La fête baroque, archétype du macro-événement-spectacle
p. 101-114
Résumés
Le projet PerformArt vise à relancer l’étude des fêtes des cours européennes à l’époque baroque, longtemps axée sur la seule recherche archivistique, en interrogeant le concept même de performance, qui est devenu une coquille plus ou moins vide dans laquelle les chercheurs de toutes les disciplines projettent leurs propres préoccupations et leurs préjugés. La notion d’“événement-spectacle”, qui implique à la fois un agir performatif et un agir spectatif à un moment précis dans le temps et dans l’espace, ouvre des perspectives nouvelles pour la recherche sur les fêtes. Une approche fondée sur l’événement jette un éclairage entièrement nouveau sur le spectacle en tant que phénomène fondamental d’interaction sociale ; inversement, l’étude des fêtes de cour nous aide à mieux comprendre les événements-spectacles. En effet, la fête de cour, qui se situe à l’intersection de la politique, du divertissement, de l’économie, de l’esthétique et de l’interaction sociale, constitue une forme très complexe d’événement-spectacle.
The PerformArt project aims to revive scholarship on European court festivals in the Baroque era, long focused on archival research, by interrogating the very concept of performance, which has become a largely empty shell into which scholars of all disciplines project their own concerns and biases. The concept of ‘spectacle event’, a type of event that involves both performing and spectating during a specific moment in time and in a specific space, offers a new horizon for festival studies. An event-based approach sheds an entirely new light on spectacle as a fundamental phenomenon in social interaction; conversely, studying court festivals helps us better understand spectacle events. Indeed the court festival, which stands at the intersection of politics, entertainment, economics, aesthetics, and social interaction, constitutes a highly complex form of the spectacle event.
Entrées d’index
Mots-clés : Spectacle, événement, performance, représentation
Keywords : Spectacle, event, performance, representation
Texte intégral
1L’étude de la fête aristocratique à l’Âge Baroque pose d’emblée un double problème de généricité et de champ disciplinaire. Si le mot et la chose semblent familiers, la “fête” se présente sous forme d’un agrégat de manifestations fort diverses, hétéroclites même – bals, processions, promenades, banquets, représentations théâtrales, tournois, feux d’artifices, etc. – que l’on prétend néanmoins saisir comme un tout unitaire. Il en va de même de “la cour”, trop rapidement ramenée au seul modèle de celle de Louis XIV à Versailles. À tout le moins, la diversité de la fête curiale baroque réclame une approche interdisciplinaire, qui ne résoudra pourtant pas la question épistémologique de la disciplinarité, puisque, de ce point de vue, l’étude du phénomène a le plus souvent procédé par extension à partir d’un point d’origine situé dans une discipline particulière : l’histoire socio-politique, les arts du spectacle, l’histoire de l’architecture et des bâtiments (et celle des jardins qui s’y rattachent), mais aussi l’« histoire des choses banales » selon la formule de Daniel Roche1 : vêtements, denrées de bouche, bougies et toute une infinité d’objets et de produits utilisés. Par où donc commencer l’enquête, et comment faire en sorte de tenir compte équitablement des considérations qui sont au cœur de chaque domaine scientifique, autant que de la diversité du milieu curial ?
2Jusqu’ici, paradoxalement, la fête représentait à la fois un objet de fascination pour tous et une forme marginale dans toutes les disciplines. Pour les historiens, la fête manque de profondeur, ou en tout cas ne présente pas une fonctionnalité claire sur le plan politique, contrairement à l’entrée, par exemple, avec laquelle elle partage pourtant nombre de points communs ; il existe donc de vastes projets de recherche dévolus aux entrées, avec colloques et publications à la clé, mais relativement peu sur les fêtes. Pour ceux qui travaillent sur les arts du spectacle, la centralité du théâtre est telle que l’on ne dispose pas d’outils conceptuels adéquats pour rendre compte de la plupart des manifestations qui constituent une fête ; et l’on ne dépasse alors guère l’analyse selon laquelle tout y est peu ou prou “théâtralisé”, ce qui n’explique rien. Pour les spécialistes d’architecture et de jardin, la fête n’est jamais qu’un épiphénomène que l’éphémère distingue du bâti et du planté, relativement pérennes. Par conséquent, les travaux consacrés aux fêtes soit se contentent d’un survol impressionniste, soit accumulent à partir de sources d’archive (parfois très abondantes) une masse de détails qui ne se traduisent pas forcément par une explication concluante sur la fonction et la signifiance de ce que l’on décrit. Même les exceptions, tel le formidable Theatre festivals of the Medici de Nagler2, ne parviennent pas à se détacher tout à fait du principe de la “politique théâtralisée” qui n’est pas satisfaisant sur au moins un point – crucial : tandis que le théâtre implique la fiction et l’illusion, y compris lorsqu’il met en scène des personnages historiques (César, Le Cid, Richard III…), la fête est une manifestation inscrite dans le réel, où figurent de véritables acteurs politiques, tout en ayant recours ponctuellement à des éléments de fiction.
