Performance et performativité
p. 51-60
Résumés
Le tournant performatif correspond à un changement de paradigme d’importance, et il est aujourd’hui utilisé dans diverses disciplines, telles que les arts du spectacle, la philosophie, la linguistique, l’anthropologie, la sociologie et les études de genre. La performance peut être définie comme tout ce qui n’est pas écrit : la corporalité, les mouvements, les interactions avec le public, la temporalité, l’éphémère et l’expérience qui ne peut être répétée. La performativité a d’abord été définie comme le pouvoir du langage de changer le monde et a rapidement été appliquée au corps dans les études de genre, qui considèrent le sexe et le genre comme des constructions sociales et culturelles. Ce chapitre présente d’abord les concepts fondateurs de performance et de performativité, puis les grandes lignes de leur historiographie, en se concentrant sur le théâtre et sur la musique. Pour terminer il propose quelques orientations futures pour la recherche, notamment l’idée de concevoir la recherche basée sur la pratique et une recherche incarnée comme les fondements d’une épistémologie.
The performative turn represents a new and powerful avenue of inquiry for scholarly analysis, and today it is used in various disciplines, such as the performing arts, philosophy, linguistics, anthropology, sociology, and gender studies. Performance can be defined as everything that is not written : corporality, movements, interactions with the audience, temporality, ephemerality and unrepeatable experience. Performativity was first defined as the power of language to change the world and was soon applied to the body in gender studies, considering both sex and gender as social and cultural constructions. The principal concepts of performance and performativity are presented in this chapter, along with a historiographical survey focusing on theatre and music. Finally, future directions of research are suggested, notably the idea of making as epistemology, practice-based research, and embodied research.
Entrées d’index
Mots-clés : Performance, performativité, historiographie du spectacle, performance studies, études de genre
Keywords : Performance, performativity, theatre historiography, performance studies, gender studies
Texte intégral
1En 1975 dans la galerie Krinzinger à Innsbruck, l’artiste serbe Marina Abramović soumit son corps à diverses transgressions corporelles, ingérant un litre de miel, un litre de vin et s’infligeant des blessures au rasoir sur le bas-ventre. Puis elle se fouetta et finalement se coucha sur une croix de glace, gelant son dos, alors que son corps brûlait par en-dessus. Le public ne put supporter cette exploration des limites physiques et mentales, intervint et l’arracha à la croix. Cette performance, intitulée Lips of Thomas, constitue un moment-clef pour les arts performatifs et les études de la performance, notamment par l’usage extrême du corps comme medium et l’inévitable implication du public. Dans son autobiographie, en mentionnant une des performances de Rhythm 10 à la villa Borghese de Rome en 19731 – une version extrême du jeu du couteau – Marina Abramović décrit ainsi la relation entre elle et les spectateurs :
Es war, als würde ein elektrischer Strom durch meinen Körper fliessen, als wären das Publikum und ich eins geworden. Ein einziger Organismus. Das Gefühl der Gefahr im Raum hatte die Zuschauer und mich in diesem Moment vereint : wir waren hier und jetzt und nirgendwo anders2.
2Depuis lors, la notion de performance est devenue un concept puissant mais également confus dans les disciplines humanistes. Radicalement interdisciplinaires, les études des arts de la performance incluent désormais les disciplines du spectacle, la philosophie, la linguistique, l’anthropologie, la sociologie et les études de genre. Leurs objets vont du théâtre aux cérémonies, des rituels politiques ou religieux au sport, en passant par la vie quotidienne, les spectacles et les divertissements au sens large. Il s’agit ici de présenter brièvement les principaux concepts sur lesquels reposent les études des arts de la performance ainsi qu’un état de la question bibliographique en nous concentrant essentiellement, mais pas uniquement, sur les recherches issues du monde anglo-saxon.
