.
18De toutes façons, et Massimo Firpo l’a encore rappelé avec la saga de l’évêque Soranzo, la papauté domine l’Italie, intellectuellement, temporellement en dépit de quelques éclipses, socialement et bien sûr religieusement. Elle rêve, depuis Jules II au moins de chasser tout pouvoir séculier concurrent en Italie. On oublie trop qu’en dépit du Sac de Rome et des critiques de tout genre, la papauté a retrouvé tout son lustre vers 1560. Certes, le scepticisme demeure sur sa volonté réelle de changement, le Saint-Office est loin d’être présent partout en Italie avant 1550, mais c’est pourtant au pape, autant qu’aux évêques, que le concile de Trente confie l’application des réformes et finalement, la poursuite de l’hérésie est confiée au pouvoir pontifical directement ou indirectement après 1560. La différence avec la France, où le pape n’a jamais pu déployer son pouvoir, est une évidence. Les milieux d’affaires présents à la Curie et au Saint-Office contrôlent la vie culturelle de la péninsule et ses expressions religieuses après 1550. En France, ce contrôle – relatif tout de même – est plutôt assuré par le pouvoir séculier.
19Quelle était l’espérance des cercles réformateurs français ou italiens se demande M. Greengrass ? Que la lecture et l’explication de l’Écriture crée l’harmonie, que les synodes, les visites pastorales et la surveillance suffisent à maintenir l’unité de l’Église21. C’est l’espérance qu’une action rationnelle, généreuse et maîtrisée peut renouveler toute chose en France, c’est l’espérance qu’une action spirituelle et morale est possible en Italie. De Briçonnet à Antonio Caracciolo, bien des hommes d’Église y ont cru en France ; de Contarini à Soranzo et même de Paleotti à Borromée encore, bien d’autres ont pensé pouvoir l’appliquer en Italie. Nous savons qu’ils n’ont pas été suivis, mais on ne peut écrire l’histoire selon ce qui s’est passé ensuite, c’est à dire selon le choix des évêques et des bénéficiers pour la promotion d’un conformisme collectif qui avalisait leur pouvoir et répondait à leur besoin d’ordre face aux peurs réelles ou supposées.
Quelles formes d’application durable de réformes et quelles faiblesses ?
20Lorsqu’on veut réformer vers 1520, c’est toujours dans un sens très clair : par la Bible et par le prêtre. Instruire les futurs clercs dans les nouvelles approches, surveiller les prédicateurs et les imprimeurs, surveiller les nominations aux bénéfices – cures à défaut de les maîtriser. Bref, les réformateurs postulent qu’une réponse technique adaptée, commençant par les clercs, ramènera tout le monde au bercail ; ils estiment que la piété intérieure doit être première mais pas au prix de la disparition des formes extérieures du culte, pour lequel un Josse Clichtove tente de convaincre qu’on ne doit pas les changer de façon intempestive en raison de leur enracinement dans la tradition apostolique. Redéfinir des pratiques immémoriales, défendre l’éminente dignité du sacerdoce, semblent bien être un trait commun des futurs résistants à la Réforme.
