Chapitre 12. Les Byzantins et l’Afrique en 533
p. 565-584
Texte intégral
1– LA RÉVOLTE MAURE
1Lorsqu’au chant III de la Johannide, le poète Corippus fait rappeler par le tribun Liberatus l’état des provinces africaines en 533, celui-ci entame son récit en évoquant un double fléau qui menaçait alors la région d’effondrement1 :
Principio geminas iam senserat Africa pestes
Nunc iterum geminas sentit miseranda ruinas.
La notion de double fléau n’est cependant pas explicitée ensuite, car le poète poursuit immédiatement en mettant en cause Antalas2 :
Finibus in nostris orta est, quae crevit in orbem
impietas. Guenfan miseris est tristis origo
Antala nascente fero.
Le lecteur comprend aisément que la révolte maure constitue l’un des deux maux qui menaçait l’Afrique. Mais ce n’est que beaucoup plus tard dans le récit qu’il découvre, à la faveur de quelques vers seulement, que le second malheur de la province était alors représenté par la présence d’un saevus tyrannus, le roi Gélimer3 :
Namque inter geminas pressa est tunc Africa pestes :
hinc fervens bellum, spolians premit inde tyrannus.
2Cette construction du récit n’est pas accidentelle : elle correspond à un des choix les plus remarquables de Corippe. Le poète ne nomme en effet que deux fois le roi vandale dans la Johannide, et alors seulement pour mettre en cause sa personne, et non le gouvernement vandale en Afrique4. Comme M. Cesa l’a déjà remarqué5, non seulement Corippe se montre fort discret sur la période pendant laquelle le peuple germanique gouverna l’Afrique, mais il lui arrive même d’évoquer avec nostalgie l’époque des prédécesseurs de Gélimer. Cette attitude, insolite pour qui connaît le philobyzantinisme du poète africain, apparaît en particulier dans ces vers du chant III6 :
Tempore Vandalicii perierunt gauda regni nostra simul...
Avec l’époque du royaume vandale ont aussi péri nos joies à nous...
3Il serait certes abusif d’en conclure que pour Corippe et ses compatriotes le gouvernement vandale représentait un idéal perdu. En fait, ces vers révèlent, comme tout le récit du tribun Liberatus, l’importance quasi exclusive que les Africains accordaient dans les années 530 à la révolte maure. L’ère vandale leur apparaissait heureuse jusqu’à l’usurpation de Gélimer, parce qu’elle avait correspondu à une époque de paix. Corippe affirme en effet que les malheurs de l’Afrique débutèrent réellement après un siècle de domination vandale, vers 529, c’est à dire très peu avant le coup d’Etat de Gélimer qui eut lieu en 5307. Commencèrent alors, dit le poète, les incendies, les massacres, l’esclavage pour les pauvres Africains. Un sort impie nous pousse [alors] à quitter nos terres et la douceur de nos foyers, terrorisés. Le bandit farouche est en effervescence. La vie et le salut ne sont plus assurés nulle part8..., raconte Liberatus, lui même habitant d’Hadrumète. Pour tous les provinciaux, le problème africain en 533 était donc avant tout maure, et non vandale. Et c’est de les avoir délivrés des Maures que le poète remercie d’abord Justinien au nom de ses compatriotes9 : C’est votre bras qui a arraché les malheureux Africains aux gorges de la mort... Vous avez donné la joie, après le deuil, à cette terre amie, en écrasant ces tribus.
4Cette insistance délibérée de Corippe sur la menace maure au début des années 530 ne peut être tenue pour un lieu commun témoignant de la servilité du poète vis-à-vis des autorités byzantines. Nous montrerons plus loin, en analysant les documents grecs contemporains, que la lutte contre les Vandales avait été au contraire au centre de la propagande impériale pour justifier la reconquête. Ses objectifs politiques, comme les traditions de la poésie classique, auraient dû conduire Corippe à accentuer l’aspect malfaisant du règne de Gélimer, et du gouvernement vandale arien en général. S’il ne l’a pas fait, c’est de toute évidence parce que le problème maure était au cœur de ses préoccupations et de celles de ses compatriotes dès avant 533. Il est donc nécessaire pour nous de préciser l’ampleur exacte de ce problème au début des années 530, avant de nous interroger sur la manière dont les Byzantins le percevaient avant leur débarquement. Les chapitres précédents ayant largement présenté la diversité et l’originalité sociale et culturelle des groupes maures, notre tâche sera surtout ici d’établir un état du rapport des forces en 533, décrivant précisément la situation que les Byzantins allaient découvrir. Cet état des lieux est résumé dans la carte 19, que nous allons commenter province par province.
5a) En Tripolitaine, comme l’a montré la deuxième partie de ce livre, les troubles étaient anciens. Au cours du ve siècle, contrairement à ce que pensait C. Courtois, les Vandales avaient pris le contrôle de l’ensemble de la région, puisque Procope leur attribue sans autres commentaires la Tripolis, c’est-à-dire non pas la ville moderne de Tripoli (alors encore appelée Oea), mais la province de Tripolitaine10. Cependant l’aventure de Cabaon sous le règne de Thrasamund (496-523) révèle que, bien avant l’époque de Gélimer, le pouvoir germanique avait rencontré dans cette région de graves difficultés11. Celles-ci ne sont connues avec précision que par un passage du De Aedificiis de Procope, qui signale que Lepcis fut prise par les Laguatan entre 527 et 53312. L’existence de troubles dans la province à ce moment est probablement aussi attestée par Corippe dans les vers lacunaires du chant III où, après avoir évoqué le soulèvement d’Antalas vers 529, le poète ajoute13 : A partir de ce moment, mettant en mouvement leurs troupes, les Laguatan [entrent en guerre ?] ; et alors le Naffur se presse à partir d’une région voisine... Ces deux tribus étant établies en Tripolitaine, comme nous l’avons vu, c’est de toute évidence cette province qui est ici concernée. Un extrait déjà cité de la chronique de Jean Malalas se rapporte peut-être aussi aux mêmes événements. Mettant en cause Gélimer, accusé d’avoir trahi le roi Hildéric dont il commandait l’armée, ce texte cite parmi les régions affectées par la révolte que devait briser le général, Leptoma et Sabatha : on reconnaît aisément derrière ces noms les deux cités de Lepcis Magna et de Sabratha14. La coïncidence chronologique et géographique conduit à rapprocher cet extrait du passage de Procope : elle permet d’avancer que l’attaque contre Lepcis ne fut pas un événement isolé, mais que toute la province fut alors menacée par les Laguatan. Ceux-ci ne dominaient cependant pas toute la Tripolitaine en 533, puisque la population romaine, à l’initiative de Pudentius, s’insurgea en faveur de Justinien15. Procope a d’ailleurs signalé lui-même que, aussitôt prise, Lepcis fut évacuée par les Maures. Comme nous l’avons montré dans un précédent chapitre, il faut supposer que les Laguatan, solidement établis dans le prédésert et sur une partie des plateaux tripolitains, se livraient surtout à l’époque à des raids intermittents contre les cités côtières16.