Performance : théâtre et musique
3On a longtemps réduit l’objet des études théâtrales et de la musicologie au texte écrit : le drame dans le cas du théâtre, la partition dans le cas de la musique. Au contraire, la performance, pour la définir de façon lapidaire et par la via negativa, est tout ce qui n’est pas écrit : la physicalité, les mouvements, l’interaction avec le public, la temporalité, l’éphémère, le fait de ne pouvoir être réitéré. Comme l’annonce le titre de son ouvrage, Text and act : Essays on music and performance, Richard Taruskin affirme que la performance « est un acte et ne peut pas être réduite à un texte »3. On considère que les études de la performance sont nées dans les années 1960 aux États-Unis. Mais comme l’a démontré Erika Fischer-Lichte, le tournant performatif – même s’il ne portait pas encore ce nom – remonte au début du XXe siècle, en particulier sous l’impulsion des études théâtrales allemandes4. Influencé par la réforme théâtrale du metteur en scène Max Reinhardt, le fondateur des études théâtrales allemandes Max Herrmann affirme d’une part que c’est la performance (Aufführung), et non pas la littérature, qui constitue le théâtre et, d’autre part, que l’interactivité entre public et acteurs constitue l’une des conditions de la performance5. Aux États-Unis, dans les années 1940, Alois Nagler, un historien du théâtre d’origine autrichienne, inspiré par les théories de Herrmann, avait développé une approche de recherche qui mettait en relief la matérialité du théâtre, notamment par l’étude historique des scénographies et des costumes. Bien qu’il ne s’agît pas de performance proprement dite, ses études mettaient en évidence les conditions matérielles et la production de la performance6.
4En 1967, Richard Schechner fonda et dirigea la troupe expérimentale de théâtre, The Performance Group, qui devint The Wooster Group en 1980, sous la direction d’Elizabeth LeCompte. Les expérimentations de la troupe, qualifiée de théâtre de l’environnement (environmental theater), encouragèrent l’immersion du public dans la performance et les contacts physiques entre public et acteurs, en supprimant la traditionnelle séparation entre la scène et les spectateurs7. Le laboratoire pratique de la troupe donna naissance aux premiers textes de Schechner sur la performance et finalement les études de la performance apparurent sous ce nom dans les années 1960 à New York University, c’est-à-dire dans une faculté résolument interdisciplinaire puisque cette institution, outre les historiens du théâtre, comprend également des anthropologues, des sociologues et des spécialistes des arts du spectacle (musique, danse et théâtre)8. Désormais, l’acte de performance n’était plus seulement artistique et esthétique : il incluait les aspects sociaux, culturels, ainsi que les questions d’identité et de rituel qui lui sont liées.
Performativité
5La performance ne peut être évoquée sans recourir à un concept voisin, celui de performativité. John L. Austin employa le terme « performatif » pour la première fois dans une conférence à Harvard en 1955, qui sera publiée comme monographie sous le titre How to Do Things With Words en 19629. Le philosophe du langage anglais l’utilise dans un sens bien précis, qui ne concerne que les actes de langages (speech acts). Il distingue le langage descriptif fait d’énoncés constatifs (constative language), qui peuvent être évalués en termes de vrai ou faux, de l’énoncé performatif (performative language) qui possède la capacité d’agir, de faire une action, de transformer le monde. Dans ce sens, parler devient un acte social. Les exemples les plus célébres d’actes de langages sont des actes institutionnels, tels la cérémonie de mariage ou un juge prononçant un verdict. Le fait de prononcer un couple mari et femme ou de condamner un accusé à la prison à perpétuité va littéralement changer la vie des protagonistes. Dans ce cas, dire ne consiste pas uniquement à prononcer des paroles, mais dire c’est faire.
6Durant les années 1990 avec l’émergence des études culturelles, Judith Butler allait étendre la notion de performativité au domaine du corps10. La culture, le théâtre et la musique seraient désormais interprétés comme une performance et non plus comme un texte. Avant Butler, les théoriciennes féministes telles Simone de Beauvoir, Julia Kristeva, Luce Irigaray ou Monique Wittig considéraient le sexe comme un facteur biologique, alors que le genre était vu comme une construction sociale : on naissait mâle ou femelle, mais on devenait un homme ou une femme. Judith Butler, elle, questionne autant les notions de sexe que celle de genre et établit le concept de performativité du genre, en opposition avec la conception essentialiste du genre. Née au XIXe siècle, cette conception considère les hommes et les femmes comme étant fondamentalement différents pour des raisons biologiques impliquant également des qualités morales. Elle se substituait à l’ancienne conception galénique d’un modèle sexuel unique dans lequel hommes et femmes sont positionnés sur un continuum allant de la perfection (l’homme) à l’imperfection (la femme)11. Selon cette perspective, le sexe, tout comme le genre, est une construction sociale et culturelle. La norme est le désir masculin hétérosexuel qui a créé une identité féminine établie par la répétition d’actes corporels stylisés – ce que Michel Foucault qualifie de discours régulateurs ou de techniques disciplinaires. La performance du genre crée le genre, chaque individu fonctionne comme un acteur de ce genre. En outre, le genre est performatif, car les actes corporels expriment le genre et constituent l’illusion d’une identité de genre stable. Judith Butler revendique la subversion des catégories de genre par la performance ainsi que l’idée d’une identité flexible et libre, qu’elle nomme « gender trouble » ou, si l’on suit la traduction française – malheureuse – du titre de son ouvrage, le « trouble dans le genre ».