21L’attention d’un François d’Estaing, d’un Briçonnet ou d’un Giberti au bon niveau de connaissance des clercs qui obtiennent les bénéfices-cure manifeste un gigantesque effort de mise en ordre des évêchés ; tenir les synodes, visiter jusqu’à l’épuisement pour certains, devenir modèles de prédication ou de sainteté pour d’autres est beaucoup plus répandu qu’on ne le pensait il y a quelques années. Et il ne s’agit pas toujours de défense des seuls intérêts temporels. Un effort pour devenir ce qu’on attendait d’eux a incontestablement animé nombre d’évêques de France et d’Italie, effort bientôt théorisé et spiritualisé dans un idéal pastoral cohérent qui deviendra une évidence incontournable lors du concile de Trente. Les travaux italiens sur les visites pastorales commencent souvent plus tard qu’en France et surtout la visite n’y est perçue que comme une remise en ordre, comme un contrôle, au mieux comme une méthode pour mieux gouverner22. Les visites françaises sont étudiées au contraire sous leur angle pastoral et liturgique, mais comment en connaître l’impact ? Par la réponse des paroisses qui construisent et achètent des objets caractéristiques du culte eucharistique ou de la lecture et du chant au chœur. Par la foule qui écoute les sermons et paie volontiers, qui achète des opuscules de spiritualité et surtout qui parle des uns et des autres. Le niveau monte à l’évidence, si l’on en juge par la passion avec laquelle nombre de chrétiens de ce temps, lettrés ou non, discutent du salut, de la messe, des prêtres et du pape dans les villes réformées par les réguliers ou les séculiers. Tout cela plaide pour une imprégnation en profondeur des thématiques de renouvellement. Certes, les sermons sont d’abord affaire de prédicateurs d’Avent et de Carême dans les villes qui peuvent les payer, c’est à dire les villes riches. Certes, les sermons et les visites ne permettent que rarement d’approcher les comportements de clercs ou de meuniers qui sont réprimés de plus en plus fortement par les Inquisitions. Mais pour un Menocchio, combien de bricolages tolérés chez tant de ces témoins qui sont aux frontières de l’écrit et de l’oral en France et ailleurs23 ? Dès lors le choix des Français à croiser les archives institutionnelles avec les chroniques ou les archives du for privé et celui des Italiens de les croiser avec l’histoire de la répression sont lourds d’interprétations divergentes.
22Nous savons depuis Francis Rapp et son travail sur le diocèse de Strasbourg que c’est bien dans les diocèses les plus avancés dans ces efforts de réformes que la Réformation protestante puis la réforme tridentine ont le mieux pénétré. Alors pourquoi le schisme diraient les historiens les moins confessionnels ? C’est une vaste question qui s’ouvre à nous et les réponses esquissées ici sont loin d’en faire le tour.
23Est-ce du côté économique qu’il faut encore chercher, contre l’avis de Lucien Febvre24 ? Le fait massif est l’absence de remise en cause des pratiques bénéficiales ordinaires et des systèmes de la dîme. Seules les décimes, et encore, sont condamnées chez les protestants, qui conservent les revenus ou vendent les biens ecclésiastiques sans états d’âme. Le concile de Trente lui-même n’a fait qu’encadrer un système qui provoquait envies et rancœurs carriéristes du haut en bas de la hiérarchie ecclésiale. Mais si la réforme bénéficiale de l’Église n’a pas eu lieu, n’est-ce pas aussi qu’une trop forte proportion de la société en profitait ? Quand osera-t-on écrire jusqu’au bout une histoire économique et sociale du financement des changements religieux ? La difficulté de tous les diocèses de France et d’Italie à mettre en place les séminaires devrait pourtant nous alerter sur ces inerties propres aux sociétés préindustrielles. Le fait qu’un Josse Clichtove, théologien à l’autorité reconnue en même temps qu’humaniste, reclasse sous la rubrique de la simonie un certain nombre de pratiques bénéficiales courantes de son temps et dénonce l’avarice de ses collègues, n’est certainement pas une réaction isolée parmi les clercs classés comme « conservateurs »25.