6b) Le cas de la Numidie a été longuement analysé dans le chapitre consacré à Iaudas17 : un bref résumé des événements suffit donc à éclairer notre carte. Depuis 484 environ, l’Aurès était indépendant. En 535, Iaudas en était le maître, apparemment depuis un certain temps déjà, puisque d’autres chefs lui reprochaient divers méfaits antérieurs. Timgad, dont les campagnes étaient mises en culture, et Bagaï faisaient partie de sa zone d’influence. On ne peut être sûr en revanche qu’il pouvait dès 533 mener des expéditions jusqu’à Tigisis, comme il le fit en 535 : l’armée vandale protégeait peut-être alors la Numidie du Nord, ce que ne put faire l’armée byzantine de 533 à 535, à cause des opérations militaires contre Gélimer puis contre les Maures de Byzacène.
7c) La Byzacène était en 533 des trois provinces menacées celle qui préoccupait le plus les Africains. La guerre maure était véritablement ici une nouveauté, à la différence de ce qui se passait en Tripolitaine et en Numidie. Depuis Tacfarinas, il n’avait plus été question d’insurrection berbère dans cette région18. L’urbanisation et la mise en valeur agricole en avaient fait une des provinces les plus prospères de l’Occident romain. On comprend dès lors que l’apparition de troubles en Byzacène ait tant impressionné Corippe, qui insiste surtout sur la tribu localement responsable, les Frexes d’Antalas.
8Selon le poète, après plusieurs années de rapines, Antalas envahit les plaines de la province vers 529. Le roi Hildéric envoya contre lui une armée conduite par Hildimer (ou Oamer selon Procope), qui fut défaite au milieu d’une région montagneuse19. Dès lors, Antalas agit librement et parcourut toute la Byzacène. D’autres tribus participèrent certainement au pillage, en particulier celles de Cusina et des trois autres chefs qui défièrent Solo-mon dans la même province en 534. Certes, Corippe ne mentionne pas ces groupes : mais sa volonté systématique de dissimuler les méfaits passés de Cusina empêche de tirer des conclusions négatives de ce silence20.
9Limitée aux hommes d’Antalas, ou plus large, la révolte des Maures de Byzacène prit en tout cas une extension dont plusieurs textes permettent de mesurer la gravité, en particulier dans la région côtière. Ruspe, ville épiscopale de saint Fulgence, fut ainsi, selon l’auteur de la Vita Fulgentii, saccagée peu après la mort du saint par la gens inimica Maurorum, qui causa « de nombreuses dévastations par le pillage, le meurtre, et l’incendie, égorgeant dans l’enceinte même de l’église ceux qu’elle put trouver »21. Grâce à divers indices, ce raid peut être daté avec précision de janvier 53322. Sullectum, 40 km plus au nord, avait été inquiétée peu avant l’automne 533 : lorsque les Byzantins découvrirent la ville après leur débarquement, ils constatèrent en effet que les habitants avaient réuni les murs de leurs maisons à la hâte, pour former une sorte d’enceinte « à cause des attaques des Maures »23. Hadrumète elle-même, capitale de la province, avait à cette époque connu des difficultés semblables. Dans le Traité des Edifices, Procope signale en effet que « la ville était exposée aux attaques des Maures quand ils firent des incursions dans cette région »24. Les habitants agirent donc comme à Sullectum, et improvisèrent un rempart de fortune en joignant les murs de leurs maisons.
10Si ces cités côtières, situées dans un territoire très romanisé et célèbre pour ses oliveraies et sa prospérité, étaient ainsi exposées aux raids des Maures au début des années 530, il est probable que l’intérieur de la province dut l’être aussi. Nous savons en effet qu’Antalas et Cusina étaient établis dans le sud-ouest de la Byzacène25 : la route qu’ils devaient suivre vers la côte leur permettait de longer les nombreuses cités situées au contact de la Dorsale Tunisienne et des steppes. Certes, des attestations explicites d’attaques contre ces villes manquent, mais un texte de Procope, qui a souvent intrigué les historiens, peut ici nous venir en aide. Concluant dans le De Aedificiis son évocation de l’œuvre de Justinien en Byzacène, l’historien grec affirme :
Dans l’intérieur de ce pays et vers ses parties extrêmes, à proximité desquels vivent les Maures barbares, ils construisit de très puissantes fortifications, pour que ceux-ci ne puissent plus faire d’incursions dans le territoire soumis aux Romains. Il entoura chacune des cités de murs très solides, car elles se trouvaient sur la limite de ce territoire : ces cités sont Mammès, Thélepte, et Cululis ; et il construisit aussi une citadelle que les indigènes appellent Aumetra, et il établit dans chaque place une forte garnison pour monter la garde...26.
11Si Aumetra reste inconnu (à moins qu’il ne s’agisse d’une mauvaise lecture du nom d’Ammaedara27), la situation de Thélepte et Cululis est bien établie, et celle de Mammès presque sûre28. Or, cette situation est difficilement compatible avec l’affirmation selon laquelle il s’agirait de « villes-frontières ». En effet, toute la Byzacène, à partir des Chotts, fut occupée, au moins à partir de 535, par les Byzantins29. En relevant cette anomalie du texte de Procope, Av. Cameron a conclu que l’historien grec avait écrit son chapitre de manière « approximative »30. En fait, si l’on replace le passage sur Thélepte et Cululis dans son contexte, les indications de Procope retrouvent leur cohérence.
12En évoquant les constructions fortifiées de Byzacène, le De Aedificiis fait en effet surtout allusion au grand programme de fortifications de Solomon : la mention de Cululis, où a été retrouvée la dédicace des murailles, datée de la préfecture de Solomon, ne laisse sur ce point aucun doute. Ce programme a surtout été réalisé à partir de 539, comme l’a montré J. Durliat31 : il répondait donc à la menace maure des années antérieures. Or, en Byzacène, cette menace avait surtout été grave dans les années 529-533, lorsque les cités côtières avaient été attaquées : mais elle ne s’était plus manifestée depuis la défaite des Maures à Burgaon en 53532. En évoquant la proximité des Maures à Cululis, Procope songeait donc en réalité certainement aux événements de la fin de l’ère vandale, ce qui implique que les trois villes citées, Thélepte, Cululis, et Mammès, avaient été exposées en première ligne, autant que les cités côtières, aux raids maures de 529-533.
