Conclusion. Pour une histoire spatialisée des conflits urbains
p. 361-363
Texte intégral
1J’aimerais, au terme de ce parcours, rappeler certains des enseignements principaux de la recherche que j’ai menée. Je me suis efforcé, pour une ville sur laquelle tant de choses ont été écrites, de limiter mon analyse aux quelques domaines pour lesquels ma fréquentation des archives, et la méthode de travail que j’ai adoptée, étaient susceptibles de faire avancer notre connaissance des transformations de la ville entre la fin du xixe et le début du xxe siècle et la réflexion sur la pratique de l’histoire urbaine.
2J’ai conçu ce livre comme l’itinéraire d’une démonstration : comment l’État italien prend le contrôle du Tibre dès les premiers mois de sa présence en ville ; comment les ingénieurs de l’État intègrent dans leurs plans les exigences municipales ; comment une fois la tranchée du fleuve investie, le Génie civil parvient à y concentrer un autre service urbain essentiel, les collecteurs ; comment la mairie parvient à maintenir son contrôle sur l’espace de la ville ; mais comment l’instrument municipal de tutelle sur le territoire est contesté par l’État, à la faveur des difficultés financières du Capitole ; comment les services de la municipalité testent et contestent les nouvelles prérogatives du Génie civil sur l’espace hors les murs en cours d’urbanisation ; comment la campagne romaine devient le lieu de toutes les conciliations ; comment enfin la planification municipale est contournée par le dessin progressif de diverses zones d’exception urbaine. En filigrane, il s’agit également d’une tentative alternative de lecture de la lutte dans laquelle des pouvoirs publics (étatique ou parfois municipal progressiste) tentent de soumettre la propriété foncière et ses relais institutionnels, sociaux et politiques au fonctionnement banal d’une ville moderne. Car plus encore que le statut de capitale ou la lutte entre Catholiques et nationaux, ce qui fait la particularité de Rome, c’est la structure caricaturale de la propriété foncière, et donc la grande inertie de l’Ancien régime local face à la difficile mise en place de la démocratie municipale. S’il est logique que cette caractéristique en ait fait un terrain de choix, d’abord dans les tentatives d’usages des instruments de régulation par la planification, puis, au second degré, dans l’application des lectures marxistes à l’histoire urbaine, l’objet de ce livre était de proposer une lecture décalée.
3Pour Rome, l’enjeu était de dépasser la prégnance de certains paradigmes, restés quelque peu figés dans l’héritage historiographique : la lecture de la croissance urbaine, de la spéculation afférente, et des processus politiques qui s’en sont nourris ; la lecture, dans une veine que l’on peut rattacher aux « lieux de mémoire », des transformations de l’Italie politique au travers de la symbolique monumentale ; l’oubli par la riche veine historiographique d’histoire de la bureaucratie et de la politique municipales, de la dimension physique et spatiale. Il s’agissait ainsi de prôner une lecture de la modernisation de la ville qui prenne en compte les acquis de ces différents courants historiographiques, tout en tâchant d’intégrer dans l’histoire politique une analyse des modifications physiques de l’espace urbain. Il s’agissait de voir ce que disait l’histoire urbaine dans le domaine de la conciliation entre Catholiques et nationaux, au-delà des affrontements autour d’enjeux de mémoire et de représentation symbolique. Il s’agissait aussi d’examiner les processus de décision à une échelle plus fine, afin de déceler en amont conciliations et demi-mesures, rapprochements et convergences. Dans une exploration des détails de quelques processus décisionnels, l’enjeu était de montrer combien la décision est une construction dynamique. Enfin, le but était de parvenir à me départir du pouvoir d’attraction du piano regolatore, et de tenter de mettre en œuvre une lecture des processus de planification qui fasse les comptes avec le mythe du plan municipal. Dans une perspective d’histoire technique par ailleurs, l’enjeu était, expertise contre expertise, de montrer la force des déterminations institutionnelles et politiques, mais aussi la ductilité de la technique, qui en fait un formidable terrain de médiation.