Théorie(s) de la performance
7Pour en revenir aux arts du spectacle, l’historien du théâtre américain Marvin Carlson, dont les travaux portaient sur la politique identitaire et la culture de la performance12, fut parmi les premiers à tâcher de définir une théorie de la performance dans le théâtre et la vie quotidienne en établissant des connexions entre performance, postmodernisme et poststructuralisme. Considérant la sémiotique du théâtre, il lit les signes – le texte dramatique – comme une source de codes pour la performance. En 2000, l’historien du théâtre suédois, Willmar Sauter publia The theatrical event : Dynamics of performance and perception, un ouvrage dans lequel il étudie la communication entre spectateurs et acteurs, ce qu’il appelle « l’événement théâtral »13. La rencontre entre le public et l’artiste se caractérise par son dynamisme au niveau émotionnel, artistique et symbolique. Sauter offre des outils analytiques qui permettent d’étudier l’engagement du public et l’interaction entre l’événement performatif et son contexte. Sur la base d’exemples qui vont des drames suédois de la Renaissance aux pièces d’August Strindberg, en passant par les performances de Dario Fo et de Robert Lepage, il développe l’idée d’une culture du jeu – en opposition à une culture écrite –, ainsi que les notions de communication théâtrale et de théâtralité. En 2003, un ouvrage fut entièrement consacré à ce dernier point, Theatricality : theatre and performance theory14. Dans une brillante introduction, les éditeurs du volume examinent la notion de théâtralité et son émule, la performativité, en étudiant l’inflation du recours à ces deux termes et en fustigeant la confusion qui est née de leur usage. Théâtralité et performativité ont été utilisées pour désigner des pratiques et des situations tellement différentes que ces termes ont perdu de leur pertinence. La métaphore du theatrum mundi a conduit à utiliser les deux notions pour désigner toutes sortes de formes d’activités sociales, au risque de faire perdre tout sens à ces deux termes, voire de susciter des idées contradictoires. Les éditeurs suggèrent d’adopter une approche déterminée par les pratiques (du théâtre ou du rituel, par exemple), plutôt que de recourir à des définitions floues et anachroniques. La collection d’essais présentés dans le volume offre des cas concrets issus de cultures, de périodes et de lieux différents (celui du drame médiéval espagnol, de l’opéra chinois classique, du théâtre de Bertolt Brecht ou des notions de théâtralité et d’anti-théâtralité à Londres durant la Renaissance) et prouve la validité de l’approche qu’ils préconisent.
8Mais la part du lion d’une théorie de la performance revient à l’historienne du théâtre allemande Erika Fischer-Lichte, laquelle analysa le tournant performatif à la loupe et établit un appareil analytique et terminologique dépassant les catégories traditionnelles de l’œuvre d’art, de leur production et leur réception15. Prenant comme point de départ la terminologie de Max Herrmann, elle établit une théorie esthétique basée sur l’expérience, les événements et les sensations, sur les procédés plutôt que les productions. Selon Erika Fischer-Lichte, la performance en tant que pratique artistique dissout les frontières entre la vie et l’art, entre l’embodiment et la signification, ainsi qu’entre la présence et la représentation. Elle met en lumière l’usage des corps, qui ne se cantonnent plus simplement à représenter ou jouer les actes de manger ou de souffrir, par exemple, mais qui mangent et souffrent véritablement sur scène, ce qui rappelle la performance fondatrice de Marina Abramović qui provoquait la réaction des spectateurs, activement engagés dans la performance. L’historienne du théâtre affirme que les arts performatifs sont indissociables du moment concret de leur performance, cette dernière devant être vécue et expérimentée (erlebt und erfahren). En tant que telle, la performance est définie selon trois axes : en premier lieu, elle est unique et ne peut être répétée (Einmaligkeit und Unwiederholbarkeit) ; en second lieu, la co-présence physique des spectateurs et des acteurs dans le même espace est une condition de base de la performance ; en dernier lieu la répétition – nécessairement stylisée – d’une même performance finit par engendrer une identité spécifique.