13Si le problème berbère avait donc atteint dans la province une grande intensité, il ne faudrait pourtant pas conclure que les Maures contrôlaient toute la Byzacène à l’arrivée des Byzantins. On ne pourrait en effet comprendre alors comment l’armée de Bélisaire réussit à aller de Caput Vada à Carthage sans rencontrer de forces rebelles33, ni comment le roi vandale Gélimer pouvait se trouver au même moment à Hermione, dans l’intérieur de la province, à quatre jours de la côte34. La pression sur les cités était en réalité intermittente, mais elle suffisait à entretenir l’inquiétude.
14Face à ce problème, l’avènement de Gélimer par un coup d’Etat, et de manière générale la présence d’un gouvernement vandale, ne semblaient guère troubler les Africains romanisés. Corippe évoque bien les exactions du nouveau roi, mais cela paraît être plus un lieu commun qu’une allusion à des faits précis35. En fait, son témoignage prouve que, pour les citoyens d’Hadrumète ou de Thélepte, l’emprisonnement de l’ex-roi Hildéric ou l’escalade verbale entre Gélimer et Justinien ne représentaient probablement que peu de choses au début de 533. La grande préoccupation était alors la menace maure.
15La réussite de l’expédition byzantine, au moins à moyen terme, supposait que le gouvernement de Constantinople ait attentivement analysé cette situation. Certains historiens lui ont attribué cette lucidité et ont même affirmé que la volonté de régler le problème maure avait été une des causes déterminantes de la reconquête. Cette thèse a été exprimée en particulier par Ch. Saumagne, pour qui le rapprochement entre Hildéric et Justinien après 523 était dû à la volonté d’une « alliance active conçue pour faire front au danger commun qui menaçait de jeter hors d’Afrique l’âme même de la civilisation antique ». Le coup d’Etat de Gélimer en 530 aurait perturbé ce projet, que l’Empereur aurait repris finalement à son compte : « Puisque les Vandales n’y voulaient pas donner la main, il incombait à l’Empereur de reconquérir l’Afrique sur les Vandales pour y dresser un bastion de défense de la Sicile et de l’Italie contre les menaces nées d’une berbérisation de cette Afrique »36. Malheureusement Ch. Saumagne n’a livré aucun document à l’appui de ce raisonnement, très inspiré par le livre de C. Courtois paru peu d’années auparavant37. Cette lacune ne peut surprendre, car tous les textes d’origine orientale révèlent au contraire que les milieux dirigeants de Constantinople avaient, avant 533, une vision de l’Afrique bien différente de celle que supposait Ch. Saumagne.
2 – LES MAURES VUS DE CONSTANTINOPLE
a) Un danger négligé
16Nous disposons en effet de plusieurs sources qui permettent de comprendre la vision des problèmes africains qui prévalait alors dans la capitale impériale.
17Un premier texte révélateur est d’abord le résumé que donne Procope, qui en fut peut-être témoin, des débats animés qui se produisirent à la Cour lorsque l’empereur fit connaître son projet de reconquête38. Beaucoup de ses conseillers et ministres étaient opposés à ce projet, et ils soulignèrent les dangers de l’Afrique. A leurs yeux, c’était en premier lieu la puissance de l’armée et surtout de la flotte vandales : une attaque de l’Afrique avait lamentablement échoué en 468, et les hauts fonctionnaires byzantins s’en souvenaient tous (près d’un siècle après, Jean Lydus témoigne lui aussi du traumatisme qu’avait provoqué cet échec, et surtout le naufrage de la flotte commandée par Basiliscus39). Ils insistaient également sur le coût d’une telle expédition, après les guerres contre les Perses, et sur les difficultés qu’occasionneraient les distances et la lenteur des communications. Mais le risque d’une confrontation avec les Maures, plusieurs fois victorieux des Vandales et omniprésents en Afrique au même moment, ne figure pas dans ces discussions. La réalité de cette lacune ne semble pas douteuse : Procope écrivait vingt ans après, et en sachant les nombreuses guerres qui opposèrent Byzantins et Maures. Aucune raison ne pouvant le conduire à une censure, il faut croire que la question ne préoccupait guère Constantinople à ce moment40.
18C’est à une constatation exactement identique que nous conduit l’analyse des textes donnant la justification officielle de la guerre de reconquête. Le plus célèbre et le plus significatif de ceux-ci est le préambule du premier édit impérial réorganisant l’Afrique après la défaite vandale. Dans ce texte daté du 13 avril 534, Justinien remercie Dieu de la victoire qui lui a été accordée, et il rappelle le sens de la guerre qui vient de s’achever : il fallait, dit-il, libérer les malheureux catholiques africains de l’oppression des Vandales ariens, qui avaient été les ennemis des âmes en même temps que des corps, et qui souillaient de leurs fausses croyances les églises sacrosaintes de Dieu et avaient transformé certaines d’entre elles en écuries41... Ce thème de la croisade antiarienne revient dans d’autres textes. Procope signale ainsi que l’empereur ne prit sa décision définitive qu’après la visite d’un évêque oriental, qui lui avait fait part d’une vision où Dieu lui-même enjoignait aux Byzantins de protéger les chrétiens d’Afrique, en promettant son aide pour l’accomplissement de cette mission42. Victor de Tunnuna affirme de son côté que c’est Justinien en personne qui vit en songe l’évêque Laetus de Nepta, un célèbre martyr africain, supplicié au temps d’Hunéric. Et Cyrille de Scythopolis n’hésite pas à faire de saint Sabas, dès 531, l’inspirateur de l’expédition africaine. Ayant adressé cinq requêtes à Justinien, il lui aurait en effet déclaré :
En retour de ces cinq bienfaits agréables à Dieu, j’ai pleine assurance que Dieu ajoutera à votre empire l’Afrique, Rome, et tout l’Empire d’Honorius que les prédécesseurs de Votre Très Pieuse sérénité ont perdu, pour que vous vous débarrassiez de l’hérésie d’Arius, et de celles de Nestorius et d’Origène.
19Et Cyrille ajoute à propos des Goths et des Vandales : le saint savait par inspiration divine que l’empereur vaincrait tous ces peuples43. Cette thématique religieuse, encore reprise par Justinien en 541 lorsqu’il rappela fièrement aux évêques de Byzacène qu’il les avait soustraits a jugo Wandalorum44, est donc très riche. Mais elle n’inclut pas les Maures, qui pourtant auraient pu y trouver place : nous savons en effet, à travers l’exemple de l’église de Ruspe saccagée après le Ier janvier 533, que la martyrologie catholique pouvait leur devoir aussi beaucoup. Au contraire, comme C. Courtois l’avait noté45, tout indique que Gélimer n’avait pas repris les méthodes de persécution violente contre les catholiques, déjà abandonnées depuis longtemps par son prédécesseur.