3En choisissant de mettre la performance au cœur de la réflexion, le projet PerformArt ambitionne manifestement de dépasser les limites de ces visées traditionnelles3. De plus, en se focalisant sur un corpus certes déjà étudié, mais encore insuffisamment exploité, les fêtes romaines entre 1644 et 1740 (voir les travaux de Maurizio Fagiolo dell’Arco, Silvia Carandini et Martine Boiteux4), il ouvre de nouvelles perspectives sur le divertissement aristocratique, mais aussi sur la nature même de “la cour”, au-delà du modèle jadis (im)posé par Norbert Elias5. Ce modèle à vocation universelle était en fait fondé presque exclusivement sur l’exemple louis-quatorzien, et demandait donc à être relativisé6 ; l’univers curial de la Rome baroque, par sa spécificité7, se prête parfaitement à cette révision. Pour bien asseoir cette démarche novatrice à plusieurs titres, il importait au préalable de soigneusement définir ce concept opératoire de “performance” qui, en dépit de la vogue qu’il a suscitée dans les humanités et les sciences sociales – le performative turn décrit par Burke8 – reste souvent bien flou. J’ai moi-même expliqué comment les performance studies anglo-saxonnes, alors à leur apogée, vers la fin des années 80, avaient explicitement renoncé à une définition stable et unique, ouvrant ainsi la voie à toutes les dérives, chacun se sentant libre de donner au terme de “performance” (et “performeur”, “performatif”, “performativité”, etc.) le sens qui lui semblait convenir9. Or, une approche véritablement scientifique exige des concepts clairs et univoques : afin que celui de “performance” prenne une valeur opératoire, il faut qu’il comble une lacune, et pas seulement qu’il introduise un terme nouveau pour désigner ce que l’on connaissait déjà. Cela se vérifie uniquement si l’on replace la performance dans le cadre plus large du spectacle, dont elle est une composante ; mais il se trouve justement que la fête aristocratique à l’Âge Baroque constitue un excellent cas de figure pour comprendre ce qu’est le spectacle, et le rôle essentiel qu’il joue dans le fonctionnement des sociétés.
Du texte à l’événement : un tournant épistémologique et méthodologique
4Les bals, les promenades, les banquets, les représentations théâtrales constituaient l’ordinaire de la vie de cour à l’aube des temps modernes. Dans ce quotidien pourtant fait de luxe, de pompe et de divertissements en tous genres, la fête apporte une rupture10, par le niveau exceptionnel des moyens et les efforts déployés, par les sommes englouties ; mais on s’efforçait d’en souligner encore le caractère hors du commun en mettant l’accent sur l’éphémère de telles manifestations : on y voit des costumes qui ne seront portés qu’une fois, des structures édifiées pour la circonstance qui seront démantelées ensuite, voire littéralement détruites lors de la fête (une forteresse ottomane prise d’assaut, le palais d’une magicienne qui s’écroule dans les flammes). Impossible ne pas saisir qu’il s’agit d’un événement, au sens strict du terme : quelque chose qui se déroule dans un laps de temps et un lieu définis, et qui ne se renouvellera pas.
5L’étude du spectacle a longtemps souffert de raisonner à partir d’abstractions (“le théâtre”, “l’opéra”, “la fête”) tout en étudiant, sur le plan concret, un corpus essentiellement textuel : “le théâtre classique” ou l’ “opéra baroque” se ramenaient ainsi à un ensemble de textes – textes dramatiques pour l’un, partitions (et, très secondairement, livrets) pour l’autre – soumis à des analyses philologiques et musicologiques où les réalités scéniques ne fournissaient au mieux qu’un complément traité sur le mode anecdotique. En d’autres termes, on jugeait que les circonstances exactes dans lesquelles furent joués, par exemple, Le Cid, Tartuffe, Phèdre, Atys ou Les Indes galantes peuvent à la rigueur apporter un éclairage secondaire sur leur signification et leur signifiance (dans l’histoire littéraire et/ou musicale), sans pour autant remplacer le sujet d’étude, qui est le texte (le texte dramatique, le livret, la partition) – les variations entre différents états du texte, parfois considérables, étant également gommées. Ainsi l’on étudie le Tartuffe de Molière en tant que chose-en-soi, alors qu’on sait que lorsque la pièce fut créée à Versailles en mai 1664, dans le cadre d’une fête d’ailleurs, elle ne comprenait que trois actes ; qu’elle fut aussitôt interdite, et que la version en cinq actes, dont Molière pensait qu’elle serait plus acceptable, fut également censurée au bout de deux séances lorsqu’elle fut donnée à Paris en août 166511. Lorsque aucun incident notable ne vient émailler les représentations, en revanche, on tend à oublier que “la pièce” fut, d’abord et avant tout, une série de séances devant un public, c’est-à-dire une série d’événements.
