Conclusion
p. 475-484
Texte intégral
1Centrée sur l’étude des métiers de la musique dans une perspective d’histoire sociale, l’enquête a permis de mettre au jour les spécificités structurelles de la vie musicale romaine, les ressorts de son attractivité comme les facteurs qui expliquent sa variété et son instabilité. La réflexion s’est attachée aux lieux et aux institutions liés à la pratique de la musique, aussi bien qu’au déroulement des carrières, sur la base d’évaluations quantitatives et de la reconstitution de parcours individuels. Cette approche, nourrie des acquis récents de l’histoire du travail et de l’histoire des pratiques culturelles, a permis de nuancer l’idée, jusqu’alors dominante dans l’historiographie, de la crise, voire du déclin, de l’activité musicale à Rome au cours du XVIIIe siècle.
2L’attention portée aux cadres institutionnels et sociaux d’exercice de la pratique musicale, sans opposer la sphère sacrée et la sphère profane, offre l’image d’une ville dynamique où la musique était omniprésente. Les récits de voyage, les correspondances et les périodiques de l’époque éclairent la pluralité et la variété des activités musicales. La musique résonnait au cours des nombreuses festivités religieuses qui ponctuaient le quotidien des Romains, dans les divers édifices religieux que comptait la ville (églises, oratoires, couvents…) ou en extérieur. La vie musicale était pourtant loin d’être circonscrite aux lieux sacrés. Les moments de réjouissance séculière et ludique, remarquables par leur fréquence, concernaient à divers degrés tous les segments de la société. Ils suscitaient la production de spectacles de dimensions et de forme variables où l’art musical était volontiers convoqué. On jouait de la musique dans les palais des grandes familles aristocratiques, dans les résidences des musiciens ou des connaisseurs, comme dans les rues et sur les places publiques. Les nombreuses initiatives individuelles ou collectives de la seconde moitié du siècle, repérées grâce aux archives du gouverneur de Rome, témoignent de ce foisonnement musical.
3Les Romains et les visiteurs étrangers pouvaient assister aux divertissements de tout genre organisés partout en ville. Les autorités pontificales exerçaient toutefois un contrôle serré sur les spectacles, en particulier sur l’ouverture des théâtres publics, limitée sauf exceptions à la période du carnaval, et sur l’activité des femmes musiciennes qui, par tradition, ne pouvaient pas s’y produire. En dépit de ces contraintes, qui distinguent Rome d’autres contextes urbains, l’activité théâtrale se développa jusqu’à occuper une place notable au sein des divertissements locaux. C’est précisément au cours du XVIIIe siècle que se multiplièrent les théâtres ouverts à un public payant. Leur programmation musicale, comme l’indiquent la liste dressée à partir des livrets d’opéra du théâtre Alibert et les témoignages des contemporains, s’appuyait en grande partie sur les importations de compositions étrangères. Les œuvres des musiciens napolitains étaient à l’affiche des principaux théâtres, reflétant le goût musical dominant. Les compositeurs présents à Rome, à l’exemple de Pietro Crispi et André-Modeste Grétry qui témoignèrent de leurs expériences personnelles, pouvaient également écrire pour les théâtres publics, en particulier pour ceux de second rang, où le genre comique était bien représenté.
4Par un curieux paradoxe, les restrictions qui pesaient sur l’activité théâtrale publique ne firent pas obstacle à la formation d’un public que les contemporains considéraient comme étant extraordinairement averti et démonstratif. Dans leurs récits, les musiciens et les connaisseurs s’étonnaient en effet de l’empressement, voire de la passion des Romains pour les spectacles. La vie artistique était par ailleurs traversée par de nombreuses intrigues et cabales autour de l’actualité théâtrale. Les écrits des musiciens et des amateurs faisaient la part belle aux fortes rivalités qui éclataient dans ce milieu. Les groupes d’admirateurs constitués autour de certaines figures, des compositeurs et surtout des chanteurs d’opéra, participaient activement aux débats passionnés qui accompagnaient la production de spectacles. Pour défendre leurs protégés ou fragiliser leurs adversaires, les partitanti avaient recours à des manœuvres parfois brutales, dont se lamentaient les contemporains. La brièveté des saisons théâtrales aurait-elle fait croître les attentes et les exigences, et suscité l’affolement voire la frénésie d’un public qui souhaitait s’y rendre à tout prix, aiguisant par la même occasion les enjeux et les rivalités ? Cette hypothèse ne saurait être écartée. Toutefois, la spécificité du public romain invite aussi à envisager une seconde piste d’interprétation : l’existence d’une culture musicale diffuse, partagée par un public aussi large que diversifié. L’abondance des divertissements urbains, en particulier ceux organisés en extérieur, comme les sérénades et les cantates, pourrait expliquer l’inclination du public romain pour les spectacles, comme sa rigueur et ses connaissances en matière musicale.