9Enfin on signalera l’ouvrage des historiens de l’art suédois, Peter Gillgren et Mårten Snickare entièrement consacré à la performance et à la performativité dans la ville de Rome, objet d’étude du présent ouvrage, et durant la période qui nous intéresse16. Dédiés avant tout à la culture visuelle, mais abordant également la musique, le théâtre et divers rituels propres à la cour papale, les essais de ce recueil collectif reposent tous sur l’idée de la performativité en tant que procédé par lequel l’œuvre ou l’artiste façonnent l’identité du spectateur de même que le regard de ce dernier à son tour les façonne. Abordant entre autres l’étiquette des diplomates étrangers, l’instrumentalisation de la reine Christine de Suède après son abdication, la performance de la musique sacrée, les peintures du Caravage ou les mouvements des corps durant les processions, les chapitres mettent en lumière l’aspect dynamique, rituel et corporel des performances étudiées.
Musique et performance
10Le chef d’orchestre Leopold Stokowski affirmait au sujet de la partition : « We call it music, but that is not music ; that is only paper »17. Cette citation met en évidence le décalage qui existe entre la performance de la musique et sa codification écrite dans la partition. La musique est faite de temporalité de façon encore plus essentielle que le théâtre puisque le tempo et le rythme sont des facteurs sémantiques dans la production de la musique, art de l’éphémère par excellence. Mais, tout comme les autres arts du spectacle, la musicologie a longtemps considéré que son objet d’étude était l’œuvre et que l’œuvre était le texte. Lydia Goehr, dans son ouvrage novateur paru en 1992, dans lequel elle aborde les notions de composition, de performance, de codes sociaux et institutionnels ainsi que l’histoire de la réception, questionne de façon provocante cette idée en affirmant que le concept d’œuvre n’existe pas avant le XIXe siècle18. Elle met en lumière le fait que la performance, à l’opposé de la partition qui, elle, est fixe, est un processus, dynamique et variable. La performance implique des négociations entre l’écrit, les interprètes et le public, et relève donc d’une pratique sociale et culturelle.
11Richard Taruskin, avec la virulence qui le caractérise, publia une collection d’essais en 1995 qui ébranlèrent fortement les tenants de la musicologie traditionnelle19. Considérant la performance comme un acte, ainsi que nous l’avons vu plus haut, il y dénonce le « fétichisme du texte », l’exaltation de la partition ainsi que la négligence de la performance qu’une telle primauté entraîne. Il considère que la performance historiquement informée (HIP, soit la pratique de la musique ancienne avec des instruments anciens et selon les conventions de l’époque) est une attitude moderne – influencée par Stravinsky et par le modernisme du XXe siècle – et anachronique envers la partition. Il récuse les prémisses sur lesquelles se fonde une démarche qui utilise l’histoire pour justifier une approche résolument contemporaine. Par conséquent l’auteur exhorte musiciens et musicologues à se détacher du texte et revendique une performance véritablement historique – et non pas historiquement informée –, spécifiquement lorsqu’elle implique des déviations face aux documents écrits, en dénonçant le respect excessif du texte musical. Il prône une attitude postmoderne et postautoritaire dans la pratique de la musique ancienne, exprimant haut et clair ses réticences face à la figure autoritaire du compositeur au XIXe et au XXe siècle. Grâce à son ton provocateur et à ses opinions tranchantes, Richard Taruskin eut le mérite de provoquer une réflexion sur des aspects fondamentaux liés à la performance, notamment le fait – indéniable – que la performance prétendument historique est tout sauf historique. Dans son compte rendu du volume, John Butt, bien qu’il partage les opinions essentielles du musicologue russe, met très justement le doigt sur une contradiction importante20. À l’affirmation de Richard Taruskin selon laquelle « the art works of the past, even as they are purportedly restored to their pristine sonic condition, are concomitantly devalued, de-canonized, not quite taken seriously, reduced to sensuous play »21, Butt répond que c’est le postmodernisme plutôt que la performance de la musique ancienne qui est ici remis en question. La controverse suscitée par Richard Taruskin aura eu le mérite de susciter de nombreuses réflexions explorant les contradictions qui existent entre les buts et les méthodes dans la performance de la musique ancienne22.
