Chapitre 3. Maures de l’intérieur ou Maures de l’extérieur ?
p. 63-119
Texte intégral
1– ANTALAS ET SIDIFAN
1Le point principal qui nous semble d’abord devoir être éclairci, parce qu’il conditionne largement le problème des localisations, est celui de la nature des liens qui existaient entre Antalas, premier nommé dans le catalogue, et ces peuples. Or, contrairement à ce qui a été souvent écrit, nos sources laissent entendre que ces liens étaient, en temps normal, probablement fort ténus, du fait même de la singularité de la position d’Antalas.
2Immédiatement après son catalogue des tribus, toujours au chant II de la Johannide, Corippe décrit, en effet, le camp de l’armée romaine et les hésitations de son chef, Jean Troglita, sur la stratégie à adopter vis-à-vis des Maures. Ceux-ci occupent la Byzacène et détiennent de nombreux captifs dont le sort inquiète le général byzantin. Ne risquent-ils pas de périr si Jean donne l’assaut ? Le général consulte alors son conseiller Récinaire, et c’est pour Corippe l’occasion de nous livrer un exposé de la politique berbère des Byzantins qui, compte tenu de l’auditoire du poète, devait refléter l’opinion officielle à ce moment1 :
Il faut immédiatement envoyer des ambassadeurs au cruel tyran, avec une promesse de paix. Qu’ils ramènent les prisonniers. Que se retirent de nos rivages cet Austur déchaîné et l’Ilaguas, cruelle tribu. Que lui-même [le tyran], contraint habituellement à subir le joug du prince, marche la tête soumise. Si celui-là s’incline, tout sera sauvé. Sans avoir combattu, tu pardonneras aux tribus, et la victoire ira à notre cause sans fracas. Mais si le rebelle, gonflé d’orgueil, dresse la tête, alors il sera vaincu par les armes2.
3Tout le développement est évidemment largement fondé sur le motif virgilien parcere subjectis et debellare superbos3, mais il comporte une originalité qui confirme l’authenticité de sa philosophie. Récinaire introduit en effet une distinction parmi les Maures, déterminant une différence de stratégie. Le message est adressé à Antalas (duro tyranno et superbo tyranno selon les vers 342-343 et 357-358), comme le confirme, au chant IV, la scène où l’émissaire de Jean rapporte la réponse au message envoyé sur le conseil de Récinaire4. Et c’est à Antalas donc que se rapporte le terme ipse associé à une allusion à une soumission passée. Cette interprétation se vérifie aisément par d’autres passages où Antalas rappelle qu’il fut autrefois un allié des Romains5. Le mot ne peut se rapporter à l’Ilaguas cité peu avant, puisque celui-ci est au contraire toujours présenté comme l’ennemi jamais vaincu6. Si l’on suit donc notre lecture, il apparaît clairement que, face à la vaste coalition décrite dans le catalogue des tribus donné immédiatement auparavant, Récinaire ne distinguait en fait que deux catégories fondamentales de Maures, illustrées par deux groupes réellement dangereux : d’un côté Antalas, de l’autre les Ilaguas et les Austur. Cette distinction n’a pas toujours été perçue parce que Corippe, en deux autres passages, a semblé assimiler Antalas aux Ilaguas. Mais nous montrerons plus loin7 qu’il ne s’agit là que d’une assimilation polémique continuellement démentie par tout le reste de la Johannide et par le témoignage formel de Procope. En réalité, les Ilaguas (ou Laguatan) représentant à ses yeux l’ennemi absolu, le poète, toujours soucieux de noircir l’image d’Antalas, l’a parfois nommé ainsi pour accentuer sa barbarie. Mais ces abus onomastiques n’ont aucune valeur ethnographique. Le discours de Récinaire montre bien, au contraire, la distinction essentielle que les Byzantins établissaient entre le chef des Frexes et le peuple du prédésert libyen. Du premier, apparemment bien connu, on attendait la soumission et qu’il revienne se placer sous l’autorité romaine. Mais pour les autres, la perspective était tout autre : seul le refoulement est envisagé. C’est donc bien que ces tribus étaient perçues comme étrangères aux provinces romaines du nord, et jugées impossibles à intégrer.
4Cette division en deux groupes essentiels se retrouve dans deux autres passages de la Johannide se rapportant toujours à la coalition de 546. Au chant IV, Antalas répond négativement au message de Jean que nous venons de commenter : il se déclare sûr de la victoire, maintenant que, par un retournement du sort, à nos côtés mènent campagne nos valeureux amis les Ilaguas, ainsi que les tribus venues des territoires sauvages du sud8. Ici, Antalas ne distingue pas par rapport à lui-même les seuls Ilaguas, mais aussi d’autres tribus venues du sud. Il fait, de toute évidence, allusion à nombre de groupes cités dans le catalogue avant ou après les Ilaguas. Un peu plus loin, à la veille de la grande bataille qui mettra fin à cette guerre de 546, Corippe décrit les préparatifs des Maures en vue de cet affrontement décisif. Il oppose alors Ierna, chef des Ilaguas, qui prépare longuement un camp circulaire avec des chameaux et d’autres animaux, et Antalas, qui est à l’écart, et dispose fantassins et cavaliers sur des hauteurs9. La division des tâches suggère nettement une différence de nature et de genre de vie entre deux catégories principales au sein des Maures. La question pour nous est donc de savoir à laquelle de ces catégories se rattachaient les peuples nommés dans les vers 51-74 du catalogue de la Johannide.
5Or le témoignage de Procope s’avère ici décisif. L’historien grec, sans être aussi précis, présente en effet la même distinction fondamentale que Corippe lorsqu’il relate les débuts de la grande insurrection de 544. L’origine de celle-ci se situe selon lui non en Byzacène, du côté d’Antalas, mais en Tripolitaine, où des ambassadeurs des Levathai (ou Ilaguas, ou Laguatan) furent massacrés, à Lepcis Magna, sur ordre du gouverneur romain. Mobilisant alors une vaste armée, les Levathai arrivant en Byzacène, pillèrent une grande partie de cette région ; Et Antalas, dont j’ai dit précédemment qu’il était resté fidèle aux Romains et avait été pour cette raison le seul chef des Maures en Byzacène, désormais hostile à Solomon (...), fut heureux de voir ces barbares et, faisant alliance avec eux, il les conduisit contre Solomon et Carthage10. Procope considère donc lui aussi que les Maures pouvaient être séparés en deux groupes principaux. Mais il nous livre en plus une indication capitale, qui éclaire de manière décisive la partie la plus obscure du catalogue des tribus dans la Johannide : Antalas avait été le seul chef des Maures en Byzacène... En répétant, au début d’un passage situé en 544 cette remarque qu’il avait déjà faite à la fin de son récit du soulèvement berbère des années 533-53511, l’historien grec énonce une réalité qui avait dû frapper tous les contemporains et que Corippe lui-même évoquera ailleurs, en faisant dire à Antalas dans une lettre aux Byzantins12 :
non vester eram ? non saepe cucurri ?
non jussis merui cautus ? non proelia gessi
pro ducibus, Romane, tuis ?
6Mais cette réalité indiscutable a, pour l’interprétation du catalogue de Corippe, des conséquences considérables. La coalition décrite par le poète est en effet celle qui s’est formée à partir de 544. Or, si à cette date il n’y avait d’autres Maures en Byzacène que ceux d’Antalas, c’est nécessairement que toutes les tribus citées après lui, à partir de la mention de Sidifan, étaient extérieures à cette province...
7On pourrait, cependant, supposer que quelques uns des chefs cités après Antalas étaient des vassaux de ce dernier, que Procope n’aurait pas pris la peine de distinguer. Mais l’étude de la place de deux de ces chefs dans le reste de la Johannide démontre rapidement que cette hypothèse ne peut être retenue. Sidifan, le premier nommé après Antalas, est en effet un personnage qui resurgit plusieurs fois dans le poème, et qui apparaît alors toujours comme un chef important. Lorsque Corippe décrit l’ordre de bataille des Maures avant l’affrontement décisif de 546 contre les Byzantins, il le présente ainsi comme le commandant de l’aile droite de l’armée rebelle, tandis que Ierna dirige le centre, Carcasan l’aile gauche, et que Antalas est en retrait avec des réserves13 :
His medius, fomes belli rectorque Sidifan
acer erat, dextrosque equites et signa regebat.
At socians laevo Carcasan agmina cornu
condensas acies campos effundit in omnes,
Ifuraces in bella movens...
8Or Ierna était le chef des Ilaguas/Laguatan, l’élément le plus puissant de la coalition ; Carcasan était le chef de la grande tribu des Ifuraces, et surtout le futur général en chef de la seconde grande révolte, en 547-548, donc un personnage également de première importance ; enfin, Antalas était en 546 le chef suprême. Sidifan est ici placé à égalité avec ces hommes, ce qui empêche de croire qu’il ait pu être un vassal d’Antalas. Le qualificatif que Corippe lui attribue, fomes belli rectorque est d’ailleurs remarquable. Il renvoie à la présentation du personnage dans le catalogue, Inde Sidifan14..., et confirme l’interprétation que nous avons donnée de celle-ci. Sidifan était considéré comme « l’instigateur » (fomes) de la guerre, parce qu’il avait été le premier à suivre l’exemple d’Antalas.
9Il faut d’autre part remarquer le petit nombre de chefs cités dans le catalogue : quatre seulement sont nommés, Antalas, Sidifan, Autiliten, et Ierna, et un cinquième, Iaudas, est évoqué sans être nommé. Cette présentation n’est probablement pas le fruit de la fantaisie poétique de Corippe : elle traduit plutôt l’existence de quelques grands commandements confédéraux au sein de la coalition maure, ce qui conduit à deux conclusions : Sidifan était totalement indépendant d’Antalas, et il devait diriger au moins tous les groupes cités avant la mention du chef suivant, en l’occurrence Autiliten. Mais il est possible d’aller plus loin, à partir des données que nous possédons sur ce dernier personnage.
2 – SIDIFAN ET AUTILITEN
10Lors de la bataille finale de 546, Corippe ne le montre pas, en effet, à la tête d’un corps d’armée, mais il l’évoque juste après, parmi les « mille chefs des Syrtes » qui suivent Sidifan et Carcasan15. Or, Autiliten était déjà nommé après Sidifan dans le catalogue, et d’une manière doublement significative.
11Il figure au milieu du paragraphe qui, par sa construction grammaticale, est le plus long du catalogue : un seul verbe, volitant, commande en effet toute l’énumération de tribus entre les vers 5168, énumération qui commence avec les Sinusdisae, les Silvacae, le Naffur et le Silcadenit, et qui s’achève avec les Silzactae et les Caunes. Ce passage a toujours représenté une énigme pour les historiens et les philologues, par sa succession de pronoms relatifs et l’imbrication de ses différentes propositions. Nous avions naguère proposé de le subdiviser en plusieurs parties, en interprétant ses pronoms relatifs des vers 56 et 58 comme des relatifs de liaison. Un ensemble particulier se dégageait ainsi, entre les vers 51 et 61 : les Sinusdisae, Silvacae, Naffur et Silcadenit devenaient les habitants de Gurubi, Ifera et les collines de Mercure, et Autiliten aurait été leur chef16. Avec des arguments différents, J. Desanges et V. Zarini17 ont estimé, pour des raisons à la fois grammaticales et philologiques, que cette interprétation était mal fondée. Nous nous rangeons finalement à leurs arguments, mais sans reprendre une traduction qui conduirait à un émiettement de la liste contenue dans ces vers. En toute rigueur, et au nom des mêmes principes qui nous furent opposés, il faut en effet mettre en valeur l’existence d’un verbe unique, volitant, entre les vers 51 et 68, et accorder à ce fait l’importance qu’il mérite : de toute évidence, le poète entendait présenter ici un seul ensemble maure. Ce vaste ensemble, nommé immédiatement après Sidifan, et introduit par une conjonction temporelle de même nature que celle qui introduisait ce dernier (Inde...Hinc), pourrait être, à notre sens, tout simplement le groupe des tribus qui, peut-être dans une structure confédérale bien connue dans le monde berbère, obéissaient à ce très puissant personnage, chef d’un des corps d’armée maures lors de la bataille contre les Byzantins. Corippe, après avoir évoqué l’homme, décrirait ses tribus, et Autiliten serait le principal de ses lieutenants.
12Il était peut-être même plus. On a trop peu remarqué en effet la curieuse précision que le poète ajoute aussitôt à la mention de ce personnage : patris non mollior ausis. Pourquoi parler ici, fait unique dans le catalogue, d’un père qui resterait inconnu ? N’est-il pas logique de comprendre que le père était le personnage cité immédiatement avant, c’est-à-dire Sidifan ? Si l’on accepte cette hypothèse, tout le paragraphe retrouve une cohérence, aussi bien philologique qu’historique : il n’y a bien qu’un seul ensemble, de douze groupes, évoqué entre les vers 51 et 68 derrière le verbe volitant, avec un général en chef, Sidifan, et un lieutenant, son fils Autiliten18.
13Il n’est plus question de Sidifan après le chant V de la Johannide, qui voit précisément l’écrasement de l’armée maure décrite dans le catalogue. En revanche, Autiliten réapparaît, avec désormais une place nouvelle, prépondérante, dans les chants VI à VIII qui racontent la seconde grande insurrection berbère, en 547-548. Il est alors le véritable adjoint de Carcasan, chef suprême de la révolte, tandis qu’Antalas n’a plus qu’un rôle de second plan. Très significative de cette évolution est la scène du conseil des chefs berbères avant l’ultime bataille contre Jean Troglita19 : Guenfeius [Antalas, ainsi nommé parfois parce qu’il est fils de Guenfan], qui poussait à de rudes combats, repassait des plans dans son esprit, ne pouvant supporter de remettre plus longtemps la bataille. Cependant, le premier par le rang, Carcasan commença à parler... Le discours du primus ordine achevé, Antalas ne peut encore s’exprimer. C’est en effet Autiliten qui reçoit la parole pour définir la tactique pour le lendemain20 :
crastina feste dies populo peragenda Latino est,
excipit Autiliten...
14Cette promotion apparente s’explique aisément si on admet qu’Autiliten était le fils de Sidifan, un des leaders de la coalition de 546, et si, comme le silence de Corippe le suggère, il a succédé à son père à la tête de sa confédération après le désastre raconté au chant V de la Johannide.
15Tout ceci constitue au total une accumulation d’indices qui permettent d’avancer deux conclusions : les tribus citées à partir de la mention de Sidifan étaient totalement indépendantes d’Antalas ; et ces tribus, au moins jusqu’aux Caunes des vers 67-68, formaient un ensemble cohérent, probablement dirigé par Sidifan, puis par Autiliten. Deux acquis qui vont nous permettre d’avancer désormais dans la recherche de leur localisation exacte.
3 – MONTAGNES, FLEUVES ET FORÊTS
16Si l’on suit Procope, celle-ci, nous l’avons vu, est nécessairement extérieure à la Byzacène : selon l’historien grec, seules les tribus d’Antalas demeuraient après 535 dans cette province21. Or, tout notre commentaire de la Johannide oblige à exclure qu’en temps normal Sidifan et ceux qui le suivaient aient pu obéir à Antalas. Deux pistes restent alors théoriquement ouvertes : une localisation au nord d’Antalas, en Proconsulaire ou dans le nord-est de la Numidie22 (le sud était le domaine d’Iaudas), ou une localisation en Tripolitaine. La première hypothèse a été souvent adoptée par nos prédécesseurs, au moins pour certains des groupes cités23. Les indications orographiques, hydrographiques et botaniques données par Corippe conduisent en effet, a priori, vers les régions du nord : de hautes montagnes (v. 62 : montibus altis... ; v. 66 : montis ab alto...), des forêts touffues et élevées (v. 57 : densis Ifera silvis ; v. 63 : densisque...silvis), et surtout un cours d’eau « au débit fluvial » (v. 65 : flumineis undis), le Vadara. Fort de cette impression, P.-A. Février, après d’autres, a suggéré une identification du Vadara avec le Bagradas, et conclu que Corippe évoquait ici des habitants « des montagnes voisines de la Medjerda et de ses affluents »24. Cette interprétation est cependant extrêmement fragile.
17Tout d’abord, on ne peut, en effet, que souligner la difficulté d’un rapprochement Vadara/Bagradas, car celui-ci suppose une étonnante accumulation de fautes : une confusion B/V, encore admissible, certes, mais aussi une métathèse dara/gradas, et enfin la chute, difficilement explicable, de la consonne g. C’est admettre beaucoup de négligences pour un seul mot dans un groupe de vers qui, par ailleurs, ne nécessite pas la moindre correction. Et c’est aussi avancer une forme totalement inconnue pour un hydronyme qui possédait déjà plusieurs variantes, parfaitement répertoriées mais sans rapport avec le nom employé par Corippe25. Il faut donc abandonner cette hypothèse et, faute d’hydronyme antique avec lequel l’identifier, limiter l’étude du Vadara à ce qu’en dit Corippe.
18Or le poète accumule pour le désigner des termes aquatiques (fons ; fluminea unda ; amnis) dont chacun pourrait conduire à une image différente. Plus qu’à un fleuve, ceux-ci feraient plutôt, selon nous, songer à un torrent : le Vadara descendu d’une haute montagne, dirige en effet son amnem currentem vers les plaines. Cette image d’un cours d’eau brutal pourrait en fait, une fois levé le prisme de la poésie, correspondre à un oued de montagne connaissant de subites crues, ce qui n’impliquerait alors plus aucune localisation spécifique. Il faut songer en effet que Corippe n’hésite pas, sur ce registre, à recourir à de réelles amplifications, comme le montre la manière dont il évoque, en plein Sud tunisien, un autre cours d’eau auprès duquel les Byzantins s’abreuvent en 547 alors qu’ils poursuivent les Maures de Carcasan :
Castra locat ductor monstrati ad fluminis undam. (...)
huc undique miles
Confluit ad latices et dulcia flumina potat26.
19L’événement se produit non loin du littoral, sur le territoire des Astrices, c’est-à-dire, comme nous le verrons, au sud de Gabès, et à proximité relative de Mareth27 : il s’agit d’un pays qui était aride dès l’Antiquité, et où ne coulent que des oueds modestes en dehors des périodes de crue. Un peu plus tard, sur les rives d’une autre « rivière » qui semble se jeter dans la mer par une dépression marécageuse28, se déclenche la bataille de Gallica, voisine aussi de Marta (Mareth) selon Corippe29. Le poète emploie à nouveau ici les termes fluminis unda et amnis30. Or, l’oued qui paraît le mieux correspondre aux indications topographiques données est l’Oued Es Zeuss, et ce n’est qu’un petit cours d’eau31. La Johannide évoque pourtant à son propos, exactement comme pour le Vadara, « l’onde d’un fleuve »... Il ne faut donc pas ignorer, dans ces descriptions de sites naturels, la tendance du poète à l’emphase.
20Mais cette précaution prise, que retirer dès lors de la mention de montagnes, de forêts, et d’un cours d’eau « fluvial » ? L’amplification poétique est partout à soupçonner en ce domaine, et elle peut se vérifier dans le cas des « hautes forêts » comme dans celui du Vadara. J.-M. Lassère a remarqué en effet que dans d’autres passages de la Johannide, qui pourraient évoquer des régions méridionales de la Byzacène, le poète recourt aux mêmes images que dans le début du catalogue des tribus : « Nous avons le sentiment d’arriver ici dans un paysage connu. Et pourtant, différence essentielle, ces montagnes abruptes, ces rochers inaccessibles, sont tapissés de noires, d’épaisses forêts, qui forment de véritables voûtes »32. Un exemple significatif de ces anomalies se trouve au début du chant VIII. Jean Troglita a alors installé son camp dans les plaines de Junci, sur la côte sud de la Byzacène, dans une région actuellement fort aride. Les Maures de Carcasan se retirent aussitôt « sur le sommet des montagnes », tandis que Jean manœuvre pour les couper du littoral. Et Corippe ajoute : Quand il sut cela [les difficultés d’approvisionnement des Maures], le grand général des Romains, qui se préparait à encercler les tribus barbares, tint alors à distance ses étendards pendant quelques jours, et il éloigna ses troupes des forêts hostiles33. On se demande où situer aujourd’hui ces forêts. Sauf en s’éloignant très loin de la côte, ce que le texte ne suggère absolument pas, il n’y a aucune hauteur de la Tunisie méridionale, à l’ouest ou au sud de Bordj Younga, qui puisse correspondre à la description du poète.
