Conclusion Générale
p. 261-268
Texte intégral
1Au terme de ce parcours, il convient d’en rappeler brièvement les enjeux. Un des principaux était d’évaluer les doutes, justifiés, quant à la lisibilité de la colonne Trajane. Ses reliefs, jugés non visibles de par la hauteur du monument et proposés à un public indifférent, avaient ainsi été jugés illisibles, la verticalité du module de la colonne n’ayant été choisie que pour signifier l’importance des travaux nécessaires à leur réalisation ; autre avantage, les dimensions de l’ouvrage plaçaient le commanditaire, Trajan, au-dessus des autres humains : tels étaient les fonctions du monument admises par les commentateurs contemporains. Et certes, des monumenta existent, dans le monde romain, qui répondent à cette définition. Cet aspect n’épuise cependant pas les caractéristiques de la colonne Trajane.
2Premier point : la visibilité de la frise. Elle était assurée, de manière préférentielle, depuis les terrasses intermédiaires, permettant au regard d’atteindre, dans de bonnes conditions, au moins les dix-sept premières spires du relief ; et elle pouvait être totale (avec un peu d’optimisme) grâce à l’adjonction de couleurs. En cela, elle obéissait aux principes optiques en usage à l’époque, auxquels ressortit par exemple la rigoureuse organisation verticale : cette dernière place, dans l’axe visuel du spectateur, des superpositions de scènes dont la disposition ne doit rien au hasard. Cette qualité permet d’affirmer que, loin d’avoir été laissée à la liberté des sculpteurs, la réalisation des reliefs a nécessité une préparation minutieuse qui a fait appel aux principes de dispositio etc., communs tant aux domaines de la rhétorique que de l’architecture et de l’optique – pour ne citer que ces domaines de l’esprit.
3La réinsertion de la colonne Trajane dans son environnement architectural a mis en évidence l’adéquation existant entre l’organisation de la frise et les bâtiments alentour. Le fait, habituel dans la pratique romaine, confirme le souci de favoriser la vision des reliefs et permet de supposer une extrême coordination entre le chantier de la colonne Trajane et celui du Forum. Ce dernier étant sous la responsabilité de l’architectus Apollodore, il est dès lors tentant, sans mésestimer le rôle des ateliers, d’attribuer la réalisation de la frise historiée au Syrien, aidé bien sûr de collaborateurs spécialisés. L’absence d’hellénisme dans celle-ci, comparée à la Grande Frise proche, a été évoquée à l’encontre de cette hypothèse. Plutôt que d’y voir un déterminisme stylistique, nous pensons que ce choix correspond à la volonté délibérée de Trajan de convoquer, sur son Forum, les deux koiné culturelles majeures de l’Empire. Que le monument, défini comme caractéristique de l’art romain, ait été réalisé par un architecte militaire d’origine grecque nous paraît, plutôt qu’un obstacle, une pensée stimulante... Mais l’identification du « Maître de la colonne Trajane » avec Apollodore est, de toutes façons, secondaire.
4Apollodore, ou si l’on préfère, le « Maître de la colonne Trajane », était au service d’un homme, Trajan. Sa collaboration avec l’architecte, mais aussi avec les membres de son concilium (dont Hadrien) est certaine. Il est probable, au vu de la dédicace de la base, que les milieux sénatoriaux ont été associés au projet : l’inauguration d’une Basilica Ulpia, au nom et à la fonction si proches du modèle républicain, semble l’attester. C’est à ce milieu dirigeant que l’on doit la cohérence du système de valeurs dont la colonne Trajane et le Forum sont les véhicules.
5Restait à cerner la faculté du spectateur antique à lire de manière effective ces reliefs, à en percevoir les valeurs, à les assembler de manière conforme à l’attente des concepteurs. Ce point reste, pour toute œuvre de l’Antiquité, invérifiable dans l’absolu2. Non que les Anciens n’aient pas prêté attention aux édifices, peintures, statues ou reliefs à leur disposition. Bien qu’ils soient rares, divers indices prouvent le contraire. Il était donc nécessaire, dans cette tentative de réhabilitation de la frise historiée comme réussite monumentale et artistique3, de considérer les caractéristiques de la colonne Trajane afin d’en reconstituer les étapes de conception, d’en comprendre l’économie pour en déduire l’effet recherché sur l’observateur. Le recours à des modèles culturels empruntés à l’époque romaine, tels la pompa triomphale bien sûr, mais aussi les recitationes publiques décrites longuement par Pline le Jeune, s’imposait.