24Il y a, c’est évident, des faiblesses politiques (héritées) de l’institution ecclésiale, qui ne seront qu’en partie réparées par le concile de Trente : faiblesse du pouvoir des évêques face aux réguliers, faiblesse de l’autonomie des établissements religieux par rapport aux pouvoirs qui les financent, les surveillent et jalousent leur richesse ; faiblesse de ces réformes trop souvent instrumentalisées par des pouvoirs particuliers et qui ne peuvent jamais s’inscrire dans le temps long. Guerres, épidémies et désorganisation déciment en effet trop rapidement les communautés et les équipes pastorales. La discontinuité des nominations épiscopales et abbatiales qui provoque le spoil system et des réorientations de pastorale en fonction de nouveaux réseaux ne doit pas être négligée. Il y a enfin, dès 1520, l’impact des départs vers le protestantisme, la montée des suspicions en tout genre, des peurs de l’autre pour tout dire. Mais il faut aussi revisiter l’attirance de beaucoup de ces intellectuels latinistes, érudits et humanistes au service de leur communauté locale, pour les formes anciennes de liturgies, redécouvertes dans les bibliothèques des chapitres ou des scriptoria. En Italie, comme l’a montré S. Ditchfield, mais aussi en Espagne avec Cisneros et la liturgie mozarabe. En France, le refus d’abandonner des formules liturgiques anciennes réunit à la fois des humanistes de la première génération comme Josse Clichtove, des prélats de la seconde comme Georges d’Armagnac et des théologiens combattants de la troisième comme Antoine de Mouchy (Demochares). Aucun n’est à classer parmi les théologastres incompétents car ils appuient leur sensibilité nouvelle sur les quêtes humanistes.
25Mais parmi les faiblesses, il y a aussi l’arrogance des réformateurs de toute robe qui ont cru maîtriser le monde et modeler le christianisme pour toujours, à l’image de conceptions qui se croyaient prophétiques et qui n’étaient que subjectives. Deux visions du christianisme opposent nettement les promoteurs des changements vers 1520-1540 : ceux qui s’appuient sur les prêtres seuls, qui conduiront tous les autres et ceux qui estiment que les laïcs ont leur mot à dire. C’est probablement dans la mauvaise prise en compte de la montée de l’autonomie des consciences laïques que réside la principale faiblesse des réformes non schismatiques. Pourtant dès Gerson, la question des confessions scrupuleuses aurait dû alerter nos prêtres. Longtemps il n’a pas semblé nécessaire aux réformateurs gallicans de dépasser en matière de pastorale l’opus tripartitum de Gerson, vieux d’un siècle, qui est proposé à la lecture publique encore dans les statuts synodaux du xvie siècle et même traduit par ordre de Georges d’Armagnac en rouergat. Longtemps il n’a pas semblé utile aux clercs ouverts aux vents nouveaux de développer des idées en langue vulgaire, trop vulgaire justement pour être langue des choses sacrées. C’est l’avis de la majorité des prélats et des administrateurs, contredite par une forte minorité par moment, et celle-ci n’est pas toujours aussi protestante qu’on l’a cru longtemps. Il n’empêche, la hiérarchie ecclésiale s’est accrochée au latin, par commodité identitaire du corps clérical et parce qu’elle a su très tôt, dès le début des années 1520 si l’on en juge par les réactions de la Sorbonne, que le théâtre, la poésie, les ouvrages courants de spiritualité pouvaient véhiculer des notions hérétiques26. Il faut en effet attendre la dégradation de la situation dans les années 1550 pour que le tournant de l’explication en langue vulgaire soit à nouveau considéré comme indispensable chez les évêques français. Pendant ce temps, les inquisitions italiennes puis le Saint Office ont mis en place un système de censure qui, à défaut de rendre efficace le contrôle des livres, permet au moins de limiter le développement de la pensée chrétienne en langue vulgaire27.
26Quelques évêques du milieu du siècle, dont Jean de Langeac et Georges d’Armagnac en France, ont bien senti en revanche que les dévotions à l’apostolicité de l’Église plaisaient à tous ceux qui souhaitaient conserver un monde stable, enraciné dans les traditions immémoriales. Les reliques, les saints retrouvent leur intérêt pastoral dans les années 1550, à Rodez, à Senlis, à Plaisance... ; c’est une bataille de la mémoire et de l’identité qui s’engage alors28. Ce sont les anciens membres du groupe de Meaux ou du cercle de Viterbe qui semblent le saisir les premiers et leurs amis Farel ou Calvin puis Bèze le réalisent tout aussi bien, qui vont, au contraire, accompagner les mouvements iconoclastes pour conforter l’identité protestante en France. La mise en place des frontières est réalisée de part et d’autre des confessions, en France comme en Italie dans l’iconoclasme plus ou moins spontané ou guidé. Le Saint-Office n’aurait pas été accepté aussi facilement dans les terres non papales si l’iconoclasme d’une part et la puissance de la prédication catholique identitaire d’autre part n’avaient emporté la conviction.