Directions futures
12Le tournant performatif semble dernièrement quelque peu s’essouffler, victime de son propre succès. L’amplitude des domaines auquel il s’applique désormais provoque une confusion qui rend pratiquement impossible toute tentative de définition précise du terme. Quelques directions de recherche prometteuses, issues des théories de la performance, émergent toutefois dans le monde anglo-saxon, liées notamment à l’idée du faire (making) comme épistémologie, ainsi qu’à la recherche basée sur la pratique (practice-based research) et à la recherche incarnée (embodied research).
13L’anthropologue anglais Tim Ingold a développé des méthodes de recherche novatrices en repensant la culture matérielle, non plus considérée comme un objet d’étude mais comme une interaction. Il critique la tendance qu’ont les anthropologues à considérer l’art avant tout en tant qu’objet, en ignorant les processus créatifs et les interactions humaines qui mènent à la création et à la réception d’un objet d’art. Dans sa perspective, l’objet d’art n’est plus seulement un objet à voir mais un objet à faire23. Le « faire » produit de la connaissance : « thinking through making and learning by doing »24. Il met l’accent sur la pratique et explore les manières dont les êtres humains interagissent avec leurs environnements et changent en fonction de cette interaction. Connectant l’anthropologie avec l’archéologie, l’art et l’architecture, il étudie dans son ouvrage comment fabriquer des haches, contruire des édifices, faire de la vannerie selon des traditions ancestrales. Il y considère les gestes et les corps en tant que performances non verbales. L’accent mis sur le corps lui permet de dépasser le langage pour envisager les mouvements, les formes et l’endurance. Surprenant, provocateur et résolument innnovateur, Tim Ingold apporte une nouvelle forme de réflexion qui peut bénéficier à toutes les siences humaines, et particulièrement aux arts du spectacle.
14À Columbia University, l’historienne Pamela Smith dirige un projet novateur intitulé The Making and Knowing Project : Intersections of Craft Making and Scientific Knowing25. Partant du constat que la révolution scientifique fut conduite principalement par des artisans talentueux – à une époque où « faire » était « savoir » –, ce projet vise à étudier les interactions entre le faire artistique et la connaissance scientifique. Un fossé institutionnel sépare désormais les deux domaines, un fossé que le projet se propose de combler en revendiquant une approche qui unit les sciences et les humanités, de même que la pratique artisanale et la connaissance scientifique. Un manuscrit français énigmatique du XVIe siècle, Recueil de recettes et secrets concernant l’art du mouleur, de l’artificier et du peintre, forme la base du projet26. Similaire à bon nombre de livres de secrets de la même période, il contient la description des techniques d’ouvrages de céramique, de métal et de peinture. Les marges du volume sont emplies des commentaires de l’auteur, qui se réfère à sa propre pratique, avec des illustrations, des descriptions de ses expérimentations et des différents matériaux et processus employés. Témoin d’une culture et de pratiques, ce manuscrit atteste non seulement de techniques artistiques, mais d’une attitude plus générale face à l’expérimentation, aux matériaux, à la production et à la consommation de biens matériels. Dans le cadre du projet, il est prévu d’une part de réaliser une édition critique (digitale et multimédia) du volume, en parallèle avec des ateliers qui recréent les outils et les techniques de production des objets décrits dans le manuscrit. La fabrication et la reconstruction des objets sont conçues comme une épistémologie – cette approche s’apparente sans conteste à celle de la performance historiquement informée dans le cadre des arts du spectacle.
15Ben Spatz, un acteur et historien du théâtre américain, étudie quant à lui la connaissance issue de pratiques du corps27. À Spinoza qui demandait : « que peut faire un corps ? », Ben Spatz répond que les techniques corporelles sont, en elles-même, une connaissance. Même si sa prose frise parfois le galimatias postmoderne et rend l’ouvrage difficile à lire, l’auteur a le mérite de proposer une théorie de l’embodied research ainsi qu’une philosophie de la performance et de la pratique. Convoquant Marcel Mauss, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari ainsi que Nick Crossley, et navigant entre la phénoménologie, les sciences cognitives, la danse et les études de genre, il considère les pratiques du corps dans la vie quotidienne et dans les techniques spécialistes corporelles (telles que la danse ou le yoga par exemple) comme un ensemble de sites qui nous permettent de saisir – dans le sens littéral du terme – et « d’empoigner » le monde.