6Selon le principe rhétorique de la symmetria, nous avons essayé de reconstituer la cohérence originelle du discours trajanien. Pour ce faire, nous avons eu recours à l’analyse interne des documents disponibles, puis à une comparaison avec des œuvres dont la proximité spatiale et thématique laissait supposer une prise en compte effective par les concepteurs du complexe trajanien : les Forums Impériaux. Cette vaste confrontation, qui pourrait être plus étendue encore mais a le mérite de la cohérence spatiale, a permis d’identifier des thèmes récurrents. Ils constituaient ce que nous avons appelé « la rhétorique de l’excellence », centrée sur les qualités personnelles de l’empereur.
7Force est d’abord de constater l’adéquation de la colonne Trajane à cette rhétorique, présente dans l’iconographie mais aussi la littérature, la numismatique, la philosophie et l’urbanisme du règne de l’Optimus Princeps. Les deux thèmes majeurs (virtus militaire, sapientia dans le gouvernement) étaient précisément disposés, sur le fût de la colonne Trajane, aux deux niveaux de lecture préférentiels : les premières spires ; et les spires médianes, à hauteur des terrasses de la cour périmétrale. Leur présence n’est, en fin de compte, pas surprenante. Ces deux vertus font partie des qualités que tout empereur est censé posséder. Par contre, l’utilisation qu’en fit Trajan est originale.
8La mise en espace de son Forum jouait un rôle majeur dans l’exaltation de ces qualités. Les deux statues décrites par Pausanias dans les exèdres de l’area Fori, rescapées du naufrage quasi-total des sources antiques quant au Forum, retrouvent sens par leur situation dans le complexe. Honorant les fondateurs de provinces, elles étaient placées dans un espace marginal mais renvoyaient justement, en deux pôles, de part et d’autre du cardo occupé par les représentations de Trajan, aux conquêtes menées par l’Optimus Princeps sur les frontières du monde. Plus loin, les absides de la Basilica Ulpia servaient de cadre républicain aux statues de Trajan et de Libertas. Cette disposition évoquait à n’en pas douter l’action civile de l’empereur, dressant le portrait d’un bon souverain soucieux de la Securitas mais aussi de la Felicitas de l’Empire, et non pas uniquement, comme on le dit souvent, d’un empereur militaire. À ce titre, la comparaison du plan de son Forum avec un camp de légionnaire est à écarter, ou plutôt à replacer dans son cadre historique : si ressemblance il y a, elle vient du modèle civil des forums italiques et s’impose dans les camps.
9Le portrait de Trajan en rex iustus est corroboré par les sources littéraires. Il a été énoncé par Pline le Jeune, Tacite et Dion de Pruse. C’est dans ce contexte, dont la colonne Trajane, rappelons-le, a fourni la clé, que nous avons essayé d’intégrer les frises d’Amours et de griffons, les Daces prisonniers et les galeries d’imagines clipeatae de l’attique, la Grande Frise, le double sens triomphal et funéraire de la frise de sphinx ou des aigles de la base de la colonne, enfin la variété des matériaux employés sur le Forum. Ces éléments citaient les forums antérieurs, mais les frises d’Amours du Forum de César ne développaient pas la même nuance que leurs voisines du forum trajanien, bien qu’elles aient été réalisées à la même date. Il en est de même pour les galeries de summi viri et les statues de provinces du Forum d’Auguste, intégrées à un discours gentilice et dynastique incompatible avec les circonstances qui avaient porté Trajan à l’Empire. Il est dès lors illusoire de vouloir attribuer une valeur immuable à un motif iconographique. Ce serait un contresens en regard des pratiques de création et de lecture des Anciens. Tout au plus peut-on cerner le sens minimal d’un motif, mais chaque partie d’une œuvre étant élaborée en fonction d’une globalité, il convient de tenir compte de cette globalité pour apprécier la dite œuvre. Le « vocabulaire » architectural ou iconographique peut être identique, cela n’exclut nullement que le sens recherché par les concepteurs, et la lecture développée par les spectateurs, puissent varier dans des proportions importantes4.
