Introduction
p. 189-192
Texte intégral
1L’agencement et l’organisation d’une ville, les cadres institutionnels et les lieux de la pratique musicale qui lui étaient propres, avaient des conséquences sur la construction des carrières individuelles. Le marché du travail mais aussi le statut des professionnels de la musique variaient d’une ville à l’autre. Dans les pages précédentes, je me suis attachée à décrire et analyser un ensemble de lieux, vaste et diversifié, dans lequel l’activité musicale pouvait se développer. Les musiciens, dont les itinéraires étaient variés, tiraient parti des ressources de leur activité conduite dans les différents lieux urbains identifiés, liés entre eux par des circulations et des perméabilités plus ou moins denses. Autour de la pratique commune de la musique, les individus partageaient ces lieux, les faisaient vivre et résonner. Comme le précise Christian Jacob, « tout praticien, tout détenteur d’un savoir, s’inscrit dans un lieu […] qui se définit comme le nœud d’un ensemble de relations : l’appartenance à un milieu professionnel, à une institution ou à une discipline, détermine son identité, son autorité, sa sphère d’activité et sa circulation sociale1 ».
2L’approche de la pratique musicale par les lieux a donné un premier aperçu de la complexité de l’univers musical romain. Elle a permis de définir les conditions d’exercice des musiciens et de révéler leur grande variété. La ville de Rome offrait aux musiciens des emplois stables, en nombre relativement limité, ou des engagements ponctuels plus nombreux, compte tenu de la fréquence des spectacles musicaux. Cette perspective sera ici complétée par une analyse interne à l’espace social des musiciens. Il s’agit cette fois-ci d’observer de façon plus fine et immédiate la composition de ce groupe professionnel, d’approcher au plus près les hommes et les femmes qui appartenaient à ce milieu.
3Les activités des musiciens font partie des professions dites artistiques. Or ces catégories soulèvent un certain nombre de difficultés pour le chercheur. Selon Eliott Freidson, l’étude sociologique des professions artistiques à l’époque contemporaine constitue un véritable défi, notamment parce qu’elle se heurte à deux problèmes majeurs concernant la sociologie du travail2 :
Comment décrire, sans s’en remettre à des critères économiques, les caractéristiques génériques des métiers comme « faisceaux de tâches » cohérents, socialement organisés, éléments d’une division du travail reposant à la fois sur des compétences et sur des vocations ; comment d’autre part, décrire le travail non aliéné3.
4La réflexion du sociologue est stimulante pour l’historien moderniste qui s’intéresse à la condition des artistes dans la société, et en particulier aux professionnels de la musique. La figure du musicien de métier demeure difficile à cerner, ce qui rend son analyse délicate. En effet, si les carrières se construisent sur des compétences artistiques, rattachées à la création ou à l’interprétation musicale, elles se constituent aussi autour de la vocation et du talent. Aussi, deux régimes d’activités doivent-ils être pris en compte pour les milieux artistiques : le « régime professionnel » et le « régime vocationnel », qualifiés ainsi par la sociologue Nathalie Heinich dans son étude qui porte sur les peintres4. Ces dimensions, propres aux métiers de l’art, doivent donc être nécessairement examinées pour comprendre pleinement les ressorts de la reconnaissance et de la renommée dans le milieu musical, à une période marquée par l’invention de la célébrité5.
5La forte hétérogénéité qui s’observe dans l’univers musical rend aussi complexe l’analyse des parcours individuels. La place de la pratique musicale (en tant qu’activité centrale, complémentaire ou secondaire) dessinait des parcours individuels variés qui relevaient pourtant tous, dans le langage des contemporains, de la catégorie de « musicien ». Les études de cas seront parfois privilégiées pour rendre compte de la variété des carrières.
6À cette difficulté de définition du périmètre précis de la profession, s’ajoute celle des sources disponibles pour l’historien. La circulation fréquente des professionnels de la musique dans l’espace urbain, d’un lieu d’exercice à un autre, explique la forte dispersion des traces laissées par ces individus au cours de leurs activités. Les reconstitutions des carrières auxquelles je me suis essayée, bien que partielles et incomplètes, permettent d’éclairer d’un jour nouveau les dynamiques professionnelles dans les milieux de la musique.
7Le premier axe vise à distinguer les grands traits qui caractérisent le milieu musical romain. L’objectif est d’identifier les musiciens actifs à Rome au cours du XVIIIe siècle et de proposer des pesées quantitatives à partir de sources variées, en particulier celles utilisées par l’historien du social. On s’est donc tout d’abord intéressé à ce milieu de façon collective pour le dénombrer, mais aussi pour s’interroger sur la situation réelle et quotidienne de ses membres. Il s’agit de voir comment les musiciens étaient qualifiés par les contemporains, de savoir où ils se situaient dans la ville, et d’approcher leur mode de vie. L’analyse qui suit prend appui sur des reconstitutions de trajectoires individuelles. Le rapport des musiciens à l’environnement urbain est ainsi examiné à partir de l’étude de certains parcours biographiques.
8Dans un second temps, je me suis intéressée aux modalités et aux conditions d’accès à l’univers musical. Il s’agit d’observer le fonctionnement de l’offre d’emplois dans la ville. Les engagements, bien que nombreux, n’offraient pas tous les mêmes avantages et n’étaient pas accessibles sans condition. Certaines composantes des carrières favorisaient en effet l’accès aux postes. Les revenus de la musique variaient aussi considérablement d’un lieu à un autre, tout comme d’un individu à l’autre. Les carrières des musiciens étaient donc multiformes et hétérogènes. Certains individus parvenaient à vivre intégralement de la musique en multipliant les tâches qui s’y rapportaient, tandis que d’autres utilisaient la pratique musicale comme une ressource complémentaire.
9Enfin, à partir d’études de cas, j’ai tenté d’étudier la forme que pouvait prendre la construction des carrières musicales. Certains individus parvenaient mieux que d’autres à conduire et à développer leurs carrières professionnelles, comme à connaître une réussite. Aussi la reconnaissance et la renommée sont-elles au centre de cette réflexion. L’analyse d’itinéraires individuels a servi de base à la recherche, dans le but notamment d’isoler et d’analyser les éléments constitutifs des carrières de musiciens.
Notes de bas de page
1 Jacob 2014, p. 101.
2 Freidson 1986, p. 431. « De tous les états professionnels reconnus de la société industrielle contemporaine, ceux qui sont liés aux arts sont les plus ambigus et constituent le plus redoutable défi à l’analyse théorique des métiers du travail. »
3 Ibid.
4 Heinich 2005, p. 66.
5 Lilti 2014, p. 15 : « La célébrité est apparue au cours du XVIIIe siècle, dans le contexte d’une profonde transformation de l’espace public et des premiers développements de la commercialisation des loisirs. La culture de la célébrité a connu, depuis, un développement considérable, proportionnel à l’expansion de la sphère médiatique. Mais les principaux mécanismes qui la caractérisent étaient déjà parfaitement identifiables à la fin du XVIIIe siècle. »
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