21En fait, deux hypothèses sont seulement envisageables pour expliquer ces allusions à des forêts dans des régions méridionales. La première est celle d’un changement de climat, et donc de végétation, entre le vie siècle et l’époque moderne. Elle est, depuis une célèbre étude de Gsell34, souvent repoussée par les historiens. Cependant les botanistes ont montré que la végétation actuelle du sud tunisien procède d’une flore méditerranéenne, et non d’une flore autochtone steppique. C’est un processus continu de dégradation qui a détruit peu à peu les genévriers, les chênes verts, et les cyprès attestés par des pollens fossiles il y a moins de trois mille ans35. On considère en général que ce processus était déjà achevé à l’époque romaine. Mais des travaux récents ont nuancé cette thèse, en évoquant une aridité accrue à partir de la fin du ve siècle36 : il est possible dans ces conditions qu’une partie de la couverture boisée originelle des régions méridionales, en situation très précaire depuis longtemps, n’ait disparu que peu après le temps de Jean Troglita. Un tel phénomène expliquerait la mention récurrente des forêts dans les montagnes du sud, mais avec dans tous les cas une déformation délibérée de la part de Corippe, pour donner à ces forêts résiduelles un caractère effrayant.
22Ces déformations sont, en effet, certaines, mais elles ne doivent pas, de manière générale, être attribuées à de simples réflexes de poète. Elles s’expliquent d’abord par le projet politique et idéologique de la Johannide, qui est toujours de donner des Maures une image à la fois sauvage et redoutable. Il s’agit en effet pour le poète d’accentuer leur barbarie pour mieux mettre en valeur les victoires des Byzantins, dont il défend la cause devant ses compatriotes. Dans ces conditions, l’amplification dans les descriptions des pays « maures » est une nécessité. De même que les Maures sont peints de manière excessive au physique comme au moral, qu’il commandent des milliers voire des centaines de milliers d’hommes (le seul Ifisdaias en aurait « cent mille » derrière lui dans l’hiver 547-54837 !), il est dans la logique de Corippe de leur donner un habitat naturel formidable et grandiose, en adéquation avec leur force et leur caractère. Mais on mesure dès lors la fragilité des informations que peuvent nous apporter ces passages de la Johannide dans un essai de localisation des Maures de Sidifan et Autiliten.
4 – LES HOMMES DES SYRTES
23Il reste heureusement d’autres détails qui permettent une véritable hypothèse. C’est d’abord l’emploi répété, tant pour Sidifan que pour Autiliten, des termes Syrticus, Marmaridus, Nasamon, qui renvoient au territoire de l’actuelle Libye. Nous avons vu que dans la description de l’armée maure à la veille de la bataille de 546 (fin du chant IV), Corippe inclut implicitement les deux hommes parmi
Quos mille duces misere in proelia Syrtes38.
24Un peu plus loin, dans le récit de la bataille, Sidifan est présenté comme celui qui entraîne les hommes des Syrtes :
Hunc procul ardentem cernens a colle Sidifan
Obvius ire parat. Tunc Syrtica contrahit arma...39
25Au chant VIII, dans le conseil des chefs maures, après avoir désigné les adversaires à frapper en priorité dans le camp romain, Autiliten conclut :
(...) alios nec nominet hostes
his victis Nasamon...40.
26se plaçant ainsi lui-même parmi les Nasamons. Enfin, rappelons que Corippe, en concluant sa deuxième partie du catalogue des tribus, qui avait commencé avec Sidifan et Autiliten, s’exclamait41 :
Marmaridas gentes tot pertulit Africa bellis !
27Or l’étude systématique des occurrences dans la Johannide de ces trois mots, Syrticus, Marmaridus, Nasamon, montre que Corippe ne les emploie pas, de manière purement poétique, comme de simples synonymes de Maurus. Ils ont, certes, une valeur ethnographique large, mais limitée aux seules populations de l’actuel territoire libyen. Un simple décompte statistique le prouve : près de 80 % des 34 emplois de Syrtes, Syrticus, ou Marmaridus se trouvent dans les chants VI-VIII, et ce taux atteint 100 % pour les seize occurrences de Nasamon42. Or ces chants sont consacrés au récit de la seconde grande révolte maure, en 547-548, qui eut pour caractéristique d’être presque exclusivement « libyenne »43 : Antalas n’y tint qu’un rôle secondaire, et les Aurasiens en furent absents, tandis que l’initiative appartenait à Carcasan, ductor Syrticus (VI, 104), chef des Ifuraces clairement localisés en Tripolitaine, que Corippe montre agissant a propriis Syrtibus (VI, 218). Très remarquable, en face, est le fait qu’Antalas, Iaudas, ou Cusina, les principaux chefs de Byzacène et de Numidie, ne sont jamais qualifiés de « Syrtiques », « Marmarides » ou « Nasamons » : pour les désigner44, le poète recourt certes à un lexique ethnographique à valeur également large, mais qui est totalement différent, fondé sur les termes Maurus, Massylus ou Mazax. De manière générale, toutes les occurrences des mots Nasamon, Syrticus et Marmaridus se rapportent toujours soit à l’ensemble de l’armée berbère quand elle est dominée par les guerriers de Tripolitaine45, soit précisément à des hommes ou des tribus indiscutablement établis dans cette région. Quelques exemples suffisent pour illustrer ce phénomène : les Nasamons sont un peuple connu depuis Hérodote au sud de la Cyrénaïque et sur les rivages de la Grande Syrte46, et Corippe évoque donc à juste titre « le rude Nasamon qui laboure les champs syrtiques »47 ; c’est pareillement avec raison qu’il a mis en scène auparavant Bruten, s’adressant aux Ilaguas/ Laguatan et aux Austur, bien localisés en Tripolitaine, et parlant de leur retour dans « les Syrtes chaudes »48 ; c’est toujours avec la même précision relative qu’il raconte la consultation d’un oracle d’Ammon, probablement situé à Augila, au sud de la Cyrénaïque, par l’Ifurac Carcasan, dont la nouvelle se répand aussitôt depuis « les Syrtes chaudes »49 ; et c’est enfin de manière tout aussi raisonnée que le poète multiplie les emplois de Marmaridus à partir du chant VI pour désigner l’armée de ce même Carcasan (VI, 507, 565, 574 par exemple), alors qu’auparavant50 il avait réservé ce mot au seul Ierna, chef des Laguatan, et donc Marmaridum rex (V, 520).
5 – LE DIFFICILE PROBLÈME DES GURUBI MONTANA
28L’étude des épithètes géographiques accolées aux personnages de Sidifan et Autiliten conduit ainsi à envisager une localisation en Tripolitaine pour les tribus que ces deux chefs commandaient51. Or, malgré les apparences, c’est aussi à la même région que pourrait se rapporter une des rares indications toponymiques que le catalogue de Corippe offre à propos de ces tribus : les « montagnes de Gurubi, Ifera, et les collines de Mercure », qui n’ont, jusqu’ici, jamais laissé sans réaction les familiers de la géographie ancienne de l’Afrique.
a) L’hypothèse du Cap Bon
29A la suite de Partsch52, qui pourtant s’était rétracté ensuite53, la plupart des historiens ont estimé que Corippe évoquait par ces termes la région du Cap Bon, immédiatement à l’est de Carthage, en Afrique Proconsulaire : Gurubi serait l’Antique Curubis, sur la côte orientale de la péninsule54, et les « collines de Mercure » les hauteurs de la pointe nord de la péninsule, le Cap Bon proprement dit, que les Romains appelaient le promunturium Mercurii55. Mais cette localisation, qui n’offre, par ailleurs, aucune explication pour Ifera56, est extrêmement contestable.
30L’idée même que des tribus hostiles aient pu séjourner si près de Carthage est d’abord très surprenante. « Le Cap Bon est placé en plein cœur de la Tunisie littorale orientale, zone la plus vivante et la plus densément peuplée du pays57 », écrit un géographe contemporain. La remarque vaut aussi pour l’Antiquité. Le Cap Bon faisait déjà partie de la chôra de Carthage à l’époque punique, et Diodore de Sicile y situe les riches maisons de campagne des Carthaginois58. Plus tard, il fut parmi les premières régions où s’établirent des colonies romaines, notamment Clupea et Curubis sous César59. Puis, à partir d’Auguste, avec d’autres créations, ce fut un mouvement général de mise en valeur et de romanisation qui couvrit toute la péninsule. Des traces de centuriation ont été repérées sur près de la moitié de la région60, et l’Atlas archéologique de la Tunisie relevait déjà en 1893 plusieurs centaines de ruines rurales d’époque romaine61, dont « le semis suffit à prouver que la pénétration de la péninsule a été profonde »62. Or cette forte empreinte s’est maintenue à l’époque tardive. Les listes épiscopales africaines en témoignent d’abord : sur cinquante-quatre prélats de Proconsulaire nommés dans la Notitia de 48463, sept viennent du Cap Bon (Missua, Carpis, Neapolis, Curubis, Clipea, Megalepolis, Siminina) ; de même, au concile de Carthage en 525, sur une quarantaine d’évêques de Proconsulaire présents, sept au moins sont issus de la péninsule (Curubis, Carpis, Neapolis, Missua, Clipea, Siminina, Vina64). Ces chiffres, sans commune mesure avec la superficie de la région, témoignent de la vigueur de son Église, et d’une certaine manière, de celle de ses cités à la fin de l’époque vandale. De fait, d’autres témoignages montrent que les Vandales eux-mêmes s’étaient intéressés à la péninsule. Un passage de Procope signale ainsi qu’ils avaient installé des chantiers navals à Missua65. Victor de Vita évoque un palais de Genséric ad Maxulitanum litus, à la base de la péninsule66. Rappelons enfin les nombreuses références de l’Anthologie Latine67 aux « thermes d’Alianas », restaurés par le roi Thrasamund (496-523), et que J.-M. Lassère68 situe soit à l’emplacement de l’actuelle Hammam Lif, soit à Korbous (Aquae Carpitanae). L’archéologie confirme cette situation, avec des découvertes comme celle du baptistère de Kélibia69, porteur d’une inscription sur mosaïque mentionnant son riche donateur, Aquinius, et qui date probablement du vie siècle, ou, à une vingtaine de kilomètres de là, le baptistère très semblable d’Oumcetren70, près de Sidi Daoud (Missua), également attribué au vie siècle. Ces monuments prouvent le maintien d’une classe aisée dans la péninsule à l’époque byzantine, qu’on imagine mal à proximité de tribus hostiles. Deux épisodes tragiques, aux deux extrémités de la période byzantine, confirment, de fait, que le Cap Bon était plus perçu comme un refuge sûr que comme un danger. En 536, une mutinerie éclata dans l’armée byzantine, bientôt appuyée par les Maures de Numidie, et Solomon, le général en chef qui avait succédé à Bélisaire, dut fuir à la hâte. Mais il ne s’embarqua pas à Carthage : il gagna Missua, au cœur du Cap Bon, et de là partit vers la Sicile71. Un siècle plus tard, « lorsque ‘Abd Allâh ibn Sa’d Abi Sarh pénétra dans le Maghreb, nous raconte Al Tidjânî, « les Rûm affluèrent dans l’Al Djazîra » (la presqu’île, c’est-à-dire pour la plupart des auteurs arabes le Cap Bon), et ils se rendirent dans la ville d’Iklîbiyya (Clipea) d’où ilss’embarquèrent »72. L’épisode est également évoqué par Al-Bakrî : « Lors de l’invasion du Maghreb par ‘Abd Allâh ibn Abi Sarh, les Rûm se réunirent dans la Djazîra Sharîk (autre nom arabe du Cap Bon) et se dirigèrent en toute hâte vers Iklîbiyya et les lieux voisins »73. Même si ces événements sont probablement bien postérieurs au raid de 647-648, leur enseignement apparaît très significatif : à un moment où nombre de Berbères avaient rejoint les Arabes, les Byzantins considéraient le Cap Bon comme leur ultime refuge. Comment croire qu’il ait pu être le foyer de Berbères à la fidélité douteuse ? De manière générale, il suffit de considérer une carte pour comprendre les difficultés insurmontables que suscite l’interprétation traditionnelle du texte de Corippe. La base du Cap Bon est située à à peine vingt kilomètres de Carthage, dont la prospérité et le rang de capitale sont indiscutables à l’époque byzantine. Comment imaginer que Bélisaire et Solomon, qui dans le sud de la Byzacène avaient expulsé en 534-535 presque toutes les tribus, auraient laissé ici se maintenir un foyer de révolte potentiel ?
31On a cru pouvoir objecter à cette remarque l’existence de fortifications dans le Cap Bon74. En réalité, elles sont très peu nombreuses. A l’époque romaine classique, un seul cas est attesté : ce sont les murs de Curubis, connus par une inscription de 49/47 avant J.-C.75. Mais, comme Courtois l’avait noté, cette fortification est liée au contexte de la guerre civile entre Césariens et Pompéiens en Afrique : « l’expédition de Curion au mois de juin 49 a montré que Curubis représentait un point névralgique de la défense africaine ; les Pompéiens s’empressent de la fortifier après la défaite du propréteur »76. On ne peut donc arguer de cette inscription, au demeurant antérieure de six siècles à l’époque de Corippe, et qui n’est accompagnée d’aucune ruine tardive. Pour le vie siècle, Diehl croyait cependant avoir identifié plusieurs ouvrages de défense dans la péninsule77. En reprenant le dossier, D. Pringle a ramené cette impression à des dimensions bien plus modestes : il ne reconnaît qu’un seul cas sûr de forteresse byzantine, le fort de Tubernuc78. Or ce fort fut construit sous le règne de Tibère II, entre 578 et 582, bien après l’époque de la Johannide. Et sa position, sur la grande route Carthage-Hadrumète en fait bien plus un ouvrage de protection de cet axe majeur qu’une barrière face au Cap Bon comme le voulait Diehl. Il n’aurait d’ailleurs jamais suffi à une telle tâche. Une perspective géopolitique conduit ainsi d’emblée à remettre en cause la localisation de Maures révoltés dans le Cap Bon en 544-546. Reste cependant le problème du rapprochement purement toponymique, en lui-même séduisant, des noms de Gurubi et Mercurii colles, avec la cité de Curubis et le promunturium Mercurii. Il ne s’agit pourtant que d’une illusion.
32Comme J. Desanges l’avait noté dès 1962, si l’on ne peut nier une similitude phonétique apparente entre Gurubi et Curubis, on se demande vainement, en revanche, où trouver les montana associées par Corippus au premier de ces noms79. Il n’y a en effet aucun relief notable à proximité de cette cité côtière. L’actuelle Korba, qui a succédé sans doute possible à l’antique Curubis80, est au contraire située dans une longue plaine parallèle au littoral et qui s’étend tout le long de la façade orientale de la péninsule, avec une largeur variant de dix à quinze kilomètres. Les hauteurs les plus proches, bien modestes (266m), ne se rencontrent qu’à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest, avec le Djebel Beren el Hammami : mais il s’agit d’un minuscule dôme de moins de quatre kilomètres de largeur ! Si forte que soit l’imagination poétique de Corippe, on admettra difficilement qu’il ait pu commettre un tel travestissement de la réalité.
33Telle était, dès 1962, la conclusion de J. Desanges, qui a cependant aussitôt proposé une solution de substitution finalement assez peu différente. Fort de l’autre identification admise, colles Mercurii/promunturium Mercurii, ce savant a avancé que Gurubi pourrait être Korbous, autre ville du Cap Bon, sur la côte ouest81, à proximité d’un massif plus conséquent, le Djebel Sidi Abd Er Rahmane (637 mètres), et surtout immédiatement contre le Djebel Korbous, peu élevé (419 mètres) mais escarpé et difficile d’accès82. Certes, reconnaît J. Desanges, Korbous s’appelait dans l’Antiquité Aquae, ou Aquae Carpitanae, ce qui est très loin phonétiquement de Gurubi. Mais la montagne qui en est voisine aurait pu porter un nom original dès l’Antiquité, qui parti de la forme Gurubi aurait donné aujourd’hui Korbous. Et J. Desanges remarquait à l’appui de cette hypothèse que le géographe Julius Honorius cite en Afrique un mons Curbessa ou Gurbessa jusqu’ici inconnu, probablement peuplé par les Maures Curbissenses ou Gurbissenses nommés ailleurs, qui pourrait, d’un point de vue linguistique, parfaitement avoir évolué en Djebel Korbous, et correspondrait à une autre forme du nom Gurubi. L’évolution, plutôt compliquée, aurait donc été à peu près la suivante : près de la ville d’Aquae existait le mons Curbessa, appelé par Corippe Gurubi, peut-être à cause du nom de ses habitants les Curbissenses ; ce mons Curbessa serait devenu ensuite le Djebel Korbous, dont le nom lui-même, plus tard, serait passé à la ville83.
34Dans un article de 1987 dont nous maintenons, sur ce sujet, toutes les conclusions, nous avons montré les obstacles insurmontables auxquels se heurte cette hypothèse84. L’histoire toponymique de la région, permise par un nombre important de sources, prouve en effet que Korbous et le Djebel Korbous tirent leur nom de Car-pis, cité-mère du bourg d’Aquae Carpitanae ou Aquae ad Carpos, ainsi nommée encore en 525 et en 646 sur les listes épiscopales. Tout rapprochement avec les Gurubi montana s’avère donc impossible. Et dès lors l’hypothèse d’une localisation dans le Cap Bon s’effondre aussi.
35La mention des colles Mercurii isolée ne suffit plus en effet, tant les lieux consacrés à Mercure étaient nombreux en Afrique. Un simple coup d’œil sur la Table de Peutinger suffit déjà à prendre conscience de l’abondance des toponymes évoquant ce dieu85, qui ne fait que refléter son extraordinaire popularité. Car, à côté du Mercure gréco-romain traditionnel, les Africains honoraient une divinité particulière, protectrice de la fécondité : c’est le Mercure au scorpion86, dont M. Le Glay a montré qu’il était ici « mis sur le même plan que les grands dieux », par son rôle de divinité de la végétation, et plus particulièrement de divinité protectrice de l’oléiculture87. Cette activité ayant été le fleuron de l’agriculture africaine, on ne peut s’étonner dès lors du grand nombre de toponymes qui évoquaient Mercure dans toutes les régions où elle était pratiquée, de la Maurétanie à la Tripolitaine. Plus généralement, on a pu montrer récemment que l’étonnant succès du dieu en Afrique, attesté par la toponymie, devait s’expliquer par son caractère syncrétique, qui le mettait ici au rang des divinités majeures88. La mention des colles Mercurii ne nous offre ainsi aucune piste sérieuse.
36En revanche, comme le suggérait J. Desanges, le mons Curbessa et les Curbissenses de Julius Honorius pourraient effectivement être identiques aux Gurubi montana et à leurs habitants. Mais l’identification de cette montagne et de son peuple suppose une étude très précise du texte de Julius Honorius, qui va momentanément nous éloigner quelque peu de Corippe.
b) Le texte de Julius Honorius89
37Parvenu à nous dans plusieurs versions assez confuses, parfois incohérent, voire totalement erroné, ce livre décourageant n’a, jusqu’ici, guère retenu l’attention des historiens, sauf pour des utilisations très ponctuelles90. Toutefois, une étude critique récente de C. Nicolet et de P. Gautier-Dalché91 vient de clarifier plusieurs des problèmes majeurs posés par la tradition manuscrite, et a rendu ainsi un peu moins délicate l’analyse de ce texte, indispensable pour notre propos. La Cosmographie de Julius Honorius possède en effet deux qualités qui la rendent unique : son ambition, et sa date.
38La première est révélée par le titre habituellement donné à l’ouvrage, et par son origine. Le texte se présente comme une suite de notes prises, à l’insu du maître, par un des élèves de Julius Honorius (ou Julius Orator, selon certains manuscrits), lequel avait sous les yeux une carte ronde (sphaera) du monde, pourvue de noms géographiques pour les mers, les îles, les montagnes, les provinces, les villes, les peuples, les fleuves. Ces noms, irrégulièrement disposés, pouvaient être mal lus. C’est pourquoi le maître en avait fait un choix rédigé, divisé en quatre parties, correspondant aux rives de quatre océans, eux-mêmes déterminés par les points cardinaux92. Inscrite dans l’Oceanus meridianus, l’Afrique donne ainsi lieu à plusieurs développements importants, notamment sur ses provinces, ses cités ou ses villes (cinquante-six noms, Egypte exclue, de Ptolémaïs de Cyrénaïque, à l’est, à Portus Magnus de Maurétanie, à l’ouest, avec deux confusions93), et surtout ses peuples (gentes), dont une liste de vingt-six noms (avec quatre ou cinq confusions) est donnée94. Cette relative richesse, reflet de l’ambition de l’ouvrage, n’est malheureusement pas sans s’accompagner de difficiles problèmes d’interprétation. La Cosmographie s’est trouvée en effet placée, dès ses origines, sous un double risque de déformation, par le passage de la carte à la nomenclature, puis de la nomenclature aux notes estudiantines. Il en est résulté des erreurs parfois stupéfiantes, comme l’inclusion des pyramides d’Egypte parmi les montagnes de l’Oceanus meridianus, ou le classement des Syrtes parmi les îles du même espace95. Se sont ensuite ajoutés à cela les aléas de la tradition manuscrite, avec des rameaux différents et des accumulations de fautes à chaque étape. L’auteur de l’édition moderne de référence, Riese, distinguait finalement deux recensions successives, « A » et « B », dans l’histoire du texte96. P. Gautier-Dalché en reconnaît aujourd’hui quatre : la version « A » de Riese, la plus ancienne parmi celles conservées, ne serait plus la forme primitive, mais « une version notablement remaniée et raccourcie97 ». Il faudrait donc considérer comme plus conformes à l’original les différents manuscrits que Riese regroupait sous le nom de recension « B », et qui révéleraient en fait deux autres traditions (la quatrième version étant le texte connu habituellement sous le nom de Cosmographie d’Aethicus, en réalité une simple compilation tardive de Julius Honorius, complétée de la partie géographique de l’œuvre d’Orose98). Cette découverte est importante, car elle conduit à admettre que les noms de tribus figurant uniquement dans la recension « B » de Riese ne sont pas, comme on le croyait, des ajouts tardifs et d’origine inconnue, mais remontent vraisemblablement à l’état primitif du texte, dont le contenu ethnographique est ainsi enrichi.