10Cela n’empêche nullement le Forum de Trajan d’entretenir d’étroites relations avec les forums antérieurs, de même qu’avec le Templum Pacis de Vespasien. Nous avons relevé un certain nombre de citations, mais ces emprunts, tout en constituant un hommage à ses prédécesseurs, témoignaient aussi de la volonté de Trajan de s’en démarquer. Par un jeu complexe de repetitiones et variationes, Trajan développa un thème idéologique unique, celui de l’excellence, dont l’essentiel fut porté par la création architecturale et iconographique sans précédent que représentaient son forum, la colonne qui y était sise et les marchés adjacents. Étant le dernier des Forums impériaux, le complexe trajanien pouvait s’articuler avec les réalisations de ses prédécesseurs, clôturant la séquence urbanistique et idéologique de manière si évidente que ses successeurs ne songèrent pas à en modifier l’économie d’ensemble. La volonté de créer un ensemble glorifiant ses qualités personnelles, son respect (au moins apparent) des principes républicains, s’expliquent certes par la réaction anti-domitienne qui suivit l’assassinat du dernier des Flaviens. Ils s’expliquent aussi par l’utilisation consciente du lit d’attente de la société romaine de l’époque, sensible aux thèmes républicains. Il montre surtout que l’empereur sut tirer partie du contexte politique pour développer un ensemble de thèmes dont ses qualités personnelles, plus que sa collaboration avec le Sénat, constituaient le point d’orgue.
11L’évolution est notable. Otés les intermédiaires (gentilices, dynastiques ou divins) dont avaient usé les princes précédents pour justifier leur pouvoir, restaient la personnalité de Trajan et la protection unique dont Jupiter l’honorait. Plutôt qu’un discours républicain, ces revendications d’excellence constituaient une personnalisation sans précédent, non de la pratique du pouvoir, mais du discours reliant la Felicitas de l’Empire à son saeculum personnel. Cette étape est à replacer dans l’évolution du Principat, marqué entre 98 et 117 par l’affirmation officielle de la libertas restaurée, mais aussi par l’incursion de curatores impériaux chargés de remettre en ordre les finances des cités jusqu’alors autonomes pour leurs affaires internes5. Ces interventions étaient justifiées par l’intérêt de ces communautés locales ; il n’empêche qu’elles constituèrent un précédent... Si les changements de décor reflètent bien l’évolution d’une société, comme l’ont démontré Gilles Sauron pour la fin de la République et Paul Zanker pour le principat d’Auguste6, il serait bon de s’interroger sur les enseignements historiques que l’on peut déduire du nouveau langage trajanien. Doit-il être considéré par les historiens contemporains comme l’indice d’une étape comparable à celle constituée par le règne d’Auguste ? Il faudrait, pour répondre à cette interrogation, mener une enquête institutionnelle et politique plus poussée.
12En bon Romain sensible à l’histoire, Trajan se mesurait à César, Auguste ou Vespasien, mais c’est en définitive à Alexandre le Grand qu’il se comparait7. Il n’était pas le premier, puisque César et Auguste s’y étaient, après d’autres, essayés. L’originalité de sa démarche tient à ce que son rapport avec le Macédonien était direct. Il ne passait par aucun intermédiaire divin (pas géniteur en tout cas), ne comprenait nulle revendication gentilice ou dynastique. Et cette volonté de dépasser les summi viri des temps passés explique le parallèle, que nous avons esquissé, entre la statue d’Alexandre « en Athos » refusée par le Macédonien et le projet réalisé par Trajan au flanc du Capitole. On le voit, c’est à l’histoire que Trajan mesurait sa gloire, et c’est à l’histoire qu’il entendait confier sa memoria à travers le monumentum que constituait le Forum. Portant les images de ses exploits, la colonne Trajane était en elle-même un labor inédit, jamais vu jusqu’alors, aussi exceptionnel que le projet de sculpter le mont Athos à l’image d’Alexandre. Elle avait d’ailleurs nécessité le creusement d’un mons, ce que revendiquait l’inscription de la base, et comme la statue du mont Athos (du moins dans le projet cité par Plutarque) elle servit de tombeau à l’Optimus Princeps.
