Introduction
p. 1-23
Texte intégral
1La fin de la romanité en Afrique du Nord n’a cessé, depuis un siècle et demi, de troubler les historiens. « De toutes les régions sur lesquelles s’était étendue la civilisation romaine, il n’y en avait peut-être aucune qui eût montré plus d’aptitudes à s’assimiler cette civilisation ; et il n’y en a eu aucune où cette civilisation ait été aussi complètement abolie », constatait non sans amertume, et après beaucoup d’autres, Eugène Albertini en 19221. Plus en effet l’exploration archéologique et épigraphique avait progressé, plus la question s’était faite insistante : pourquoi ce pays, où les villes et les églises étaient si nombreuses, avait-il après le viie siècle renié peu à peu si entièrement son passé ? Pourquoi l’Afrique, patrie de saint Augustin, avait-elle suivi un destin si différent de l’Espagne, probablement moins brillante par sa civilisation à la fin de l’Antiquité, mais qui, à terme, demeura dans l’Occident chrétien ? Comment donc comprendre ce que G. Picard appelait encore en 1950 « un cataclysme comparable à ceux que Cuvier imaginait entre les époques géologiques »2 ?
2Reflets d’une réelle curiosité intellectuelle, ces interrogations s’accompagnaient souvent aussi d’une inquiétude plus ou moins ouvertement avouée. Depuis leur arrivée en 1830, les Français se considéraient en effet comme les héritiers et les légitimes successeurs des Romains en Afrique, et ils invoquaient fréquemment l’expérience de ces derniers comme un modèle pour la nouvelle colonie d’Algérie. Or, cette référence n’était pas sans ambiguïté, car la leçon des ruines était toujours ambivalente : sources d’inspiration et d’encouragement, elles rappelaient aussi que l’Afrique romaine avait fini par sombrer dans un désastre irrémédiable. L’ombre de ce que l’on appelait usuellement « l’échec final de Rome » pesait douloureusement sur la réflexion de tous ceux, politiques, administrateurs, militaires, religieux ou simples érudits, qui voulaient inscrire l’œuvre française au Maghreb dans la continuité du modèle romain. Tout naturellement, ce fut donc très tôt une des préoccupations des historiens, surtout de ceux que l’Etat prenait à son service dans le cadre de la « Commission d’exploration scientifique de l’Algérie », que d’apporter une explication, qui serve aussi de leçon, à l’effondrement de la romanité africaine. Tel était, par exemple, un des buts de la mission de recherche lancée en 1851 par le ministre de la guerre du président Louis-Napoléon, le maréchal Randon : « étudier le système de colonisation adopté par les Romains en Afrique, quels furent les résultats économiques de leur domination sur cette contrée, pour quelles causes elle prit fin, en un mot faire la physiologie de la colonisation romano-africaine, et, à un point de vue plus pratique, faire ressortir les conséquences qui peuvent en résulter pour la domination française »3.
3Sans toujours accepter d’entrer dans des comparaisons jugées parfois oiseuses, les historiens s’efforcèrent d’apporter une réponse à ces questions, mais pendant longtemps sans pouvoir dégager de solutions réellement originales. A leurs yeux, l’explication avancée pour la chute de l’empire d’Occident tout entier, avec ses deux facettes classiques, devait en effet simplement s’appliquer ici aussi : l’Afrique romaine s’était lentement effondrée, victime d’un long processus de décadence intérieure, ou elle était morte brutalement assassinée par les invasions des barbares, ici les Vandales puis les Arabes. Bien avant la célèbre controverse qui opposa F. Lot et A. Piganiol, un modeste poète du début de ce siècle avait exprimé, dans une ode à Carthage destinée à une de ces fêtes romaines que la bonne société coloniale de Tunis appréciait tant4, la préférence de la majorité de ses contemporains pour le second terme de cette alternative :
Les barbares sont là. Parmi le désarroi
le Vandale, l’Arabe à l’étreinte mortelle
prend Carthage sanglante à l’arçon de sa selle
et l’Afrique s’emplit d’ignorance et d’effroi.
4Satisfaisante pour un large public, qui était d’autant plus rassuré qu’il croyait l’ère de la barbarie définitivement passée, cette interprétation subit cependant très tôt une importante correction. Une thèse originale, propre à l’historiographie nord-africaine, lui apporta en effet un complément qui prit très vite une importance démesurée : la romanité aurait disparu d’Afrique parce qu’elle n’aurait jamais su réellement conquérir la majorité indigène de ses habitants, les Berbères5.
5Inassimilables par nature et toujours prêts à s’insurger, comme le montrait une longue série de « révoltes » dans l’Antiquité tardive, de la guerre de Gildon en 397-398 à l’assaut sur Carthage mené au temps de Maurice, à la fin du vie siècle, ceux que les Romains appelaient les Maures auraient même, finit-on par avancer, abattu la civilisation romaine avant l’arrivée des Arabes6. Diversement formulée par une multitude d’universitaires ou d’érudits, la thèse reçut sa consécration définitive au milieu du xxe siècle, grâce à l’œuvre de Christian Courtois7. Engagé dans une recherche sur la période vandale (429-533), mais qui n’était dans son esprit qu’une étape dans une grande enquête destinée à « expliquer comment peu à peu l’Afrique a cessé d’être romaine », cet historien conclut ainsi ce qui devait être son dernier livre, en 1955 : « Ce n’est donc pas dans l’événement fortuit que constitue la conquête vandale qu’il faut aller chercher la cause véritable de l’échec de Rome en Afrique. La raison profonde en est dans l’insuffisante assimilation du monde berbère »8. Le Berbère aurait donc été le grand responsable, l’acteur historique essentiel des derniers siècles de l’Antiquité nord-africaine, par son opposition à la romanité. L’idée avait souvent été esquissée avant Courtois. Elle acquit après lui la valeur d’une certitude scientifique, et ne fut plus réellement contestée. Bien mieux, l’effondrement de la domination coloniale et la revendication par de jeunes historiens maghrébins d’une histoire décolonisée lui valurent une pertinence accrue, tant elle pouvait paraître servir un orgueil national alors en quête des formes de reconnaissance les plus diverses.