6Soyons clair : il n’est nullement question de substituer l’étude de l’événement – ontologiquement ponctuel – à celle de la “longue durée”, ni même d’ailleurs de les opposer l’un à l’autre, mais bien de déterminer un objet d’étude qui puisse être soumis à une analyse phénoménologique. Par nature, les phénomènes “de longue durée” n’ont pas de contours nets, ni de bornes chronologiques évidentes, ce qui rend malaisée une saisie de l’objet et induit donc une démarche généralisatrice sujette à caution sur le plan méthodologique. La question fondamentale “Qu’étudie-t-on au juste ?” nous force à prendre conscience de la nature véritable de notre objet, quitte à reconnaître qu’il s’agit d’un objet indéterminé, ce qui est acceptable dans la mesure où l’on adopte un positionnement “quantique” au sens de la physique, qui revient à poser l’indécidabilité comme principe opératoire. Est-ce nécessaire ? En réalité, l’opposition de contrariété entre l’“événement” et la “longue durée” n’est qu’un artefact de l’historiographie (française notamment) à la suite d’un aggiornamento quant à sa focalisation excessive sur l’“événement historique” au sens d’événement exceptionnel, impliquant des personnages importants et/ou signalant un “moment signifiant” dans le continuum historique, établi sur des bases forcément subjectives : c’est là le “péché événementiel” récusé par Braudel12. À partir du moment où l’on s’en tient à une définition neutre de l’événement – ce qui arrive, ce qui se passe –, force est de constater que la “longue durée” chère à l’école des Annales n’est jamais qu’une série d’événements comme la ligne est constituée d’une série de points.
7Dans le cas de la fête aristocratique, au moins, le caractère exceptionnel de l’événement n’est pas contestable puisque c’est sa raison d’être ; dans le cadre d’une stratégie “politique” au sens large, donner une fête revient à se distinguer pour marquer les esprits. Bien sûr, il apparaît assez rapidement au chercheur que, malgré cette volonté de singularisation, les manifestations festives en milieu curial sur la durée de l’Âge Baroque présentent de nombreux points communs, qui tiennent d’abord à la disponibilité matérielle des instruments et des produits utilisés, et ensuite à des convergences esthétiques propres au milieu nobiliaire : le recours à la mythologie gréco-romaine pour ce qui est de la symbolique, l’appétence pour les allégories, mais aussi la persistance du référent nostalgique de la chevalerie, qui se traduit autant par des exercices martiaux (courses de bague et de tête, sbarre, naumachies, simulations de batailles) que par la mobilisation de figures tirées des épopées médiévales, ou plutôt de leur récriture par l’Arioste (Orlando Furioso, 1532) et le Tasse (Gerusalemme liberata, 1581). Il n’en reste pas moins que chaque organisateur, à chaque occasion, eut le souci de se singulariser, en fonction de ses moyens techniques et financiers, mais aussi de ses goûts et de particularités locales. Jamais les généralités que l’on peut égrener sur “la fête curiale baroque” n’oblitèreront la singularité de chaque manifestation.
La “festa teatrale”, piste séduisante mais dangereuse
8Longtemps, les historiens ont abordé les fêtes par le biais du théâtre, pour au moins deux raisons : toutes possèdent une dimension théâtrale, non seulement parce qu’on y joue forcément des œuvres dramatiques (comédies, tragédies, opéras, pastorales…), mais aussi parce qu’on y emploie des moyens scénographiques pour des composantes qui ne sont pas intrinsèquement dramatiques : les banquets, les joutes et autres exercices guerriers, les bals, les feux d’artifices peuvent être “mis en scène” ou “chorégraphiés” – ou donner l’impression de l’être. Le danger pour le chercheur réside alors dans la tentation de prendre au pied de la lettre ce qui n’est réellement qu’une métaphore ; s’il est normal que chaque composante d’une fête ait été soigneusement préparée et orchestrée, on ne peut pas l’assimiler à du théâtre, sauf à entretenir une confusion préjudiciable à la démarche scientifique.