13Le choix de l’histoire, en lieu et place de thèmes mythologiques, a amené les commentateurs contemporains à distinguer non plus deux courants artistiques dans l’art romain, mais deux types de publics. Le premier, contemporain d’Auguste, était lettré et cultivé, capable d’apprécier des références mythologiques ou philosophiques poussées. Le second, pour qui avait été pensé le Forum de Trajan, n’était sensible qu’au sens immédiat des reliefs ou statues, bref à des thèmes simplifiés soit pour cause de moindre culture8, soit par désintérêt pour l’iconographie politique. Il est possible que cette vision du public de l’Antiquité recèle quelque vérité ; il est en tout cas certain qu’elle est tributaire d’une vision contemporaine de la société antique, tout comme l’était la division de l’art romain en art aulique, art populaire, art provincial, etc., de Ranuccio Bianchi Bandinelli. Nous pensons que la « simplicité » trajanienne a, comme le retour aux apparences républicaines, des causes profondes et des répercussions importantes. La frise de la colonne Trajane, la Grande Frise et les autres éléments participant de ce complexe urbanistique sans précédent dans l’histoire romaine, n’impliquent pas un niveau de culture moindre et ne témoignent guère d’un désintérêt du prince pour « die Macht der Bilder »9.
14Rappelons enfin que cette aristocratie romaine, censée ne plus comprendre les thèmes grecs, les réutilisa massivement sur les sarcophages de marbre produits dans les ateliers romains dix ans plus tard, puisque la production de ces sépulcres monumentaux débute à la fin du règne de Trajan et au début de celui d’Hadrien10.
15Il est impossible de reconstituer avec une absolue précision la réception d’un monument tel que la frise de la colonne Trajane. Ce n’est pas constater là l’échec du projet, de sa conception ou de sa réalisation, plutôt affirmer que la lecture des reliefs était, comme souvent à Rome, dynamique. Elle laissait au spectateur le choix de la démarche tout en assurant, par les dispositifs prévus par le concepteur, l’adéquation minimale de la lecture et du message à transmettre. Il est sans doute illusoire de partir en quête d’une unique « interprétation » d’un textus, quelle que soit sa nature. Il est par contre évident que le contexte dans lequel l’œuvre fut élaborée est à même de fournir des indications quant au mode de composition et donc de lecture qu’il suppose11. À ce propos, il est clair que la frise de la colonne Trajane fut, au moins en 113 après J.-C., observée, et qu’en conséquence des dispositifs prévus à l’endroit de l’observateur entrèrent en action. Ils guidèrent moins le regard de l’observateur sur les reliefs que la réception qu’il en avait : les images étaient disposées de telle sorte que les valeurs véhiculées étaient perçues par le spectateur de manière conforme au projet, comprendre : sans possibilité d’en déduire un sens autre que celui souhaité par Trajan12. Paul Zanker s’est interrogé sur la multiplicité sociale des spectateurs13, mais aussi sur le « spectateur ultérieur, par exemple [le] contemporain d’Hadrien ou de Constantin qui se trouvait en face de l’Ara Pacis ». L’exercice de l’imitatio et de la diaphora, constaté dans le complexe trajanien, porte à croire, du moins au vu des permanences constatées entre Forums de César, d’Auguste et de Trajan, qu’à l’époque de l’Optimus Princeps, on (au moins le milieu sénatorial) comprenait pertinemment le sens des complexes précédents, était capable de les lire puis d’en reprendre, ou d’en écarter, les éléments jugés (in)adéquats. En effet, le mode de composition du complexe trajanien, par ses allusions, supposait, de la part du public contemporain de l’inauguration, non pas une culture moins grande, mais un exercice mental supplémentaire : d’abord la comparaison avec le vocabulaire iconographique et architectural du complexe adjacent d’Auguste, ce qui était une évidence spatiale ; puis la lecture-commentaire du Forum de Trajan en regard de ces citations croisées, lecture qui sollicitait des connaissances et des comportements culturels précis ; enfin la faculté d’assembler ces éléments en un discours cohérent. Au pire, le choix d’un langage iconographique emprunté non plus à l’hellénisme, mais au registre « réaliste » romain, peut refléter la volonté politique de Trajan et des milieux sénatoriaux d’affirmer le caractère romain de l’Empire ; auquel cas le choix de ces images « directes » ou « immédiates » ne s’explique pas par une moindre culture des spectateurs visés, mais par une affirmation plus claire, décomplexée dirions-nous, de la nature latine de l’Empire et de victoires sur de véritables Barbares, et non sur d’autres Romains.
16Ces exigences réduisent-elle le public potentiel de Trajan à une élite ? On ne peut à la fois prôner l’immédiateté du discours et son contraire. Nous optons en conséquence, comme dans le cas de la frise de la colonne, pour une juste perception de la totalité de ce discours par la majorité du public de l’époque – mais aussi de celui qui suivit : la repetitio de Marc Aurèle ou les « emprunts » de Constantin constituant, pour le Forum de Trajan, la même preuve de permanence culturelle – de repetitio, mais aussi de variatio – que celle de Trajan vis-à-vis d’Auguste.