6Pourtant, promus ainsi au rang d’acteurs essentiels d’un processus et d’un événement décisifs pour l’histoire de l’Afrique méditerranéenne, les Berbères sont demeurés aussi, jusqu’à présent, les protagonistes d’un singulier paradoxe historiographique. En effet, toujours mis au centre des travaux les plus divers sur la fin de l’Antiquité nord-africaine, ils n’ont en même temps jamais eu l’honneur, pour cette période, d’être étudiés pour eux-mêmes. De Ch. Diehl, auteur d’un livre toujours irremplacé sur l’Afrique byzantine9, à C. Courtois, de W. H. C. Frend à D. Pringle10, l’attitude des historiens n’a, sur ce sujet, guère varié : on retrouve chez presque tous le même fossé considérable entre l’importance historique implicitement reconnue aux Maures, et la place tenue réellement par l’étude précise de ces Maures. Au moment où débutèrent, en 1981, les recherches dont ce livre est le fruit, il n’existait même aucun ouvrage qui ait tenté de constituer le corpus des sources relatives aux Berbères des années 400-700.
7Le paradoxe d’une question à la fois continuellement évoquée mais jamais approfondie n’est pas chose si courante en histoire, et il est dans ce cas d’autant plus nécessaire de l’expliquer que certains de ses facteurs continuent aujourd’hui encore à peser sur l’historiographie du Maghreb. Trois raisons semblent avoir été plus particulièrement déterminantes dans la genèse de ce phénomène. Vient de toute évidence en premier lieu le désintérêt longtemps marqué des universitaires pour toute l’époque post-constantinienne, assimilée purement et simplement à une ère de décadence, désintérêt aggravé, dans le cas de l’école historique française, par des cloisonnements scientifiques arbitraires mais extraordinairement contraignants. L’Afrique des années 400-700, romaine jusqu’en 429, puis vandale de 429 à 533, puis à nouveau romaine mais sous contrôle byzantin, et dans sa partie orientale seulement, représentait une anomalie curieuse mais bien inquiétante : ni encore vraiment « antique », ni purement « médiévale », elle offrait pour le chercheur qu’elle tentait tous les risques d’une marginalisation irrémédiable au sein de sa corporation ; et ces risques, jusqu’à ce que H. Marrou ne fasse admettre dans notre pays la légitimité d’une histoire de l’Antiquité tardive, furent longtemps extrêmement dissuasifs. Très redoutables aussi apparurent certainement les difficultés propres à la documentation sur le sujet. Grecques, latines, ou arabes, les sources écrites furent longtemps soit peu accessibles, soit dépourvues d’éditions critiques ou de traductions. Sans évoquer la situation souvent désespérante de nombre d’œuvres arabes, il suffit de rappeler ici le cas de la Johannide de Corippe, extraordinaire tableau du monde berbère au vie siècle, mais éditée seulement en 1820 et encore jamais traduite intégralement d’une manière satisfaisante11. Cependant l’origine principale de la singularité historiographique du problème est avant tout d’ordre idéologique : le Berbère ne justifiait pas d’étude particulière parce qu’il existait, à son propos, des évidences admises de tous depuis longtemps.
8Au xviiie siècle, la première de ces évidences était simplement celle de la barbarie. « Ennemi plus barbare que les Vandales » selon Gibbon12, « nation perfide » composée de « brigands déterminés qui sans cesse à cheval, après avoir pillé les campagnes et massacré les habitants, disparaissent pour aller porter ailleurs l’épouvante et la mort » pour Lebeau13, les Maures étaient à l’avance assimilés aux autres barbares ennemis de l’Empire, et leur comportement jugé ainsi dénué de toute originalité. La conquête française de l’Algérie en 1830, en suscitant une forte curiosité pour le passé de la nouvelle colonie, engendra très vite une seconde évidence, la permanence berbère. Sociologiquement et culturellement, le Berbère serait un être immuable. L’idée avait déjà été émise par le voyageur britannique Thomas Shaw au début du xviiie siècle. Comparant, comme beaucoup le feront après lui, le texte de Salluste à ses observations personnelles sur les habitants de la Régence d’Alger, il affirmait14 : A la religion près, c’est encore le même peuple que passé deux ou trois mille ans. Mais cette conviction connut son plein épanouissement sous la domination française. Dès 1833, le maréchal Soult, ministre de la guerre, demandant à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres un travail sur « la Mauritanie sous la civilisation antique », justifiait son propos par la certitude que les Cabaïles ont conservé le type de mœurs et de caractère des peuples qui habitaient leur pays il y a deux mille ans15. Avant toute étude scientifique des sources anciennes, et même toute enquête ethnographique sérieuse, la thèse de l’immobilisme berbère était ainsi énoncée comme un dogme officiel. Elle n’allait dès lors cesser d’être répétée16, et elle fut bien vite aussi appliquée aux événements de l’Antiquité tardive. En 1852, le journaliste Frédéric Lacroix, chargé l’année précédente par le maréchal Randon de l’enquête déjà citée sur « le système de colonisation des Romains », son influence sur la population indigène, et les causes de sa fin, en donna une version appelée à devenir classique17 :
Après sept siècles de domination italienne, je retrouve la race autochtone ce qu’elle était avant l’occupation. Les insurgés qui, au vie siècle de notre ère se firent châtier par Solomon et Jean dans l’Aurès, dans l’Edough, et dans la Byzacène, étaient les mêmes hommes qui combattaient six cents ans auparavant sous la bannière de Jugurtha. Mêmes mœurs, mêmes usages, même langue, même amour de l’indépendance, même manière de combattre. Les Berbères de Procope, d’Ammien Marcellin et de Corippus sont absolument les Berbères de Polybe, de Tite-Live, de Salluste, d’Appien et d’Hirtius.