5L’organisation de la pratique musicale, étudiée à l’échelle de la ville, conditionnait le déroulement des carrières par les ressources et les opportunités offertes aux musiciens. La condition des musiciennes est à ce titre éclairante. À Rome comme ailleurs, la pratique musicale des femmes était souvent mal perçue. On assimilait fréquemment la musicienne à la figure de la courtisane, dont on dénonçait les mœurs et les comportements. Dans la cité pontificale, l’activité des musiciennes était encore plus entravée que dans d’autres villes. Si les femmes pouvaient être engagées dans les cours aristocratiques, elles ne purent se produire dans les théâtres publics avant l’extrême fin du XVIIIe siècle. Cette contrainte pesait sur leur carrière et explique leur forte mobilité. Plusieurs musiciennes décidèrent de rejoindre des villes italiennes et européennes qui offraient davantage d’espaces de liberté pour faire connaître leur talent.
6À côté des arts figuratifs et picturaux plus souvent évoqués1, l’art musical contribuait aussi à l’attractivité de Rome au XVIIIe siècle. La ville demeurait l’un des principaux foyers musicaux européens. Les compositeurs et les interprètes d’Italie et d’Europe continuèrent de s’y former et d’y résider périodiquement ou durablement, à l’exemple d’André-Modeste Grétry et de Charles Wiseman.
7L’organisation polycentrique des pouvoirs à Rome, dont les effets sur la stimulation de la vie artistique et intellectuelle ont déjà été soulignés pour d’autres activités culturelles2, jouait aussi un rôle dans le domaine musical. Les cours aristocratiques attiraient les musiciens car elles constituaient des cadres d’exercice avantageux. L’historiographie traditionnelle, qui a privilégié l’examen du mécénat musical de quelques personnalités prestigieuses, insiste sur le déclin du mécénat à partir des années 1740. La présente recherche, conduite sur la longue durée et sur les archives des familles Borghese et Caetani encore peu étudiées, a montré que l’art musical restait un moyen mobilisé par l’aristocratie pour se distinguer dans la société urbaine. Les cercles constitués autour des membres de familles aristocratiques, des cardinaux et des représentants des cours européennes restaient des vecteurs de polarisation de la vie musicale urbaine.
8Les résultats de cette enquête ouvrent également de nouvelles perspectives de recherche pour mieux saisir les spécificités et les temporalités du mécénat romain de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il conviendrait en particulier d’entreprendre une étude sur la place des cours aristocratiques dans la configuration des carrières musicales. En effet, l’examen de plusieurs cas individuels a confirmé l’importance de l’activation des réseaux d’une personnalité influente pour faciliter ou favoriser la circulation des artistes aussi bien en Italie qu’à l’échelle internationale. Le protecteur participait à la reconnaissance et à la renommée des artistes dans son entourage proche, mais aussi dans un cadre plus élargi, voire impersonnel, ce dont témoignent les livrets des œuvres musicales sur lesquels figurent le nom du mécène associé à celui de l’artiste.
9La réputation musicale de Rome reposait sur un équilibre complexe et mouvant entre des héritages, en particulier esthétiques, et des transformations liées à l’évolution du goût. La musique sacrée, qui constituait l’un des fondements de la tradition musicale de Rome, représentait une large part de la production citadine. Défendue par certains maîtres de chapelle comme Girolamo Chiti, elle n’était pourtant pas le seul facteur attractif de la cité pontificale au XVIIIe siècle. La diffusion de la musique profane, en particulier théâtrale, contribua à la diversification du paysage musical romain. L’approche par les lieux qui a été privilégiée a permis d’éclairer la circulation des œuvres musicales sacrées et profanes, des théâtres aux palais en passant par les couvents.
10L’étude des pratiques sociales et culturelles des métiers de la musique menée ici pourrait à l’avenir être complétée par une réflexion sur la musique en tant que donnée sonore. Il s’agirait de comprendre comment les liens sociaux, les opportunités de travail et les commandes conditionnaient l’action musicale, c’est-à-dire le « faire de la musique », et, inversement, comment la pratique musicale en elle-même influençait les carrières, en vertu de ses spécificités artistique, esthétique et performative. La confrontation du cadre institutionnel et de la production musicale permettrait en outre d’éclairer les influences réciproques de la musique sacrée et de la musique profane, et donc d’interroger sous un jour nouveau la perméabilité des styles musicaux que nombre de contemporains remarquaient et signalaient, parfois avec regret.