16En guise de conclusion, mentionnons un rebondissement inattendu dans le monde de la performance. En 2012, Marina Abramović annonça la création du Marina Abramović Institute for the Preservation of Performance Art (MAI), une archive vivante dont la mission est la création, l’hébergement et la conservation de toutes les formes d’art immatériel (performance, danse, théâtre, film, vidéo, opéra et musique), et qui suppose des collaborations dans les champs scientifiques, technologiques et éducationnels28. Le musée est pensé comme un laboratoire, dans lequel les visiteurs seront entraînés à la « méthode Abramović », une technique qui vise à estomper la séparation entre artistes et public en transformant les spectateurs en acteurs. Lors de la présentation publique du projet, l’artiste serbe affirmait : « To me, when you die, you cannot leave anything physical – it does not make any sense ; but an idea can last for a long time »29. Le musée aurait dû être l’incarnation de cette idée et constituer l’héritage laissé par l’artiste. Toutefois, en 2017, Marina Abramović renonça à ce musée pour des questions financières. Un musée, par définition, est un objet matériel et physique bien concret. Nous avons vu que la définition de base de la performance est qu’elle est unique et qu’elle ne peut être réitérée, ce qui implique par là-même l’impossibilité de la conserver. Vouloir préserver ce qui ne peut pas l’être relève de l’utopie et correspond à un démantèlement de l’idée qui est à la base de la performance. Ce faisant, Marina Abramović nie le fait d’être « ici et maintenant et nulle part ailleurs », contrairement à ce qu’elle disait elle-même dans son autobiographie.
Notes de bas de page
1 La première eut lieu à Édimbourg la même année.
2 Abramović 2016, p. 83.
3 Taruskin 1995.
4 Fischer-Lichte 2008, p. 30 et 35.
5 Herrmann 1914, p. 118.
6 Nagler 1952 et 1959.
7 Fischer-Lichte 2008, p. 22.
8 Schechner 1968, 1973a, 1988, 2002 et Carlson 2008.
9 Austin 1962.
10 Butler 1990 et 1993.
11 Laqueur 1990.
12 Carlson 1996.
13 Sauter 2000.
14 Davis – Postlewait 2003.
15 Fischer-Lichte 2008 et 2014a.
16 Gillgren – Snickare 2012.
17 Interview avec Glenn Gould, Canadian broadcasting corporation radio, 1970.
18 Goehr 1992.
19 Taruskin 1995.
20 Butt 1996, cf. également Butt 2002.
21 Taruskin 1995, p. 138.
22 Bowens 1999, Talbot 2000, Butt 2002, Haynes 2007, Danuser 2009, Lawson – Stowell 1999 et 2012, Leech-Wilkinson 2012, Cook 2013 (pour ce dernier, voir en particulier le chapitre Plato’s Curse).
23 Ingold 2013 et 2015.
24 Ingold 2013, p. IX et 52.
25 Smith [sans date].
26 F-Pn (manuscrits), Ms. Fr. 640.
27 Spatz 2015.
28 Steinhauer 2012.
29 Steinhauer 2012.
Auteur
Centre for Privacy Studies, University of Copenhagen and Royal Collections at Rosenborg Castle - christine.jeanneret@teol.ku.dk
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Thermalisme en Toscane à la fin du Moyen Âge
Les bains siennois de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe siècle
Didier Boisseuil
2002
Rome et la Révolution française
La théologie politique et la politique du Saint-Siège devant la Révolution française (1789-1799)
Gérard Pelletier
2004
Sainte-Marie-Majeure
Une basilique de Rome dans l’histoire de la ville et de son église (Ve-XIIIe siècle)
Victor Saxer
2001
Offices et papauté (XIVe-XVIIe siècle)
Charges, hommes, destins
Armand Jamme et Olivier Poncet (dir.)
2005
La politique au naturel
Comportement des hommes politiques et représentations publiques en France et en Italie du XIXe au XXIe siècle
Fabrice D’Almeida
2007
La Réforme en France et en Italie
Contacts, comparaisons et contrastes
Philip Benedict, Silvana Seidel Menchi et Alain Tallon (dir.)
2007
Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l’Occident à la fin du Moyen Âge
Jacques Chiffoleau, Claude Gauvard et Andrea Zorzi (dir.)
2007
Souverain et pontife
Recherches prosopographiques sur la Curie Romaine à l’âge de la Restauration (1814-1846)
Philippe Bountry
2002