9Cette dérive, très courante (et qui ne reflète pas forcément la mauvaise foi), s’explique d’abord par le prestige culturel de l’art dramatique en Europe du XVIe au XXe siècle, qui a conduit à un renversement de perspective. En 1972, Les Plaisirs de l’Isle enchantée était encore présenté comme une annexe à l’œuvre de Molière dans l’édition de référence de ses comédies13, comme si ces réjouissances fastueuses ayant duré toute une semaine méritaient qu’on s’y intéresse seulement à cause de Tartuffe, de La Princesse d’Élide et du Mariage forcé, pièces jouées à cette occasion. Or, il suffit de lire les diverses relations, officielles14 ou non, pour relativiser l’importance de ces pièces dans l’ensemble des manifestations proposées par Louis XIV à quelque six cents invités. De telles distorsions ne sont pas propres au théâtre parlé : en 1598, les noces du grand duc Ferdinando de’ Medici et de Christine de Lorraine à Florence donnèrent lieu à plusieurs semaines d’activités festives de toutes sortes, dont un étonnant match de football avant la lettre (calcio) entre deux équipes de cinquante hommes. Parmi ces divertissements, une pastorale dramatique, La Pellegrina d’un certain Girolamo Bargagli, et surtout les six intermèdes lyriques (intermezzi) dont elle était lardée. Loin de constituer de simples interludes musicaux, ces intermezzi formaient un ensemble cohérent, et surtout servaient de prototype à une forme en devenir, le dramma per musica. Ils étaient en effet dirigés par le comte Bardi da Venio, celui-là même qui avait constitué un groupe de recherche afin d’élaborer un genre nouveau, et pas moins de sept compositeurs avaient travaillé sur la partition (dont Bardi lui-même, Jacopo Peri et Emilio de’ Cavalieri) et cinq librettistes, dont Ottavio Rinuccini ; les costumes étaient de Bernardo Buontalenti. Le spectacle était agrémenté d’entrées en gloire et d’effets à machine. On imagine sans peine que ces intermezzi éclipsèrent la pastorale, et il semble logique que les musicologues y aient identifié une des toutes premières réalisations de ce qu’on nomme aujourd’hui “opéra”. Toutefois, le reste du programme suggère que les gens de l’époque auraient eu du mal à percevoir le caractère historique de cette performance, tout comme les convives des Plaisirs de l’Isle enchantée auraient eu bien du mal à imaginer que l’amuseur Molière deviendrait une figure centrale de la littérature et de la culture françaises. Pour eux, ni Tartuffe ni La Princesse d’Élide ne furent les moments forts de la fête.
10L’étude événementielle envisage au contraire l’ensemble de la fête, tel qu’il fut conçu et perçu à l’époque, ce qui a pour vertu de rétablir l’équilibre entre les diverses composantes, surtout lorsque celles-ci n’ont plus de nos jours d’actualité possible : on joue très régulièrement Tartuffe, mais on verrait mal le chef de l’État se costumer pour participer à une joute (ou à un quelconque exercice du même acabit). Ce détail permet de souligner l’impossibilité de ramener le spectacle au théâtre, ainsi que cela se fait encore trop souvent, comme si le second n’était que l’amplification du premier. En fait, la relation opère en sens inverse : le théâtre est une forme spécifique de spectacle, qui se caractérise par sa dimension fictionnelle et par la représentation. Pour bien saisir ce rapport, il faut au préalable concevoir le spectacle comme un phénomène social qui n’implique ni la fiction, ni la représentation, et où la performance prend tout son sens.