27Pourtant, parmi les acteurs radicaux de réforme, de Savonarole et Vitrier à Raulin et Demochares ou de Contarini à Ochino et Ghislieri, il n’y a pas plus de continuité que de Luther à Calvin, seulement un désir fou d’absolu et de vérité, au point de vouloir en finir avec ceux qui n’entrent pas dans des positions claires et nettes ; réformer suppose toujours l’invention de déformés, l’amalgame de tous ceux qui ne sont pas d’accord avec la rigidité de positions nettes et écrites, laquelle n’est souvent que le prélude de l’absence d’indulgence à l’égard des autres. Il faut attendre les jésuites des collèges qui croient, comme les humanistes et les protestants, que la pédagogie peut changer la société et il faut que les mêmes jésuites, pénitenciers de Lorette et de quelques sanctuaires célèbres, théorisent l’accueil des confessions extraordinaires pour que ces mouvements de réinvention des rapports entre le temporel et le spirituel, l’en-deça et l’au-delà, gagnent le corps chrétien du côté catholique aussi, après 1560 ; mais ils étaient tout autant inscrits dans les pratiques et les espérances du premier xvie siècle que celles des réformés protestants qui ont fait l’histoire.
28L’analyse de ce mouvement brownien de réformes explique aussi la réaction des profondeurs issue des phénomènes iconoclastes que les succès de la Contre-Réforme, qui n’arrivait pas sur une terre vierge après 1563. Nombre de réformateurs non schismatiques avaient pris conscience, progressivement, qu’il fallait aussi accompagner les laïcs29. Chemin faisant, les réformés de toute farine ont su imposer leur radicalisme et convaincre que les déformés et les nicodémites n’étaient pas des chrétiens tout à fait authentiques. C’est peut-être là, dans ces phénomènes d’exclusion des adeptes des voies moyennes – violente ou non, mais il est des auto exclusions nées de la peur enfouie au fond des consciences –, que les historiens français peuvent retrouver des accents de mélancolie analogues à ceux de leurs amis italiens qui déplorent l’assassinat de l’ouverture humaniste et de la discussion libre et contradictoire. On n’édifie pas l’histoire sur des regrets pourtant, même si le Saint-Office d’un côté et les guerres de Religion de l’autre ont laissé leurs traces indélébiles dans nos sociétés apaisées.
29L’histoire comparée, estimait Febvre, peut seule nous éviter le nationalisme spirituel, ce nombrilisme qui est le contraire de l’analyse historique critique, ouverte sur les questionnements infinis. Il est vrai que la tendance au repli confessionnel ou à l’apologétique fondamentaliste n’est pas morte. Les historiens doivent continuer à s’en méfier et à refuser ses enfermements. Mais après avoir examiné l’état de la question des réformes en France et en Italie dans le premier xvie siècle, c’est plus qu’une comparaison bilatérale qui doit désormais nous guider, c’est la reconstruction de phénomènes historiques qui consonnent avec assez d’harmonie de part et d’autre des Alpes pour qu’on dise à nouveau que les faits religieux se moquent des étiquettes et des frontières. Ce sont des faits pluriculturels et dynamiques, qui supposent une dialectique entre réformation et déformation, innovation et répression, entre clercs et laïcs : des choix religieux qui sont sous-tendus par des choix sociaux, culturels et mentaux et conditionnés par des pouvoirs institutionnels en quête de puissance. Alors, les rêves de perfection des années 1480-1560, l’action passionnée et parfois incohérente qui les accompagne seront lus de façon cohérente. En revanche, notre colloque le prouve, nous décrivons dans le consensus l’affrontement assumé des deux mondes après 1560.