9Admise par Mommsen qui la reformula superbement (« Les dominations étrangères se succédèrent, amenant d’autres civilisations. Les Berbères restèrent comme le palmier des oasis et le sable du désert »18), l’idée inspira en permanence Diehl et Courtois dans leurs synthèses. Le premier l’énonça au centre de son chapitre sur les Maures : « Les indigènes d’Afrique ont gardé tous les caractères qui distinguaient leurs ancêtres, tous ceux que l’on retrouve chez les Berbères d’aujourd’hui »19. Le second en fit le thème de son épilogue, concluant : « (Les Berbères) n’ont jamais cessé d’être eux-mêmes »20...
10Cette conviction de la permanence berbère s’accompagna très vite d’un corollaire inévitable : si les Berbères n’avaient pas changé en deux mille ans, c’est qu’ils possédaient un esprit de résistance irréductible. On parvint ainsi à une troisième évidence, celle de l’éternel Jugurtha, selon une formule de J. Amrouche reprise par C. Courtois21. Déjà nettement perceptible dans le rapport de Frédéric La-croix, l’idée fut à nouveau émise par Diehl, qui décrit par exemple Antalas, un chef du VIe siècle, comme « un être violent, cruel, avide de sang et de pillage..., souple et rusé Berbère gardant les caractères distinctifs de sa race »22. Cette image du Berbère, « race indomptable et jamais soumise »23, allait connaître un succès extraordinaire à partir de la fin du xixe siècle, pour culminer avec C. Courtois24, qui, en la précisant, élabora en même temps un nouveau principe fondamental de l’histoire du Maghreb. Le grand historien distingua en effet deux types de Maures, auxquels il reconnut un rôle particulièrement décisif dans les difficultés finales de la romanité africaine : d’une part, les montagnards de l’intérieur des provinces, qui jusque dans la Dorsale tunisienne et le Cap Bon auraient échappé à la romanisation25 ; d’autre part, les grands nomades chameliers qui, engagés à partir du IIIe siècle dans une grande migration depuis le désert libyo-égyptien, auraient commencé à dévaster la Byzacène au début du vie siècle, avant de submerger l’Afrique dans les décennies suivantes26. Cette opposition, qui parut lumineuse au milieu du xxe siècle, et sur laquelle nous aurons longuement à revenir, se fondait pourtant sur un examen incomplet des sources : même si Courtois ne pouvait connaître les réalités de la romanisation des massifs orientaux révélées, depuis, par l’archéologie, son raisonnement était largement influencé par des théories anciennes. Dès 1852, F. Lacroix écrivait que le rebelle africain fut toujours « l’indigène du Sahara et des montagnes »27. Et c’est dans un article de 1862 de H. Tauxier qu’apparaît pour la première fois dans sa forme complète la théorie des migrations28. Reprise ensuite par bien des auteurs29, l’image du couple infernal du montagnard irréductible et du nomade migrateur avait déjà acquis le statut d’évidence lorsque Courtois, au moyen de son incomparable érudition, lui donna son expression la plus achevée. Cela n’en fit pas pour autant une vérité scientifique.
11La même conclusion s’applique à la cinquième et dernière de ces évidences de l’histoire berbère forgées au xixe siècle, un trait de psychologie collective qui serait propre aux Berbères de toutes les époques, « l’esprit de soff », c’est-à-dire une tendance irrésistible à la désunion. Selon Diehl, le déroulement des guerres entre Byzantins et Maures au vie siècle s’expliquait en grande partie par ce phénomène : c’est « l’éternel manque d’union [ayant] en tout temps fait avorter tous les soulèvements berbères » qui, dans son analyse, avait sauvé ainsi les Grecs dans les années 544-54830. Les faits relevés dans l’œuvre de Corippe ou de Procope n’étaient pas, dans cette perspective, étudiés pour eux-mêmes : ils apparaissaient seulement comme l’illustration d’une thèse envisagée d’emblée comme un postulat, ainsi que Gsell l’énoncera peu après31 :
Ce qui domine dans le tempérament africain..., c’est l’esprit de coterie, ou, pour employer un mot plus exact et devenu presque français, l’esprit de soff. Les Africains éprouvent un besoin impérieux de se détester et de se battre...