Performance et spectacle
11Le terme de “performance” figure depuis deux décennies parmi les plus galvaudés dans le discours des humanités, où le “tournant performatif” dont rendait compte Burke s’est accompagné d’une dilution croissante du concept15. Dès la fin des années 1980, dans le domaine anglo-saxon, les adeptes des performance studies en étaient arrivés à un tel degré de désaccord quant au sens à donner à “performance” qu’ils décidèrent d’un commun accord que tout un chacun pouvait la définir à sa guise16. Or, comment fonder une démarche scientifique sur un concept opératoire malléable au gré des chercheurs qui l’utilisent ? Commençons donc par présumer qu’un concept vaut par sa singularité, de manière positive – ce qu’il signifie – autant qu’a contrario – ce qui l’oppose à d’autres concepts. En anglais, performing est un mode de l’action humaine qui implique d’abord la conscience d’agir, et partant une attention portée à ce que l’on fait, qui dépasse le simple “faire” : un acte médical, une cérémonie civile ou religieuse, mais aussi un rôle de théâtre ou une chorégraphie en relèvent, au contraire par exemple de la lessive, de courses et de bien d’autres activités qui ne réclament pas le même niveau de concentration. L’exigence des tâches à accomplir demande souvent un protocole établi à l’avance, parfois selon des dispositions très précises qui doivent être suivies scrupuleusement ; mais l’on peut dire qu’il y a performance dès que l’on agit avec la conscience d’agir.
12Dans l’expérience commune, cette conscience procède d’abord de la présence d’autrui : on agit d’une manière particulière parce qu’on se sait observé, et qu’on souhaite donner une certaine impression. La toute première définition véritablement satisfaisante, avancée par le sociologue Erving Goffman dans son ouvrage fondateur The Presentation of Self in Everyday Life (1956), qualifie de performance « toute activité par un individu donné dans une occasion donnée, qui sert à influencer d’une manière quelconque les autres participants »17 ; pour lui, toute interaction sociale suppose une performance. Une vingtaine d’années plus tard, l’un des fondateurs des performance studies, Richard Schechner, trouva la formule aussi efficace que gnomique : showing doing – “montrer faire”18. L’une des plus grandes faiblesses de la performance theory, outre son refus de finalement définir son objet, réside dans sa négligence de celui/celle dont la présence (indispensable) et l’attention (variable) rend possible la performance : le spectateur. Même si par la suite, de manière compensatoire, se sont développées des spectator (ou audience) studies, l’“activité spectative” (spectating) n’a jamais été adéquatement intégrée.
13Le modèle que je propose reprend les principaux acquis de la performance theory, tout en offrant des solutions aux diverses lacunes que j’ai résumées ci-dessus. Le point de départ, c’est donc un concept a minima de performance en tant que mode de l’agir19 : un agir qui n’a rien d’exceptionnel ni de spécial, mais qui se distingue du simple “faire” par la conscience d’agir, induite par la conviction qu’il faut suivre un protocole prédéterminé ou prescrit : cas du chirurgien qui opère, mais aussi d’une personne affectée de troubles obsessionnels compulsifs qui ne peut s’empêcher d’accomplir certains actes de manière ritualisée. Mais une telle démarche autotélique ne comporte aucune dimension sociale, et c’est donc surtout la présence d’autrui, à qui le “faire” s’adresse, qui détermine la performance (ainsi que le concevait déjà Goffman).
14Cela n’implique ni la fiction, ni la représentation (j’y reviendrai), encore moins l’excès ou même l’exception. Un politicien qui fait un discours, une enseignante qui donne un cours, une avocate qui plaide, un prêtre qui dit la messe, un marchand forain qui débite son boniment “performent” – comme bien sûr un comédien, une danseuse, un clown, une acrobate qui se produisent en scène. Ceux et celles qui les regardent et les écoutent répondent par une forme d’agir, tout aussi conscient : chacun des deux partenaires est à la fois conscient de son agir propre, et de celui de l’autre. Il est crucial de concevoir ce phénomène – le spectacle – comme une relation de complémentarité.
15Cette relation induit la co-présence : performeurs et spectateurs ne peuvent interagir que s’ils se trouvent ensemble : on ne peut donc pas dire qu’un politicien qui ferait un discours devant des caméras de télévision, qu’une enseignante qui enregistrerait une conférence sous forme de podcast performent, car aucune interaction avec leur public n’est possible “en direct”. Nous avons ainsi dégagé un objet scientifique défini, l’“événement-spectacle” ; en effet, ce qui est passible d’analyse et d’étude n’est ni une chose ni une abstraction, mais un événement, “quelque chose qui s’est passé”. On pourra l’exprimer par la formule suivante : “L’événement-spectacle est constitué par la conjonction d’un agir performatif et d’un agir spectatif, dans un lieu donné, pendant un laps de temps donné”. Soit, en anglais :
performing U spectating
SE = ────────────────
time / space
Le spectacle de la fête de cour
16La fête curiale baroque constitue un point de départ utile pour comprendre la performance dans la mesure où elle répond clairement à deux objectifs : l’un de divertissement, pour lequel la dimension esthétique constitue une valeur en soi, l’autre de communication politique, pour lequel c’est la transmission du message qui prime. Dans cette version du programme de tout théâtre “classique”, placere et docere, la seconde composante passe au premier plan, et la démarche pédagogique se teinte fortement d’apologétique à la gloire du prince ou de la puissance organisatrice. Dès lors, on voit mieux que les enjeux de la performance ne se résument pas à une quelconque excellence artistique puisque la fête impliquait autant des professionnels que des amateurs, les courtisans – voire les dirigeants eux-mêmes ; que leurs qualités de danseur, de chanteur et de comédien fussent très variables importait relativement peu. Il fallait surtout tenir son rôle (de noble, de courtisan, de souverain), c’est-à-dire justement “performer”, le brio n’étant qu’une valeur ajoutée, certes appréciable, mais non définitoire.