30Mais avant de bâtir une historiographie commune de ces phénomènes, il nous faut répondre à quelques interrogation de base : quel vocabulaire employer pour dénommer les hommes qui veulent reformer, dès lors que le concept d’évangélique n’est plus aussi évident ? Comment expliquer la faiblesse des initiatives non-schismatiques en France entre 1530 et 1540 ? Comment expliquer que nombre de « bibliens » défendent des livres et des rituels liturgiques particuliers – au point de refuser le protestantisme – et pas d’autres ? Nous tendons trop à suivre les controverses dogmatiques ou politiques et pas assez les incertitudes ou les sensibilités changeantes des individus et des groupes de chercheurs d’absolu. Nous devons reconnaître que les historiographies confessionnelles pèsent encore sur nous afin de sonder le réel avec la conscience que l’avenir n’était pas inscrit nécessairement dans la rupture ou dans la réaction mais que celles-ci ont bel et bien fermé des chemins possibles du christianisme. Ces chemins sont inscrits dans la passion avec laquelle des humanistes, des clercs et des laïcs, même des femmes, ont voulu et porté des réformes au nom d’un christianisme plus pur et plus proche de sa source.
31Si les différences d’accès aux sources et les changements de focale sont clairement dégagées dans les travaux français et italiens, nous devons aussi estimer, chacun dans notre domaine, le filtrage herméneutique qu’elles provoquent : quelle est, par exemple, l’influence de la procédure appliquée à la quête de la vérité, chez les individus accusés et chez leurs juges, mais aussi chez les différents auteurs futurs réformés ou futurs catholiques romains, quel est le poids réel des institutions répressives sur les consciences autocensurées ? Si une autorité, laïque ou religieuse, provoque volontairement de nouvelles approches de la religion, ce peut être une reprise en main mais aussi la volonté de rester présent à des processus inattendus. Qui dira l’importance du vécu liturgique et festif de certaines visites pastorales ? Si l’on sait combien en France l’iconoclasme a partie liée avec la répression, qui dira en revanche la sidération et la réponse passionnelle de certains individus face aux événements qui les marquent, comme tels mais aussi comme chefs de lignage, comme responsables de la cura animarum ou de l’ordre social ? Il faut recommencer à noter les poussées de crainte de la différence et de perte de confiance dans le recours au pape, au concile, au roi ou à l’empereur. C’est peut-être en effet la captivité de plusieurs membres du groupe de Meaux qui a provoqué leurs choix futurs du conformisme ou de la rupture et cette aventure du groupe s’est trop souvent arrêtée au procès lui-même. Les acteurs du xvie siècle ont aussi souvent vieilli et changé d’avis qu’à d’autres époques.
32Du temps des réformes qui adaptent le christianisme à la nouvelle culture sans se penser encore confessionnelles à celui de la Réforme et de la Contre-Réforme qui n’oublient rien des thèmes de leur origine commune, il y a plus à dire que le schisme ou les exclusions mutuelles. Il y a la mémoire des massacres et des restrictions mentales imposées, la mémoire des consciences malheureuses qui rend les Européens foncièrement réfractaires aux radicalismes religieux de toute farine. C’est la tâche des historiens de rappeler, face à toute revendication identitaire exclusive, la gravité, la profondeur et la créativité des crises de civilisation qui ont édifié notre mémoire actuelle. Febvre avait raison, il y a toujours du travail pour les historiens, même s’il n’imaginait pas ce que pourraient être les nouveaux chemins d’investigation tracés dans les sources judiciaires des Inquisitions italiennes ou les récits individuels relus avec des techniques textuelles rigoureuses qui élargissent singulièrement notre approche des âmes, tourmentées ou sereines, du xvie siècle.