Sa date
39Or de nombreux indices incitent à penser que la documentation de Julius Honorius, au moins pour sa partie africaine, reflétait la situation du ive siècle ou du début du ve siècle. Certes, une marge d’incertitude considérable continue à entourer cet auteur, puisque même son nom, Julius Honorius ou Julius Orator, n’est pas sûr. Nous sommes cependant certains qu’il était antérieur au milieu du vie siècle, puisque Cassiodore recommande la lecture de son livre pour l’instruction des moines99. L’absence de toute allusion aux Huns dans l’œuvre conduit, plus hypothétiquement, à le situer avant le ve siècle, en tout cas avant le milieu de ce siècle. Mais, d’un autre côté, un détail de sa liste des cités africaines oblige aussi à ne pas le considérer comme antérieur au début du ive siècle puisque, au lieu de nommer Cirta, il cite entre Calama et Milev Constantina, faisant état d’un changement de nom de la vieille capitale numide qui n’eut lieu que peu après 312100. Julius Honorius était donc, peut-être à quelques années près, un contemporain d’Ammien Marcellin ou plus vraisemblablement de saint Augustin, et son témoignage n’en est, dès lors, que plus exceptionnel puisqu’il n’est séparé que d’à peine un peu plus d’un siècle de celui de Corippe.
40Un élément pourrait, cependant, réduire l’intérêt de cette datation : notre auteur fit-il œuvre originale, ou céda-t-il à la tentation de reproduire en simple compilateur des données anciennes, même anachroniques ? En matière de géographie et plus encore d’ethnographie anciennes, une telle question doit toujours être posée. Il suffit de rappeler ici les problèmes soulevés par le livre du « Géographe de Ravenne », écrit vers le viiie siècle, mais fondé en de nombreuses parties sur une source contemporaine au mieux de la Table de Peutinger101, ou, plus significatifs encore, les multiples avatars de la Chronique de saint Hippolyte. Dans le cas de Julius Honorius, la prudence s’impose d’autant plus que certains de ses chapitres contiennent des informations manifestement anachroniques pour le ive siècle, comme la curieuse mention des Allobroges, Ruteni, Teutoni et autres Cimbri102... D’autres anomalies, moins nombreuses cependant qu’on ne l’a dit, obligent à reconnaître que l’auteur de la Cosmographie a composé son œuvre comme un patchwork103, en utilisant, selon les chapitres, des sources inégalement mises à jour. Chacun de ces chapitres devrait donc faire l’objet d’une étude critique particulière, sans que les conclusions obtenues alors puissent être généralisées.
41Notre chance est que la partie africaine s’avère, à l’examen, probablement une des plus proches de l’époque de l’auteur. Nous avons déjà signalé la mention de Constantine à la place de Cirta, qui laisse supposer une actualisation de la liste des villes. De fait, aucun des autres noms figurant dans celle-ci n’est anachronique, même si des confusions y figurent104. La liste de Byzacène est, ainsi, particulièrement remarquable parce qu’elle n’omet aucune des grandes cités dont l’archéologie a révélé le développement au Bas-Empire105. De manière générale, hormis le cas de la Césarienne pour laquelle la comparaison n’a pas de sens106, toutes les cités nommées, à trois exceptions près (Thapsus, Lambèse, Saldae) correspondent aussi à des évêchés attestés lors de la conférence de Carthage en 411107. A l’inverse, on remarque en Proconsulaire l’absence de Thugga, brillante au Haut-Empire, mais presque totalement ignorée des sources littéraires postérieures, en particulier dans le dossier du donatisme et dans l’œuvre de saint Augustin108.
42La liste des provinces est également significative : Byzacium provincia, Zeugis provincia, Numidia provincia..., Tripolis provincia, Mauretania Caesariensis provincia, Mauretania Sitifensis provincia, sont des noms qui reflètent une situation administrative postérieure aux réformes de Dioclétien (303 ?), et même postérieure à 314 puisqu’une seule Numidie est mentionnée109. La liste des tribus elle-même, que nous commenterons de manière détaillée plus loin, confirme elle aussi une datation tardive :
43Oceanus meridianus quas gentes habeat : Hierasycamani gens, Nabatae gens, [« B » ajoute ici Ifansenses gens ], Bostraei gens [comme les deux premiers, ce nom est rattaché par erreur à l’Afrique110], Marmaridae gens, Nasamones gens, Garamantes gens, Theriodes gens, Curbissenses gens, Beitani gens, Begguenses gens, [« B » ajoute ici Rusuccenses gens], Feratenses gens, Barzufulitani gens, Fluminenses gens, Quinquegentiani gens, Bures gens, Mazices gens, Musuni gens, [« B » ajoute ici Vaniures gens], Artennites gens, Babares111 gens, Salamaggenites gens, Baccuates gens, Massyli gens, Abenna gens112.
44Un certain nombre de ces peuples étaient déjà connus : or, tous, sauf l’avant-dernier, sont encore au moins attestés au iiie siècle. Les Marmarides sont mentionnés sur une inscription de Cyrène commémorant la victoire obtenue à leurs dépens par le préfet d’Egypte Pro-bus sous Claude II, en 268 ou 269113. Les Garamantes, cités dans de nombreux textes du Bas-Empire, sont en particulier directement évoqués au moment de leur conversion au christianisme, dans la deuxième moitié du vie siècle, par Jean de Biclar114. Les Nasamons, nommés dans la Chronique de saint Hippolyte et figurant sur la Table de Peutinger, au début du iiie siècle, semblent, comme nous le verrons, ne s’être fractionnés définitivement que dans le courant du ive siècle115. Les Theriodes, Curbissenses, Beitani et Begguenses, sur lesquels nous allons revenir tout de suite, sont évidemment plus énigmatiques, mais leur totale absence dans les sources antérieures prouve au moins que Julius Honorius ne s’est pas contenté, dans ce chapitre, de recopier des noms dans les nomenclatures classiques116. La même remarque peut s’appliquer à beaucoup des groupes nommés ensuite dans la liste. Remarquons cependant, pour les autres, quelques indices troublants et qui conduisent tous à une datation tardive. Les Mazices, au nom très répandu, sont connus depuis le premier siècle en des points très divers du Maghreb117. Les Musunei ont un nom également ancien, attesté sur la Table de Peutinger entre Sétif et le Hodna118. Julius Honorius associe ces deux noms, et dans un ordre qui, dans sa liste, oblige à les situer au centre de la Maurétanie Césarienne. Or, ce n’est que dans le récit de la révolte de Firmus par Ammien Marcellin, entre 372 et 375, qu’apparaissent réunis, dans cette région précisément, des Musones et des Mazices119 que tout conduit à rapprocher des deux tribus mentionnées par la Cosmographia. Le géographe cite, aussitôt après, des Artennites, vraisemblablement voisins d’Arsenaria, à l’ouest de Ténès120, et des Babares. Ces derniers sont, de toute évidence, les Bavares occidentaux naguère étudiés par G. Camps121. Mais ce peuple, pour être célèbre, n’en est pas moins attesté pour la première fois que sous Sévère Alexandre122. Il paraît ne jouer un rôle majeur en Maurétanie qu’à partir du iiie siècle et durant les siècles suivants : deux inscriptions de Regiae123, entre 366 et 496 évoquent ainsi la mémoire de provinciaux tués vi Bavaru(m). Aucun texte littéraire ne le cite avant la chronique de saint Hippolyte (vers 235), qui elle-même ne comporte pas de localisation, ce qui empêche de croire qu’elle ait pu être la source de Julius Honorius124.
45Avant les Babares, celui-ci cite aussi les Quinquegentiani, auxquels il attribue ailleurs un oppidum entre Saldae et Rusuccuru. Cette confédération de cinq peuples apparaît dans les sources encore plus tard, seulement vers 260, dans une inscription qui célèbre sa défaite après une révolte125. Son action fut déterminante en Maurétanie Césarienne dans la deuxième moitié du IIIe siècle, mais elle se poursuivit au ive siècle : elle est citée dans le panégyrique de Maximien et Constantin de 307, dans la liste de Vérone126, à quelques années près probablement contemporaine de ce texte, et peut-être aussi, si on accepte une hypothèse de C. Courtois, sur une inscription de 328 qui lui attribue un préfet127. La présence de tous ces groupes inconnus au Haut-Empire constitue un argument non négligeable quant à l’originalité et au caractère relativement tardif du travail de Julius Honorius.
46Seule, en fait, la mention des Massyli pourrait corriger cette impression, puisque ce nom avait véritablement perdu toute valeur ethnographique précise au Bas-Empire128. Mais ces Massyli sont cités dans la liste juste après les Macenites et les Bacuates, et ils devaient donc, logiquement, se situer comme ces deux célèbres peuples en Maurétanie Tingitane. Dès lors, deux hypothèses sont possibles. Une confusion, très classique dans la littérature ethnographique, a d’abord pu se produire entre leur nom et celui des Masaesyles, autre peuple célèbre de l’époque pré-romaine129, mais dont une tribu semble avoir survécu, précisément en Maurétanie Tingitane, au moins encore au iiie siècle130. Il se peut également, cependant, que Julius Honorius ait simplement pris sur la carte qu’il commentait un toponyme pour un nom de tribu. Peu avant, ses Salamaggenites sont le résultat d’une association erronée entre le fleuve Sala et la tribu des Macénites131 ; et aussitôt après, on peut penser que son Abenna gens est le fruit d’une confusion avec le promontoire d’Abyla132 (Ceuta). Or, Isidore de Séville signale dans l’Atlas une ville appelée Massylia, qui pourrait bien, si elle ne résulte pas elle-même d’une mauvaise lecture, être la véritable origine de la curieuse intrusion du peuple de Massinissa dans l’œuvre de Julius Honorius133. Tout ceci ne remet pas en cause l’impression retirée des nombreux indices auparavant accumulés : la liste des gentes africaines de la Cosmographia, rédigée à partir de documents ne pouvant être antérieurs à la deuxième moitié du iiie siècle, est probablement, par comparaison avec la liste des provinces et des cités, à dater du ive siècle ou du début du ve siècle. Elle constitue ainsi le seul document ethnographique pour l’Afrique du Bas-Empire qui puisse être réellement comparé au texte de Corippe134, et qui possède surtout une véritable ambition de précision.
Sa précision
47L’ouvrage prétendait donner, en effet, une image complète du monde, comme la liste des cités (oppida) d’Afrique le démontre amplement. En omettant deux erreurs manifestes, cinquante-six villes y figurent, qui se répartissent dans toutes les provinces, y compris la Maurétanie Tingitane135. Les deux plus grandes cités de Cyrénaïque, Ptolémaïs et Cyrène136, les quatre principales cités de Tripolitaine, Lepcis Magna, Oea, Sabratha et Tacape sont nommées. En Byzacène, onze noms, Thenas (Thina), Thysdrus, Thapsus, Leptis Minor, Hadrumète, Zama Regia, Sufetula, Sufes, Cillium, Thélepte, Capsa, couvrent tout le territoire provincial. La même remarque, avec une plus grande densité correspondant aux réalités démographiques de la région, s’applique à la Proconsulaire, avec dix-neuf cités : Neapolis, Clipea, Carthage, Utique, Hippo Zarytus, Thabraca, Hippo Regius, Vallis, Lares, Sicca [Veneria], Obba, Sululis, Assuras, Théveste, Ammaedara, Madaure, Thubursicu Numidarum, Calama, auxquelles il faut joindre Bulla Regia indirectement évoquée un peu plus loin. Inversement, mais logiquement, le nombre décroit en Numidie puis en Maurétanie : huit cités en Numidie (Rusicade, Chullu, Constantine, Milev, Timgad, Lambèse, Lamasba, Lambiridi), quatre en Sitifienne (Saldae, Sitifis, Macri, Zabi), sept en Césarienne (Rusuccuru, Tipasa, Caesarea, Cartennas, Portus Magnus, Tubusuptu, Bida) et une en Tingitane (Lixus). Si on reporte cette liste sur une carte, on constate aisément que celle qui était entre les mains de Julius Honorius ne comportait pas de véritable lacune. Elle s’efforçait même de recenser toutes les villes importantes de chaque province au ive siècle, comme suffit à le prouver une comparaison avec la carte, dressée par C. Lepelley137, des cités ayant laissé des documents d’histoire municipale au Bas-Empire. Aucun oubli majeur n’apparaît, ce qui ne peut qu’influencer notre regard sur la liste des tribus du même ouvrage : on est en droit de supposer dans la composition de celle-ci un même souci de ne négliger aucune région et aucun grand nom.
Les Maures Curbissenses dans la Cosmographia
48En éliminant les noms erronés ou placés par erreur en Afrique, et en combinant les différentes versions du texte, Julius Honorius recense vingt et un peuples138, que nous numéroterons désormais en suivant leur ordre de présentation dans le texte, à l’exception du dernier que le désordre des manuscrits empêche de situer exactement139 :
1 Marmaridae ; 2 Nasamones ; 3 Garamantes ; 4 Theriodes ; 5 Curbissenses ou Gurbisenses ; 6 Beitani ; 7 Begguenses ou Vacuahenses ; 8 Rusuccenses ; 9 Feratenses ; 10 Barzufulitani ; 11 Fluminenses ; 12 Quinquegentiani ; 13 Bures ou Burenses ; 14 Mazices ; 15 Musunei ou Mosenes ( ?) ; 16 Baniures ; 17 Artennites ; 18 Babares (= Bavares) ; 19 [Sala]Maggenites (= Macenites) ; 20 Bacuates ; [21 ? Ifansenses].
49Les Curbissenses, placés en cinquième position, sont, à la différence de beaucoup des groupes cités, totalement inconnus des autres sources. Nous ne pouvons donc essayer d’éclaircir leur situation qu’en nous aidant du texte de Julius Honorius lui-même. La méthode suppose alors deux enquêtes : l’une sur la logique d’organisation du texte, l’autre sur ce que l’on pourrait appeler sa « représentativité ».
50Sur le premier point, on a souvent, sans véritable démonstration, supposé une logique géographique. Un examen détaillé montre que Julius Honorius a effectivement, et beaucoup plus rigoureusement qu’on ne pouvait le penser, suivi une nette progression géographique d’Est en Ouest, de la Cyrénaïque à la Maurétanie Tingitane, ce qui va nous fournir un premier éclairage décisif sur les Curbissenses.
51La liste commence avec les Marmarides (1), bien situés à l’est de la Cyrénaïque, puis elle cite les Nasamons (2) alors établis, comme nous le verrons, au sud de la grande Syrte, vers Augila, et les Garamantes (3), traditionnellement installés au Fezzan : trois peuples pour lesquels, donc, il ne peut y avoir réellement d’incertitude de localisation, et qui étaient grossièrement disposés d’Est en Ouest. La première difficulté surgit avec la mention des Theriodes (4). En tant qu’ethnonyme, ce nom est totalement inconnu. Mais J. Desanges l’a rapproché d’un passage d’Hérodote qui évoque, dans une région à placer dans l’actuelle Libye, une Theriodes khôra140, ou « terre des bêtes sauvages », où vivaient (au ve siècle avant J.-C.) des Garamantes, ou plutôt des Gamphasantes. Ce pays se situait apparemment, si on en croit des indications de Pline l’Ancien, entre la petite Syrte et le territoire des Garamantes, c’est-à-dire le Fezzan141. Deux hypothèses sont dès lors envisageables. On peut supposer qu’un usage s’établit de désigner par le nom de Theriodes les habitants de ces terres désertiques, après la disparition des Gamphasantes. Mais on ne peut exclure que la Cosmographia, comme en d’autres occasions déjà signalées, ait simplement confondu ici un toponyme, theriodes khôra, avec un nom de tribu. L’existence des Theriodes au ive siècle est donc en réalité très incertaine. Mais, dans tous les cas, ce nom devait vraisemblablement se trouver sur la carte de Julius Honorius au niveau de la Tripolitaine intérieure, à l’ouest des Garamantes.
52Si la progression de Julius Honorius était régulière, les Curbissenses ou Gurbisenses (5) qui viennent après ne devaient pas être très éloignés de la Tripolitaine. Or cette tribu est suivie par les Beitani (6), dont le nom est, certes, lui aussi unique dans la littérature ancienne, mais qui peut heureusement être éclairé par son étymologie. On y distingue en effet un suffixe – itanus, utilisé très fréquemment en Afrique pour désigner, à partir d’un radical à valeur de toponyme, une population. Ptolémée cite ainsi des Herpeditani dont le nom semble dériver de la ville d’Herpis142. Procope nomme plus tard en Tripolitaine des Gadabitani, qui sont les habitants de la Gadabis mentionnée à la même époque par Corippe143. Et la Notitia épiscopale dite de 484 cite en Maurétanie Césarienne, parmi d’autres, un évêque Paulus Flumenzeritanus144 qui paraît bien avoir été le pasteur d’une communauté riveraine d’un fleuve « Zer ». Le rapprochement avec les Beitani est alors d’autant plus significatif. Le radical Be correspond en effet à un hydronyme de la Tripolitaine antique : la Table de Peutinger place le flumen Be dans la partie orientale de la province, à proximité de Chosol, moderne Bu-Njem145. Ce cours d’eau intermittent est bien identifié : c’est l’actuel Oued el Kebir, que toutes les cartes jusqu’à une époque récente appelaient en réalité Oued Bei ou Bei el Kebir146, soit « la grande rivière Bei ». Les Beitani étaient donc vraisemblablement les riverains du flumen Be, que la Table de Peutinger fait venir de montagnes voisines du pays des Garamantes. Si l’on revient alors aux Gurbisenses, cités entre Gara-mantes, Theriodes et Beitani, on est amené logiquement à rechercher pour ce groupe aussi une localisation en Tripolitaine147.
53Pour être solidement fondée, l’hypothèse suppose cependant que soit vérifiée, dans le reste de la liste, la progression géographique d’est en ouest. Or, l’ethnonyme qui vient ensuite sur la liste, Begguenses ou Vacuahenses (7), est assurément celui qui pose le problème le plus difficile. La première leçon est donnée par les manuscrits « A » et « V » (un des manuscrits de la recension « B » de Riese), la deuxième par le manuscrit « C » (autre témoin de la recension « B »), tandis que tous les autres codices omettent le nom en le remplaçant directement par celui des Rusuccenses. On peut admettre assez facilement que Begguenses et Vacuahenses sont deux formes d’un même ethnonyme original, mais comment reconnaître la plus juste ? Riese avait privilégié la première parce qu’elle se trouvait sur le manuscrit « A », le plus ancien (Parisinus 4808, du vie siècle). Mais depuis l’enquête de P. Gautier-Dalché déjà citée, la supériorité de cette version ne plus être acceptée. Certes, les fautes de copie sont en général assez nombreuses sur le manuscrit « C » (Parisinus 4871, du xie siècle). Toutefois, en cette occasion, sa leçon Vacuahenses pourrait bien être la plus juste. En effet, dans un autre paragraphe consacré aux fleuves africains148, les manuscrits de la recension « B » de Riese (c’est-à-dire tous les manuscrits sauf « A »), situent sur les bords du fleuve Malva (la Moulouya ?), parmi divers peuples riverains au demeurant mal placés, des Bacuenses (manuscrits « V », « S », « R », « P ») ou Vaenses (manuscrit « C »). Ce nom, probablement accidentellement raccourci dans la manuscrit « C », est à rapprocher des Begguenses et Vacuahenses, dont il représente une troisième variante, mais bien plus proche de la deuxième que de la première : Vacuenses ou Bacuenses pourrait donc être, en définitive, l’ethnonyme original de cette tribu.