20La reconquête de 533 est également justifiée dans d’autres textes par la nécessité de délivrer les Africains d’une tyrannie barbare. Mais cette expression vise toujours les Vandales. Jean Lydus, lorsqu’il évoque, très brièvement, l’expédition africaine, ne se souvient ainsi que d’une guerre contre les Vandales, une race germanique qui était en train de dévorer la Libye46. La même idée revient constamment dans les discours de Bélisaire à ses soldats au cours des premières semaines de leur campagne. A Caput Vada, il leur affirme que les Africains les accueilleront bien car ils sont infidèles aux Vandales et leur sont hostiles47. A Carthage, plus explicite, il leur rappelle que la liberté de ces Africains face aux Vandales est la seule cause de la guerre dans laquelle ils se trouvent engagés48. Nulle allusion ici à l’attente exprimée par Corippe : une meilleure défense de la province contre les Maures n’est pas un thème de la propagande byzantine à cette époque. Une telle lacune ne semble pouvoir s’expliquer que par une négligence réelle du problème de la part des responsables de l’expédition africaine de 533.
21Nous savons pourtant qu’ils n’ignoraient pas les troubles du début des années 530. Intervenant à nouveau lors de la bataille d’Ad Decimum, le premier choc entre l’armée byzantine et l’armée vandale, Bélisaire en donne son interprétation. Pour stimuler ses soldats en difficulté, il rappelle que la lutte contre les Perses les a aguerris. Au contraire :
Les Vandales, depuis qu’ils ont conquis la Libye, n’ont vu aucun ennemi, excepté les Maures nus. Or, qui ne sait que, en toute tâche, la pratique conduit à la compétence, tandis que l’oisiveté ne mène qu’à l’inefficacité ?49
22Si particulier que soit le contexte de ce discours, recomposé, de plus, longtemps après les événements par Procope, il n’en révèle pas moins une singulière sous-estimation du problème maure de la part du général grec.
23Un passage peu connu de la Chronique de Zacharie le Rhéteur, lui aussi un contemporain de Justinien, confirme de façon plus explicite que les Byzantins savaient l’existence des Maures, mais en avaient une vision trop partielle. Cet auteur présente ainsi les origines de la guerre de 533 :
Mais étaient alors à Constantinople certains nobles d’Afrique qui, à cause d’une querelle qu’ils avaient avec le prince de cette terre [Gélimer], avaient quitté leur pays et cherché refuge auprès de l’empereur ; et ils lui donnèrent des informations sur ce pays et le poussèrent à agir, en disant que ce pays était très vaste et très paisible, et qu’il ne songeait nullement à une guerre avec les Romains, mais était engagé dans un combat avec les Maures, un peuple établi dans le désert et vivant comme les Arabes de brigandage et de dévastations. Et ils soulignèrent devant l’empereur que ce pays avait été arraché et volé à l’Empire romain depuis le temps de Genséric, qui prit aussi Rome, emporta des objets de valeur en or et en argent, et se retira à Carthage, en Afrique, une belle cité dont il s’empara et qu’il occupa50.
24Ce texte offre pour nous un triple intérêt : il révèle une des sources d’information de Justinien ; il prouve que, par elle, l’empereur n’ignorait pas la pression maure en Afrique ; il précise surtout la manière dont, dans l’Empire, on percevait ce problème. Par leurs attaques qui immobilisent les Vandales, les Maures apparaissent en effet dans ce récit comme un facteur favorable à la reconquête. Mais en même temps, ces Maures ne sont pas ressentis comme une réelle menace pour l’existence même de l’Afrique romaine : ils sont situés dans le désert, et assimilés aux Arabes pillards. Par ce terme, le chroniqueur, originaire de ces régions et donc bien informé, songe certainement, plutôt qu’aux Ghassanides, alliés de l’Empire et qui venaient de se voir confier d’importantes responsabilités dans la défense de la frontière, aux Lakhmides. Ceux-ci étaient, depuis leur refuge du désert syrien oriental, et avec la protection perse, les Arabes pillards par excellence dans les années 520-53051. La comparaison établie par Zacharie n’en a que plus d’intérêt. Les Maures étaient probablement perçus comme des barbares nettement extérieurs au monde provincial, qui se livraient à des rezzous intermittents sur des cités proches du désert. On n’envisageait pas le cas de groupes indigènes établis et soulevés à l’intérieur des provinces. Certes, nous ne pouvons évidemment être sûrs que cette opinion était exactement celle de Justinien. Elle complète en tout cas très bien les conclusions que nous avons dégagées jusqu’ici : les Byzantins sous-estimaient gravement le problème maure au moment de leur arrivée en Afrique.
25Trois explications, se situant à des niveaux différents mais complémentaires, peuvent expliquer cette apparente erreur de jugement des Byzantins.
26Il faut tenir compte, en premier lieu, d’un mépris profond pour les Maures inhérent à la culture gréco-latine. Depuis Salluste et Lucain, l’ethnographie classique avait fait en effet du Maure un modèle de barbare du plus bas niveau, non seulement sauvage, fourbe et impie, mais aussi extraordinairement pauvre52. Procope, nous l’avons déjà signalé, est encore tout plein des clichés de cette pseudo-ethnographie. A plusieurs reprises dans son récit, il n’hésite pas à situer les Maures au plus bas de l’échelle des peuples. Nation chez qui il n’y a ni crainte de Dieu ni respect pour les hommes53, se caractérisant naturellement par une absence de loyauté envers tout le monde54, les Maures sont aussi, n’hésite-t-il pas à dire en les comparant aux Vandales, de tous les peuples, le plus malheureux que nous connaissons55. Or, Procope n’était pas un savant ignorant des réalités africaines et se contentant de compiler les écrits d’érudits des siècles antérieurs. C’était un familier des dirigeants de l’Empire, assesseur et ami du général en chef Bélisaire ; il participa à la reconquête et demeura ensuite trois ans dans les provinces africaines. Son point de vue est donc précieux, car il a toutes les chances de refléter celui des chefs du corps expéditionnaire. Ceux-ci étaient vraisemblablement tous, comme lui, totalement aveuglés par les préjugés de leur culture.