17Parmi les multiples variantes qu’utilisa l’empereur pour véhiculer sa rhétorique de l’excellence (œuvres littéraires, reliefs de style ou de motifs différents, disposition architecturale, parcours spatial, etc.), il en est une sur laquelle nous souhaitons revenir. L’ultime relais de l’idéologie de l’Optimus Princeps était mythique, puisqu’il s’agissait du parallèle avec Hercule14. Dans ses oraisons, Dion de Pruse se référait à la figure d’Héraclès dont la stature se dressait depuis des siècles à l’horizon de la philosophie grecque comme modèle du rex iustus. Facilitée par les précédents d’Alexandre, César et Auguste, cette comparaison a été réactivée, après un siècle d’absence, par l’Optimus Princeps : l’exercice a dû être rendu possible, de manière factuelle, par la protection dont Jupiter avait entouré Trajan lors de son élévation à l’Empire (adopté par Nerva devant le temple de I.O.M.). Le thème se retrouve dans le Panégyrique de Pline le Jeune15, mais aussi dans le monnayage, les reliefs de la colonne Trajane16, l’arc de Bénévent, les frises allégoriques ou les absides de l’area Fori faisant référence aux frontières du monde, enfin les Daces atlantes de l’attique. Le sens paraît être, nous l’avons dit, une proximité de Trajan avec Hercule, mais l’Hercule comme modèle du bon souverain, conquérant et civilisateur des Barbares dont il punit la superbia (d’où l’insertion des Daces atlantes dans ce rappel à Hercule), et non l’Hercule de Gadès, jamais mentionné par les documents du règne. Cet effort de mise en ordre du monde par Trajan, perceptible également dans la date de dédicace du Forum (le premier janvier, date d’entrée en charge des consuls) et l’attitude de la statue impériale installée au sommet de la colonne, globe à la main, était présent sur d’autres complexes romains. Il est possible de développer ce thème.
18L’ambiguïté du décor du Forum, souvent remarqué par les observateurs contemporains, les a menés à considérer le Forum comme un parcours biographique aboutissant, après la mort de Trajan, à son apothéose17. Nous avons vu que l’aboutissement de ce processus consistait en l’érection, justement différée, du Temple du Divin Trajan (où qu’il fût), et plus encore en l’autorisation accordée par le Sénat d’ensevelir le nouveau Divus dans le pomérium. Dans ce cadre, le parallèle avec Hercule peut encore jouer un rôle. Les frises de griffons et de sphinx renvoyaient aux bornes du monde, mais aussi au monde des morts, aux Enfers, qu’Hercule avait visité et dont il était revenu. Or, cette victoire sur la mort est le propre de l’apothéose. Elle est présente dans tous les complexes romains qui exaltent un individu exceptionnel. Ainsi Pompée apparais-sait-il dans son théâtre au centre de statues représentant des femmes défuntes18 ; ainsi Lépide avait-il disposé sur la Basilica Aemilia « les imagines clipeatae des maiores de sa gens en une reprise [...] des apothéoses dynastiques des monarchies hellénistiques »19 ; ainsi Auguste était-il entouré par Énée et tous les summiviri de l’histoire romaine, scène dont Virgile propose, on l’a vu, l’équivalent avec l’épisode d’Énée aux Enfers20. Il n’est donc pas aberrant d’appliquer au Forum de l’Optimus Princeps le même raisonnement et de voir, dans le double sens des éléments du décor, le signe de la victoire sur la mort et de l’apothéose à venir de Trajan. Le renvoi à Hercule participait, dans l’esprit de l’empereur et de son architecte, de ce monumentum qui devait, par-delà la mort, préserver de l’oubli la memoria de Trajan.
19Toute proportion gardée, l’exercice rhétorique mis en espace et en images que constitue le Forum de Trajan n’est pas éloigné de la définition de l’éloge par l’auteur de l’Ad Herrenium. Dans les deux cas, l’objectif est en effet de persuader :
De nos auditeurs ? Dans l’éloge nous dirons, si nous ne louons pas quelqu’un qui soit inconnu des auditeurs, que nous ferons un bref rappel ou, s’ils ne le connaissent pas, nous leur demanderons de bien vouloir apprendre à connaître un tel homme ; puisque les auditeurs montrent pour la vertu le même amour que montre ou qu’a montré celui que nous louons, nous espérons faire aisément approuver les actes de cet homme à ceux dont nous souhaitons l’approbation21.