54Cette conclusion est importante, car elle oblige à considérer avec beaucoup de réserves un rapprochement qui a été parfois proposé149 entre le groupe cité par Julius Honorius et le saltus Beguensis, évoqué en 138 dans une célèbre inscription d’Henchir el Begar, en Byzacène, entre Ammaedara et Sufetula150. Dans ce texte, le saltus Beguensis est associé explicitement à un contexte berbère, puisqu’il est situé in territorio Musulamiorum. On avait donc pu penser, en admettant le rapprochement avec les Begguenses du manuscrit « A » de Julius Honorius, qu’une fraction musulame avait survécu en Byzacène au ive siècle, et qu’en l’évoquant, la Cosmographia avait au moins mentionné une gens de cette province. Mais on sait aujourd’hui que le saltus Beguensis était nettement isolé, à l’est, du vaste territoire attribué aux Musulames dont le bornage fut réalisé sous Trajan, entre 102 et 106151. Une étude inédite de X. Dupuis152 montre même que la totalité de ce territoire se trouvait en Numidie, et qu’il « formait un ensemble administratif unique et cohérent ». A l’inverse, la région du saltus Beguensis était en Byzacène, encerclée par les terres des trois cités de Vegesala, Sufes, et Sufetula, qui ne pouvaient lui laisser qu’une surface limitée. On imagine mal, dans ce contexte, une tribu importante maintenant pendant deux siècles une originalité assez affirmée pour que Julius Honorius la cite sur le même plan que les Garamantes ou les Quinquegentiani. Ce doute, joint à la préférence qui nous paraît devoir désormais être accordée à la forme ethnonymique Bacuenses (et non Begguenses), rend finalement extrêmement fragile la localisation du groupe cité par la Cosmographia en Byzacène centrale.
55On manque malheureusement d’indices pour proposer une autre localisation. La description du cours de la Malva dans les manuscrits de la version « B », malgré sa confusion, pourrait cependant nous offrir une piste153 : Fluvius Malva nascitur sub insulas Fortunatas..., includit omnem partem Mauritaniae Caesariensis, intercludens per anguilationem tortuosam, et amplectitur gentes Africanas quinque, id est Nasamones, Baccuates, Garamantas, Bures et Bacuenses. Le passage est évidemment déconcertant parce qu’il cite sur les rives d’un fleuve « né » au bord de l’Atlantique, et traversant la Maurétanie Césarienne, des peuples comme les Nasamons et les Garamantes, établis à l’autre bout de l’Afrique. Mais l’erreur peut s’expliquer simplement par une confusion de lecture, aisément compréhensible au regard de la reconstitution cartographique tentée jadis par Kubitschek154 : Julius Honorius croyait en effet en l’existence d’une branche du Nil allant de l’Egypte ad terminum Libyae (id est Africae) et qui « naissait » in Athlantico campo. Il a probablement, d’un chapitre à l’autre, confondu la Malva et ce « Nil » en un seul fleuve, d’où la liste ethnographique aberrante de ses riverains. Dans tous les cas, ce fleuve avait sur sa carte un tracé nettement continental, ce que confirme la mention des Baquates, des Garamantes et des Nasamons155. Le cas des Bures semble différent puisque dans la liste ethnographique principale ils sont cités entre les Quinquegentiani et les Mazices, à relative proximité de la mer156. Mais une lecture attentive de l’apparat critique de l’édition Riese révèle que ce nom est en réalité mentionné ici par erreur. Les manuscrits portent en effet le mot Bares (« S », « R », « P ») ou Vares (« C »). Bures est une conjecture de Riese157. Or le manuscrit « A », plus bref et plus logique dans ce passage sur le fleuve Malva, signale seulement que ce fleuve s’écoule inter Barbares (= Bavares) et Bacuates. Le rapprochement des deux passages, et la présence des Baquates dans chaque cas nous conduisent à supposer une erreur de copie dans la graphie Bares : il pourrait en réalité s’agir d’une forme accidentellement raccourcie de Babares ou Bavares. On retrouverait donc ici aussi un grand peuple, les Bavares occidentaux, normalement établi assez loin à l’intérieur des terres, et comme les Garamantes, les Nasamons et les Baquates, installé à l’extérieur des frontières romaines158. Et dès lors, devant une telle homogénéité, nous serions conduit à proposer également pour le cinquième nom de la liste, les mystérieux Bacuenses, une localisation du même type, très continentale et hors des limites provinciales : localisation très imprécise certes, mais qui exclut catégoriquement tout rapprochement avec des Musulames de Byzacène. Peut-être ces Bacuenses vivaient-ils au sud de la Numidie ou plutôt de la Maurétanie Sitifienne, à proximité du Chott el Hodna, là on a proposé de situer les Abannae et les Caprarienses d’Ammien Marcellin159.
56Dans tous les cas, c’est vers les Maurétanies que nous conduisent ensuite tous les autres noms de la liste, dans une deuxième partie désormais nettement distinguée qui commence avec les Rusuccenses (8). Le lien entre ce groupe et la cité de Rusuccuru semble très probable, et on peut même admettre avec J. Desanges160 que son nom exact devait être Rusucc(ur)enses, « les gens de la région de Rusuccuru ». Comme l’identité de cette cité avec la moderne Dellys ne fait plus aucun doute161, on peut situer la tribu dans les monts de Grande Kabylie, comme celle qui la suit. Les Feratenses (9) sont en effet les habitants du mons Ferratus évoqué par Ammien Marcellin non loin de Tubusuctu, et situé par la Table de Peutinger au nord de la route Saldae-Tigisi-Rusuccuru162. Après ces deux groupes « kabyles », viennent deux noms plus obscurs, les Barzufulitani (10) et les Fluminenses163 (11), puis les Quinquegentiani (12). Ces derniers sont bien connus164, comme nous l’avons vu, et Julius Honorius lui-même les situe avec précision quand il leur attribue un oppidum entre Saldae et Rusuccuru. Puisque la célèbre confédération des cinq peuples165 ( ?) se trouvait ainsi en Grande Kabylie, comme les Rusuccenses et les Feratenses, on peut supposer avec vraisemblance que les deux noms intercalés dans la liste, Barzufulitani et Fluminenses, désignaient aussi des tribus de la même région. Nous leur adjoindrons les Ifansenses (21). Certes, ce groupe apparaît au début de la liste de Julius Honorius, et entre les Nabatae et les Bostrae, deux noms se rattachant à l’Arabie et inclus par erreur dans la série africaine166 (probablement parce que, sur la carte qui était commentée, leur graphie débordait sur l’Egypte par laquelle commencent tous les paragraphes consacrés à l’Océan méridional167). Mais l’apparat critique de l’édition Riese montre que les manuscrits « S », « R », « P », qui sont les seuls à citer les Ifansenses, sont aussi ceux qui, par erreur, intercalent les Fluminenses et les Mazices, indiscutablement maurétaniens, en début de liste, entre les Bostraei et les Marmarides168. Ce détail méconnu nous incite à supposer, pour un morceau de la nomenclature, une confusion de copie propre à cette famille de manuscrits, et du coup à envisager pour les Ifansenses une localisation africaine et même maurétanienne. La Table de Peutinger signale en effet des Icampenses entre Rusibricari Matidiae et Cissi, à la limite ouest de la Grande Kabylie169, auxquels ils pourraient selon nous aisément être identifiés. Dans cette hypothèse, on compterait ainsi six tribus de Grande Kabylie dans la liste de la Cosmographia, soit près du tiers du total des ethnonymes africains qu’elle cite.
57Julius Honorius continue ensuite sa progression vers l’ouest en nommant les Bures (13), impossibles à localiser précisément si, comme nous le pensons, on doit suivre J. Desanges qui les distingue des Suburbures connus en Numidie au Haut-Empire170, puis les Mazices (14) et les Musunei (15). Ces deux derniers groupes, nous l’avons vu, sont mentionnés par Ammien Marcellin et semblent avoir été établis, selon Ph. Leveau, « sur le Chélif et les versants montagneux qui le dominent au Nord et au Sud », nettement au sud de la région de Caesarea171. En fonction de l’orientation suivie jusque-là par Julius Honorius, c’est logiquement entre la Grande Kabylie et ce secteur que devaient se trouver les mystérieux Bures.
58A proximité des Mazices et des Musunei vivaient les Baniures (16), vraisemblablement identiques aux Baiurae d’Ammien Marcellin, qui résidaient non loin de Tipasa172. Cette localisation est indirectement confirmée par le nom suivant de la liste, les Artennites (17), dans lesquels on ne peut voir, comme l’a montré J. Desanges, que les gens de la région d’Arsenaria, à l’ouest de Ténès173. Les trois ethnonymes qui viennent après ne posent pas non plus de problème. Les Babares (18) sont les Bavares occidentaux, étudiés à plusieurs reprises par G. Camps174 : ils occupaient un vaste espace allant des monts des Traras, voisins du Maroc actuel, à l’Ouarsenis. Les Salamaggenites, au nom déformé par confusion avec le nom du fleuve Sala, sont les Macenites (19), habitants du Maroc central, et les Baquates (20), encore mieux connus, constituent le grand peuple du Moyen Atlas antique175. Nous avons vu enfin que les deux derniers noms de la liste, qui en fonction de son orientation devraient se trouver également en Tingitane, sont probablement le résultat de deux erreurs de lecture de Julius Honorius sur sa carte : les Massyli par une mauvaise interprétation d’un toponyme Massylia près de l’Atlas, et l’Abenna gens par confusion avec le promontoire d’Abyla (la presqu’île de Ceuta).
59Il se vérifie ainsi de manière indiscutable que Julius Honorius, qui ne faisait que commenter une carte, a suivi régulièrement une progression d’est en ouest en rédigeant sa liste des gentes Africae. Or, nous avons vu aussi que les Curbissenses étaient nommés entre les Theriodes de Tripolitaine et les Beitani de Tripolitaine. On peut donc, avec grande vraisemblance, avancer que les Curbissenses ou Gurbissenses étaient également établis dans cette province ou sur ses marges méridionales. Mais il est peut-être possible d’être encore plus précis, si l’on se souvient que les Gurbissenses étaient probablement les habitants du mons Gurbessa.
Le mons Gurbessa
60Ce nom figure dans un autre passage de la Cosmographia, une liste d’oronymes africains, malheureusement très courte et difficile à interpréter176. Outre l’étrange mention initiale d’un mons Pyramides ( !), cinq noms sont cités : mons Beronice, mons Panchaeus, mons Feratus, mons Atlans, mons Gurbessa. Le début de l’énumération paraît suivre le cours du Nil, du delta (les Pyramides) à une des sources d’un affluent du fleuve selon Julius Honorius (le mons Panchaeus, cité dans un autre paragraphe à propos du fleuve Astapus177), en passant par le massif qui forme l’arrière-pays de Berenice, sur la mer Rouge. Puis viennent, avant le mons Gurbessa, deux noms bien connus de Maurétanie. Le mons Feratus figure sur la Table de Peutinger au nord de la route Saldae-Tigisi, en Maurétanie Césarienne178. Le mons Atlans est évidemment l’Atlas, évoqué en général par les Anciens surtout pour sa partie marocaine179. Puisqu’il vient après ces deux massifs maurétaniens, on serait tenter de localiser le mons Gurbessa aussi à l’ouest de l’Afrique. Mais on sait que les Anciens considéraient, en général, que l’Atlas était la dernière montagne avant l’Océan180. Il faut donc envisager une autre hypothèse, qui pourrait se fonder sur la méthode de travail de Julius Honorius. La liste des cités africaines de la Cosmographia montre, en effet, qu’en lisant sa carte le géographe a suivi d’abord l’ordre des noms sur le littoral, puis qu’il est revenu en arrière, cette fois pour une deuxième énumération des seules villes de l’intérieur des terres. La première série va ainsi de Ptolémaïs en Cyrénaïque à Portus Magnus en Césarienne, et la deuxième, après la mention d’Hesperides (Berenike ?) peut-être due à une graphie décalée sur la partie de la carte correspondant à la Cyrénaïque, va de Vallis en Proconsulaire à Bida en Césarienne181. Par analogie, on peut donc supposer qu’après avoir suivi une première et courte série d’oronymes dont les noms étaient inscrits près du rivage sur son document, Julius Honorius est revenu en arrière pour reprendre à l’est une énumération, apparemment incomplète, de montagnes de l’intérieur qui commençait avec le mons Gurbessa.
61Tout cela reste très hypothétique, mais un fait demeure : les « montagnes » citées par Julius Honorius, réelles ou mythiques, correspondent dans tous les cas à des entités importantes par leur surface, leur altitude ou leur prestige. Ce principe de sélection est déjà celui que nous avions noté pour la liste des cités. Supposer qu’à une telle liste aient été adjointes de très modestes hauteurs du Cap Bon paraît dès lors totalement invraisemblable. En revanche, si l’on admet que les Gurbissenses étaient les habitants du mons Gurbessa, et si l’on se souvient que ces Gurbissenses résidaient probablement en Tripolitaine, un grand massif s’impose à l’esprit : le Djebel Nafusa.
c) Vers la Tripolitaine
62L’hypothèse d’une localisation de certaines au moins des tribus citées par Corippe à la suite de Sidifan et d’Autiliten dans le Djebel Nafusa, ou dans son prolongement occidental le Djebel Dahar, peut s’appuyer sur plusieurs autres arguments. Il s’agit d’abord d’un ensemble montagneux de grande dimension, qui semble avoir toujours eu une population nombreuse182. Il possède des reliefs parfois très escarpés, et des sommets qui ne sont pas négligeables (837 mètres). Les précipitations y varient aujourd’hui de 100 à 375 mm par an, avec une végétation naturelle de type méditerranéen, et non steppique : autant de traits qui, en supposant quelques changements climatiques et une amplification des données naturelles chez Corippe, pourraient convenir à certaines de ses descriptions.
63Mais surtout, le Djebel Nafusa est connu pour avoir été, dès au moins le viie siècle selon les historiens et géographes arabes, le pays du peuple berbère des Nafûsa183. Or, Corippe cite, nous l’avons vu, juste avant les Gurubi montana, parmi les tribus qui suivent Sidifan184, les Naffur. La quasi-similitude des noms invite à un rapprochement185, d’autant que la Johannide fournit sur ces Naffur, dans les quatres passages où ils réapparaissent, des détails qui révèlent à la fois leur importance et leurs liens avec la Tripolitaine. Ainsi au chant VII : Corippe vante le courage du tribun Liberatus et, pour illustrer celui-ci, il affime alors que le redoutèrent « l’Ilaguas, le Frexes, le Naffur et le roi de la nation vandale186 ». De toute évidence, ces noms ne sont pas ici choisis par hasard : ils symbolisaient pour le poète les plus grands ennemis des Byzantins : la place des Naffur n’en est que plus remarquable, aux côtés des Frexes d’Antalas et des Ilaguas/Laguatan. Or la même sélection se retrouve à la fin du poème lorsque, décrivant le champ de bataille après la victoire définitive de Jean Troglita, Corippe montre gisant ensemble dans les sables les principaux ennemis de l’Empire : les Ilaguas, les Ifuraces de Carcasan, le chef suprême à cette date, les Frexes et les Naffur187.
64Partsch avait remarqué ces regroupements, mais il avait cru pouvoir en déduire une association Frexes/Naffur188, les seconds ayant été selon lui des vassaux d’Antalas. L’hypothèse est démentie par deux autres passages de la Johannide. Le premier se situe au chant IV. Le tribun Liberatus raconte les événements qui ont provoqué la ruine de l’Afrique avant l’arrivée de Jean Troglita (546). Il souligne en particulier l’épisode malheureux de la prise d’Hadrumète par les Maures, et conclut189 :
Irruerant gemini turba cœunte tyranni
Laguatanque cohors et densis Naffur in armis
65Ces vers impliquent l’existence de liens étroits entre les Naffur et les Ilaguas/Laguatan de Tripolitaine. Or ceux-ci sont peut-être explicitement précisés dans un passage antérieur du récit de Liberatus. Après avoir rappelé la révolte d’Antalas à la fin de l’époque vandale, vers 529, le tribun ajoute en effet190 :
Inde movens vires <Ilaguas...>
Atque omni de plebe viros, tunc Naffur anhelus
Vicina de parte premit.
66Le passage est difficile car le manuscrit unique de la Johannide est lacunaire. Mais tout conduit à une restitution Ilaguas au vers 189. Corippe nomme ici les principaux peuples qui s’insurgèrent alors, en répétant de manière anachronique le schéma qui se déroula en 544. Or même s’il n’y eut aucune coordination avec Antalas, les Ilaguas se révoltèrent effectivement à la fin de l’époque vandale, et il était dans la logique de Corippe de les nommer en priorité. Si l’hypothèse est juste, on voit l’intérêt de l’expression de vicina parte. Elle établit de manière indiscutable la proximité géographique des Ilaguas et des Naffur, ce qui oblige automatiquement à situer ces derniers en Tripolitaine. Cette déduction, jointe au rapprochement onomastique Naffur/Nafûsa, constitue un argument de plus dans notre démonstration, mais qui n’est pas le dernier.
67A côté des Gurubi montana Corippe mentionne en effet le toponyme Ifera. Or se trouve au cœur du Djebel Nafusa le site de Yefren, autrefois orthographié Yffren191, foyer selon T. Lewicki de la tribu des Beni Ifren mentionnée par les sources arabes dès le viiie siècle192. Les noms Ifera, Ifren, Yffren/Yefren sont issus d’une même racine, le mot berbère ifri, qui désigne la caverne ou la grotte193. Certes, ce mot a été employé dans toute l’Afrique du Nord, mais son utilisation comme toponyme convient parfaitement au massif tripolitain, où les excavations naturelles ou artificielles (troglodytes) sont fort nombreuses194 et souvent anciennes : elles devaient déjà attirer l’attention des Berbères du vie siècle. Nous sommes donc tenté d’identifier dans les Maures d’Ifera les ancêtres des Beni Ifren, et de placer aussi ce site dans le Djebel Nafusa.
68Nous ajouterons pour terminer un dernier indice en faveur de cette localisation. Deux des tribus qui suivaient Sidifan ont un nom qui commence par la racine Sil- : les Silvacae et le Silcadenit. Et deux autres nommés aussitôt après Autiliten ont la même caractéristique : les Silvaizan et les Silzactae195. Cette ressemblance, qui les singularise par rapport à toutes les autres tribus citées dans la Johannide, permet de supposer une parenté entre les quatre groupes. Or la Table de Peutinger mentionne, parmi les quelques peuples dont elle enregistre la présence en Tripolitaine, des Seli, visiblement un groupe important puisque leur nom réapparaît trois fois sur la carte196. Ch. Tissot a donc proposé de rapprocher les quatre tribus de la Johannide de ces Seli, en avançant qu’ils pouvaient en constituer des fractions197. L’hypothèse n’a jusqu’ici guère retenu l’attention parce qu’on situait habituellement le début de la liste de Corippe en Proconsulaire. Elle nous paraît désormais fortement envisageable. L’écart chronologique entre la Table de Peutinger et la Johannide justifie un possible fractionnement ; et celui-ci expliquerait pourquoi les Seli, jugés assez importants pour être retenus sur le document routier, sont absents de la liste de Corippe. C’est donc un argument supplémentaire en faveur d’une localisation en Tripolitaine de la nébuleuse de tribus entrées dans la révolte en 544-546 sous la conduite de Sidifan et d’Autiliten, et qui nous conduit, pour conclure, à proposer pour ces groupes le tableau suivant198 :
69Une telle localisation peut évidemment surprendre et sera discutée. Mais que lui opposer ? Diehl, suivi par beaucoup d’historiens, croyait pouvoir reconstituer une coalition maure étendue au nord de l’Afrique parce que le Vadara serait le Bagradas (la Medjerda) et que Gurubi serait Curubis dans le Cap Bon. Plus réservé sur ces deux identifications, J. Desanges, dans une communication orale, nous a suggéré également que le mont Macubius du vers 72 du catalogue pourrait être rapproché des montagnards Malkoubioi cités par Ptolémée199 dans l’est de la Maurétanie, près de l’Ampsaga, à la frontière de la Numidie donc. Comme dans les deux cas précédents, il ne s’agit là cependant que d’une similitude onomastique qui, isolée, ne peut être probante : J. Desanges lui-même a naguère démontré que, contre les apparences, la plaine de Sittaphi mentionnée par Ptolémée ne pouvait correspondre à la plaine de Sitifis, mais plutôt à un site de Numidie200.
70Contre ces similitudes trompeuses, nous croyons plus volontiers en ce que nous révèlent la logique suivie par Corippe dans son catalogue, et aussi le témoignage de Procope, trop souvent oublié dans ce dossier. L’historien grec ne fait en effet jamais d’allusion à des forces venues du nord dans la coalition de 544. Pour lui, les tribus de Tripolitaine envahirent la Byzacène où elles rejoignirent le seul Antalas, et les deux armées unies marchèrent sur Carthage. Une carte des guerres des années 544-548 conduit à la même constatation201 : les combats ont presque toujours lieu en Byzacène, et c’est en tout cas toujours vers le sud que fuient les vaincus, jamais au nord. Au contraire, en 547, c’est vers le nord que se replie Jean Troglita, à Laribus, où le rejoignent cette fois les Maures restés fidèles à l’Empire202 : il est en effet indéniable que des groupes maures vivaient dans les districts montagneux et boisés du nord de la Proconsulaire et de la Numidie203. Procope lui-même les évoque d’ailleurs, en une autre partie de son livre, lorsqu’il raconte la fuite du roi Gélimer chez les habitants du mont Pappua204. Mais il n’en est plus jamais question ensuite. Pourquoi, s’ils avaient participé aux guerres des années 544-548, ne songe-t-il pas à évoquer ces gens auxquels il a consacré un si long développement en 533 ?