27Certes, les textes issus du monde grec sont plus rares que les textes latins pour attester de ces préjugés, mais leur leçon est identique. Au début du vie siècle, Priscien, en traduisant la Périégèse de Denys, décrit ainsi les peuples maures comme des primitifs extrêmes, ignorant l’agriculture et l’élevage, errant comme les bêtes sauvages par les bois et les buissons56. Peu avant le vie siècle, le témoignage de Nonnos, moins connu, garde la même image : dans sa compilation mythologique, le Μαυρούσιος λαòς donne en effet lieu à une petite parenthèse où il est défini comme un peuple du désert, guerrier et barbare57. Ce témoignage possède cependant une originalité qu’on retrouve, nous l’avons vu, dans le regard d’un autre oriental, Zacharie le Rhéteur : c’est l’insistance sur le lien du Maure avec le désert, qui conduisait Zacharie à proposer une comparaison avec les Arabes du désert syrien. Cette comparaison et l’image qui la fonde ne sont pas anodines, car elles dépassent le simple niveau du cliché littéraire propre aux sources latines. Elles pourraient, en fait, être le reflet de l’expérience très particulière que l’Empire oriental possédait du monde maure.
b) Le mirage pentapolitain
28Avant le débarquement de Caput Vada, celle-ci se résumait à bien peu de choses en Afrique romaine. Le soutien d’Arcadius à la révolte de Gildon en 397-398 était resté purement formel. L’aventure de l’armée de secours d’Aspar en 431-32 s’était soldée par une déroute58. L’expédition navale de Basiliscos en 468 avait été un échec total, sans le moindre débarquement. Seule l’armée commandée par Heracleios avait alors réussi à atteindre la Tripolitaine, mais pour l’évacuer presque immédiatement59. En réalité, l’Empire d’Orient n’avait ainsi jamais eu l’occasion de prendre véritablement contact avec les réalités sociales et ethnologiques de l’Afrique romaine.
29Mais cela ne signifie pas qu’il n’avait aucune expérience des Maures. Car il contrôlait depuis ses origines une autre Afrique, où la question des rapports avec les Maures s’était toujours posée : la Cyrénaïque. A quatre reprises au moins depuis le début du ve siècle, les Byzantins furent même confrontés à un véritable problème berbère dans cette province60. Entre 405 et 412, les Austuriani menacèrent Cyrène et les cités voisines par une série de raids violents, plusieurs fois évoqués par Synésios61. En 449, la même tribu se montra à nouveau agressive, et Constantinople dut envoyer contre elle le général Armatios62. Un demi-siècle plus tard, il n’est plus question de troubles, mais l’empereur Anastase, en réorganisant le système défensif de la province, s’efforce d’isoler celle-ci des barbares, à l’exception d’une seule tribu apparemment jugée « amie »63. Précaution judicieuse mais insuffisante, puisqu’entre 512 et 515, un texte signale une nouvelle fois des raids de Mazikes qui perturbent la Libye grecque, et probablement la Cyrénaïque64.
30Cette liste, probablement très incomplète faute de sources, montre que les Byzantins avaient réellement une pratique des relations avec les Maures. On pourrait donc s’étonner que, sachant l’existence d’une situation conflictuelle dans l’Afrique vandale causée par ces gens, ils ne leur aient pas accordé plus d’attention quand ils décidèrent l’expédition de Bélisaire. Mais la contradiction n’est qu’apparente.
31Nous avons vu en effet que la question se posait en Cyrénaïque en des termes assez particuliers pour l’Empire d’Orient. Les textes de Synésios et l’Edit d’Anastase montrent que les Grecs établissaient dans cette région une différenciation simple entre deux types de Maures65. D’une part, à relative proximité des cités, ils distinguaient ceux que Synésios appelle les Mixobarbares, des « demi-barbares » parmi lesquels l’évêque connaissait surtout les Maketai. Ces gens étaient certainement les mêmes que ceux que l’Edit d’Anastase nomme les Makai. Selon ce texte, ils pouvaient, munis d’autorisations spéciales, se rendre sur le territoire de la Pentapole, probablement pour y pratiquer le commerce et les échanges interdits aux autres tribus. Bien que de toute évidence jugés paisibles, ils étaient quand même clairement définis aux yeux de la loi comme des barbares eux aussi, puisque désignés par le terme ethnos, et ils étaient surtout situés explicitement hors de la frontière de la Pentapole. Mais les Grecs du pays, comme Synésios, les connaissaient bien et préféraient parler de mixobarbaroi : le terme, comme souvent, ne rappelait pas un métissage racial, mais plutôt une imprégnation de la culture gréco-latine et un comportement politique pacifique qui justifiaient une distinction66. Autant de traits qui les différenciaient des vrais barbares, avec lesquels toute relation commerciale était interdite. Les plus connus parmi ces derniers sont les Austuriani, dont nous savons bien désormais les caractéristiques : établis dans la Syrte, ils menaient des raids isolés sur la Cyrénaïque, suivis de rapides replis verts le désert.
32L’opposition établie par les Grecs était donc simple, entre des Maures des frontières partiellement acculturés et foncièrement paisibles, et des Maures nomades et irréductibles, issus du désert. Même si une telle dichotomie était sans doute sommaire, on peut penser que les conditions naturelles et l’histoire du peuplement de la Cyrénaïque la rendaient grossièrement fonctionnelle. Mais en Afrique romaine proprement dite, les données du problème étaient fort différentes : il existait, nous l’avons vu, en Numidie et en Byzacène, à l’intérieur des provinces, de vastes groupements de Maures sédentaires ou semi-nomades, peu éloignés des cités et de leur territoire qu’ils connaissaient souvent bien, et pourtant en même temps nettement engagés depuis le début du vie siècle dans un mouvement de longue durée d’insurrection et de conquête. Face à ce type de situation, non seulement la Cyrénaïque n’apportait aucune expérience aux Byzantins, mais elle leur donnait même une vision fausse des réalités. Sachant l’existence de Maures agressifs en Afrique romaine, ils les assimilaient aussitôt, et naturellement, aux Arabes du désert syrien : le Maure guerrier était en effet forcément à leurs yeux le nomade du désert, l’Austur, effectivement comparable par son comportement aux Lakhmides d’au-delà du limes oriental. Rien ne les préparait à rencontrer des personnages comme Antalas, Cusina, ou Iaudas, qu’ils chercheront longtemps, tous les événements ultérieurs le montrent, à identifier tantôt à des indigènes totalement soumis du type des Makai, tantôt à de vulgaires pillards nomades et à des ennemis irréductibles du type des Austuriani. Cette mauvaise appréciation de la nature réelle et des objectifs des Maures, surtout des « Maures de l’intérieur », explique leur sous-estimation du problème berbère en 533. Interprétant les informations qu’ils possédaient sur les attaques maures dans le royaume vandale comme l’écho de raids de nomades du désert67, ils pensaient régler assez rapidement une difficulté limitée dans l’espace et dans le temps. Dans ces conditions, on ne peut s’étonner que l’armée et la flotte vandales retenaient seules leur attention.