12L’affirmation était radicale, et justifiée d’une manière qui ne pouvait surprendre : c’est à l’ethnographie contemporaine, et en particulier au fameux livre de Hanoteau et Letourneux32 sur la Kabylie (1872), lu au prisme de la théorie de la permanence berbère, que Gsell et Diehl devaient cette pseudo-clef de l’interprétation des guerres africaines de l’Antiquité. S’ajoutant à la barbarie, à l’immobilisme culturel, à l’esprit de résistance irréductible, et à l’association fatale du montagnard et du nomade, cette incapacité congénitale à s’unir, à la fois source de combativité naturelle et facteur d’instabilité, venait ainsi compléter l’ensemble des cinq vérités fondamentales qui permettaient d’attribuer aux Berbères la responsabilité essentielle dans l’effondrement de la romanité en Afrique.
13Constater l’omniprésence de ces postulats et leurs effets sur la démarche de tant d’illustres historiens n’implique évidemment nullement de notre part une quelconque condamnation des hommes.
14Faut-il redire combien, près d’un siècle après, l’œuvre de Diehl et de Gsell peut susciter encore l’admiration ? Combien le chercheur d’aujourd’hui, quel que soit le thème qu’il aborde dans l’étude de l’Antiquité tardive africaine, doit encore à l’extraordinaire érudition de Courtois ? Il serait absurde d’ironiser sur des préjugés qui n’étaient pas ceux d’un homme, mais ceux d’une époque, et qu’il est toujours aisé au lecteur moderne d’isoler d’un exposé des faits qui demeure souvent irremplaçable, particulièrement chez Diehl. Reste, et c’était le but de ces remarques, que depuis plus d’un siècle notre vision d’un des tournants fondamentaux de l’histoire de l’Afrique du Nord a été déterminée par une thèse qui, en fait, n’a jamais été démontrée. Marquée au sceau des cinq évidences, l’histoire des Berbères de l’Antiquité tardive et de leurs rapports avec la romanité n’a finalement jamais été faite, parce qu’elle a toujours semblé ne pouvoir comporter aucune originalité33.
15Or, comme en bien d’autres domaines, la révolution scientifique et idéologique des trente dernières années a brutalement dissipé les fondements de cette illusion. L’archéologie nouvelle qui, à l’initiative au Maghreb de P.-A. Février et N. Duval, a réhabilité toute la culture matérielle de l’Antiquité tardive, la philologie qui, sous l’impulsion de J. Fontaine, a redécouvert la richesse de la « littérature de la décadence », l’anthropologie qui, avec C. Lévi-Strauss, est venue radicalement contester le mythe des civilisations immobiles, l’histoire elle-même enfin, sans cesse soumise à de nouvelles enquêtes épistémologiques et heuristiques, ont soudain montré combien toutes les certitudes acquises par les générations précédentes pouvaient se révéler fragiles. Lorsque commencèrent ces recherches en 1981, l’historiographie du Maghreb ancien subissait de plein fouet les conséquences de cette révolution. Cinq ans avant à peine, avait paru le livre de M. Bénabou, La résistance africaine à la romanisation, qui renouvelait complètement l’analyse des rapports entre Berbères et Romains au Haut-Empire34. En 1979, deux ans avant, avait été publié le tome premier de la thèse de C. Lepelley, qui bouleversait les conclusions jusque là admises sur la romanité africaine du IVe siècle35. C’était en fait un immense champ d’investigation qui paraissait alors s’ouvrir, et qui pouvait susciter l’ambition de compléter ces deux piliers d’une nouvelle histoire du Maghreb antique en train de s’écrire.
16Car le problème de la place et du rôle de ceux que les Anciens appelaient les Maures36 dans l’évolution de l’Afrique romaine aux derniers siècles de son existence, quelle que soit la réinterprétation qu’il susciterait, représentait bien un vrai sujet. Les Maures apparaissent déjà au cœur de l’évolution politique de l’Afrique au ive siècle, avec les révoltes de Firmus en Maurétanie Césarienne (372-375) et, à un degré moindre, de Gildon en Proconsulaire (3976398). Après l’invasion vandale de 429, ils figurent parmi les alliés du roi Genséric, par exemple lors du sac de Rome en 455. Puis, après la mort de ce roi (477), ils représentent une force croissante, maîtres d’un Aurès indépendant dès 484, et capables ensuite, surtout à la fin de l’époque vandale, sous Hildéric (523-530) et Gélimer (530-533), de mettre au pillage la Byzacène, la Numidie et la Tripolitaine. Mais c’est avec les événements de la reconquête byzantine, à partir de l’automne 533, que leur rôle devient prééminent. Les Grecs se heurtent très tôt à eux. A peine Gélimer est-il capturé par le général en chef Bélisaire, au printemps 534, que commence une longue série de soulèvements en Byzacène (534-535) et en Numidie (534-539). Victorieux en 539 et maîtres de tout l’ancien royaume vandale, les Byzantins sont cependant de nouveau confrontés, à partir de 543, à une insurrection générale, étendue de la Tripolitaine à la Numidie, et qui dure jusqu’en 548. Par la suite, d’autres soulèvements éclatent encore en 563, 569-571, vers 578, en 587 et 595. Moins souvent évoqués dans la première moitié du viie siècle, les Maures retrouvent enfin une place prééminente dans la longue série des expéditions arabes au Maghreb à partir de 642-643 (Cyrénaïque et Tripolitaine), soit, le plus souvent parce qu’ils sont, aux côtés des Byzantins, à la pointe du combat contre les envahisseurs, soit parfois aussi parce qu’ils collaborent avec ces derniers, surtout après la chute de Carthage (698).