20Remplaçons « auditeurs » par « spectateurs » : l’objectif du discours à Rome, qu’il soit politique, judiciaire ou impérial, est ainsi dévoilé. Cet appel à l’approbation correspond précisément, croyons-nous, à l’esprit dans lequel Trajan proposait au regard de ces contemporains et, au-delà, à la postérité, le spectacle de ses actions. Ces labores, notion qui s’appuyait à la fois sur des réalités historiques et sur des concepts philosophiques, devaient dans son esprit préserver sa memoria, lui apporter une gloire éternelle. C’est l’adéquation exceptionnelle de l’idéal et des faits qui est le trait majeur du règne, qui amène entre autres au qualificatif d’Optimus Princeps. D’où la nécessité d’une iconographie précise, historique, qui amène la preuve de l’excellence de Trajan : telle serait en fin de compte la raison idéologique justifiant le choix de ce langage iconographique jugé « simple » et que nous qualifierons de juridiquement exact. L’apothéose : tel était l’objectif terminal de la rhétorique de l’excellence, et tel doit être le critère retenu pour mesurer la réussite ou l’échec de l’entreprise. Le fait que Trajan bénéficia de surcroît d’une tombe dans le pomérium prouve la réussite de l’entreprise.
21Il faut dire qu’aux fins de cette démonstration, l’Optimus Princeps avait sollicité les ressources matérielles, mais aussi culturelles et scientifiques de l’Empire entier, ainsi que les domaines de la sapientia mis à contribution pour la réalisation de son Forum. L’action d’Apollodore fut sans doute déterminante. Ses compétences d’architecte devaient, selon Vitruve22, toucher à « ce qui est signifié et ce qui signifie. Ce qui est signifié, c’est le projet duquel on parle ; ce qui le signifie c’est une présentation développée selon les méthodes scientifiques ». Les branches de la science sont nombreuses : les lettres, « pour pouvoir donner de lui un souvenir plus durable en rédigeant des commentaires » ; le dessin, « afin de pouvoir représenter plus facilement à l’aide de modèles peints l’aspect qu’il veut donner à son ouvrage » ; la géométrie, qui, « aussitôt après les lignes droites, [...] enseigne en priorité l’usage du compas ; c’est grâce à lui surtout [qu’est assurée] la représentation des bâtiments sur leurs emplacements » ; et outre la philosophie, la musique, la médecine, la jurisprudence et l’astronomie, était également sollicitée l’histoire, pour expliquer les « motifs ornementaux et, pour les sujets qu’ils représentent, ils doivent rendre compte de leurs raisons quand on les questionne ».
22En définitive, l’Optimus Princeps conserva, au-delà de la mort et de ses contemporains, une imago exceptionnelle. La réalisation par Hadrien du Temple dominant le Forum (où qu’il fût) l’atteste, mais aussi la repetitio du module de la colonne historiée par Marc Aurèle. Seul empereur dont la tombe se situait dans le pomérium, il fut aussi le seul à être autorisé par l’Église, malgré son rescrit condamnant les Chrétiens, à entrer au Paradis. Mais surtout, son souvenir devint un exemplum pour les empereurs qui lui succédèrent. On pourrait laisser le mot de la fin à Eutrope, qui compose un portrait de l’Optimus Princeps d’une précision extrême, tout en usant d’un vocabulaire évocateur23 :
[Trajan] fut mis au rang des dieux, et, seul, de tous les empereurs, il fut enseveli à l’intérieur de la Ville. Ses cendres, placées dans une urne d’or, furent mises dans le Forum, sous une colonne ayant cent-quarante-quatre pieds de haut. Sa mémoire est tellement vénérée que jusqu’à notre époque encore on n’acclame pas autrement les princes dans le sénat, qu’en leur souhaitant à chacun d’être plus heureux qu’Auguste et meilleur que Trajan. Telle fut la gloire dont rayonna sa bonté qu’à l’adulation comme à l’éloge sincère elle offre l’occasion d’en célébrer le plus magnifique exemple.