Notes de bas de page
1 Dans la Revue historique, t. 161, un article qui ouvre le recueil Au cœur religieux du xvie siècle, Paris, 1957, p. 3-70.
2 Il faut relire la réflexion toujours actuelle du chanoine Delaruelle car toujours à énoncer face aux a priori simplificateurs, dans son introduction au t. XIV de l’Histoire de l’Église : l’Église au temps du Grand Schisme et de la crise conciliaire (1378-1449), Paris, 1962, p. XII-XIV et p. 209-215, p. 885-910.
3 Voir la synthèse de Marc Venard dans le colloque Historiographie de la réforme, P. Joutard (dir.), reprise dans Le catholicisme à l’épreuve dans la France du xvie siècle, Paris, 2000, p. 9-26.
4 F. Rapp, Réformes et inerties, dans Histoire du christianisme, VII, De la Réforme à la Réformation, Paris, 1994, p. 142-207.
5 P. Partner, The Pope’s Men : the Papal Civil Service in the Renaissance, Oxford, 1990.
6 J.-M. Le Gall, Réformer l’Église catholique aux xve-xvie siècles : Restaurer, rénover, innover ?, dans Réforme, Humanisme, Renaissance, 56, 2003, p. 63-66.
7 Selon le Trésor de la Langue Française. L’équivalence avec « réformé » ne date que du début du xxe siècle en français et c’est justement à ce moment qu’Imbart de La Tour s’en empare. Pour Littré, l’adjectif qualifie d’abord les luthériens de l’Empire, dès 1558, puis est appliqué à la fin du xviie siècle aux cantons suisses dénommés sacramentaires jusque-là.
8 B. Cottret, Traducteurs et divulgateurs de la Réforme dans l’Angleterre henricienne, 1520-1535, dans Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 28, 1981, p. 464-480.
9 C’est ce que démontrent G. Bedouelle et B. Roussel, Le temps des réformes et la Bible, Paris, 1998.
10 Voir les nombreux articles de M. Veissiere, Autour de Guillaume Briçonnet, Provins, 1993.
11 Id., Courants spirituels italiens, dans Ibid., p. 149-161.
12 H. Martin, Le métier de prédicateur à la fin du Moyen Âge 1350-1520, Paris, 1988. L. J. Taylor, Soldiers of Christ : Preaching in Late Medieval and Reformation France, New York-Oxford, 1992.
13 Le fichier Lesellier à Saint-Louis des Français repère au moins les suppliques de Louis Du Tillet, Pierre Bunel, Pierre Caroli, André de Gouvéa... en 1536-1537. Il faut désormais plonger dans les suppliques elles-mêmes pour comprendre l’attitude de Marguerite.
14 J. K. Farge, Orthodoxy and Reform in Early Reformation France : the Faculty of Theology of Paris, 1500-1543, Leyde, 1985 (Coll. Studies in Medieval and Reformation Thought, 32)
15 Voir cependant le colloque de la Société française d’étude du xvie siècle à Valence : M. Bideaux et M.-M. Fragonard (dir.), Les échanges entre les universités européennes à la Renaissance, Genève, 2003.
16 Ce n’est pas parce que les correspondances officielles de nos grands personnages ne manifestent pas ces contacts que ceux-ci n’ont pas de réalité, mais on peut au moins dire qu’ils se connaissent bien.
17 Il est impossible de repérer toutes les monographies. Voir la synthèse de F. Rapp dans l’Histoire du christianisme... cité n. 4. À condition de ne pas oublier que certains étaient aussi des réguliers, par exemple le dominicain Pascual de Ampudia à Burgos ou le franciscain Cisneros à Tolède. Cf. J. Ortega Martín, Un reformador pretridentino : Don Pascual de Ampudia, obispo de Burgos (1496-1512), Rome, 1973 ; J. García Oro, Cisneros y la reforma del clero español en tiempo de los Reyes Católicos, Madrid, 1971.