71Dans un article méconnu paru dix-sept ans après son édition commentée de la Johannide, Partsch, assurément à l’époque le meilleur spécialiste de Corippe, avait fini par apercevoir ces difficultés fondamentales, et il était revenu sur la présence de tribus de Proconsulaire dans la coalition : il proposait plutôt de renvoyer tout le groupe cité par le poète à la suite de Sidifan dans l’extrême sud de la Byzacène, de Gafsa aux Chotts205. C’est évidemment un compromis qui permet de redonner à la liste de Corippe un certain ordre géographique, puisque Antalas, qui habitait le sud-ouest de la province, est mentionné avant, et qu’après viennent les Astrices de la Tripolitaine occidentale. Mais c’est un compromis inutile. Car on peut lui opposer ce qui est aussi, en fait, le seul véritable obstacle à notre hypothèse : ces mentions de sommets vertigineux et surtout de denses forêts, qu’on cherchera vainement aujourd’hui autant au sud de Gafsa que dans le Djebel Nafusa. Là pourrait être vraiment la pierre d’achoppement de tout le raisonnement que nous avons suivi jusqu’ici, et nous ne songeons nullement à l’occulter.
72Mais nous croyons aussi avoir montré, par tout ce qui précède, qu’une lecture à la lettre du catalogue des tribus entre les vers 51 et 72, avec son fleuve, ses forêts et ses monts qui soutiennent les astres, conduit à une impasse : ces pseudo-descriptions orographiques et botaniques sont en contradiction complète avec les localisations que suggèrent tant la logique de Corippe que le contexte historique. Or comme nous avons, à l’aide d’exemples précis et indiscutables, démontré qu’on peut prendre au moins à deux reprises ensuite le poète « en flagrant délit » d’exagération évidente dans des mentions de fleuve et de forêts206, cet obstacle nous paraît, en définitive, être purement artificiel. Il l’est d’autant plus que la thèse d’une identité absolue des conditions climatiques et végétatives entre notre époque et celle de Corippe, malgré tout ce qui en est dit, demeure à notre sens plus un postulat qu’une vérité scientifiquement démontrée. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire ce passage, déjà aperçu par R. Rebuffat, du géographe arabe Al-Bakrî au xie siècle207 :
Au centre de la montagne des Nafûsa on trouve des dattiers, des oliviers et des arbres fruitiers en quantité. Quand on convoque les tribus des alentours, on peut réunir seize mille guerriers...
73Les vergers du Djebel ne seraient-ils pas, sinon les forêts, du moins les restes ou les héritiers des forêts de Corippe ? La marge d’interprétation demeure ici très large, et finalement nous paraît autoriser à conclure qu’entre les descriptions botaniques et la logique géopolitique du récit du poète, il faut décidément privilégier la seconde.
6–CONCLUSION
74L’ensemble des indices recueillis dans cette longue étude, résumés par la carte 3, permet donc selon nous, de compléter l’interprétation du classement suivi par Corippe dans son catalogue, en la fondant sur des arguments géographiques nouveaux. Trois groupes se distinguaient clairement dans la grande coalition maure de 546, la plus vaste qui nous soit connue. Le premier, dirigé par le seul Antalas, se situait en Byzacène, et plus précisément comme nous le verrons dans le chapitre consacré à ce personnage, dans le sud-ouest de cette province. Il était composé de la tribu des Frexes, peut-être complétée d’éléments divers jusque-là non affiliés à une tribu. Sa situation remarquable près de riches territoires romanisés208, sa position d’allié de l’Empire entre 535 et 544, et le rôle primordial qu’il semble avoir joué dans l’insurrection de 544 lui valent, peut-être en dehors de toute réelle importance numérique, une place exceptionnelle dans la Johannide. Un second ensemble, bien distingué dans le catalogue, et qui correspondait aussi à une localisation très particulière, était représenté par les divers peuples qui suivaient le chef de l’Aurès, Iaudas : il appartenait donc à la Numidie et à ses marges sahariennes. Enfin, le plus mystérieux jusqu’à présent, un troisième groupe était constitué d’une nébuleuse de tribus venues du sud tunisien et de l’actuel territoire libyen (Tripolitaine et Cyrénaïque). Contrairement aux interprétations traditionnellement adoptées, nous pensons avoir démontré qu’il commençait dans le catalogue dès la mention de Sidi-fan, fomes belli rectorque, et se poursuivait jusqu’à la mention des Barcéens. Ce groupe se subdivisait lui-même en plusieurs ensembles, dont les principaux étaient les peuples du Djebel Nafusa (Sidifan et Autiliten), les tribus de la zone occidentale de l’ancien limes Tripolitanus (Astrices et leurs voisins), et les Ilaguas et les Austur du prédésert tripolitain.
75Toutes les tribus de ce troisième groupe formaient pour Corippe les gentes Syrticae ou Marmaridae, sur lesquelles il se montra exceptionnellement précis, parce qu’elles étaient à ses yeux l’élément le plus redoutable et le plus inquiétant de la révolte des années 540, et parce qu’à la faveur de la guerre elles avaient pu pénétrer en Byzacène et en Proconsulaire209. La ligne des Chotts apparaît en effet dans toute la Johannide comme un axe de séparation fondamental, garantie prioritaire de la sécurité de l’Afrique romaine et de Carthage. Nous avons vu plus haut comment le poète, lorsqu’il fait exposer par Récinaire la politique berbère des Byzantins en 546, établit une distinction radicale entre Antalas, ancien allié, voisin connu, et qu’on espère voir se soumettre, et les Ilaguas, figures emblématiques des peuples marmarides, pour lesquels seule l’expulsion est envisagée210. La même opposition se retrouve dans le récit des débuts de la révolte de Carcasan en 547. Ce chef réunit alors une coalition purement tripolitaine et marcha vers le nord. Dès que Jean Troglita l’apprit, à Carthage, il assembla les Proceres et, selon Corippe, déclara211 :
Le <Laguatan> rebelle a déjà envahi les campagnes de Tripolitaine et fait du butin, en se promettant de se diriger vers l’intérieur de nos frontières. Je me prépare à mettre en marche les armées, à aller à la rencontre de toutes ces tribus, afin de leur livrer bataille sur des terres extérieures et d’abattre nos ennemis loin de nos campagnes (...) Si nous laissons les ennemis atteindre seulement les frontières de la Byzacène, déjà ils voudront aller plus avant, ils détruiront tout par leurs pillages, et des combats troubleront de nouveau notre terre épuisée.
76La distinction établie ici par le poète est très nette : la Tripolitaine ne fait plus partie, à ses yeux, de l’Afrique véritable, de ce qu’il appelle « nos campagnes » (nostra rura). Elle appartient à des terrae externae, dans lesquelles il s’agit de contenir les Maures. Nous savons pourtant que cette région, en 533, était redevenue byzantine comme la Byzacène ou la Proconsulaire. Elle l’était encore en 543, lorsque Sergius, le gouverneur local, fit assassiner les ambassadeurs des Laguatan212, et rien n’indique que l’Empire y ait jamais renoncé. La distinction opérée par Corippe n’est donc pas administrative ou politique, mais ethnographique. La Tripolitaine est pour lui le domaine naturel des Maures instables, innombrables et dangereux, par opposition à la Byzacène d’Antalas ou à la Numidie aurasienne d’Iaudas, des chefs bien connus et dont on a pu apprécier parfois le comportement. Et cette division commande tout son poème, puisqu’en effet, à ses yeux, comme nous le verrons plus en détail plus loin, le grand drame des années 544-548 fut l’irruption, inédite dans les provinces du nord, la vieille Afrique prospère et romanisée, de ces Berbères étrangers venus des régions sahariennes213.
77Cette insistance sur leur rôle explique aussi qu’il se soit efforcé de donner une liste détaillée des tribus qui les composaient, pour mieux accentuer leur importance. Ainsi doit se comprendre l’apparente anomalie que pourrait constituer, aux yeux de certains commentateurs, le grand nombre de groupes du catalogue que nous proposons de localiser en Tripolitaine214. Il n’a rien d’étonnant si l’on admet, une fois pour toutes, que Corippe ne veut être ni géographe ni ethnographe. Il construit son catalogue selon un ordre essentiellement politique, et il se montre irrégulièrement prolixe de détails en fonction de la même logique. On se gardera, dans ces conditions, de croire que tous les groupes cités avaient une égale importance démographique. Corippe multiplie les noms, mais avant tout dans le souci d’amplifier la place des Maures à ses yeux les plus redoutables. Il en vient ainsi à citer parfois de toutes petites unités, comme on peut le vérifier dans quelques cas. Il nomme par exemple à la fin du catalogue, derrière Iaudas, les habitants du « rocher de Gemini ». Or nous connaissons cette Petra Geminianou grâce au récit de Procope sur l’expédition de Solomon dans l’Aurès en 539 : c’est un rocher à pic, en haut duquel, dit l’historien grec, les Anciens avaient construit une tour, et qui était très difficile d’accès215. Un simple lieu-dit est ainsi devenu dans le catalogue le siège d’une tribu berbère, probablement pour allonger la liste trop courte des partisans d’Iaudas, et aussi pour reprendre un nom qui devait être célèbre dans toute l’Afrique après la victoire de 539. Le même procédé se retrouve dans la liste des tribus mentionnées immédiatement après les Astrices : le poète cite comme deux unités indépendantes les Maures de Gallica et ceux de Marta ; il s’agit pourtant de deux sites très proches l’un de l’autre, et de dimensions fort modestes216. De la même manière, il y a probablement un artifice identique dans le procédé qui consiste, à plusieurs reprises, à désigner des groupes par un toponyme plutôt que par un ethnique : le poète a pu subdiviser arbitrairement une seule tribu en plusieurs unités, en citant différents sites de son habitat. Nous soupçonnons fort le recours à ce procédé précisément dans le fameux passage des vers 56-57 : les « collines de Mercure » et Ifera pourraient bien, en fait, n’être que des lieux-dits des Gurubi montana.
78Même si le catalogue est composé, dans sa perspective de mise en valeur des responsabilités de la révolte, en trois parties, nous voyons ainsi que Corippe distingue en fait deux types de Maures seulement, que nous proposerons désormais d’appeler, par référence au passage cité plus haut qui opposait les externae terrae et nostra rura, les « Maures de l’extérieur » et les « Maures de l’intérieur ». Les premiers, établis sur le sol de l’actuelle Libye, étaient à ses yeux les plus nombreux et les plus dangereux. Les seconds, représentés par Antalas, Iaudas, mais aussi le « fidèle » Cusina, établi en Numidie auprès d’Iaudas, étaient tous d’anciens alliés et, par leur proximité des campagnes romaines, lui paraissaient mériter un statut particulier dans la nouvelle Afrique romaine de Justinien.
79La présence au milieu du vie siècle de ces masses maures suscite plusieurs questions fondamentales qui vont désormais organiser toute la suite de notre recherche. La première et la principale, par laquelle nous avions ouvert ce chapitre, est celle du contraste flagrant qui existe entre la situation ainsi décrite par Corippe et Procope et les données des sources du ive siècle, et en particulier de Julius Honorius. Ce géographe ne connaît, nous l’avons vu, que quelques grandes tribus en Tripolitaine, en ignorant tout des Laguatan, des Austur et autres Ifuraces dont Corippe fait les tribus dominantes de son temps. Surtout, il semble n’avoir entendu parler d’aucun des Maures de l’intérieur chers à la Johannide. Julius Honorius ne voyait sur sa carte que deux grands ensembles berbères en Afrique, très nettement séparés l’un de l’autre (cf. carte 1). Un premier groupe, « oriental », établi en Cyrénaïque et en Tripolitaine, comportait six noms, des Marmarides aux Beitani217 ; un second, « occidental », installé en Maurétanie Césarienne et en Maurétanie Tingitane, réunissait quatorze peuples, des Rusuccenses aux Baquates218. Quelle qu’elle ait pu être, la position des Bacuenses/Begguenses ne modifiera pas, dès lors, la conclusion essentielle qui se détache de cette répartition : la carte du géographe du ive siècle mettait en valeur une apparente absence de tribus maures à l’intérieur, et même à proximité des trois provinces centrales de Numidie, Proconsulaire et Byzacène219. Cette lacune devait être d’autant plus frappante que les trois provinces en question étaient, au contraire, constellées de cités (cf. carte 1). La superposition cartographique des deux listes des gentes et des oppida s’avère, sur ce point, extrêmement éclairante : 70 % des cités et 0 % des tribus en Numidie, Proconsulaire et Byzacène, contre 30 % des cités et 100 % des tribus dans le bloc Libye moderne/Maurétanies. Le contraste est éclatant, et a nécessairement une signification ethnographique et politique, même s’il ne faut pas exagérer celle-ci. Il faut en effet tenir compte du degré de précision du document. La nomenclature tribale de la Cosmographia est évidemment le résultat d’une sélection, comme l’était la liste des cinquante-six villes africaines qu’elle fournit. Nous avons vu que, dans ce cas, la sélection obéissait apparemment à des critères rationnels, en retenant les cités les plus importantes de l’époque du géographe. La même logique, sous deux facettes, semble avoir aussi inspiré le chapitre ethnographique. Plusieurs des noms retenus, en effet, sont ceux de très grands peuples, de vastes confédérations aux nombreuses fractions220 : Marmarides, Nasamons, Garamantes, Quinquegentiani, Bavares, Baquates, Macenites constituaient les plus grands noms de l’histoire berbère à l’époque romaine, et trouvaient justement leur place sur la carte. En opposition avec cette première série, les Rusuccenses, Baniurae et autres Feratenses de Maurétanie Césarienne formaient, cependant, des peuples infiniment plus modestes : pourquoi alors les avoir cités ? La réponse, tout à l’honneur du géographe, tient probablement au contexte précis de l’époque à laquelle il écrivait. La plus importante révolte berbère du ive siècle fut, en effet, le soulèvement de Firmus en Maurétanie Césarienne centrale, bien connu grâce à Ammien Marcellin221. Certes, seules quelques unes des tribus mentionnées par l’historien se retrouvent dans la Cosmographia (les Mazices, Musones, Baiurae), mais l’intérêt de Julius Honorius pour la région qui fut au cœur de l’insurrection n’en reste pas moins remarquable222, surtout si on le compare à ses prédécesseurs. Nous pensons donc qu’un second critère détermina probablement sa sélection, qui était le degré de notoriété atteint par les tribus berbères, notoriété due en ces régions d’abord à la participation aux troubles de la deuxième moitié du ive siècle. Comme, nous l’avons vu, Julius Honorius a vécu à la même époque qu’Ammien, ou peu après lui, on pourrait expliquer ainsi aisément l’attention qu’il porta aux Maures de Césarienne, et particulièrement de Grande Kabylie. Inversement, l’absence totale de troubles en Numidie, Proconsulaire et Byzacène pourrait justifier en partie son silence, mais en partie seulement.
80Il faut en effet nécessairement déduire aussi de ce silence l’absence de groupes berbères notables dans ces régions, ce qui repose le problème de l’originalité de la situation du vie siècle. D’où venaient donc les « Maures de l’intérieur » mis en valeur par Corippe ? D’où venaient aussi les Laguatan et les Austur auxquels il donne le premier rôle dans les guerres du vie siècle ? Cette question des origines des deux grands groupes maures distingués par Corippe et Procope est fondamentale, et elle va structurer désormais toute notre enquête, en s’élargissant d’ailleurs rapidement. Comme P.-A. Février l’avait bien senti, elle amène en effet aussi à poser le problème de l’identité des peuples berbères, et à s’interroger sur la notion même de Maures au vie siècle. C’est donc, en fait, une vaste recherche d’histoire culturelle et sociale, dans la longue durée, que nous allons entreprendre. Dans celle-ci, parce que les auteurs byzantins lui accordent la place principale, et parce qu’il a aussi suscité les théories les plus audacieuses chez les historiens modernes, le groupe « syrtique » sera étudié d’abord, avant une seconde recherche sur les « Maures de l’intérieur ».
Notes de bas de page
1 Cf. supra chap. 1 note 20 sur les proceres devant qui l’œuvre est lue.
2 Johannide, II, 342-351 :
...modo mittere duro
legatos opus est promissa pace tyranno.
Captivos revocent. Nostris discedat ab oris
ille furens Austur saevae seu gentis Ilaguas.
Principis ipse iugum solite suffere coactus
subiecta cervice vehat. Si cesserit ille,
omnia salva fient. Ignoscens gentibus insons,
et placide dabitur victoria rebus.
At si fors tumidus steterit cervice rebellis
tunc armis superandus erit.
Un commentaire plus détaillé de ce passage est proposé infra p. 641-644.
3 Célèbre message d’Anchise à Enée (Enéide, VI, 853). L’importance de ce thème dans la Johannide fait l’objet d’une étude de M. Lausberg, « Parcere subiectis. Zur Vergilnachfolge in der Iohannis des Corippus », dans Jahrbuch für Antike und Christentum, 32, 1989, p. 105-126.
4 Johannide, IV, 329-331.
5 Johannide, IV, 362-364 (Antalas à Jean Troglita) :
(...) Non vester eram ?
Non saepe cucurri ?
Non iussis merui cautus ?
Non proelia gessi
Pro ducibus, Romane, tuis ?
6 Cf. Johannide II, 86 : nunquam superatus Ilaguas..., ainsi que les allusions répétées à la victoire des Laguatan sur Maximien (I, 480-482 ; V, 178-180 ; VII, 530533).
7 Infra p. 302-309.
8 Johannide IV, 374-375 :
sorte nova fortis pariter cum noster Ilaguas
castra regit gentesque feri de finibus Austri.
9 Johannide, IV, 595-627, en particulier 597-598 :
bellorum at princeps nocturno tempore Ierna
sollicitus curis, muros per castra camelis/construit
et 619-622 :
Antalas pariter pugnas determinat arte
egrediturque suis vallatus cornibus. Ardet
in medium confisus equo, pugnaeque pedestri
composuit solido iunctas umbone phalanges.
10 Procope, Guerre vandale, II, 21, 17-18 : οϊ τε βάρβαροι ές βυζακιον αφικομε-νοι πλείστα έξ έπιδρομης έληίσατο των έκείνη χωρίων. Άνταλας δε (οι5περ έν τοις έμποσθεν λογοις εμνήσθην ατε 'Ρωμαίοις πιστου διαμεμενηκοτος καί δι' αυτομονου εν Βυζακίω Μαυρουσίων αρχοντος) ηδη Σολομωνι έκπεπολεμωμένος έτιΰγχανεν... 'Ανταλας τους βαρβαρους ασμενος τε είδε καίομαιχμίαν ποιησαμενος έπί Σολομωνα τε καί Καρχηδονα σφίσιν ηγησατο.
Cf. également II, 28, 47 (événements de 548) : « Mais plus tard les Levathai revinrent avec une plus grande armée depuis les campagnes de Tripolitaine vers la Byzacène, et ils s'unirent aux forces d'Antalas » : χρονω δε Οστερον οί Λευαθαι αυϋθις στρατφ μεγαλωέκ τίον έπί Τριπολεως χωρίων ές Βυζακιον αφικομενοι τοις αμ-φίτον 'Ανταλαν ξυνέμιξαν.
11 Procope, Guerre vandale, II, 12, 30 : « Et les seuls Maures qui demeurèrent en Byzacène furent ceux qui étaient commandés par Antalas, qui à cette époque était resté fidèle aux Romains, et qui pour cela, avec ses sujets, avait échappé aux malheurs (des autres) » : μονοι δέ Μαυρουσίων έν Βυζακίιω διέμειναν ων ηγείτο 'Ανταλας, (5ς διη έν τουτω χρονωτην ές 'Ρωμαίους πίστιν φυλαξας κακων απαθιίς ξυίν τοις υπηκοοις τοις αυτουέμεινεν.
12 Johannide, IV, 362-364 : N’étais-je pas des vôtres ? N’ai-je pas souvent accouru ? N’ai-je pas servi avec prudence sous vos ordres ? N’ai-je pas livré bataille pour tes chefs, Romain ?
13 Johannide, IV, 637-640 : Au milieu d’eux se trouvait l’ardent Sidifan, l’instigateur et le guide de cette guerre ; il commandait la cavalerie à l’aile droite. Et à l’aile gauche de l’armée, réunissant ses troupes, Carcasan déverse dans la plaine entière des bataillons serrés et conduit au combat les Ifuraces...