23Mais achevons ces réflexions par un texte chrétien, qui met en scène, dans un contexte de miracle, un choc entre deux hautes colonnes : l’une, signe de l’autorité impériale et du paganisme, est abattue par le Dieu chrétien dont la Puissance revêt, pour l’occasion et de manière significative, une forme identique, bien sûr concurrente, et supérieure, mais dont le choix est, toujours et encore, un hommage, une repetitio-variatio à ce type monumental exceptionnel :
Je vais encore raconter cette merveille accomplie par le même pouvoir. Une colonne se dressait, haute et droite, forme sans forme, terrifiante d’aspect, si étirée que la vue ne pouvait en dépasser le sommet sur lequel on avait en outre érigé une statue de l’ennemi. Comme le pieux évêque [Martin] voulait – mais ne pouvait – réduire en poudre cette masse, il recourut de nouveau aux armes victorieuses de la prière et, guerrier ardent, appela à ses côtés les puissantes forces célestes : il se prosterna et demeura allongé sur le sol, cependant que ses suppliques l’emportaient par-delà les astres. Quand il eut longtemps prié, quand il se fut longtemps traîné dans la poussière, il vit sous ses yeux descendre du ciel une colonne qui dans sa chute aérienne fendait doucement la masse des nuages. Lorsque, lancée telle une flèche vibrante, elle eut percuté la colonne opposée, l’assemblage de cette dernière se défit, réduit en éclats ; les blocs de pierre se dispersèrent, la statue détachée se brisa et la fausse divinité fut frappée par un trait d’un nouveau genre, divinité mensongère qui subit la colère de la vraie divinité24.
24Que la « vraie divinité » ait été, du moins en texte, confrontée à un monument dont le module évoque fortement celui de la colonne Trajane (ce n’est bien sûr pas elle), témoigne de l’impact, au moins visuel, que cette dernière et ses semblables avaient conservé sur leurs spectateurs devenus chrétiens.
Notes de bas de page
2 Voir cependant, ci-dessous, nos propositions à cet endroit
3 La réussite artistique est incontestée ; c’est l’adéquation de l’œuvre à son support architectural (la colonne centenaire) qui a été discutée.
4 Même constat dans Zanker 1994, p. 285.
5 Voir ci-dessus Chapitre Quatre, note 233.
6 Zanker 1989 ; Sauron 1995.
7 Citons encore un texte rapporté par Dion Cassius LXVIII, 29, supposé avoir été prononcé par Trajan lors de la campagne parthique : « ‘Je ne manquerai pas d’aller chez les Indiens, si j’étais encore jeune’. Il songeait aux Indiens, s’informait des affaires de ces peuples, et vantait le bonheur d’Alexandre. Néanmoins il prétendait avoir poussé plus loin que lui ses armes, et il en écrivit même au Sénat, bien qu’il n’ait pu conserver ses propres conquêtes ».
8 Hölscher 1994, p. 140-143, explique la « simplicité » des images trajaniennes par le groupe social auquel il s’adresserait en priorité, les soldats et l’administration. C’est réduire Trajan à un empereur uniquement militaire, ce qu’il n’est ni dans son discours, ni dans ses actes. De même, le constat dressé par l’auteur (« La trasformazione di una piazza con tempio di impronta greca ad un complesso con basilica e articolata iconografia delle Cariatidi per i realistici Daci, corrisponde, dunque, alla dissoluzione dell’esclusivismo sociale ed all’inclusione di nuovi ampi gruppi come pubblico destinario »), s’il part d’une remarque typologique justifiée, réduit le public de Trajan à un groupe social particulier, ce qui n’était pas la réalité. Nous voyons dans cette interprétation l’influence du précédent augustéen, qui empruntait il est vrai son vocabulaire iconographique au discours gentilice de la « vecchia nobilitas » (ibid., p. 170) mais qui s’adressait, tout autant que Trajan, à la totalité des citoyens.