17Un second élément utile dans l’intervention de ces personnages officiels, c’est que la performance obvie était leur lot quotidien. Dans un système politique absolutiste, en effet, le statut du courtisan, du noble et du souverain se définit par la nécessité de performer devant le public, à tout moment, son propre front – au sens neutre que Goffman donne à ce terme, c’est-à-dire ce que l’individu donne à percevoir à autrui, sans qu’il soit question de fiction, ni même de représentation. Lorsque sous l’Ancien Régime un noble – ou, a fortiori, le roi – apparaît en public, il performe comme tout un chacun, mais cette performance fonde son statut même : plus qu’un état, la noblesse est une condition qui exige une apparence, un comportement, des gestes spécifiques et surtout perceptibles et intelligibles20.
18Performer, ce n’est donc pas “jouer un rôle” au sens commun qui implique la fiction : c’est traduire en actes une compétence à l’attention d’un public présent, qui écoute et regarde. La noblesse est une essence qui ne prend réellement corps que dans une manière d’agir, de se présenter aux autres et d’interagir avec eux. Performer, ce n’est pas non plus “jouer un rôle” au sens commun, ce qui implique représentation (mimesis), c’est-à-dire qu’une entité est donnée pour une autre dans le cadre de la communication. Un tableau comme Paysage avec Orphée et Eurydice de Poussin n’est pas à proprement parler un paysage ; il représente un paysage au moyen de pigments déposés sur une surface (toile, bois, etc.). Cinna de Corneille représente un épisode de l’histoire romaine avec les moyens du théâtre. En revanche, un noble en public performe sa “qualité” de manière présentationnelle : son habit, ses gestes, ses mots réalisent l’état de noblesse, mais ils ne représentent rien. C’est seulement lorsqu’il joue un rôle au sens littéral (dans un ballet, un carrousel, un opéra…) que le noble performe de manière représentationnelle.
19Louis II de Bourbon-Condé, entre 1621 et 1646, apparut en public en tant que “duc d’Enghien” puis, de 1646 à 1686, en tant que “prince de Condé” ; son cousin Louis Dieudonné de Bourbon, en tant que “Dauphin de France” (1635-1643), puis “Louis XIV” (1643-1715). Ces titres désignent non pas des personnages de fiction, mais un “front”, une identité performative. Lorsque Louis II de Bourbon-Condé caracola à la tête d’un des quadrilles du carrousel de 1662 en tant que général turc, il s’agissait d’une performance représentationnelle, sans être fictionnelle : non seulement il existait des généraux turcs, mais « [s]a mine guerrière s’accommodait fort bien à la fierté de l’habillement »21 ; le vainqueur de Rocroi était un parfait analogon du farouche guerrier ottoman. En revanche, lors de la première journée des Plaisirs de l’Isle enchantée en 1664, Louis XIV participa aux exercices martiaux en tant que chevalier médiéval imaginaire : Roger, personnage de l’Orlando furioso. Il s’agissait donc d’une performance à la fois représentationnelle et fictionnelle.