11Cette vie musicale urbaine riche et dense était animée par un grand nombre d’interprètes et de compositeurs, aux profils variés. Estimés à plus de trois cents grâce à l’analyse de la documentation produite par la Congregazione economica en 1708, les musiciens pratiquaient leur art dans des lieux urbains plus ou moins régulés et contrôlés. Pour les compositeurs et les interprètes, tous ces lieux représentaient des sphères d’activités possibles, des pôles d’agrégation ponctuels ou durables, producteurs de normes et de formes de sociabilité qui conditionnaient leurs statuts et l’exercice du métier. Un large éventail d’emplois s’offrait aux individus, pour interpréter, composer ou enseigner. L’étude des conditions de travail dans ces différents lieux a permis de mettre en lumière la grande variété des situations et des façons d’exercer le métier de musicien.
12Le parti pris d’une analyse globale, qui dépasse le cloisonnement des études selon les genres musicaux ou les cadres d’exercice, a révélé la porosité des espaces où se déployait l’activité musicale. Les différents lieux de la pratique examinés simultanément se présentent plus ouverts et perméables qu’à première vue. Au gré des opportunités de travail, les musiciens se déplaçaient d’un lieu à l’autre, de la chapelle au théâtre, en passant par les palais aristocratiques, les résidences des particuliers et les espaces en extérieur. Cette intense circulation des individus à l’échelle de la ville était parfois redoutée par les responsables des institutions urbaines comme ceux de la chapelle pontificale.
13L’examen des modalités de recrutement en vigueur dans ce milieu a montré que l’accès aux charges et aux fonctions dans les institutions musicales pouvait suivre plusieurs voies. La pratique des concours et des examens, privilégiée dans le domaine de la musique sacrée, coexistait avec un système de recrutement moins encadré, qui s’appuyait sur l’activation de liens interpersonnels. L’étude des correspondances privées a notamment mis en évidence l’usage de la recommandation, fréquent dans tous les lieux d’activités musicales. Un enseignant, un parent ou un protecteur pouvaient ainsi jouer un rôle d’intercesseur auprès des responsables et des entrepreneurs qui géraient l’activité musicale. Les carrières individuelles étaient largement facilitées par ces différentes formes de soutien, qui permettaient d’obtenir des postes au sein des institutions urbaines ou d’augmenter le nombre d’engagements. Par ailleurs, la complexité même de l’accès aux charges et aux fonctions dans ce milieu professionnel explique l’émergence et l’affirmation d’un groupe d’individus, celui des agents et des intermédiaires qui agissaient en faveur des musiciens à la recherche d’un emploi. Ils fournissaient des informations spécialisées que les entrepreneurs de spectacles de tout genre, dans les théâtres et les cours aristocratiques, n’auraient pas pu obtenir sans eux. L’importance des initiatives et des stratégies de ces intermédiaires dans l’organisation des métiers de la musique, dont le rôle a été révélé par l’étude sur le théâtre Alibert et sur la famille Caetani, invite à conduire des recherches plus approfondies sur ces agents à l’échelle européenne.
14L’exploitation des archives institutionnelles, en particulier la documentation normative qui visait à organiser et réguler la profession, a mis en lumière la précarité et l’instabilité du milieu musical. Les postes stables étaient rares. Un petit nombre de chanteurs et de compositeurs en bénéficiaient dans les chapelles musicales, tandis que certains instrumentistes pouvaient y prétendre au sein des bandes musicales au service des autorités pontificales et communales. D’autres occupaient des postes de surnuméraires, dans l’attente d’un poste fixe qui, souvent, se libérait tardivement. La plupart des engagements étaient donc ponctuels et provisoires, ce qui conduisait des musiciens à construire leur carrière dans l’incertitude. Ces conditions précaires expliquent les pratiques d’intensification et de diversification des prestations. Nombre de musiciens multipliaient leurs interventions ou pratiquaient simultanément d’autres activités professionnelles, qu’elles fussent liées à l’art musical ou non.
15Servir dans une cour aristocratique était une autre voie possible, conférant des avantages de nature économique, mais aussi symbolique. La bonne réputation du mécène pouvait notamment être un atout pour la carrière du musicien. Dans ce cadre d’exercice, les tâches prenaient différentes formes qui allaient de la mission ponctuelle pour un divertissement mondain au service domestique régulier. Dans ce dernier cas, le musicien ou la musicienne pouvait être appelé à interpréter, composer ou enseigner pour le compte de son employeur.