17La question laissée par l’historiographie du xixe siècle reposait donc sur de solides fondements : les Romains, les Vandales, les Byzantins, et les Arabes avaient toujours bien distingué d’eux-mêmes et des Africains romanisés des groupes qu’ils appelèrent successivement Maures puis Berbères ; et ces groupes, indiscutablement, leur avaient suscité, au moins à certaines périodes, de graves difficultés d’ordre politique et militaire. Mais c’était la problématique qui appelait une révision, et justifiait à l’avance cette recherche. D’abord, toute une série d’interrogations essentielles n’avaient jamais été réellement formulées et conditionnaient la relecture des rapports entre les Maures et la romanité tardive. En premier lieu, tout simplement, celle de l’identité des protagonistes37. Comment distinguait-on un Maure d’un Romain ? Quels étaient les critères fondant, dans nos sources, l’opposition de l’un et de l’autre ? Ces critères restèrent-ils inchangés du ive au viie siècle ? Répondre à ces questions était la condition indispensable pour sortir du carcan des évidences jamais démontrées. Mais cela supposait une prise en compte de la totalité du dossier maure dans l’Antiquité tardive. Où étaient-ils établis ? Quel était leur passé ? Comment vivaient-ils ? Comment définir leur culture et leur organisation politique et sociale ? Autant de thèmes d’enquête qui seuls pourraient aboutir à une définition. Le regard que chaque communauté posait sur les autres était tout aussi important : comment les Maures percevaient-ils leur identité et leur statut ? Et inversement, quelle vision avaient eue des Maures les différents pouvoirs qui s’étaient succédé à Carthage ? De quelle manière avaient-ils conçu leurs rapports avec eux ? Ce n’est qu’après avoir éclairci, autant que possible, ces multiples problèmes préliminaires (qui allaient en réalité devenir l’essentiel de cette recherche), qu’il serait enfin possible de revenir sur l’histoire des relations entre les uns et les autres dans l’Antiquité tardive. Car le concept de relations nous paraissait, dès le début, le seul qui soit suffisamment large et souple pour englober la diversité des phénomènes et des époques que nous voulions appréhender. La polémique passionnante qui s’était développée depuis 1976 autour du livre de M. Bénabou38 ne pouvait conduire à un autre choix, non que les critiques à la thèse de la résistance africaine au Haut-Empire aient eu une efficacité réellement dissuasive, mais parce que M. Bénabou lui-même avait tellement élargi et diversifié le sens qu’il donnait au mot résistance qu’il nous semblait avoir perdu de son utilité. D’autre part, par sa neutralité, le concept de relations paraissait aussi le plus commode pour éviter d’associer d’emblée l’étude des Berbères à une problématique de l’échec de Rome qui, en revenant ainsi aux postulats anciens, l’aurait inévitablement faussée. Il ne s’agissait évidemment pas pour nous de nier la réalité d’un effondrement final de la romanité, mais de refuser d’en faire a priori, comme Courtois par exemple, le prisme nécessaire par lequel devait passer tout éclairage sur les sociétés indigènes de l’Afrique dans les derniers siècles de l’Antiquité.
18La formulation d’une question négligée ou ignorée ne garantit cependant pas la réussite d’une recherche. Quand, où, et comment était-il à la fois judicieux, et possible, de mettre en application la problématique ainsi définie ? La première interrogation supposait que soit levé le flou chronologique entourant la notion d’Antiquité tardive, entendue de manière très variable d’un chercheur à l’autre. Certes, en Afrique, il ne pouvait guère y avoir d’hésitation, au moins dans une perspective d’histoire essentiellement politique, quant au terme final : la conquête arabe, irrémédiable après la prise de Carthage en 698, devait naturellement marquer la limite de cette recherche, simplement parce qu’après cette date l’Empire disparaissait définitivement du Maghreb. Mais à quel moment commencer ? M. Bénabou, qui avait choisi d’étudier la situation des Africains indigènes face à un Etat romain conquérant, avait arrêté son livre au règne de Dioclétien, à la fin du iiie siècle, en estimant qu’à partir du début du ive siècle la romanisation avait cessé de progresser, au moins sur le plan quantitatif. Alors, avançait-il, « ce qui semble apparaître clairement, c’est que le progressif repli d’une partie de l’Afrique indigène sur elle-même, consécutif aux coups de boutoir romains, s’arrête définitivement et laisse la place à un mouvement inverse. Désormais, c’est l’Afrique romaine qui va se replier sur elle-même, se protéger, s’isoler... [Son sort] ne pouvait aller qu’en s’aggravant : le reflux, déjà amorcé, devenait irréversible »39. Cette interprétation, antérieure à la thèse de C. Lepelley, est assurément trop pessimiste, et nombre d’archéologues considèrent aujourd’hui que l’apogée de la romanisation, au moins au Maghreb oriental, se situe en réalité dans le courant du ive siècle, avec l’appui capital de la christianisation. Comme notre problématique, déterminée par la constatation du paradoxe historiographique évoqué précédemment, restait l’étude des rapports entre les Maures et la romanité la plus tardive, il aurait pu paraître alors plus logique de débuter ce livre avec l’invasion vandale de 429, qui devait définitivement bouleverser les conditions politiques au Maghreb. Mais, et Courtois avait rencontré la même difficulté en analysant la situation de l’Afrique romaine du ve siècle, comment présenter les Maures de l’époque vandale sans faire un retour sur leur passé ? C’est inévitablement au ive siècle, avant les catastrophes qui s’abattirent sur l’Empire, qu’il fallait revenir. C’est ainsi qu’avec une orientation différente, la coupure proposée par M. Bénabou a fini plus ou moins par s’imposer à cette recherche : sans chercher à commencer nécessairement avec l’avènement de Constantin, celle-ci s’est appuyée plus largement sur les réalités du ive siècle, et plus particulièrement de sa seconde moitié, pour retracer ensuite des évolutions jusqu’à l’époque arabe.