9 Se reporter cependant à la synthèse pertinente de Zanker 1994 sur les problèmes de commanditaire et de public. Il nous semble cependant que la distinction qu’il établit (ibid., p. 283) entre colonne Trajane (« La colonne Trajane, par exemple, est dédicacée par le Sénat. Sans doute était-ce dans l’intérêt des sénateurs de représenter l’empereur comme un chef militaire républicain sans élément idéalisant » : le jugement ne tient pas compte du contexte dans lequel ces reliefs « réalistes » s’intègrent et qui confèrent aux labores de Trajan une dimension qui dépasse, à notre avis, celle de récit historique pur) et Grande Frise (« Au contraire l’empereur apparaît, sur les grands reliefs du forum de Trajan qu’il a lui-même financés, comme un combattant héroïque et vainqueur des barbares ») est artificielle. C’est oublier que la colonne Trajane porte, personnifications allégoriques exceptées, des représentations presque identiques à celles de la Grande Frise (par exemple la charge héroïque de Trajan, les scènes de bataille, les Daces morts, etc.). C’est accorder au Sénat, par la dédicace de la base, une autonomie que rien, dans l’architecture ou l’iconographie de la colonne, ne vient confirmer. Enfin, c’est sous-estimer l’unité de conception et de réalisation du complexe trajanien, pourtant réalisé en moins de dix ans : unité qui n’est pas remise en question pour le Forum d’Auguste, dont la construction dura pourtant quarante ans et où le char triomphal fut dédié au Pater Patriae sur instruction du Sénat (Zanker 1989, p. 228, sur ce dernier point).
10 Koch-Sichtermann 1975.
11 Zanker 1994, p. 284, évoque fort justement la nécessité de replacer une œuvre, non seulement dans une typologie et une chronologie, mais aussi dans d’autres réalisations de la même époque : « La dérivation typologique verticale doit être complétée par la comparaison horizontale avec d’autres images contemporaines ». Et plus loin : « L’interprète est obligé de placer l’image étudiée dans un contexte concret, en d’autres termes, de s’identifier avec l’observateur de l’époque [...] ». Les exemples qu’il cite (représentation funéraire d’un garçon mort figuré en Héraclès ou en Dionysos) appelleraient, semble-t-il, des commentaires où les associations constatées dans l’art officiel impérial devraient jouer un rôle. Cette démarche atténuerait peut-être la frontière entre art officiel et art privé, déjà constaté sur : le Forum d’Auguste dont le decor était, croyons-nous, l’adaptation d’un atrium républicain ; et sur le Templum Pacis, lieu dévolu à l’otium normalement réservé à la sphère privée (sur l’otium activité privée : ibid., p. 288). Voir ci-dessous quelques remarques quant aux rapports entretenus par Hercule avec la mort et l’apothéose dans les représentations officielles.
12 Sauf à en détourner sciemment le sens pour cause de désaccord politique. Mais ce détournement, qui s’est par exemple exprimé par des graffiti ironiques (nous pensons aux vers sur la Domus Aurea), suppose compris, pour que la critique soit efficace, l’essentiel du message impérial. Ce qui ne change donc pas les données du problème quant à la réception de l’œuvre.
13 Zanker 1994, p. 288-289.
14 Ultime, car c’est ce biais qu’employa la philosophie pour énoncer la définition du bon souverain, mais l’association existait de manière traditionnelle dans la pensée romaine, à laquelle elle fournissait un exemplum : les se-misses de Trajan prouvent la large diffusion du thème.
15 Pline le Jeune, Pan. V.
16 Voir pl. XXIIb, face N, spire 4 sc. 24 ; ou pl. XXVII, face NO. L’alignement de cette scène, où Jupiter foudroie les Daces, avec la scène 9 (spire 2), où l’omen de victoire passe par l’attitude « athlétique » du personnage tombé de mulet, est peut-être en relation avec la protection particulière dont Jupiter, après avoir protégé Hercule, gratifiait l’Optimus Princeps. Ce sens, qui n’est pas perceptible de manière immédiate à la vue de l’image, était sans doute accessible au spectateur de l’année 113 évoluant dans un contexte littéraire, numismatique, iconographique et urbanistique qui orientait sa lecture.
17 Packer 1994b.
18 Sauron 1995, p. 270-280. Pour une étude détaillée du parallèle Pompée-Alexandre et Pompée-Héraclès, se reporter à ses pages.
19 Ibid., p. 235. Rappelons que Trajan reprit précisément une monnaie de Lépide figurant la Basilica Aemilia (pl. LXXXc), et que des imagines clipeatae étaient présentes sur son area Fori, sans rappel gentilice pour lui.
20 Voir Chapitre Cinq, note 103. Et encore Sauron 1995, p. 529-530.
21 Ad Herrenium, III, 12 (trad. G. Achard).
22 Les citations ci-dessous sont empruntées à Vitruve, I (trad. Ph. Fleury).
23 Eutrope, VIII, 2 (trad. M. Rat).
24 Venance Fortunat, Vie de saint Martin. Je dois ce texte à la curiosité et à la générosité d’Aymat Catafau, collègue médiéviste de Perpignan : qu’il trouve ici mes remerciements.
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