16À Rome, la précarité était en outre accentuée par la courte durée de la saison théâtrale. Dans les théâtres publics, les engagements des musiciens étaient plus courts que dans d’autres villes, car limités à la durée du carnaval. Les conditions d’exercice variaient d’un théâtre à l’autre. Comme l’analyse des bilans comptables des théâtres Argentina et Alibert l’a démontré, les écarts de rémunération étaient élevés dans les principaux théâtres de la ville. Les conditions matérielles étaient encore moins avantageuses dans les théâtres secondaires. Les actes notariés du tribunal du gouverneur de Rome ont en effet permis de voir que les sommes engagées étaient plus modestes. De fait, les entrepreneurs se limitaient souvent à payer les artistes par le moyen de la location de loges dont le produit était mis à leur profit.
17La précarité de la condition des musiciens était également liée aux insuffisances de l’encadrement du métier. Au sein de la Congregazione dei musici, le conflit qui opposa les maîtres de chapelle a permis de mettre au jour un marché romain saturé et très compétitif. Les musiciens en activité étaient trop nombreux par rapport à la quantité de fonctions musicales à pourvoir. La confrérie tenta également de renforcer le contrôle des activités des maîtres de chapelle et de celles des interprètes, ainsi que de fixer le montant des rémunérations prévues pour les fonctions organisées dans les lieux de culte. Ces tentatives, qui générèrent de profondes tensions au sein de l’institution, n’eurent pas l’effet escompté. Jugé trop contraignant par un grand nombre de musiciens, le décret émis en septembre 1767 fut retiré par le cardinal Giovanni Francesco Albani précisément au nom de la « liberté de la profession musicale ».
18La mobilité des musiciens, une condition souvent nécessaire pour faire carrière, en particulier pour les chanteurs, était par ailleurs difficilement maîtrisable. Attirés par de meilleures conditions de travail ou de vie, plusieurs chanteurs talentueux de la chapelle pontificale allaient exercer à l’étranger. Ces départs fragilisaient la qualité musicale de la chapelle et nuisaient de ce fait à son prestige. Les responsables de celle-ci, bien que conscients des effets néfastes de ces départs, ne réussirent pas à mettre fin à ce phénomène.
19Les comptes rendus d’assemblées de la Congregazione dei musici et de la chapelle pontificale témoignent d’une plus grande attention portée aux qualités et aux capacités des musiciens au cours du XVIIIe siècle. Les tentatives pour améliorer le niveau des musiciens sont les marqueurs les plus évidents d’une professionnalisation en cours dans le milieu musical romain. Le contrôle des compétences passait par des examens d’entrée plus rigoureux et par la mise en place de procédures de renouvellement des postes qui tenaient davantage compte des capacités individuelles.
20Les itinéraires professionnels des musiciens qui ont été reconstitués, bien que fragmentaires parce que tributaires des sources à disposition, ont montré que le milieu était traversé par de fortes disparités sociales et symboliques.
21Certains musiciens bénéficiaient de revenus substantiels qui leur permettaient de vivre dans des conditions matérielles et financières tout à fait confortables, ce que l’étude d’actes notariés, en particulier des inventaires après décès, a pu montrer. Pour d’autres, au contraire, la pratique musicale offrait des bénéfices insuffisants. Dans le domaine de la musique sacrée, par exemple, à côté de ceux qui rencontraient de réelles difficultés pour se faire recruter, des musiciens comme Giovanni Battista Costanzi ou Giovanni Battista Casali occupaient plusieurs postes et cumulaient les fonctions musicales jusqu’à exercer une forme d’oligopole sur cette part de marché. Le croisement d’archives paroissiales, d’actes notariés et de listes de paiements a permis d’éclairer le parcours de certains de ces musiciens. Engager des recherches sur des profils individuels plus modestes permettrait d’approfondir les connaissances sur les conditions sociales, les lieux de résidence ou encore l’entourage familial, relationnel et professionnel des musiciens.
22L’analyse conjointe de documents comptables et de sources littéraires, en particulier des périodiques et des correspondances privées, a mis en évidence les hiérarchisations à la fois complexes et variables de ce milieu professionnel. Souvent, la position sociale des compositeurs était mieux considérée que celle des interprètes. Les premiers incarnaient la profession dans sa conception la plus digne et étaient plus volontiers assimilés aux milieux des arts libéraux. Les instrumentistes, en revanche, étaient plus facilement associés aux arts mécaniques, perçus comme subalternes et moins nobles. Au cours du siècle, le musicien soliste obtint un plus large crédit, notamment le chanteur d’opéra qui gagna en visibilité et en reconnaissance.