19Mais prendre en considération la totalité de l’Afrique du Nord n’était, dans cette perspective, plus réellement possible. Déjà très marquée au Haut-Empire, l’opposition entre les Maurétanies et l’Afrique romaine orientale n’avait cessé de s’accentuer au cours du ive siècle. La densité des cités, leur vitalité, leur christianisation et celle des campagnes environnantes, la place et l’importance des isolats maures autonomes, étaient sujettes à une telle quantité de différences qu’une étude unitaire s’avérait, sinon impossible, du moins extrêmement risquée : les conditions des relations entre les communautés avaient toujours été différentes. A cela s’ajoutait surtout une évolution politique radicalement divergente après l’invasion germanique de 429. Numidie, Proconsulaire, Byzacène et Tripolitaine avaient constitué à partir de la prise de Carthage en 439 les provinces du royaume vandale, et sauf pendant la période 455-484 où la Sitifienne avait probablement été annexée, elles en étaient demeurées les seules jusqu’à l’effondrement de 53340. Les mêmes régions avaient ensuite formé les provinces de l’Afrique byzantine. Il y avait bien eu, certes, une Maurétanie Sitifienne byzantine, mais son sort était devenu très incertain dès les années 55041. Quant à la Maurétanie Césarienne de ce temps, elle ne fut toujours limitée, semble-t-il, qu’à quelques cités littorales. A l’inverse, tout l’intérieur de cette dernière province avait connu depuis 429 un destin particulier. Redevenue romaine de 442 à 455, elle avait ensuite, sauf en de brefs intermèdes, été autonome, c’est-à-dire en réalité gouvernée par des princes ou des rois berbères ou berbéro-romains. D’un côté donc, le maintien de dominations étrangères ; de l’autre, très tôt l’indépendance : le concept même de relations avec la romanité ne pouvait avoir le même sens dans un espace et dans l’autre. Ainsi, même si toutes les formes de contacts ou de relations entre les deux parties de l’Afrique devaient naturellement être prises en considération, seule la situation de la partie orientale, parce qu’elle correspondait réellement à la problématique que nous avions tracée, fut retenue. En réservant le cas de la Maurétanie Sitifienne, dont la position intermédiaire fut originale et à bien des égards remarquable, cette recherche s’est donc finalement surtout attachée à l’Afrique romaine orientale, de la Numidie à la Tripolitaine, de la fin du ive à la fin du viie siècle.
20Ce choix géographique nous était aussi, de toute façon, en grande partie dicté par la nature des sources, bien plus riches sur le Maghreb oriental que sur les anciennes Maurétanies. Il serait fastidieux d’en donner ici une liste. On en retrouvera, à l’aide des tables finales, toutes les références au sein du livre. Mais il n’est peut-être pas inutile de souligner leur complexité, et les problèmes méthodologiques de toutes sortes qu’elles suscitèrent, à commencer par les sources écrites, parce qu’ils ont finalement déterminé en grande partie le plan de notre recherche.