18 N. Lemaitre, Abbés et abbesses de l’époque moderne. Approches nouvelles de la prosopographie, dans M. Venard et D. Julia (dir.), Sacralités, culture et dévotion. Bouquet offert à M.-H. Froeschlé-Chopard, Marseille, 2005, p. 25-47.
19 M. Desachy, Cité des hommes, le chapitre cathédral de Rodez. xive-xvie siècle, Rodez, 2005.
20 O. Turias, Renée de France, duchesse de Ferrare, témoin de son temps, Thèse de l’Université François Rabelais, Tours, 2004, sous presse.
21 Pour éviter les anachronismes et la téléologie, il faut rappeler l’idéal qui animait nos bibliens avant l’événement Luther : tous les fabristes ont cru que l’Écriture était le reflet de l’harmonie du cosmos dans lequel Dieu se révélait et ils l’ont diffusé jusqu’aux fins fonds du Rouergue, par exemple. Voir G. Bedouelle et B. Roussel (dir.), Le temps des réformes et la Bible, p. 107.
22 C. Nubola, Conoscere per governare. La diocesi di Trento nella visita pastorale di Ludovico Madruzzo (1579-1581), Bologna, 1993, p. 647.
23 Entre Italie et France, entre répression structurée des « superstitions » et absence de poursuites puis culpabilisation tardive (par les collèges de jésuites), la différence est grande : on peut comparer l’attitude des autorités et les effets induits par des documentations qui ne se recoupent pas sur les interprétations possibles entre C. Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du xvie siècle, Paris, 1980 et toutes les études sur le même genre de documentation judiciaire qui ont suivi, avec N. Lemaitre, Le scribe et le mage. Notaires et société rurale en Bas-Limousin aux xvie et xviie siècles, Ussel, 2000, fondé sur des écrits personnels relus à l’aune de la chasse aux sorcières du parlement de Bordeaux et de E. W. Monter, Witchcraft in France and Switzerland : The Borderlands during the Reformation, Ithaca, 1976.
24 De timides tentatives ne semblent pas poursuivies en France : L’Hostie et le denier. Actes du colloque de la commission internationale d’histoire ecclésiastique comparée. Genève, 1989 et M. Aubrun, G. Audisio, B. Dompnier, A. Gueslin (dir.), Entre idéal et réalité. Actes du colloque international d’histoire, Finances et religion, Clermont-Ferrand, 1994.
25 J.-P. Massaut, Josse Clichove, l’humanisme et la réforme du clergé, Paris, 1968 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, CLXXXIII).
26 En attendant les travaux en cours d’Andrew Pettegree, voir F. M. Higman, Piety and the People : Religious Printing in French, 1511-1551, VIII, Aldershot, 1996 (St Andrews studies in Reformation history).
27 Dernier développement, pour le terrain italien surtout : G. Fragnito, Proibito capire. La Chiesa e il volgare nella prima età moderna, Bologne, 2005.
28 Quelques développements récents de cette thématique : S. Ditchfield, Liturgy, Sanctity and History in Tridentine Italy : Pietro Maria Campi and the Preservation of the Particular, Cambridge, 1995 ; N. Lemaitre, Le culte épiscopal et la résistance au protestantisme, colloque du Tricentenaire du diocèse de Blois, dans G. Chaix (dir.), Le diocèse. Espace. Représentations. Pouvoirs, Paris, 2002, p. 307327 ; T. Amalou, Notables, société et politique à Senlis, entre Réforme et Contre-Réforme, v 1510-v 1630, thèse de doctorat, université Paris I, 2003, sous presse.
29 Une fois de plus, à côté du cardinal de Tournon, on peut donner l’exemple du cercle de Marguerite de Navarre qui s’engage avec le roi dans la création de l’université de Nîmes ou du cardinal d’Armagnac, qui délègue à ses fidèles Philandrier et Du Mangin le soin de développer les écoles municipales et canoniales de Rodez, avant de remettre ces dernières entre les mains des jésuites dès 1562.
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