23La position des musiciens au sein de la hiérarchie pouvait également changer selon la sphère d’exercice. Dans les lieux de culte, par exemple, la place des maîtres de chapelle était centrale. Faisant figures d’autorité, ils agissaient comme de véritables entrepreneurs qui étaient tenus de recruter les meilleures interprètes pour les fonctions musicales dont ils avaient la charge. Dans le milieu théâtral, en revanche, la configuration des rôles était différente. Progressivement, les chanteurs, souvent mieux rémunérés que les compositeurs, devinrent les principaux protagonistes du spectacle.
24À l’intérieur d’une même catégorie, les différences de statut pouvaient être très marquées. Le cas des chanteurs l’illustre. À côté des chanteurs d’opéra qui défrayaient la chronique et étaient l’objet de discussions dans les cafés et les auberges de Rome, exerçaient simultanément d’humbles chanteurs de rue, repérés grâce aux suppliques de la seconde moitié du XVIIIe siècle qui ont été conservées. En outre, la confrontation des itinéraires de compositeurs a montré que leur place dans la société variait en fonction de plusieurs indicateurs, parmi lesquels la spécialité musicale, le talent, la renommée, la reconnaissance et le réseau social dont ils disposaient. Antonio Aurisicchio, Giovanni Battista Casali, Giovanni Battista Costanzi et Domenico Ricci parvinrent de la sorte à multiplier les engagements professionnels dans différents lieux, répondant aux diverses commandes privées ou collectives qui leur étaient faites. Soutenus et protégés par des mécènes influents, ils disposaient de revenus substantiels qui leur permettaient de vivre de leur art. À la reconnaissance auprès de leurs pairs s’ajoutait la renommée acquise auprès d’un public élargi, ce qui leur conférait une position privilégiée dans le milieu musical romain.
25Une étude transversale consacrée aux artistes du monde du spectacle, c’est-à-dire les musiciens, les comédiens et les danseurs, permettrait d’élargir les résultats de cette enquête. En associant des approches provenant de l’histoire sociale et de l’histoire économique, il serait possible d’établir des comparaisons entre ces artistes qui connaissaient, à des degrés variés et selon des temporalités différentes, des évolutions modifiant leurs conditions économiques et leurs positions dans la société. Le suivi de parcours individuels permettrait de saisir les modalités d’exercice dans chaque domaine et d’éclairer des différences en termes de reconnaissance, ainsi que leur impact éventuel sur le plan économique. Il conviendrait d’analyser en particulier la distinction par le talent, constatée par l’abbé Richard en 17703, et qui était centrale dans le milieu des arts du spectacle. Dans le contexte des mutations intellectuelles et culturelles du siècle des Lumières, le langage des talents, comme l’a observé Antoine Lilti, devint une « nouvelle justification des classements sociaux4 ». L’étude de ces professions permettrait d’enrichir les connaissances sur l’histoire du travail artistique, en particulier sur les stratégies d’ascension sociale, et apporterait plus globalement une contribution à l’analyse des ressorts des transformations sociales du XVIIIe siècle5.
26Les musiciens, l’évolution de leurs carrières et celle de leurs identités professionnelles ont été placés au centre de notre réflexion. Ce faisant, la société romaine a pu être éclairée selon différentes perspectives, allant de l’histoire des professions à l’histoire culturelle et l’histoire urbaine. Plus largement, l’étude de ce milieu professionnel a permis de rendre compte des évolutions qui marquèrent le XVIIIe siècle, tant du point de vue des productions culturelles et des formes de leur consommation que des pratiques et des positionnements sociaux. Dans cette période de transition, les résistances de vieilles institutions encore prestigieuses et le poids des héritages ont coexisté avec de nouveaux comportements professionnels, ouverts aux opportunités créées par le développement des spectacles de théâtre, et liés à l’affirmation d’une opinion publique. L’élargissement et la diversification du public, tout en recomposant progressivement les scènes de l’expression musicale, les ont marquées d’un nouveau dynamisme. Ils ont ainsi contribué à la reconfiguration de l’univers foisonnant, complexe et diversifié de l’exercice professionnel de la musique dans la capitale des États pontificaux.
Notes de bas de page
1 Bowron – Rishel 2000.
2 Romano 2008.
3 Richard 1770, p. 303-304 : « La Musique a dans la ville de Rome tant de Sujets qui en font leur occupation principale que dans un si grand nombre, il y en a toujours quelques-uns dont les talens ont un éclat supérieur ».
4 Lilti 2018, p. 105-106.
5 J’envisage d’approfondir cette question depuis septembre 2019, en tant que membre de l’École française de Rome, avec un projet intitulé « Mesurer le talent au XVIIIe siècle ? Rémunérations et gratifications des artistes de la scène dans la péninsule italienne ».
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