21On sait que les « Barbares » du monde antique n’ont, le plus souvent, pas laissé de documents écrits, et que c’est dans des textes grecs ou romains qu’il faut, sous une forme lacunaire et plus ou moins déformée, rechercher des informations sur leur histoire, leur organisation ou leur culture. Or, si l’Afrique des siècles tardifs n’échappe pas à cette fatalité, elle a laissé pour ses Berbères un corpus gréco-romain extrêmement diversifié et encore largement méconnu. C’est déjà le cas pour le ive et le ve siècle, dont les textes conservés sont en général, au moins pour l’Afrique romaine orientale, jugés souvent très sommaires. Notre enquête a conduit vite à une autre conclusion. Bien que fort connus, le récit d’Ammien Marcellin sur les troubles de Tripolitaine dans les années 363-36742, les plaintes de Synésios de Cyrène sur les attaques maures dans sa province vers 405-41143, et les allusions diverses de saint Augustin sur les Afri barbari44 ont révélé, une fois relus, mis en série, et resitués dans leur contexte précis, des informations insoupçonnées. Et la Cosmographie rarement exploitée de Julius Honorius45, un géographe vivant probablement dans la deuxième moitié du IVe siècle, nous a apporté, au terme d’une longue étude critique, l’image la plus précise de l’état du monde maure dans cette période. Mais c’est surtout le dossier des sources du début du VIe siècle, par la richesse des documents qu’il comprend, qui a rendu possible notre entreprise, grâce en particulier à deux grands auteurs, le Grec Procope de Césarée et l’Africain Corippe. La Guerre Vandale, de Procope46, est le récit, rédigé par un témoin direct, de la fin du royaume vandale en 533-34 et des treize premières années de l’occupation byzantine, qui furent aussi celles de multiples révoltes maures. Le Traité des Edifices47 du même auteur est une œuvre plus tardive, consacrée à la description des constructions ordonnées dans l’empire par Justinien, avec un chapitre africain assez confus mais fort important pour l’histoire des fortifications militaires, tournées contre les Berbères. Souvent cités mais insuffisamment lus48, ces deux livres de Procope nous furent surtout précieux par la comparaison qu’ils permirent d’établir avec la Johannide de Corippe. Rédigé également par un témoin direct, au début des années 550, ce long poème épique de 4700 vers, consacré aux guerres des années 533-548 entre Byzantins et Berbères, reste en effet sans équivalent dans la littérature antique par l’attention portée aux tribus maures, à leur organisation, leur religion, leurs coutumes, et évidemment leur attitude face à la romanité49. Mais, tout en étant connu depuis longtemps, il a aussi l’originalité de n’avoir jamais fait l’objet d’une étude historique spécifique et complète. Publié pour la première fois en 1820, il n’avait même, au moment où nous menions ces recherches, jamais donné lieu à une traduction française répondant à de réelles exigences scientifiques. Une version commode, mais peu fidèle au vocabulaire du poète, qui avait été donnée à la fin du siècle dernier par un professeur du lycée de Tunis, J. Alix, avait, en fait, été surtout utilisée par les historiens, leur faisant manquer une masse considérables de détails, parfois essentiels50. Plus encore que les textes de Procope, eux-mêmes peu exploités jusque-là, la Johannide constituait un véritable trésor, mais qui, pour être accessible, supposait de longues études critiques préliminaires sur l’auteur, l’orientation donnée à son œuvre, et la valeur historique de celle-ci. C’est à mener ces enquêtes que fut consacrée toute la première phase de nos recherches, heureusement facilitées, dans leur partie philologique, par le travail parallèle de Vincent Zarini51.
22Un autre dossier littéraire, plus inattendu, posait des problèmes comparables à ceux présentés par la Johannide. Les sources arabes consacrées à la conquête de l’Afrique du Nord, les traités généalogiques, et les récits des voyageurs et géographes musulmans des premiers siècles de l’Islam maghrébin évoquent en effet fréquemment les Berbères et leur passé préislamique. Ces textes ont, en particulier, souvent été évoqués par les historiens qui affirment l’existence d’un phénomène de grande migration d’est en ouest de nomades chameliers dans l’Antiquité tardive. Mais ces historiens ne citent, en général, que trois ou quatre auteurs musulmans, presque toujours les mêmes, Ibn ‘Abd al Hakam (mort en 871), Al-Bakrî (xie siècle) et Ibn Khaldûn (xive siècle), et en faisant rarement précéder leurs citations d’un examen critique. En fait, en 1987-1989, quand fut rédigée cette partie de nos travaux, aucune recherche scientifique moderne n’avait encore été tentée pour analyser systématiquement les informations sur les Berbères de l’Antiquité tardive contenues dans la littérature arabe, et il nous fallut donc inventer véritablement une méthode52. Celle-ci se fonda sur trois principes. La priorité était tout d’abord de constituer un corpus le plus complet possible des textes évoquant les tribus berbères du Maghreb oriental, tâche d’autant plus délicate que tous n’étaient pas traduits, que les traductions, la plupart anciennes, étaient de qualité très inégale, et que souvent même les éditions ne répondaient à aucun critère réellement scientifique : inévitablement imparfait et incomplet, le dossier ainsi réuni s’est avéré néanmoins beaucoup plus riche que ne l’avaient laissé entendre nombre de nos prédécesseurs. Un écueil majeur demeurait pourtant, qui était pour un non-arabisant de dépendre des traductions, même si les passages qui nous intéressaient étaient souvent des nomenclatures, sans difficultés grammaticales. Pour surmonter l’obstacle, nous avons, chaque fois qu’un doute se présentait, sollicité, à Rome, à Paris et à Caen, l’aide amicale de plusieurs collègues, notamment à propos de l’œuvre d’Ibn ‘Abd al Hakam. Mais restait alors encore une difficulté, qui tenait à la manière de travailler des auteurs arabes, fondée souvent, comme d’ailleurs celle de beaucoup d’auteurs chrétiens de l’Antiquité tardive, sur la compilation d’écrits antérieurs et les répétitions, plus ou moins fidèles, des phrases de leurs prédécesseurs. Un long travail de comparaison des textes entre eux, mené à la lumière des recherches critiques des orientalistes, fut donc aussi nécessaire, afin de les regrouper en familles et de déterminer ainsi, autant que possible, les versions primitives des passages concernant les tribus qui nous intéressaient. Le résultat de cet effort de collation des textes, de contrôle ponctuel des traductions, et de comparaison des récits ne se veut évidemment que provisoire. Une des convictions les plus fortes que nous ayons retirées de ces quinze années de recherches est en effet l’extraordinaire richesse méconnue des sources arabes. Il reste beaucoup à y découvrir, et nous ne pouvons que souhaiter que cette introduction ouvre la voie à de nouvelles entreprises en ce sens.