14 Johannide, II, 47. L’expression Sidifan fomes belli rectorque pourrait se traduire par une périphrase qui rendrait son sens poétique : Sidifan qui alimentait et guidait (la flamme de) cette guerre. Mais à l’époque tardive le terme fomes a aussi un sens politique, celui d’instigateur, attesté par exemple chez Sidoine Apollinaire (Lettres, VIII, 11, 12 ; autres exemples dans le Thesaurus Linguae Latinae, VI, col. 1021). Ce sens, déjà reconnu pour notre passage par J. Alix (RT, t. 7, 1900, p. 120), est éclairé, comme nous l’avons vu, par la présentation des tribus révoltées faite par Corippe dans le catalogue du chant II : Sidifan peut être considéré comme l’instigateur de la guerre parce que, le premier, il a décidé de suivre Antalas, élargissant ainsi soudainement ce qui n’était au départ qu’une révolte locale.
15 Johannide, IV, 641-643 : après la mention de Carcasan qui commande l’aile gauche de l’armée (cf. supra note 13), le poète ajoute
(...) pariterque Melangus
signa regit, Gantal Guentanque, Alacanza, Iutungun
dirus et Autiliten velox fortisque Catubar,
et quos mille duces misere in proelia Syrtes.
16 Interprétation présentée dans notre article « Qui montana Gurubi colunt (sic) : Corippe et le mythe des Maures du Cap Bon », dans MEFRA, tome 99, 1987, 2, p. 963-989, et reprise dans notre thèse de 1990.
17 Intervention de J. Desanges lors de notre soutenance de thèse à Nanterre le 15 décembre 1990, suivie d’une notre manuscrite détaillée dont nous avons essayé de tirer profit ; V. Zarini, Berbères ou barbares ? p. 153-155.
18 La seule difficulté suscitée par cette interprétation est que Corippe ne cite Autiliten, dans la description du dispositif des Maures à la veille de la bataille de 546 (Johannide IV, 619-644), qu’après Carcasan, chef de l’aile gauche, et non après Sidifan (cf. supra notes 13 et 15). Mais le vers où apparaît Autiliten, à la fin de la liste (IV, 643) s’inscrit manifestement dans une perspective très générale : le poète, après avoir cité les grands chefs de corps, évoque désormais pêle-mêle leurs principaux lieutenants. Le vers suivant auquel se rattache la mention d’Autiliten et qui est le dernier du chant, est d’ailleurs significatif de cet élargissement de perspective : Et quos mille duces misere in proelia Syrtes...
19 Johannide VIII, 239-242 :
(...) Guenfeius una aspera bella ciens, animo consulta revolvit,
impatiens differe diu. Tamen ordine primus
Carcasan sic orsus ait...
20 Johannide, VIII, 254-55 : Demain est un jour de fête pour tout le peuple latin, ajoute Autiliten.
21 Cf. supra note 10 et note 11.
22 On doit évidemment exclure la localisation en Maurétanie Tingitane qu’avait jadis proposée C. Müller (édition de Ptolémée, p. 585 note 9), en identifiant les Caunes du vers 66 aux Kaunoi cités par Ptolémée (IV, 1, 5) au IIe siècle. Cette province était totalement coupée du territoire byzantin, et il est évident que si des tribus si lointaines avaient participé à la révolte, Corippe n’aurait pas manqué de le souligner.
23 Cf. ainsi Ch. Tissot, Géographie comparée de la province romaine d’Afrique, tome 1, Paris, 1884, p. 469-470 qui identifie le Vadara au Bagradas et situe ainsi les Caunes et les Silzactae « dans le massif des Beni-Mazen, au sortir duquel la Medjerda sillonne de ses méandres les grandes plaines de Djendouba ». Position identique chez Ch. Diehl (L’Afrique byzantine, p. 304) qui place les mêmes tribus dans « la contrée accidentée et difficile qui s’étend entre Khamissa et Soukarrhas (sic) à l’ouest, Chemtou et le Kef à l’est », et chez M. Riedmüller (Die Johannis des Corippus als Quelle libyscher Ethnologie, Augsbourg, 1919, p. 17-19).
24 P.-A. Février, « Le Maure ambigu ou les pièges du discours », dans B.A.C, n.s., 19 B, 1985, p. 300.
25 Dans une étude très complète, J. Gascou a relevé toutes les variantes connues du nom du Bagradas : aucune ne se rapproche de la forme Vadara (« Le nom de l’oued Medjerda dans l’Antiquité », dans AA, t. 17, 1981, p. 15-19).
26 Johannide, VI, 379 et 381-382 : Le général établit son camp près de l’onde d’un fleuve qu’on lui a indiqué... Dès lors, de tous côtés les soldats confluent vers les flots et ils boivent au fleuve bienfaisant.
27 Sur les Astrices, cf. infra p. 108.
28 Celle-ci, qui a tous les traits d’une sebkha, n’est mentionnée qu’à la fin du récit de la bataille, mais le contexte suggère qu’elle est toute proche des rives de l’oued où a commencé le combat : Johannide, VI, 753-757.
29 Cf. supra le passage du catalogue du chant II, vers 76-81.
30 Johannide, VI, 514-515 :
praecipiens servandam tantum ob fluminis undam
rectores iuvenum hostes expugnare iubebat...
et VI, 570-571 :
amnis erat medius bellorum fraudibus aptus
Massylisque dolis...
31 L’oued Es Zeuss est le cours d’eau qui se jette dans une sebkha (sebkha Oum es Zessar) le plus proche de Mareth (10 km au sud-est). Ch. Tissot avait proposé d’identifier le flumen de Corippe avec l’oued Es Zessar (qu’il appelle Oum Medjessar) situé 5 km plus au sud (Géographie comparée de la province romaine d’Afrique... tome 2, p. 694).
32 J.-M. Lassère, « La Byzacène méridionale au vie siècle d’après la Johannide de Corippus », dans Pallas, 31, 1984, p. 163-178. Déjà C. Courtois s’était interrogé sur ces forêts de Byzacène évoquées par Corippe, en concluant : « Je crains cependant que le mot silva ne désigne souvent le maquis plutôt que la forêt véritable » (Les Vandales et l’Afrique, p. 318 note 10).
33 Johannide, VIII, 170-173 :
(...) Cognovit ut ingen
Romani ductor populi, concludere gentes
obsidione parans certis tunc signa diebus
abstinuit silvisque acies exclusit iniquis.
34 S. Gsell, Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, tome 1, Paris, 1913, p. 40-99.
35 Cf. les pages de synthèse de P. Trousset, à partir notamment des travaux de H.N. Le Houerou, dans sa thèse Recherches sur le limes tripolitanus du Chott el Djérid à la frontière tuniso-libyenne, Paris, 1976, p. 19-21. Et plus récemment, pour la Tripolitaine, D.J. Mattingly, Tripolitania, Londres, 1995, p. 13-14.
36 M. Rouvillois-Brigol, « Quelques remarques sur les variations de l’occupation du sol dans le sud-est algérien », dans Actes du IIIe colloque international d’histoire et d’archéologie de l’Afrique du Nord, Montpellier, 1985, Paris, éditions du CTHS, 1986, p. 35-52.
37 Johannide, VII, 272 : Venit Ifisdaias centum cum milibus ardens...
38 Johannide, IV, 644.
39 Johannide, V, 270-271 Apercevant de loin, depuis une colline, l’ardent [tribun], Sidifan se prépare à marcher contre lui. Il réunit les armées syrtiques...
40 Johannide, VIII, 273-274 : ceux-là vaincus, le Nasamon se se trouvera pas d’autre ennemi...
41 Johannide, II, 138.
42 Ces calculs furent faits dans les années 80, avant la parution de l’ouvrage essentiel de J. U. Andres, Concordantia in Flavii Corippi Iohannida, HildensheimZürich-New York, 1993, qui permet aujourd’hui toutes les vérifications et nous dispense de donner ici toutes les références relevées.
43 Cf. pour l’étude de cette seconde insurrection infra p. 232 et p. 630-633.
44 Pour le problème des passages où Corippe semble assimiler Antalas aux Laguatan, cf. infra p. 302-309.
45 Tel est en particulier le cas de toutes les occurrences des termes Syrticus et Marmaridus avant le chant VI et le récit de la deuxième guerre de Jean Troglita. Outre l’association à Sidifan (V, 272) déjà citée, Syrticus apparaît en V, 29 : Ierna, chef des Laguatan et prêtre de Gurzil lâche un taureau sacré qui après s’être avancé vers les Romains, fait demi-tour et revient vers le camp maure (per Syrtica rupit) et ce même Ierna. On retrouve le mot en V, 462, dans la même bataille : Ifisdaias, allié des Romains, décime les insurgés, parmi lesquels dominaient les Laguatan, « terrassant les cadavres syrtiques de son épée (Syrtica prosternens ferventi funera ferro). Le terme se trouve enfin aussi à la fin de cette bataille, en V, 503 : Corippe évoque Ierna s’enfuyant avec l’effigie de Gurzil, et conclut : Syrtica per latos fugiebant agmina campos. Pour Marmaridus, cf. infra note 50.
46 Les Nasamons, et le problème de l’emploi de leur nom dans la Johannide font l’objet d’un chapitre spécifique de notre deuxième partie, infra p. 219-238.
47 Johannide, VI, 197 :
(...) sed si quis Syrtica rura
asper arat Nasamon...
48 Johannide, V, 175 :
(...) Calidas sic cernere Syrtes vaditis ?...
49 Johannide, VI, 191 : excurrunt celeres calidis a Syrtibus alae.
50 Outre la citation donnée ici à propos de Ierna, Marmaridus n’apparaît, avant le chant VI et la grande insurrection libyenne de Carcasan, qu’en deux occurrences : dans le catalogue du chant II, vers 138, où il désigne, nous l’avons vu, toutes les tribus qui suivent les Laguatan avant l’évocation des Aurasiens de Iaudas ; et en V, 398, dans le récit de la première bataille gagnée par Jean, lorsque le général s’apprête à pénétrer dans le camp maure, organisé surtout par les Laguatan avec un rempart de chameaux : alors, dit le poète, « une terreur glacée bouleverse les armées marmarides, le cœur ébranlé par la voix du grand Jean »... (Marmaridas acies sic magni voce Iohannis / conturbat gelidus quassato pectore terror).
51 On notera que le nom de Sidifan est attesté en Tripolitaine avant Corippe. On le retrouve en effet, à peine déformé, sur un ostrakon tardif découvert à Henchir bou-Gornine, dans le sud tunisien, jadis publié de manière incomplète par A. Merlin (BAC, 1915, p. CXCIII). Sur ce reçu mentionnant un paiement de vin exprimé en folles, J. Marcillet-Jaubert a lu à la première ligne, où figurent les contractants, Siddifa à côté de Issidinio (plutôt Iseddena selon Marcillet-Jaubert). Je dois cette information, comme du reste une copie d’un dossier de J. Marcillet-Jaubert sur d’autres ostraka mal publiés, à l’amitié généreuse de X. Dupuis.
52 J. Partsch, Proemium de son édition MGH de la Johannide, Berlin, 1879, p. ix.
53 J. Partsch, « Die Berbern in der Dichtung der Corippus », dans Satura Viadrina, Breslau, 1896, p. 20-38. Revenant sur ce qu’il avait écrit en 1879, Partsch estimait qu’il fallait, en définitive, placer les gens de Gurubi dans le sud de la Byzacène, en renonçant à toute localisation dans le Cap Bon.
54 Citée sous ce nom par Pline l’Ancien (V, 24), c’est l’actuelle Korba, sur le site de laquelle on a trouvé l’inscription CIL VIII 980, qui mentionne la Col(onia) Iul(ia) Curubis.
55 Cité par Pline l’Ancien (V, 23) et connu sous le nom de « promontoire d’Hermès » (‘Eπµαια ǎκρα) par les Grecs dès l’époque du Périple de Scylax (§ 110-111).
56 J. Desanges nous avait cependant fait part, lors de notre soutenance de thèse en 1990, d’une hypothèse originale et inédite, qu’il envisageait avec prudence : un rapprochement d’Ifera avec la Neferis mentionnée par Appien (Punica, 102), dont le site selon l’auteur n’était « que lieux escarpés, ravins et fourrés ». Neferis a été localisée à la base du Cap Bon, à Henchir Bou Bakr (cf. BAC, 1889, p. 269-273, et A. Beschaouch, dans Africa, 1969-70 p. 121-129). Or, ajoutait J. Desanges, on lit sur un manuscrit de Strabon en XVII, 3, 16, à propos du même secteur la leçon eis ’Inef(eris). Ineferis serait une variante de Neféris ou le nom d’un lieu voisin, qui aurait pu devenir à l’époque tardive Infera ou Ifera. J. Desanges tenait à souligner qu’il ne s’agissait là « que d’une supposition », qui évidemment s’accorderait bien avec la mention par Corippe dans un même passage de Gurubi et des « collines de Mercure ». Parce que le dossier concernant ce passage de la Johannide reste extrêmement complexe, il nous fallait citer ici cette hypothèse, que J. Desanges développera peut-être un jour. Pour l’instant, et sans être absolument sûr d’avoir raison, nous préférons nous en tenir à l’interprétation proposée dans les pages qui vont suivre, qui repose sur un essai d’explication globale de la Johannide et des problèmes byzantino-berbères au vie siècle.
57 H. Sethom, L’agriculture de la presqu’île du Cap Bon (Tunisie), Tunis, 1977, p. 19.
58 Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, XX, 8.
59 Cf. L. Teutsch, Das römische Stadtwesen in Nord-Afrika, Berlin, 1962, p. 107-111, et J.-M. Lassère, Ubique populus, Paris, 1977, p. 107-113.
60 Cf. « Les centuriations de l’Africa vetus », dans Annales E.S.C., 1954, p. 433460, et carte p. 435.
61 E. Babelon, R. Cagnat, S. Reinach, Atlas Archéologique de la Tunisie, Paris, 1893 : le Cap Bon correspond aux feuilles 8, 9, 15, 16, 17, 23, 24, 25, 31, 32.
62 C. Courtois, « Ruines romaines du Cap Bon », dans Karthago, V, 1954, p. 194. La densité de l’urbanisation de l’intérieur de la péninsule a fait l’objet d’une réévaluation par S. Aounallah, « Le fait urbain dans le Cap Bon antique (Tunisie du Nord-Est) », dans L’Africa romana X, Sassari, 1992, Sassari, 1994, t. 2, p. 615-625, avec une carte.
63 Notitia provinciarum et civitatum Africae, éd. Petschenig, à la suite de l’Historia persecutionis de Victor de Vita, dans CSEL, t.VII, Vienne, 1881, p. 117-119. Cette liste est très incomplète, puisqu’elle ne mentionne que les évêques encore en place à la veille de l’édit d’Hunéric, après plus de quarante années de persécution (selon Victor de Vita, la Proconsulaire avait à l’arrivée des Vandales 164 évêques : une partie des 110 sièges vacants et donc non cités dans la Notitia devaient aussi se trouver dans le Cap Bon). Parmi les sept villes que nous retenons, deux posent problème : Megalepolis, parce que la Notitia porte la leçon episcopus Meglapolitanus, toponyme que l’on identifie avec la Megalepolis citée par Diodore (XX, 8, 2) dans le Cap Bon, sans être sûr encore de l’emplacement exact de ce site ; et Siminina, dont la mention ici résulte d’un rapprochement entre ce site placé par l’Anonyme de Ravenne entre Aquas et Missua, et l’episcopus Simminensis, n° 37 de la liste de la Proconsulaire sur la Notitia. On pourait ajouter aussi, en élargissant la définition du Cap Bon, les deux évêques de Pupput et de Maxula, également cités dans le même document.
64 Concilium Carthaginiense, subscriptio, dans C. Munier éd., Concilia Africae 345-525, Corpus Christianorum, s. Latina (CCL), t. 154, Turnhout, 1974, p. 271-272. On pourrait peut-être ajouter Cilibia, dont l’évêque est mentionné en 525 (n° 58 sur le procès verbal) et qui pourrait être l’actuel Henchir Kelbia, à une dizaine de km au nord-ouest de Vina (cf. S. Aounallah, op. cit. supra note 62, p. 618).
65 Procope, Guerre vandale, II, 14, 40.
66 Victor de Vita, Historia persecutionis Africanae provinciae, I, 5, 17 (éd. Petschenig, CSEL, t. VII, Vienne, 1881).
67 Anthologie Latine, éd. Riese, 2e éd., Leipzig, 1894, n° 210 à 214.
68 J.-M. Lassère, M. Chalon et al., « Memorabile factum. Une célébration de l’évergétisme des rois vandales dans l’Anthologie latine », dans AA, t. 21, 1985, p. 207-262, ici p. 238.
69 C. Courtois, « Sur un baptistère découvert dans la région de Kélibia », dans Karthago, VI, 1955, p. 98-123. Le dossier est réexaminé par Y. Duval, Loca sanctorum Africae. Le culte des martyrs en Afrique du ive au viie siècle, t. 1, Rome, 1982, p. 54-58.
70 Cf. L. et Cl. Poinssot, « Baptistère découvert dans la région de Sidi Daoud (Cap Bon) », dans Karthago, VI, 1955, p. 124-126.
71 Procope, Guerre vandale, II, 14, 40.
72 Al-Tidjânî, Rihla, trad. A. Rousseau, dans Journal asiatique (JA), 1852, 4esérie, t. 20, p. 79 (confusion probable avec les événements des années 690).
73 Al-Bakrî, Description de l’Afrique septentrionale, trad. De Slane, dans JA, 1858, 5e série, t. 12, p. 525.
74 C’était manifestement, en particulier, un argument essentiel pour Diehl (L’Afrique byzantine, p. 270-271 et p. 297).
75 CIL VIII, 24099.
76 C. Courtois, « Ruines romaines du Cap Bon », Karthago, V, 1954, p. 186-187, note 2.
77 Cf. supra note 74.
78 D. Pringle, The Defence of Byzantine Africa..., tome 1, p. 99.
79 J. Desanges, Catalogue..., p. 88 note 1.
80 Cf. supra note 54.
81 J. Desanges, Catalogue..., p. 88.
82 Cf. le récit de V. Guérin : « L’ascension de cette montagne est très rude... », et plus loin : « La descente du Djebel Korbès n’est pas moins pénible que la montée... » (Voyage archéologique dans la Régence de Tunis, tome 2, Paris, 1862, p. 208).
83 Cette hypothèse n’est présentée que très succintement par J. Desanges (Catalogue... p. 88), mais elle ne peut se comprendre qu’en fonction du raisonnement reconstitué ici.
84 « Qui montana Gurubi (sic) colunt. Corippe et le mythe des Maures du Cap Bon », dans MEFRA, t. 99, 2, 1987, p. 963-989.
85 Ainsi Ad Mercurium (segment V, 5), Ad Mercuru (IV, 5), Ad Mercurium (IV, 3). Pour d’autres références, cf. infra l’article cité note 88.
86 Cf. W. Deonna, Mercure et le scorpion Bruxelles, 1959, p. 39-43.
87 M. Le Glay, « Inscriptions inédites de Lambèse se rapportant au culte de Mercure », BAC, 1967, 3, p. 276-278 surtout.
88 Cf. A. et P. Arnaud, « De la toponymie à l’histoire des religions : réflexions sur le Mercure africain », dans L’Afrique, la Gaule, la religion à l’époque romaine. Mélanges à la mémoire de Marcel Le Glay, Bruxelles, 1994, p. 142-153.
89 La seule édition moderne est celle de A. Riese, dans Geographi latini minores, Heilbronn, 1878 (réimp. 1964), p. 21-55. Par commodité, et pour éviter la confusion entre les numérotations fort complexes des différentes versions du texte, nos références se rapporteront toujours aux pages de cette édition.
90 Le travail de référence sur ce document restait jusqu’aux études récentes de C. Nicolet et P. Gautier Dalché l’article de Kubitschek « Julius Honorius » dans la Real Encyclopädie (t. X, 1919, 614-628), qui reprenait en le résumant un mémoire du même savant : « Die Erdtafel des Julius Honorius » (dans Wiener Studien, 7, 1885, p. 1-24 et 278-310), avec un essai de reconstitution de la carte du cosmographe. Le désintérêt habituel à l’égard de Julius Honorius apparaît de manière significative dans le recueil récent de J. B. Harley et D. Woodward, The History of Cartography, vol. 1, Cartography in Prehistoric, Ancient and Medieval Europe and the Mediterranean, Chicago, 1987, p. 244 (14 lignes sur Julius Honorius...). Sur la place de l’Afrique dans la Cosmographia, outre les commentaires particuliers sur les tribus dans J. Desanges, Catalogue..., passim, cf. G. Camps, « Les Bavares, peuple de Maurétanie Césarienne », dans RAf, 1955, p. 248-250.