20De ce point de vue, la particularité de la fête curiale consiste à faire coexister performance présentationnelle et représentationnelle de manière à entretenir une certaine ambiguïté qui sert le discours politique : car un noble du XVIIe siècle qui joue le rôle d’un héros (de l’antiquité ou d’une épopée médiévale) aspire à se faire reconnaître comme fonctionnellement équivalent à ce personnage, ce qui n’est évidemment pas le cas d’un comédien professionnel. Si ce dernier ne s’écarte qu’à son détriment de l’injonction formulée par Rotrou dans Le Véritable Saint Genest (II, 2) – « Il s’agit d’imiter, et non de devenir » –, le noble au contraire imitait le héros légendaire pour en devenir un lui-même ; qu’il eût accompli de véritables exploits sur un théâtre d’opérations, comme le Grand Condé, ne le dispensait nullement de devoir se prêter à une performance représentationnelle. Pour Louis XIV, le rapport est inversé : dans le carrousel de 1662, n’ayant pourtant encore aucune expérience militaire, il mena le quadrille des Romains en tant qu’empereur ; quelques années plus tard, quand il déclencha la Guerre de Dévolution (1668), puis alla se doter d’une aura martiale en envahissant la Hollande (1672), il se fit représenter en costume d’empereur romain22. Dans le premier cas il jouait un rôle ; dans le second, il était devenu un héros – ou du moins la propagande officielle le désigna comme tel – pour qui le référent romain, tout en restant mélioratif, n’était plus un simulacrum. Il finirait même par s’en débarrasser tout à fait : en 1693, sur un tableau de Mignard, d’une composition analogue à celui qu’il avait peint vingt ans plus tôt23, Louis Le Grand porte l’attirail militaire de son époque.
21La performance est donc un mode du faire qui permet de fonder un mode de l’être : bien avant que ce principe ne soit explicité par la philosophie existentialiste dans les années 4024, il était déjà à l’œuvre dans les cours européennes de la première modernité. Ce que l’on montre peut être tout à fait banal : le noble qui agit noblement ne fait pas forcément quelque chose d’exceptionnel mais il réalise par là sa noblesse aux yeux de son entourage. On sait qu’en France sous l’Ancien Régime il était possible de “vivre noblement”, autrement dit de performer la noblesse sans être “de qualité” ; mais un véritable aristocrate n’en était pas moins obligé d’assurer la même performance, sous peine d’opprobre, voire de dérogeance. Étudier le milieu de la cour à l’Âge Baroque nous empêche ainsi d’oublier que dans la plupart des contextes d’interaction sociale, chaque participant peut être amené à performer, y compris lorsqu’il semble cantonné à la fonction spectative. Les théoriciens contemporains, sous l’influence déformante du théâtre, ont souvent exagéré ce qui sépare performeur et spectateur :
Je définirais volontiers le spectacle, après quelques autres, comme une action déroulée à distance, et dont je suis exclu. […] Le dispositif suppose ainsi une double clôture : de la scène limitée par la rampe […] d’un public placé en vis-à-vis et lui-même retranché dans son for intérieur. Appelons coupure sémiotique cette division spectaculaire, matérialisée au théâtre par la rampe25.
22Cette “coupure” présentée comme absolue se trouve mise en cause dès lors qu’on considère le théâtre des XVIIe et XVIIIe siècles, où les gens de la haute société allaient pour se montrer autant que pour voir ce qui se passait en scène. Dans une fête curiale, la distinction performeur/spectateur se trouvait estompée de manière encore plus manifeste, puisque un certain nombre de ceux qui étaient à un moment donné spectateurs pouvaient être appelés à intervenir dans une performance représentationnelle, voire fictionnelle : le procédé était systématique dans le masque britannique26, variante du ballet de cour où l’entourage du roi, qui dans un premier temps assistait à une performance exécutée par des professionnels, montait à son tour sur scène pour s’y produire lors de la phase des revels. Les monarques n’étaient pas les derniers à participer : l’une des images les plus connues de l’empereur Léopold I le montre emplumé et revêtu d’un rutilant habit rouge vif, dans le rôle du berger Acis pour une favola in musica jouée à ses propres noces en 1667, La Galatea27 ; quant à Louis XIV, il fit en 1653 son entrée en politique, à la conclusion de la Fronde, sous le costume du soleil levant dans le final du Ballet de la Nuit.
23Le dispositif et le déroulement des Plaisirs de l’Isle enchantée illustrent parfaitement la complexité de tels événements-spectacles. Lors des trois premières journées, la fête consista en une série de performances basées sur les chants VI, VII et VIII de l’Orlando furioso, où la magicienne Alcine retient dans son île le chevalier Roger et ses compagnons. Louis XIV s’était évidemment réservé le premier rôle, celui de Roger, secondé par le duc de Saint-Aignan, qui jouait Guidon le sauvage, et le duc de Noailles en Ogier le Danois. Les gravures d’Israël Silvestre illustrant le livret de la fête montrent, au premier plan, les silhouettes des spectateurs ; au centre, on distingue celles des cinq membres de la famille royale et, pour la première journée, la place vide de Louis, qui participe au carrousel ainsi qu’aux courses de bague et de tête – sur les vues ultérieures, on constate qu’il a regagné sa place : de performeur, il est devenu spectateur. Cette première journée se conclut par une collation, mais outre la famille royale, seules trente dames de la cour eurent le privilège de s’y faire servir, tandis que le reste des invités les regardait manger28, autre forme de spectacle. Pendant toute la durée de la fête, les modalités varient : tout ce qui s’y passe (en public du moins) relève de la performance, mais certains participants sont tour à tour performeurs et spectateurs, et leurs performances sont parfois présentationnelles, parfois représentationnelles, fictionnelles ou non (les dames de la cour ne jouent aucun rôle, par exemple). Même s’ils n’étaient que spectateurs, les invités de marque – une cinquantaine – furent installés de manière à pouvoir eux-mêmes être observés par les centaines d’autres convives relégués à un deuxième cercle. On trouve ici la parfaite illustration de la fluidité des fonctions performatives et spectatives qui, pour être complémentaires, n’en sont pas pour autant mutuellement exclusives.