c) Les informateurs de Justinien
33Cette erreur de jugement a cependant peut-être été également amplifiée par la nature très particulière des sources d’information sur l’Afrique vandale dont disposa Justinien dans les mois qui précédèrent sa décision. La lecture de l’œuvre de Procope ne nous donne pas, en effet, l’impression que l’Etat byzantin possédait alors un service de renseignement digne de ce nom. Le comportement de Bélisaire est sur ce point très significatif. Arrivant en Méditerranée occidentale avec toute l’armada byzantine, le général décida d’accoster en Sicile : il était, dit son assesseur, très inquiet car il ignorait tout de la position des forces vandales, et en général de la situation politique et militaire à l’intérieur de l’Afrique. Il envoya donc Procope à la recherche d’informations dans les ports siciliens. Et c’est grâce à l’employé d’un marchand, rencontré par hasard par son émissaire, qu’il apprit que Gélimer avait envoyé une partie de son armée en Sardaigne pour briser une rébellion, ce qui le rassura enfin68. L’épisode, conté par Procope comme un souvenir personnel particulièrement honorable, paraît véridique. Il confirme indirectement ce que beaucoup de textes suggèrent par ailleurs : faute d’un véritable réseau d’agents de renseignement en Méditerranée occidentale, les informateurs de Justinien, avant qu’il ne lance son expédition, étaient surtout, en fait, les exilés africains à Constantinople.
34Ces gens se divisaient en trois catégories. Les plus actifs étaient peut-être les partisans du roi déchu Hildéric, ami de l’empereur. Procope nous donne le nom d’un de ces fidèles, un Italien nommé Apollinarius, passé jeune au service du souverain, et qui avait dû fuir en Orient lors du coup d’Etat69. La Chronique de Zacharie le Rhéteur insiste sur l’influence de ces exilés, en leur prêtant une double argumentation : l’Afrique serait facile à prendre, parce que paisible ; et la conquête s’avérerait bénéfique, parce qu’elle permettrait de récupérer les fabuleux trésors accumulés par les Vandales. Nul doute que de tels arguments n’aient touché effectivement Justinien...
35Des représentants de l’Église catholique africaine intervinrent également. Nous avons déjà remarqué l’importance des motifs religieux dans les justifications officielles de la conquête : ils ne reflétaient pas seulement les obsessions impériales. En effet, même si Gélimer ne semble pas avoir supprimé la tolérance établie par son prédécesseur, les responsables catholiques souhaitaient toujours en 533 se débarrasser de l’Église arienne, qui avait conservé les biens et les basiliques confisquées en 439. Le conflit des deux Églises n’avait pas cessé en 523, et la haine de l’arien était restée grande, notamment à Carthage où les grandes basiliques dédiées à saint Cyprien appartenaient toujours aux hérétiques70. Cette haine devait s’exprimer encore à de nombreuses reprises après la reconquête, notamment lors du concile tenu à Carthage en 535 : dans leur lettre au Pape, les évêques catholiques ne manquèrent pas, alors, de rappeler la captivité cruelle que représenta le temps de la tyrannie vandale, et ils exprimèrent un refus absolu de toute concession envers l’ancien clergé arien71. Nul doute que de tels sentiments animaient ceux qui vivaient à Constantinople en 533. Nous ignorons leur identité, mais selon Justinien lui-même, qui dans le préambule d’un édit de 534 dit les avoir vus, devaient figurer parmi eux des survivants de la persécution d’Hunéric72.
36Selon Procope, des marchands orientaux, établis à Carthage, furent accusés par Gélimer d’avoir également fait appel à l’empereur73. Il existait certainement une importante colonie orientale à cette époque, car les fouilles menées à Carthage dans les années 70-80 ont montré que les amphores d’origine orientale prirent une importance croissante au début du vie siècle dans le commerce de la cité, au point que P.-A. Février s’est demandé « si la reconquête économique n’avait pas précédé la reconquête politique de l’Afrique »74. Apparemment paisible jusque-là, la situation de ces marchands ne dut se détériorer qu’avec le coup d’Etat de 530. Nos sources ne nous disent pas pourquoi ils auraient fait appel à l’empereur, mais on peut supposer que la volonté affichée du nouveau roi vandale de rompre avec le philobyzantinisme de son prédécesseur menaçait d’avoir des conséquences négatives sur leurs affaires.
37Tous ces gens connaissaient l’Afrique. Mais ils ne représentaient en même temps qu’une minorité de la population africaine. Courtisans déchus, marchands étrangers, clercs issus certes d’une vaste communauté mais bien plus sensibles qu’elle à la religion du souverain, tous ne devaient en 533 leurs ennuis qu’au gouvernement vandale de Gélimer, et n’étaient préoccupés que par ce problème. Tous avaient intérêt à stimuler les ambitions de l’empereur, en le poussant à une intervention rapide. Cela supposait, pour emporter la décision, que les aspects les plus inquiétants de la situation africaine ne soient pas mis en valeur. La coterie interventionniste dut donc très probablement minimiser devant Justinien le problème maure, parce qu’il fallait le convaincre, et probablement aussi parce qu’à ses yeux ce problème était secondaire en 533, à la différence de ce que pensait la majorité des Africains.
38Le gouvernement byzantin lança donc son expédition en 533 avec une vision très incomplète des difficultés qui attendaient ses hommes en Afrique. Le terme de reconquête si souvent employé ne doit pas ici faire illusion. En l’adoptant, les historiens sont en réalité victimes de la propagande justinienne qui, dès le début, a présenté l’expédition africaine comme une restauration, c’est-à-dire un retour à un état de choses antérieur, dissimulant de la sorte toute la singularité de l’événement. Certes, Justinien se voulait le successeur et l’héritier des empereurs romains qui, d’Auguste à Valentinien III, avaient administré tout ou partie du Maghreb. Mais siégeant à Constantinople, à la tête d’un Etat n’ayant exercé aucun contrôle sur l’Afrique romaine depuis la séparation de 395, il était aussi avant tout un empereur grec. Et les chefs qu’il envoya en 533 étaient également tous originaires de la Méditerranée orientale ou des régions voisines, comme le montre le tableau suivant75 :
39Tous ces hommes n’avaient aucune expérience des réalités de l’Afrique romaine, et surtout de la complexité du monde maure qui l’habitait. Dans ces conditions, on ne peut s’étonner de la rapidité avec laquelle la découverte des Maures dégénéra en guerre maure.
Notes de bas de page
1 Johannide, III, 63-64.
2 Johannide, III, 65-67
3 Johannide, III, 269-270.
4 Johannide, I, 381 : Gelimer perfidus ; III, 17-18 :
Geilamir infandus qua vi vexaverat Afros
perdideratque nocens...