91 Cl. Nicolet et P. Gautier Dalché, « Les quatre sages de Jules César et la mesure du monde selon Julius Honorius : réalité antique et tradition médiévale », dans Journal des Savants, octobre-décembre 1986, p. 157-218.
92 Cf. Cl. Nicolet, ibid. p. 161-162. Sur le modèle de division adopté, ibid. p. 180-181 et n. 63.
93 Ed. Riese p. 47-48. Ce chiffre est celui de la liste des oppida annoncés par l’auteur, en prenant en compte les recensions « A » et « B ». Les deux confusions certaines concernent Philaenon oppidum (de toute évidence les Autels des Philènes, confondus avec une ville), et Quinquegentiani oppidum (confusion d’un nom de tribu avec une ville). On devrait en revanche ajouter deux autres noms de cités, mentionnés plus loin dans une évocation des fleuves africains (cf. infra note 135).
94 Ed. Riese p. 54 et p. 53 (pour les gentes mentionnées dans la chapitre sur le cours des fleuves). Le total donné ici est obtenu à partir de l’ensemble des recensions, mais en éliminant la leçon Obbenses à la fin de la liste B. 48 (p. 54), variante erronée de Abenna, Abenai, Abenses, c’est-à-dire du nom précédent (cf. déjà J. Desanges, Catalogue... p. 43 note 5). Sur les autres confusions, cf. infra p. 88).
95 Ed. Riese p. 46 (A. 41) : Oceani meridiani quae sunt insulae... Syrtis maior insula, Syrtis minor insula... ; Oceani meridiani montes qui sint :... mons Pyramides...
96 « A » correspondait au manuscrit le plus ancien, le Parisinus 4808 daté du vie siècle, plus court que les autres, et pour Riese témoin du premier état du texte. « B » regroupait tous les autres manuscrits (V,S,R,P,C) du vie au xie siècle.
97 P. Gautier Dalché, op. cit. supra note 91, p. 191-192.
98 Sur ce texte, cf. P. Gautier Dalché, ibid. p. 192-194.
99 Cassiodore, Institutiones divinarum et saecularium litterarum, 25 : l’œuvre est ici attribuée à Julius Orator. Un passage en est également cité par Jordanès (Histoire des Goths,1).
100 Ed. Riese, p. 48 : Constantina oppidum. Sur la date probable du changement de nom Cirta/Constantina, cf. Cl. Lepelley, Les cités de l’Afrique romaine..., t. 2, Paris, 1981, p. 384.
101 Ravennatis Anonymi Cosmographia, éd. J. Schnetz, Itineraria Romana, t. 2, Stuttgart, 1940. Etude encore utile de D’Avezac et Gravier, Le Ravennate et son exposé cosmographique, Rouen, 1888.
102 Ed. Riese p. 32 (B. 12). Souvent relevée (déjà Riese s’étonnait de son « ancienneté »), cette liste est propre aux versions de la « recension B », et placée curieusement à la fin de la description de l’Oceanus orientalis (et non occidentalis comme l’écrit C. Nicolet op. cit. p. 162 note 15). Il pourrait ne s’agir que de l’ajout tardif d’un scribe érudit mais maladroit.
103 Nous empruntons l’expression à P. Arnaud qui nous l’avait suggérée lors d’un entretien consacré à Julius Honorius à Rome en 1991.
104 Cf. supra note 93. On pourrait cependant s’interroger sur la ville nommée Hesperides oppidum, placée après Portus Magnus, donc apparemment en Maurétanie Tingitane. Peut-être s’agit-il en fait de Herpis, située par Ptolémée non loin de la Moulouya, ce qui conviendrait bien à l’ordre de la Cosmographia (sur Herpis, cf. J. Desanges, Catalogue..., p.54 : Herpeditani).
105 Ainsi Sufetula, Sufes, Thélepte, Cillium, et nombre de cités qu’on ne rencontre pas dans tous les documents géographiques antérieurs. A l’inverse, beaucoup de noms de Julius Honorius se retrouvent dans la nomenclature de Georges de Chypre vers 600 (éd. E. Honingman, Bruxelles, 1939, p. 49-70).
106 Puisque cette province fut gravement sous-représentée lors de la conférence de 411 pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’état de ses cités (cf. S. Lancel, Actes de la conférence de Carthage en 411, tome 1, Paris, 1972, p. 146-154).
107 Le cas de Lambèse, cité qui vient de faire l’objet d’une monographie de Y. Duval (Lambèse chrétienne. La gloire et l’oubli, Paris, 1995) est le plus intéressant car le déclin de la ville, manifeste en 411, n’est pas encore net au début du ive siècle : sa mention par Julius Honorius confirme une datation du cosmographe antérieure au début du ve siècle. On pourrait en rapprocher peut-être l’évocation de Lixus (éd. Riese p. 53, à propos du cours d’un fleuve) : cette ville existait toujours au ive siècle, mais son destin ultérieur est très incertain.
108 Cf. sur ce problème l’article de J. Desanges, « Thugga dans les sources littéraires », dans M. Khanoussi et L. Maurin éds., Dougga (Thugga). Etudes épigraphiques, Bordeaux, 1997, p. 21-25, avec intervention de Cl. Lepelley à propos des sources chrétiennes.
109 Sur la date de 303 comme date unique de réorganisation des provinces africaines, cf. G. Di Vita-Evrard, « L. Volusius Cerealis, légat du proconsul d’Afrique T. Claudius Aurelius Aristobulus, et la création de la province de Tripolitaine », dans l’Africa romana II, Sassari, 1984, Sassari, 1985, p. 168-175. Pour la réunification numide de 314, cf. A. Chastagnol, « Les gouverneurs de Byzacène et de Tripolitaine », dans AA, t. 1, 1967, p. 119-134.
110 Les Hierasycamani sont certainement les habitants ou les voisins de Hiera Sycaminos, une ville des confins de l’Egypte et de la Nubie, située à environ 150 km au sud de Syène, et nommée par Pline l’Ancien, Ptolémée, la Table de Peutinger et l’Itinéraire d’Antonin (cf. J. Desanges, Recherches sur l’activité des Méditerranéens aux confins de l’Afrique, Rome, 1978, p. 340, note 200). Les Bostraei sont les habitants ou les voisins de Bostra, en Arabie, et les Nabatei sont de toute évidence les Nabatéens, le célèbre peuple d’Arabie proche de Bostra. En 1962, J. Desanges s’était demandé si l’erreur de Julius Honorius pour ces deux noms ne résultait pas de la présence à Bostra de la Legio III Cyrenaïca (Catalogue... p. 165). Une autre hypothèse est également possible : certains géographes étendaient en effet l’Arabie jusqu’à la rive droite du Nil, et Ptolémée situait même des Arabes Adaei près de Hiera Sycaminos (IV, 5, 33). Julius Honorius a pu subir leur influence et considérer, en sens inverse, que les Arabes Bostraei et Nabatei étaient des Africains (cf. J. Desanges, « Arabes et Arabie en terre d’Afrique dans la géographie antique », dans L’Arabie préislamique et son environnement historique et culturel, Travaux du CRPOGA, 10, Leyde, 1989, p. 413-429. Mais J. Desanges ne cite pas dans ce travail le texte qui nous retient ici). Cependant la mention des Hierosycamani d’Egypte nous conduit plutôt à penser que ces noms devaient simplement déborder, sur la carte qu’il commentait, de l’Egypte et l’Arabie sur la Marmarique, d’où leur présence avant les Marmarides dans sa liste.
111 Nous redonnons ici la leçon du manuscrit « A », abusivement corrigée par Riese en Barbares.
112 Ed. Riese, p. 54. Nous éliminons Obbenses donné en « B » par Riese, qui n’a pas accepté de reconnaître dans cette leçon une déformation d’Abenna, ce qui nous paraît pourtant probable.
113 S.E.G. IX, 9. Cf. D. Roques, Synésios de Cyrène et la Cyrénaïque du Bas-Empire, Paris, 1987, p. 218.
114 Jean de Biclar, Chronica, éd. Mommsen, MGH, a.a., t. XI, 1, Berlin, 1894, p. 212. Cf. infra p. 660-661.
115 Cf. infra p. 229 et p. 245-249.
116 Nous distinguons plus loin les Begguenses du Saltus Beguensis cité en 138 sur une inscription célèbre : cf. p. 97.
117 Cf. G. Camps, « Massinissa ou les débuts de l’histoire », dans Libyca, t. VIII, 1960, p. 26-29, et infra p. 266-267.
118 Sur les différentes tribus ayant porté ce nom, cf. J. Desanges, Catalogue, p. 121.
119 Ammien Marcellin, Histoire, XXIX, 5, 27 (éd/trad. G. Sabbah, Paris, 1999). Cf. les notices de J. Desanges, Catalogue..., p. 63 et p. 64-65. La localisation des Mazices et des Musones est toutefois difficile car le texte d’Ammien est imprécis.
120 Cf. J. Desanges, Catalogue... p. 44.
121 G. Camps, « Les Bavares, peuple de Maurétanie Césarienne », dans RAf, CXIX, 1955, p. 241-288. Mise à jour dans son article « Bavares » de l’Encyclopédie Berbère, t. IX, Aix, 1991, p. 1394-1399.
122 Inscriptions Antiques du Maroc, II, 482 : mention d’un princeps gentis Bavarum et Baquatum.
123 CIL VIII 21630 et 21644. Cf. G. Camps, « Les Bavares... », RAf, 1955, p. 287.
124 Dans l’article de 1955 cité à la note précédente, G. Camps a tenté de localiser les tribus mentionnées dans la partie africaine de la liste ethnographique du Liber Generationis I (éd. Mommsen, MGH, aa, t. IX, p. 107). Sa carte paraît identifier les Bavares de la liste avec les Bavares orientaux (RAf, 1955, p. 248), ce qui exclurait un rapprochement avec le groupe évoqué par Julius Honorius. Mais nous doutons un peu de l’existence d’une réelle logique géographique dans ce passage de la chronique chrétienne.
125 CIL VIII, 2615. Cf. la notice de J. Desanges, Catalogue..., p. 67.
126 Panégyrique VI, de Constantin et Maximien, 8, dans Panégyriques latins, éd. E. Galletier, t. 2, p. 22. Laterculus Veronensis dans Riese, Geographi Latini minores, p. 129 [correction de Gensani en V Gentiani. A. Chastagnol date ce document de 312 environ (L’évolution politique, sociale et économique du monde romain 284-363, Paris, 1982, p. 240)]. Les Quinquegentiani apparaissent aussi dans plusieurs autres textes du IVe siècle relatifs à l’époque tétrarchique (Aurelius Victor, De Caesaribus, XXXIX, 22 ; Eutrope, Breviarum ab Urbe condita, IX, 22-23 ; saint Jérôme, Chronique, 2, 304).
127 CIL VIII, 9010 : M(arcus) Aurelius / Masaisilen / ex pr(a)ef(ecto) (gentis) V cen/tenarium a fu/ndamenta su/is sum(p)t(i)bus fe/cit et dedicavit/ p(rovinciae) (anno) CCLXXXVIIII. C. Courtois propose de lire V comme une abréviation de Quinquegentiani (Les Vandales et l’Afrique, p. 120, note 2). L’hypothèse est jugée fragile par Ph. Leveau (« L’aile II des Thraces, la tribu des Mazices et les Praefecti gentis en Afrique du Nord », dans AA, t. 7, 1973, p. 184).
128 Pline l’Ancien est le dernier auteur qui présente les Massyles comme une tribu particulière possédant un territoire spécifique (Histoire Naturelle, V, 1, 30).
129 Sur cette confusion, cf. J. Desanges, Catalogue..., p. 110.
130 J. Desanges, ibid. p. 34. Inscription trouvée entre Tétouan et Ceuta, AE 1934 n° 122 : mention des Masaiculi. Cf. J. Carcopino, Le Maroc antique, Paris, 1943, p. 284-286.
131 La confusion a été aperçue et expliquée par G. Camps, « Les Bavares... », RAf, 1955, p. 250.
132 Cf. J. Desanges, Catalogue..., p. 43 et p. 110 note 8.
133 Isidore de Séville, Etymologies, IX, 2, 123. Cf. sur cette confusion J. Desanges, Catalogue... p. 110 note 9.
134 Cette originalité de l’œuvre de Julius Honorius n’a, à notre connaissance, jamais vraiment été soulignée, probablement parce que certains passages sur d’autres régions laissaient supposer une documentation trop ancienne (cf. la liste des peuples gaulois et germains). Mais si l’on admet, comme pour la Table de Peutinger, une mise à jour différente selon les chapitres, les arguments avancés ici doivent convaincre de l’intérêt de ce document pour l’étude de l’Afrique du ive siècle.
135 Geographi Latini minores, éd. Riese, p. 47-48. Outre les villes d’Egypte par lesquelles commence la liste, on exclut ici le mystérieux Quinquegentiani oppidum (confusion probable, dans la lecture de la carte, entre nom de tribu et nom de ville), et le fantaisiste Philaenon oppidum, en ajoutant en revanche Lixus, citée comme point de départ du fleuve Hesperides dans un autre passage (éd. Riese p. 53, recension « B »). Deux autres noms posent problème. Hesperides oppidum est cité après Portus Magnus, mais avant le retour vers l’est et la deuxième partie de la liste qui commence avec Vallis : s’agit-il de l’Herpis de Ptolémée (IV, 1, 2), placé en Tingitane ? D’autre part, on trouve, dans l’évocation du cours des fleuves, mention du passage du Bagrada per campos Bullensium Regiorum (Riese, p. 52, « B » 47) : la ville n’est pas citée explicitement, mais on peut considérer que le cosmographe connaissait Bulla Regia.
136 Nous excluons Beronice, citée en début de liste mais qui est ici la ville riveraine de la mer Rouge.
137 Cl. Lepelley, Les cités de l’Afrique romaine au Bas-Empire, t. 2, Paris, 1981, in fine.
138 Peut-être faudrait-il ajouter le vingt-deuxième nom qui figure sur le texte de Julius Honorius, l’Abenna gens dont le nom fait immédiatement songer aux Abannae mentionnés par Ammien Marcellin en Maurétanie Césarienne. Mais ce nom, placé en fin de liste, alors que celle-ci suit un ordre géographique, constituerait une anomalie. Nous pensons donc plutôt qu’il s’agit d’une confusion avec le nom du promontoire d’Abyla (Ceuta), que Philostrate appelait déjà au iiie siècle Abinna (Vie d’Apollonius de Tyane, V, 1).
139 Sur la place de ces Ifansenses dans la Cosmographia, cf. infra p. 101.
140 Hérodote, IV, 181. Cf. J. Desanges, Catalogue..., p. 138.
141 J. Desanges, dans Pline l’Ancien, V, 1, édition et commentaire, Paris, 1978, p. 473-474
142 Ptolémée, IV, 1, 5. Cf. J. Desanges, Catalogue..., p. 54.
143 Procope, De Aedificiis, VI, 4, 12 ; Corippe, Johannide, II, 117-118. Cf. infra p. 298.
144 Notitia provinciarum et civitatum Africae, éd. M. Petchnegig, à la suite de l’œuvre de Victor de Vita, CSEL, t. VII, Vienne, 1881, p. 128, n° 30 : Paulus Flumenzeritanus. Avant nous, G. Camps avait avancé l’hypothèse, en proposant d’indentifier le flumen Zer à l’oued Djer actuel (« Rex gentium Maurorum et Romanorum », dans AA, t. 20, 1984, p. 191).
145 Table de Peutinger, segment VII, 5.
146 Cf. L. Bertarelli, Libia, Milan, 1937, p. 288 et carte p. 16.
147 Le rapprochement du flumen Be et des Beitani nous avait été suggéré, à titre d’hypothèse, par J. Desanges lors de notre soutenance de thèse en 1990. Il l’a évoqué à nouveau dans l’article « Curbissenses » de l’Encyclopédie berbère, t. XIV, Aix, 1994, p. 2158, en concluant à propos des Beitani : « Si la suite des ethnonymes a quelque cohérence géographique, il s’agirait d’une tribu implantée dans l’intérieur de la Tripolitaine ».
148 Ed. Riese, p. 53, « B » 47.
149 Hypothèse de J. Desanges, Catalogue... p. 83.
150 CIL VIII, 270 = 11451 = 23246. Cf. A. Merlin, « Observations sur le texte du Senatus Consultum Beguense », CRAI, 1906, p. 448-456. Le texte, daté du 15 octobre 138 nomme successivement le Saltus Beguensis in t(erritorio) Casensi (l. 1-2), puis plus exactement se situe in provincia Afric(a), regione Beguensi, territorio Musu(la)miorum, ad Casas (l. 18-19).
151 Cf. les remarques et la carte de P.-A. Février, Approches du Maghreb romain, t. 2, Aix, 1990, p. 125-127.
152 X. Dupuis, Provincia Splendidissima Numidia. Les étapes de l’organisation d’une province, de Caligula à Constantin, mémoire inédit de l’Ecole Française de Rome, 1993. Je dois à l’amitié de l’auteur d’avoir pu consulter ce travail fort précieux, élément d’une recherche beaucoup plus vaste encore en cours.
153 Ed. Riese, p. 53, « B » 47.
154 « Die Erdtafel des Julius Honorius », dans Wiener Studien 7, 1885, p. 310.
155 Tous ces peuples étaient établis au iiie siècle nettement à l’intérieur des terres : les Garamantes depuis toujours au Fezzan ; les Nasamons, depuis leur écrasement sous Domitien, avaient été refoulés vers l’intérieur des régions syrtiques (cf. infra 2e partie) ; les Baquates étaient quant à eux voisins du Moyen Atlas et de Volubilis (cf. C. Hamdoune, « Ptolémée et la localisation des tribus de Tingitane », dans MEFRA, 105, 1993, 1, p. 276).
156 Nous excluons ici, comme J. Desanges (Catalogue p. 48), un rapprochement Bures/Suburbures.
157 Geographi Latini minores, p. 53, ad l. 5 (« B » 47, 2) : « Bures scripsi ».
158 Ces Bavares occidentaux étaient selon G. Camps établis dans « la zone montagneuse qui va des Traras au Dahra et à l’Ouarsenis » (« Bavares » dans EB, t. IX, 1991, p. 1394-1399 et « Les Bavares... », dans RAf, t. 99, 1955, p. 241-288). Mais leur union avec les Baquates, attestée par une inscription de Volubilis entre 222 et 234 (IAM 402), montre que leur influence pouvait s’étendre encore plus à l’ouest.
159 Ammien Marcellin, XXIX, 5, 34 et 37. Localisation proposée par C. Courtois, Les Vandales et l’Afrique, p. 120.
160 J. Desanges, Catalogue..., p. 68.
161 Cf. J.-P. Laporte, « Dellys », dans EB, t. XV, Aix, 1995, p. 2255-2261.
162 Ammien Marcellin, XXIX, 5, 11. Table de Peutinger, segment II, 3.
163 Barzufulitani : cf. J. Desanges, Catalogue... p. 46 ; Fluminenses : ibid. p. 51-52 et EB, tome XIX, p. 2862. Ph. Leveau a proposé de voir dans ce nom un adjectif formé sur le mot flumen, ce qui, avance-t-il, pourrait faire des Fluminenses des riverains du Chélif (« L’aile II des Thraces, les Mazices, et les praefecti gentis en Afrique du Nord », dans AA, 7, 1973, p. 173).
164 Cf. supra note 126. Pour l’interprétation du nom, manifestement non berbère, comme l’expression romaine d’une structure tribale quinaire, cf. L. Galand, « Les Quinquegentiani », dans Bulletin d’Archéologie Algérienne, IV, 1970, p. 297-299.
165 Le nom Quinquegentiani peut aussi bien désigner la division de la tribu en cinq clans (familiae ou tribus) qu’une confédération de cinq gentes. J. Desanges, attaché à la seconde interprétation, avait essayé à partir de Ptolémée et d’Ammien Marcellin (qui l’un et l’autre ne parlent pas de Quinquegentiani) d’identifier les cinq tribus (Catalogue p. 67), mais de manière purement hypothétique. J.-P. Laporte annonce de son côté un travail novateur sur ces Quinquegentiani.
166 Cf. supra note 110.
167 Ainsi pour les montagnes (Pyramides mons...), les provinces (Aegyptus provincia), les fleuves (Nilus). Il est surtout significatif que la liste des villes commence par l’Arabia oppidum (sic) : cf. éd. Riese, p. 46 (« A » 42) ; p. 47 (« A » 43) ; p. 48 (« A » 45) et p. 47 (« A » 44 ; « B » ajoute Arabia Nitiotres oppidum).
168 Ed. Riese, p. 54, ad « B » 48 ligne 2 : « Fluminenses-Mazices in SRP hic interpositi sunt ».
169 Table de Peutinger, segment II, 1. Sur ce nom, cf. J. Desanges, Catalogue... p. 55.
170 Cf. supra note 156. Il faut, d’autre part, éliminer une seconde mention de ces Bures le long de la Malva, comme nous l’avons montré supra.