4S’il m’appartenait de retenir ce que cette démarche a pu apporter, il me semble que c’est dans l’évaluation du rapport entre fonctionnement des institutions et espace urbain que le travail ici présenté peut proposer de nouveaux éléments. On voit à cet égard que, d’une part la dichotomie entre État et municipalité est à relativiser, notamment autour de l’étude des modes de conciliation, intégrés même dans les conflits techniques et idéologiques les plus frontaux, et que d’autre part, le territoire urbain constitue, tout au long de la période, un enjeu en soi, que l’étude sous un angle spatial et politique permet de mieux cerner. Le territoire n’est en rien seulement la projection spatiale d’un équilibre institutionnel. Une lecture dynamique de la constitution des territoires urbains montre qu’ils sont en soi un enjeu, et l’objet de constants ajustements. Je voudrais retenir aussi l’aspect de ce travail lié aux parcours de la décision, ainsi qu’aux trajectoires personnelles de techniciens dans le dédale des luttes techniques et politiques. Les historiens de la technique auront sans doute été déçus de mon avarice de détails en la matière, mais la documentation, pour Rome, est abondante et largement disponible. Les spécialistes d’histoire politique trouveront qu’on aurait pu aller plus loin dans la narration des césures principales, mais, là encore, il m’a semblé que le cas romain avait déjà bénéficié de travaux complets. Le but était de suggérer des pistes d’interprétations, autour des voies du transformisme, de ses déclinaisons et échos romains, ou de la précocité de la conciliation par exemple. On pourra me reprocher aussi, de n’avoir pas considéré la ville dans son ensemble, mais seulement quelques points. Mais le choix de ces points découle à la fois du désir de ne pas refaire ce qui a déjà été fait, et de la lecture de dossiers d’archives cohérents. Il reflète la tentative de mener à bien une démonstration et de tester une méthodologie. Ce que j’ai voulu tenter, c’est une histoire de la ville qui prenne en compte différents domaines de la pratique du métier – histoire des techniques et histoire politique essentiellement – qui, mis ensemble et croisés, sont susceptibles de mettre en lumière des phénomènes nouveaux, ou d’apporter un éclairage différent à ce que l’on savait déjà. J’espère avoir trouvé en la matière un juste équilibre entre concision et érudition.
5J’espère aussi être parvenu à convaincre à la fois au sujet de la lecture spatiale des luttes politiques, et de la lecture politique et institutionnelle de la modernisation de la ville, ainsi que de la planification et de ses limites. C’est de la sorte une conception de la manière de faire de l’histoire urbaine que je voulais tester, et, sans toutefois prétendre en faire un modèle transposable à d’autres terrains, avancer dans les débats d’ordre méthodologique sur l’histoire des villes. Lire la ville par le bas, par les chantiers, les infrastructures et les archives qui y sont liées, pour promouvoir une vision politisée l’espace urbain, et en revers une perception spatialisée des luttes politiques et institutionnelles.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
De la « Cité de Dieu » au « Palais du Pape »
Les résidences pontificales dans la seconde moitié du XIIIe siècle (1254-1304)
Pierre-Yves Le Pogam
2005
L’« Incastellamento » en Italie centrale
Pouvoirs, territoire et peuplement dans la vallée du Turano au Moyen Âge
Étienne Hubert
2002
La Circulation des biens à Venise
Stratégies patrimoniales et marché immobilier (1600-1750)
Jean-François Chauvard
2005
La Curie romaine de Pie IX à Pie X
Le gouvernement central de l’Église et la fin des États pontificaux
François Jankowiak
2007
Rhétorique du pouvoir médiéval
Les Lettres de Pierre de la Vigne et la formation du langage politique européen (XIIIe-XVe siècles)
Benoît Grévin
2008
Les régimes de santé au Moyen Âge
Naissance et diffusion d’une écriture médicale en Italie et en France (XIIIe- XVe siècle)
Marilyn Nicoud
2007
Rome, ville technique (1870-1925)
Une modernisation conflictuelle de l’espace urbain
Denis Bocquet
2007