5 M. Cesa, « La pacificazione della Libia nella Iohannis di Corippo », dans Civiltà classica e cristiana, an. VI, n° 1, 1985, p. 77-88.
6 Johannide, III, 195-196.
7 Sur cette date, cf. supra chap. 8 note 2.
8 Johannide, III, 191-194 :
(...) nos linquere terras
et dulces terrore lares sors impia pulsat.
Fervet praedo ferox : nulla jam vita salutis
certa locis...
9 Johannide, III, 281-282 et 284-285 :
Vestra manus miseros mortis de faucibus Afros eripuit...
Gaudia post luctus terrae donastis amicae, dum premitis gentes...
10 Sur le sens de Tripolis, cf. Y. Modéran, « Les premiers raids des tribus sahariennes en Afrique et la Johannide de Corippus », dans L’armée et les affaires militaires. Actes du IVe Colloque international sur l’histoire et l’archéologie de l’Afrique du Nord, Strasbourg, 1988, tome 2, Paris, 1992, p. 481-482. Sur l’occupation vandale, id., « Les frontières mouvantes du royaume vandale », dans X. Dupuis et Cl. Lepelley (éd.), Frontières et limites géographiques de l’Afrique du Nord, Paris, 1999, p. 248-249.
11 Cf. « Les premiers raids... », cité supra note précédente, p. 480-484.
12 De Aedificiis, VI, 4, 6. Sur ce texte, cf supra p. 165.
13 Johannide, III, 189-191 :
inde movens vires (Laguatan...)
(...) tunc Naffur anhelus
vicina de parte premit
Cf. sur ces vers et leur restitution supra p. 106.
14 Jean Malalas, Chronographia, éd. Dindorf, p. 459 :
έν οἴς παρελήφτη ή παρ'αύτοῖς λεγομένη Τρίπολις καί Λεπτωμιχ και Σαβαθα.
15 Cf. supra 2e partie p. 290.
16 Cf. supra 2e partie p. 289-291.
17 Cf. supra 3e partie p. 352-361 et 383-389.
18 Cf. le tableau des révoltes donné par M. Bénabou, La résistance africaine à la romanisation, p. 250-251. Les troubles de 238 à El Djem ne semblent pas avoir concerné les Maures.
19 Procope, Guerre vandale, I, 9, 2-3 ; Corippe, Johannide, III, 198-261. Sur la date, cf. chap. 8 n. 2.
20 Sur ce silence, cf. notre article « Corippe et l’occupation byzantine de l’Afrique », dans AA, t. 22, 1986, p. 202-205.
21 Vita Fulgentii, éd. G. Lapeyre, p. 141 : Post non plurimos dies arcessionis ejus, gens inimica Maurorum Ruspensem territorium repente vexavit, rapinis, caedibus, incendiis multa devastans atque intra ipsas ecclesiae parietes, quos invenire potuit jugulans.
22 Cette chronologie est différente de celle proposée par C. Courtois (527) et G. Lapeyre (532). Cf. Y. Modéran, « La chronologie de la vie de saint Fulgence de Ruspe et ses incidences sur l’histoire de l’Afrique vandale », dans MEFRA, t. 105, 1993, 1, p. 135-188.
23 Procope, Guerre vandale I, 16, 9.
24 Procope, De Aedificiis, VI, 6, 2 :
Μαυρουσίοις τε καταθεουσι τιχέκείνη χωρία έν επιτηδείωαπεκειτο.
25 Supra 3e partie p. 316-323 et 338-342.
26 Procope, De Aedificiis, VI, 6, 17-18 :
καταδετην μεσόγειαν ες της χωρας τααεσχατα ί'να δηαυτην βιάρβαροι προσοι-κουσι Μαυροιΰσιοι, επιτειχίσματα κατ'αυτων πεποίηται δυνατωτατα, εξ ων δηουκετι οίοί τεείσι καταθεΐν τηην 'Ρωμαίων αχρχ'ην. πολεις τε γαχρ ταχς ενταυθα οίίσας έν εσχατιά της χωρας εκααστην τείχεσιν εχυροΐς αγαν περιβαλων, αίς αί προσηγορίαι Μααμμης τε καί Τελεπτη καί Κουλουλις, καί φροιΰριον τειχισααμενος, οπερ καλουσιν οί επιχωριοι Λυμετρα, εχεγγιΰους ενταιϋθα φρουρους στρατιωτων κατεστιησατο.
27 L’hypothèse avait été envisagée par J. Desanges (« Un témoignage peu connu de Procope sur la Numidie vandale et byzantine », dans Byzantion, 1963, p. 65) mais elle est refusée par N. Duval (« L’état actuel des recherches sur les fortifications de Justinien en Afrique », dans Le Moyen Age, 1983, p. 437).
28 Sur l’emplacement de Mammès, cf. supra chap. 8 note 101.
29 Date de l’écrasement définitif de la révolte de Cusina et des trois chefs qui s’étaient associés à lui.
30 Av. Cameron, « Byzantine Africa : the literary evidence », dans Excavations at Carthage, VII, 1982, p. 35.
31 J. Durliat, Les dédicaces d’ouvrages de défense dans l’Afrique byzantine, Rome, 1981, p. 97 note 13.
32 Site de localisation incertaine : cf. Procope, Guerre vandale, II, 12, 3-28.
33 Aucune rencontre avec les Maures n’est signalée durant tout le récit de la marche de Caput Vada à Carthage (Guerre vandale, I, 15 à I, 20).
34 Guerre vandale, I, 14, 10.
35 Cf. supra note 4.
36 Ch. Saumagne, « Points de vue sur la reconquête byzantine de l’Afrique », dans Cahiers de Tunisie, VII, 1959, p. 281-297.
37 C. Courtois, Les Vandales et l’Afrique, Paris, 1955, surtout p. 351. C. Courtois ne cherche pas à expliquer la décision de Justinien, mais l’idée que la menace maure était vers 530 le seul véritable danger pour l’Afrique vient de lui.
38 Guerre vandale, I, 10, 1-17.
39 Jean Lydus, De Magistratibus, éd. A. C. Bandy, Philadelphie, 1983, p. 200.
40 En de nombreux passages, Procope laisse deviner même sa désapprobation de la politique de conquête de l’Afrique par Justinien, mais en restant plus prudent que dans l’Histoire secrète (cf. M. Cesa, « La politica di Giustiniano verso l’occidente nel giudizio di Procopio », dans Athenaeum, 59, 1981, p. 389-409). Rien ne l’empêchait donc d’évoquer ici le danger maure s’il avait été effectivement perçu. Il est intéressant à cet égard de comparer ce silence avec ce que le même historien dit des préparatifs de l’expédition de reconquête de Majorien en 460 : A son avis, il n’était pas inutile de commencer par connaître, au terme d’une enquête précise, la puissance des Vandales et le caractère de Genséric, ainsi que la mesure de la sympathie ou de l’hostilité que les Maures et les Libyens éprouvaient pour les Romains (Guerre vandale, I, 7, 6). Mais Majorien était un occidental, héritier d’un empire qui connaissait depuis longtemps la gravité et la singularité du problème maure en Afrique...