171 Ammien Marcellin, XXIX, 5, 27 : l’historien évoque les Musones, mais l’identité de ces derniers avec les Musunei paraît très probable, d’autant qu’un des manuscrits de Julius Honorius donne Mosenes (éd. Riese p. 54, « B » 48). Pour les localisations, cf. J. Desanges, Catalogue... p. 63-65 et Ph. Leveau, « L’aile II des Thraces... », AA, 7, 1973, p. 175. La localisation proposée par Ph. Leveau concerne les Mazices. Mais la proximité suggérée par le texte d’Ammien entre les deux tribus permet d’étendre cette proposition, assez large, aux Musunei.
172 Ammien Marcellin, XXIX, 5, 33, en admettant que la leçon Tipatam en XXIX, 5, 31, soit corrigée en Tipasam. Cf. J. Desanges, Catalogue... p. 44-45, et l’article « Baiurae » dans EB, t. IX, p. 1316.
173 J. Desanges, Catalogue..., p. 44.
174 Cf. supra note 158.
175 Sur les Macénites, cf. J. Desanges, Catalogue... p. 33-34, et C. Hamdoune, « Ptolémée et la localisation des tribus de Tingitane », MEFRA, 105, 1993, 1, p. 241-289. Pour les Baquates, ibid. et J. Desanges, « Baquates », dans EB, t. IX, Aix, 1991, p. 1334-1336.
176 Ed. Riese, Geographi Latini minores, p. 46.
177 Ed. Riese p. 48 « A » 45 : Astapus venit de monte Panchaeo... L’étude du cours des fleuves cités par Julius Honorius forme l’essentiel de l’article de Kubitschek, « Die Erdtafel des Julius Honorius », Wiener Studien, 7, 1885, p. 1-24, et surtout p. 278-310. Le problème spécifique du Nil a été repris par J. Desanges, « Les affluents de la rive droite du Nil dans la géographie antique », dans Proceedings of the Eighth International Conference of Ethiopian Studies, IES, Frobenius Institut, t. 1, Huntingdon, 1988, p. 137-144, surtout p. 138. Cf. également W. Huss, « Die Quellen des Nils », dans Chronique d’Egypte, LXV, 1990, p. 334-343.
178 Table de Peutinger, segment II, 3
179 Cf. Pline l’Ancien, V, 1, 5-6, et le commentaire de J. Desanges (Pline L’Ancien, Histoire naturelle, livre V, 1-46, 1ère partie, L’Afrique du Nord), Paris, 1980, p. 98-99.
180 Cf. par exemple Strabon (XVII, 3, 2), Silius Italicus (16, 659), Juvénal (11, 24) etc...
181 Ed. Riese, p. 47-48.
182 L’ouvrage de référence reste la monographie de J. Despois, Le Djebel Nefusa, Paris, 1935
183 Ils sont mentionnés dès l’expédition en Tripolitaine de ‘Amr b. al-‘As en 643. Cf. Kitâb al-Istibsâr (trad. Fagnan, RSAC, 1898, p. 58) : ‘Amr b. al-‘As arriva jusqu’au Djebel Nafûsa dont les habitants étaient chrétiens et il le conquit ; Ibn ‘Idhârî (trad. Fagnan, t. 1, Alger, 1901, p. 2) : ‘Amr poussa sur Tripoli qu’il conquit malgré le secours que demandaient les habitants de cette ville à la tribu berbère des Nafûsa ; Al-Bakrî (trad. De Slane, Alger, 1913, p. 26) : ‘Amr b. al-‘As soumit les Nafûsa qui étaient alors des chrétiens et il ne sortit de leur pays qu’après avoir reçu de ’ ‘‘Umar une lettre [de rappel] ; Al-Tîdjânî (trad. A. Rousseau, JA, 1853, p. 138) : ‘Amr n’avait pas encore réduit la place qui résistait vigoureusement [Tripoli] grâce au courage de ses habitants et au secours des Berbères Nafûsa qu’ils avaient appelés à leur aide.
184 Johannide, II, 52.
185 Même si, comme le rappelle J. Desanges (Catalogue... p. 122 note 3) ce type de nom est attesté ailleurs dans l’onomastique (cf. Julius Nuffuzi, roi des Baquates, au Maroc, en 277 : IAM n° 360).
186 Johannide, VII, 383-385 :
(...) tremuit prostratus Ilaguas
Marte virum, tremuit Frexes et Naffur anhelus.
Vandalicae gentis timuit hunc ille tyrannus...
187 Johannide, VIII, 647-648 :
(...) Poenas dat victus Ilaguas Ifuracumque acies et mixto [Naffure] Frexes.
La restitution Naffure au vers 648 s’appuie sur les autres passages où ces tribus sont associées. On peut cependant se demander s’il ne faudrait pas lire plutôt Austure car ce nom revient aussi souvent dans les listes de Corippe. En tout cas, ce vers, pas plus qu’aucun autre, n’établit de lien particulier entre Antalas et les Naffur, contrairement à une opinion souvent répétée. Le terme mixto, qui a été, bien que suivi d’une restitution, le véritable pilier de cette thèse, a été sorti de son contexte : Corippe décrit un champ de bataille et des cadavres gisant au sol (cf. vers 646) mêlés les uns aux autres. Il n’y a dans cette cette image aucure arrière-pensée ethnologique chez le poète.
188 Proemium de l’édition MGH (a.a., t. III, 2, Berlin, 1879) p. ix.
189 Johannide, IV, 47-48 : « Deux tyrans, dont les bandes se réunissaient, s’étaient précipités sur nous, ainsi que la cohorte des Laguatan et le Naffur aux troupes serrées ».
190 Johannide, III, 189-191 : « Alors, mettant en mouvement ses forces et des hommes issus de tout le peuple, [l’Ilaguas...], alors le Naffur hors d’haleine, venu d’une région voisine, nous presse ». Le manuscrit unique de la Johannide, le Trivultianus, insère l’expression tunc Naffur anhelus deux fois, à la fin du vers 189 et à la fin du vers 190. Une erreur de copie s’est manifestement produite, que les éditeurs ont cherché depuis longtemps à corriger (on retrouve une erreur identique en VI, 260-261). C’est Petschenig qui, le premier, dans son édition de la Johannide (Berliner Studien 4, Berlin, 1886), a estimé que le vers 189 était erroné, et qu’il fallait conserver tunc Naffur anhelus au vers 190. Cette correction a, depuis, été approuvée par tous les éditeurs du texte. Elle est d’autant plus justifiée, comme nous l’a suggéré V. Zarini, que laisser l’expression au vers 189 reviendrait à répéter une notation temporelle donnée déjà dans ce vers par inde, ce qui est difficilement concevable si l’on songe que l’on a dans ce passage une progression en trois temps très classique, jalonnée par tunc primum (vers 186), inde (vers 189), et tunc (vers 190). Quant à la restitution Ilaguas, déjà proposée par Diggle et Goodyear (p. 54, note ad v. 189 de leur édition de la Johannide, Cambridge, 1970) elle est dans la logique des autres passages où Corippe, comme ici, cherche à mettre en valeur les tribus les plus représentatives à ses yeux, c’est-à-dire les plus inquiétantes : cf. VII, 383-384, VIII, 647-648, où l’on retrouve l’association Frexes, Naffur, Ilaguas.
191 Cf. par exemple les nombreux récits sur la conquête du pays par les Italiens en 1912 : ainsi L’Illustration du 2 mars 1912 p. 169-170, avec un reportage sur Yffren et une carte.
192 T. Lewicki, « Banu Ifran », dans Encyclopédie de l’Islam, 2e éd. (EI2), t.3, 1971, p. 1065-1066.
193 Ibn Khaldûn signalait ce sens dans sa notice sur les Beni Ifren (« en langue berbère, le mot îfri veut dire caverne » : Histoire des Berbères, trad. De Slane, tome 3, p. 197-198), en faisant déjà le rapprochement entre le mot et le nom de la tribu.
194 Cf. J. Despois, Le Djebel Nefusa, Paris, 1935, p. 202-206
195 Johannide, II, 62 et 64.
196 Table de Peutinger, segment VII, 5 : Natio Selorum ; VIII, 1 : Macomades Selorum ; VIII, 1 : Dicdiga, municipium Selorum.
197 Ch. Tissot, Géographie comparée de la province romaine d’Afrique, t. 1, Paris, 1884, p. 469.
198 Quelques noms dans ces vers 48-84 de la liste de Corippe n’ont pas été commentés dans le texte et méritent quelques éclaircissements. Pour l’Agalumnus, le Macubius et Sascar, cf. infra note 199. Les Astrices rencontrent Jean au chant VI de la Johannide (VI, 391-436) peu avant qu’il ne soit vaincu près de Gallica (VI, 486). Or, Gallica et Marta sont présentés comme des lieux voisins, et Marta est donné comme un site funeste pour les Romains (II, 77-84). Il est donc possible de situer les Astrices à relative proximité de Marta, dont l’identité avec Mareth ne fait aucun doute : cf. Al-Tîdjânî (trad. Rousseau, dans JA, 1853, p. 104) qui, au xive siècle, l’appelle Marite. Cette localisation renforce l’identification des Astrices avec les Astakoures, situés par Ptolémée dans l’arrière-pays du golfe de Gabès (cf. J. Desanges, Catalogue... p. 80). Les Urceliani sont cités par Corippe en 547 juste avant que Jean ne traverse le territoire des Astrices (VI, 389-390). Ils sont donc à situer dans le même secteur, et ce sont probablement aussi des nomades : Végèce (III, 23) les donne comme exemple de peuple chamelier in Africa. Nommés entre Astrices et Urceliani, les Anacutas, inconnus par ailleurs, circulaient logiquement sur des terres voisines. Quant aux Imaclas, mentionnés dans le même vers que ces trois groupes, nous savons déjà qu’ils étaient identiques aux Mecales cités au chant III (cf. supra chap. 2 note 16), qui eux-mêmes sont clairement placés en Tripolitaine par le poète, puisque c’est le Tripolis ductor Pelagius qui les amène à Solomon (Johannide, III, 409-411) : leur situation à proximité des trois autres tribus paraît plus que probable. Après cet ensemble, Corippe évoque à la suite Zersilis et Gallica : la seconde étant voisine de Mareth, on est tenté de situer Zersilis dans une région proche : beaucoup voudraient l’identifier à la moderne Zarzis, sur la côte de Tripolitaine au sud-est de Djerba. L’hypothèse est séduisante, mais nous savons que le nom antique de Zarziz était Gergis (Stadiasme) ou Girgis (Procope, De Aedificiis, VI, 4, 14) : pour établir une équivalence Zersilis/Zarziz, il faudrait admettre qu’au VIe siècle s’était déjà formé un doublet pour le même site : Girgis et Zersis (d’où Zersilis ?). Enfin, pour conclure cette série mystérieuse, avant que n’apparaissent les Laguatan, Corippe évoque les Maures de Tillibaris et des arva Talantea. Le premier nom est mentionné dans l’Itinéraire d’Antonin et correspondait à un poste du limes Tripolitanus, l’actuel Remada (cf. P. Trousset, Recherches sur le limes Tripolitanus..., Paris, 1973, p. 114). Il est tentant, en fonction de cette identification, de rapprocher comme P. Trousset (op. cit. p. 98-102) les arva Talantea de Tabalati, une autre station du limes Tripolitanus, reliée à Tillibaris et qui pourrait être la moderne Ras el-Aïn Tlalet (l’Itinéraire cite également une Talalati en Tripolitaine, mais elle paraît trop éloignée de Tillibaris, comme l’avait vu Tissot, Géographie comparée de la province romaine d’Afrique, t. 2, p. 769).
199 Ptolémée, IV, 2, 5. L’irruption d’une tribu venue de ces régions dans une liste des peuples insurgés à la suite d’Antalas, et juste avant des groupes indiscutablement localisés dans le sud tunisien comme les Astrices et les gens de Mareth, nous paraît peu vraisemblable. Certes, Corippe fait du Macubius une montagne « qui soutient les astres du vaste ciel ». Mais c’est un cliché de la littérature antique à propos des montagnes africaines : Hérodote (IV, 184) et Pomponius Mela (III, 9, 94) écrivent aussi que l’Atlas soutient le ciel, et Procope recourt à la même image à propos de l’Aurès (De Aedificiis, VI, 7, 3 ; cf. sur ce thème les remarques de J. Desanges, « Un témoignage peu connu de Procope sur la Numidie vandale et byzantine », Byzantion, 33, 1963, p. 47-48, note 4). Corippe, pour des motifs poétiques, a pu ici exagérer l’importance des sommets où habitaient les groupes en question, qui étaient peut-être modestes. Reste évidemment qu’on se demande où situer précisément l’Agalumnus et le Macubius. Le fait que le poète les associe à Sascar (vers 74), définie comme une « terre broussailleuse », nous renforce dans notre conviction que ces montagnes sont à localiser très au sud. Ch. Tissot songeait aux Djebels Orbata et Ben Younès, proches de Gafsa (Géographie comparée de la province romaine d’Afrique, t. 1, p. 40), mais notre interprétation de la liste de Corippe nous entraîne nécessairement vers des régions encore plus méridionales : peut-être peut-on penser à des hauteurs du Djebel Tebaga ou du Djebel Dahar.
200 J. Desanges, éd. de Pline l’Ancien, V, 1-46, L’Afrique du Nord, Paris, 1980, commentaire p. 332-335.
201 Cf. infra p. 319 et chap. 14.
202 Procope, Guerre vandale, II, 28, 48-50. Corippe, Johannide, VII, 142-149 :
Inde superna petit contemptis moenia ripis.
Urbs Laribus mediis surgit tutissima silvis...
Huc socios ductor celeres occurrere iussit
Atque duces gentesque sibi, quas ipse fideles
Noverat esse suis primo in certamine signis.
203 On songe d’abord aux Ucutamani mentionnés par une inscription très lacunaire découverte au Col de Fdoulès, sur les confins de la Numidie septentrionale et de la Maurétanie Sitifienne, à une trentaine de kilomètres de Milev, et qui pourrait dater du vie siècle (CIL VIII, 8379 et 20216 ; lecture améliorée par J. Gascou pour G. Camps, « Rex gentium Maurorum et Romanorum », AA, 20, 1984, p. 199-200). Cette tribu, dont le roi se dit Dei servus et se place in pace [Christi] paraît pacifique et a pu entretenir de bons rapports avec les Byzantins, surtout si comme G. Camps (ibid. et « Les Bavares... », RAf, 1955, p. 275-276) on l’identifie à la communauté des évêques Severianus Ceramusensis de 411 et 418, et Montanus Cedamusensis de 484 (cf. S. Lancel, Actes de la conférence de Carthage en 411, tome 4, Paris, 1991, p. 1360-1361), qui ne serait autre que la tribu des Koidamousioi mentionnée par Ptolémée (IV, 2, 5). On pourrait également penser aux Salas-si, dont un praefectus gentis est cité sur une inscription (ILAlg. II, 1, n° 3411) de El Ma el Abiod, près de Celtianis, à une trentaine de kilomètres au nord de Cirta, que Ph. Leveau (« L’aile II des Thraces... », AA, 7, 1973, p. 184) juge d’une époque assez tardive (iiie-ive siècle). Sans pouvoir nommer pour l’époque tardive d’autres ethnonymes précis, on devrait aussi probablement évoquer les communautés de Khroumirie et des Mogods, au nord de la Proconsulaire, régions montagneuses où les traces de romanisation sont peu denses. Cf. infra p. 470.
204 Procope Guerre vandale II, 4, 26-27 et II, 6, 1-14. Cf. J. Desanges, « La dernière retraite de Gélimer », Cahiers de Tunisie, 7, 1959, p. 429-435, particulièrement p. 434-435. L’emplacement exact de ce mont Pappua, selon Procope assez proche de la mer et situé « aux frontières de la Numidie », reste incertain, et J. Desanges nous a signalé dès 1990 ses doutes sur l’hypothèse qu’il avait proposée en 1959 (localisation au nord de Bulla Regia) ; cf. infra p. 470.
205 J. Partsch, « Die Berbern in der Dichtung des Corippus », dans Satura Viadrina, Breslau, 1896, p. 20-38.
206 Cf. supra p. 70-74.
207 Al-Bakrî, trad. De Slane, Alger, 1913, p. 26. Cité par R. Rebuffat, « Les fermiers du désert », dans L’Africa romana 5, Sassari, 1987, Sassari, 1988, p. 68.
208 Pour la localisation précise d’Antalas, et un tableau de son environnement, cf. infra 3e partie, chapitre 1, p. 316-323.
209 Cf. infra 4e partie, chap. 14.
210 Supra p. 63-66.
211 Johannide, VI, 240-244 et 250-253 :
Hic Tripolis iam rura premit praedasque rebellis
diripit, in nostros promittens tendere fines.
Signa movere paro, tot gentibus obvius ire,
externis cupiens committere proelia terris
et procul a nostris prosternere ruribus hostes (...)
Si admittimus hostes,
Byzacii extremos tantum contingere fines
iam properare volent, disperdent cuncta rapinis
atque iterum fessam turbabunt proelia terram.
212 Sur ces événements, cf. infra 2e partie, p. 289-292.
213 Sur le caractère inédit des raids menés par les tribus de Tripolitaine en 544-548 en Byzacène et Proconsulaire, cf. notre article « Les premiers raids des tribus sahariennes en Byzacène et la Johannide de Corippus », dans L’armée et les affaires militaires. Actes du IVe colloque international d’histoire et d’archéologie de l’Afrique du Nord, Strasbourg, 1988, tome 2, Paris, 1991, p. 479-490.
214 Notons d’ailleurs que chez Ptolémée aussi, ce qu’on paraît souvent oublier, les groupes du sud tunisien, dans le secteur le plus occidental de la future province de Tripolitaine, étaient déjà très nombreux : cf. la carte n° 6 de J. Desanges (Catalogue... in fine) qui situe treize tribus dans cette région...
215 Procope, Guerre vandale, II, 20, 23.
216 Cf. supra note 198.
217 Julius Honorius, éd. Riese dans Geographi Latini minores, p. 54 : Marmaridae, Nasamones, Garamantes, Theriodes, Curbissenses, Beitani.
218 Ed. Riese, ibid. p. 54 : Rusuccenses, Feratenses, Barzufulitani, Fluminenses, Quinquegentiani, Bures, Mazices, Musunei, Baniures, Artennites, Bavares, Macenites, Bacuates, et, à part, Ifansenses.
219 On peut remarquer que la Table de Peutinger présente déjà le même caractère. Sept noms de peuples berbères y figurent en Cyrénaïque et Tripolitaine (Gnade Getuli, Nigize Getuli, Syrtites, Nesamones, natio Selorum, Garamantes, vagi Getuli). Puis il faut se porter en Maurétanie Sitifienne, entre Igilgili et Chullu, pour retrouver des ethnonymes berbères. Huit noms se succèdent alors vers l’ouest, des Zimizes aux Icampenses (par la taille de ses lettres, le mot GAETULI qui apparaît entre ad Calceum Herculis et Capsa est probablement le nom géographique GAETULIA amputé du « A » final). Si les tribus ne sont pas les mêmes, l’image est bien identique à celle donnée par Julius Honorius : le centre, l’ensemble Numidie-Proconsulaire-Byzacène, ne comporte aucun grand peuple qui ait paru digne d’être noté.
220 Pour trois des six peuples cités, une structure confédérale est certaine. Pour les Nasamons et les Bavares, cf. infra p. 216 et 247. Pour les Quinquegentiani, cf. supra note 165. L’importance et l’extension géographique des trois autres groupes, auxquels on pourrait joindre les Garamantes, laissent deviner la même réalité.
221 Ammien Marcellin, XXIX, 5 : cf. désormais l’édition procurée par G. Sabbah, Ammien Marcellin, Histoires, tome 6 : Livres XXIX-XXXI, Paris, 1999. Outre J. Desanges (Catalogue...), les tribus citées par Ammien dans cette révolte ont fait l’objet d’études précises par S. Gsell (« Observations géographiques sur la révolte de Firmus », RSAC, XXXVI, 1903, p. 21-46), C. Courtois (Les Vandales et l’Afrique, p. 120), P. Romanelli (Storia delle province romane dell’Africa, Rome, 1959, p. 577594) et J. Matthews (« Mauretania in Ammianus and the Notitia », Aspects of the Notitia Dignitatum, BAR, supplementary series, 15, 1976, p. 157-186).
222 Il suffit pour s’en convaincre de noter son silence sur les tribus de Sitifienne (comme les Ucutamani et autres Bavares orientaux) et sa discrétion sur les tribus de Tingitane (ainsi les Autololes que Orose, I, 2, 47, cite en signalant qu’ils étaient appelés désormais Galaules).
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