24En se donnant pour objectif de saisir la fête de cour d’un point de vue performatif, on réinvente une démarche longtemps axée sur l’exploitation des archives pour elles-mêmes, mais dont la finalité est désormais d’expliquer “ce qui s’est passé” – un événement. D’un autre côté, le corpus festif permet de mieux cerner la complexité de l’événement-spectacle, trop fréquemment assimilé à la seule performance théâtrale. Une fête constitue certes un objet de recherche unitaire, mais elle comporte toujours une pluralité d’éléments : elle représente un macro-événement composé de micro-événements (bals, banquets, exercices martiaux, feux d’artifice, parades, etc.) dont le sens et la valeur tiennent à celui de l’ensemble. Si l’approche événementielle laisse entrevoir une compréhension entièrement renouvelée du spectacle en tant que phénomène indispensable au fonctionnement de toute société, l’étude de la fête aristocratique à l’Âge Baroque fournit un modèle idéal de macro-événement à la croisée du politique, de l’économique, du social et de l’expression artistique.
Notes de bas de page
1 Roche 1997.
2 Nagler 1964.
3 Pour une présentation du projet PerformArt, voir l’avant-propos du présent ouvrage.
4 Fagiolo dell’Arco – Carandini 1977-1978, Fagiolo dell’Arco 1994 et 1997, Boiteux 1977 et 2010.
5 Elias 1969.
6 Brice 2009.
7 Ago 1997.
8 Burke 2005.
9 Spielmann 2013.
10 Boucher 2003.
11 Voir Biet 2013a.
12 Braudel 1958.
13 Molière 1972, t. 1.
14 Plaisirs de l’isle enchantée 1664.
15 Burke 2005, p. 35 ; il parle de l’« “over-extension” of the central notion of performance ».
16 Sous prétexte qu’il s’agissait d’un « concept contesté » ; voir Spielmann 2013, p. 193.
17 Goffman 1959, p. 15 : « A “performance” may be defined as all the activity of a given participant on a given occasion which serves to influence in any way any of the other participants ».
18 Schechner 1998.
19 J’utilise “agir” plutôt qu’“action” pour éviter tout effet de réification ; en anglais, on parlera ainsi de performing et de spectating pour exprimer qu’il s’agit de processus, ressource verbale que n’offre pas le français.
20 Voir Leferme-Falguières 2007, Canova-Green 2018, Perez 2018.
21 Perrault 1670, p. 7.
22 Louis XIV en empereur romain devant sa tente (mai 1668), F-Pn (manuscrits), Ms. Fr. 7892 ; Pierre Mignard, Portrait équestre de Louis XIV couronné par la Victoire, devant une vue de la ville de Maastricht (1673), Château de Versailles.
23 Pierre Mignard, Louis XIV couronné par la Victoire, devant Namur (1692), Château de Versailles, MV 2032.
24 Dans la parabole du garçon de café qui « joue avec sa condition pour la réaliser » (Sartre 1976).
25 Bougnoux 1996, p. 15.
26 Sur le masque, voir Curran 2009 ; Butler 2008 ; Shohet 2010.
27 Jan Thomas, Kaiser Leopold I. (1640-1705) im Theaterkostüm, in ganzer Figur [L’empereur Leopold I en costume de scène, portrait en pied] (1667), Vienne, Kunsthistorisches Museum, Gemäldegalerie, 9135.
28 Voir la contribution de Christine Jeanneret dans le présent ouvrage, Un triomphe gastronomique. Banquet et performance dans le jardin de Flavio Chigi en 1668.
Auteur
Georgetown University (Washington, DC) - spielmag@georgetown.edu
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