41 Code Justinien, I, 27, 1 : qui animarum fuerant simul hostes et corporum... Dei sacrosanctas ecclesias suis perfidiis maculabant ; aliquasque vero ex eis stabula fecerunt. Le détail sur les églises transformées en écuries apparaît aussi chez Procope dans son récit de la guerre des Vandales contre le Maure Cabaon, avant 523 : Au bivouac du premier jour de marche, les Vandales conduisirent dans les temples des Chrétiens leurs chevaux et leurs autres animaux... (Guerre vandale, I, 8, 20).
42 Procope, Guerre vandale, I, 10, 18-21.
43 Victor de Tunnuna, Chronique, éd. MGH, a.a., t. 11, p. 198 ; Cyrille de Scythopolis, Vie de saint Sabas, trad. A. J. Festugière, dans Les moines d’Orient, t. III, 2, Paris, 1962, § 175.
44 Novelles de Justinien, appendix II, dans Corpus Juris Civilis, t. III, éd. Schoell et Kroll, Berlin, 1899, p. 797.
45 C. Courtois, Les Vandales et l’Afrique, p. 309-310.
46 Jean Lydus, op. cit. supra note 39, p. 21.
47 Procope, Guerre vandale, I, 16, 3.
48 Guerre vandale, I, 20, 18-20.
49 Guerre vandale, I, 19, 7-8.
50 Zacharie le Rhéteur, Chronique syriaque, IX, 17, trad. F. J. Hamilton et E. W. Brooks, Londres, 1899, p. 261.
51 Cf. M. Sartre, Trois études sur l’Arabie romaine et byzantine, Bruxelles, 1982, p. 162-178 surtout. Zacharie évoque les Arabes en d’autres passages (trad citée, p. 193 et p. 206-207).
52 Cf. supra 3e partie p. 449-450, et P.-A. Février, « Le Maure ambigu », dans BAC, ns, 19 B, 1985, p. 291-306 ; id., « L’Histoire Auguste et le Maghreb », dans AA, 22, 1986, p. 115-128.
53 Guerre vandale, II, 8, 9.
54 Guerre vandale, II, 17, 10.
55 Guerre vandale, II, 6, 5.
56 Priscien, Periegesis, vers 174-182.
57 Nonnos, Dionysiaca XIII, 341-344 :
(...) ᾖς έπι μορφή
άρπαγος ύσμίνης δέδονημένος αφρονι κέντρφ
φρικτός έρωμανέων έκορύσσετο βάρβαρος
"Αρης, λαός έρημονομος Μαύρούσιος.
58 Guerre vandale, I, 3, 35-36.
59 Guerre vandale, I, 6, 5-24.
60 Sur tout le dossier qui suit, cf. supra 2e partie p. 165.
61 Synésios, Lettres, 41 et 78, et Catastase II.
62 Priscos, dans Müller, Fragmenta Historicorum Graecorum, t. IV, p. 98.
63 Edit d’Anastase sur la Libye, II, éd. G. Oliverio, Documenti antichi dell’Africa italiana, fasc. 2, p. 142-145. Trad. A. Chastagnol, La fin du monde antique, Paris, 1976, p. 313. Des fragments inédits de cet édit, retrouvés après l’édition Oliverio, attendent toujours leur publication. Cf. le dernier état du texte dans SEG, t. 27, n° 1139.
64 Jean d’Antioche, fragment 216, dans Müller, FHG, t. IV, p. 621.
65 Cf. supra 2e partie p. 218-219.
66 Cf. A. Chauvot, « Remarques sur l’emploi de semibarbarus », dans A. Rousselle éd., Frontières terrestres, frontières célestes dans l’Antiquité, Perpignan, 1995, p. 255-271.
67 Cf. le texte de Zacharie le Rhéteur cité supra p. 576.
68 Procope, Guerre vandale, I, 14, 1-13.
69 Guerre vandale, I, 20, 4-6.
70 Cf. le début de notre chapitre « L’Église d’Afrique et la reconquista byzantine », dans J.-M. Mayeur, Ch. et L. Piétri, A. Vauchez et M. Venard, Histoire du christianisme, t. III, Paris, 1998, p. 699-717.
71 Lettre du concile au Pape, dans Mansi, t. VIII, col. 808-809. Les prélats africains s’assemblent optimam consuetudinem praeteriti temporis, quam violenta captivitas per annos centum, dolentibus cunctis, abstulerat, iterum servare cupientes (« désirant observer de nouveau une excellente coutume du temps passé qu’une captivité cruelle avait supprimée pendant cent ans à la douleur de tous »). Leur réunion a lieu in illa Justinianae Carthaginiensis basilica...unde nostros patres tyrannus Hunerichus expulerat (« dans cette basilique de Carthage Justinienne d’où nos pères avaient été chassés par le tyran Hunéric »).
72 Code Justinien, I, 27, 1 : Vidimus venerabiles viros, qui abscissis radicitas linguis, poenas suas miserabiliter loquebantur. Il s’agit apparemment des héros du fameux « miracle des langues coupées », évoqué par de nombreux auteurs, de Victor de Vita à Grégoire de Tours. Ces gens devaient être très âgés, mais ils furent probablement utilisés par des clercs africains de la capitale pour influencer l’empereur.
73 Procope, Guerre vandale, I, 20, 4-6.
74 P.-A. Février, « Approches récentes de l’Afrique byzantine », dans Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 35, 1983, p. 42.
75 Ce tableau s’appuie sur l’organigramme de l’armée byzantine d’Afrique établi par D. Pringle, The Defence of Byzantine Africa, t. 1, p. 51. Références pour les origines : Bélisaire : Procope, Guerre vandale, I, 11, 21 ; Solomon : ibid., I, 11, 9 ; Rufinus : ibid., II, 10, 3-4 ; Aïgan : ibid., I, 11, 9 ; Pappus : cf. Stein, Histoire du Bas-Empire, t. 2, p. 554 ; Jean Troglita, ibid. ; Pharas : Procope, Guerre perse, I, 13, 19 ; Sinnion : Procope, Guerre vandale, I, 11, 12 ; Balas : ibid., I, 11, 12 ; Jean : ibid., I, 11, 8 ; Calonymus : ibid., I, 11, 14.
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