23Si les sources littéraires ont formé l’élément essentiel de notre documentation, épigraphie et archéologie n’en ont cependant pas été absentes. Les inscriptions libyques, au demeurant toujours énigmatiques, peuvent très rarement être attribuées au Bas-Empire53. Mais c’est à cette époque, au contraire, qu’appartiennent de nombreux épigraphes latino-puniques de Tripolitaine qui éclairent, en particulier à Bir ed Dreder et à Ghirza, la situation de groupes maures appelés à jouer plus tard un grand rôle54. Ces textes, qu’on appelait autrefois à tort « latino-libyques », combinent une langue punique déformée et l’alphabet latin. Témoins de la culture très composite des peuples de l’intérieur de la Tripolitaine, ils constituent, en fait, les seuls écrits laissés par les Berbères du ive siècle, et nous ont été fort précieux. Plus tard, au début de l’époque byzantine, un autre dossier épigraphique, essentiellement latin, s’est avéré également éloquent. La multiplication des forteresses après la reconquête de 533 s’accompagna en effet de nombreuses dédicaces qui ont l’intérêt, comme les constructions qu’elles ornaient, de nous renseigner sur la vision qu’avait le pouvoir byzantin de ses relations avec les Maures55. Enfin, l’épigraphie arabe, là où elle était constituée en corpus satisfaisant, c’est-à-dire surtout à Kairouan, nous a fourni d’utiles informations sur les mouvements des tribus après la conquête.
24L’apport de l’archéologie fut aussi important, et en même temps parfois encore plus difficile à utiliser. Menées depuis quarante ans, les prospections britanniques en Cyrénaïque et surtout dans le pré-désert tripolitain, complétées dans cette région par les recherches de R. Rebuffat, ont apporté un éclairage exceptionnel sur l’habitat, le mode de vie et la culture d’une société maure dont les inscriptions latino-puniques avaient déjà révélé l’existence. La synthèse de ces travaux, facilitée par plusieurs mises au point de D. J. Mattingly56, fut une de nos priorités lorsqu’il fallut aborder le problème des tribus établies sur le territoire de la Libye moderne. Hors de cette région, faute de conditions aussi favorables, ou d’un effort comparable à celui mené par P. Leveau dans la région de Cherchell57, l’archéologie ne pouvait, seule, nous éclairer sur les Maures. En revanche, et la démarche s’avéra fructueuse, là où des textes nous assuraient de la présence séculaire de groupes maures, il était possible de reconstituer, grâce aux données de prospections plus ou moins anciennes, le paysage architectural et culturel dans lequel, ou à côté duquel, avaient vécu ces Maures. Complétant les données des textes, cette méthode nous a permis, par exemple, de vérifier la réalité de la christianisation d’une partie au moins des Maures du sud-ouest de la Byzacène.
25On mesure ainsi l’extrême diversité et la complexité du corpus documentaire qui fut mis à contribution dans cette recherche, dont la méthodologie eut finalement trois grandes caractéristiques : un effort de collation des sources qui était souvent inédit, la fréquence (et souvent la longueur, inévitable) des études critiques préalables sur un grand nombre de ces sources, jusque là peu étudiées, et enfin leur combinaison sous les formes les plus variées. Il faudrait ajouter, et ce ne fut pas l’aspect le moins excitant de l’entreprise, un souci de l’enquête historiographique, dont la nécessité n’apparut que peu à peu : plus ce travail progressait, plus, en effet, il remettait en question des conclusions souvent admises depuis fort longtemps. C’est là un type de situation qui engendre autant l’euphorie que l’inquiétude, surtout quand, et c’était notre perspective, le chercheur ne s’est pas donné dès le début l’objectif de contredire systématiquement ses prédécesseurs. Pour nous rassurer, la seule démarche satisfaisante fut alors de revenir sur l’histoire proprement dite de chacune des théories remises en question et sur les étapes de leur formation, pour retrouver les origines des divergences qui nous séparaient et vérifier, en quelque sorte, le bien-fondé des interprétations nouvelles proposées. Si ces scrupules ont parfois alourdi l’ouvrage, ils ne nous semblent jamais avoir été gratuits et c’est même à plusieurs reprises à l’effort qu’ils imposèrent que ce livre doit d’avoir, du moins nous l’espérons, quelque originalité.
26Les différentes parties qui le composent sont présentées aujourd’hui dans un ordre qui pourra surprendre, mais qui traduit fidèlement ce que fut notre démarche et la progression de notre enquête. Même si, dès le début, notre projet fut bien une étude globale du problème maure dans les quatre siècles de l’Antiquité tardive, dans un premier temps seul le vie siècle nous retint, dans le cadre d’une thèse soutenue en 199058. Il s’agissait alors, pour reprendre une image déjà utilisée par C. Courtois, d’effectuer une sorte de coupe géologique à un moment riche en événements, où les groupes maures les plus divers intervenaient dans les provinces les plus romanisées d’Afrique, et pour lequel surtout nous possédions les sources les plus riches et les plus méconnues, comme la Johannide de Corippe. Ce projet nous conduisit en fait beaucoup plus loin que prévu, avec de multiples plongées vers les siècles antérieurs et de fréquents regards sur le viie siècle. Au terme des trois volumes qui en sortirent, il était déjà possible de reconnaître l’essentiel de l’interprétation ici proposée sans, cependant, que les spécificités des ive et ve siècles, et celles du viie, apparaissent réellement. Leur mise en lumière fut l’objet de deux gros mémoires présentés seulement en 199659, qui réalisaient vraiment le programme que nous nous étions fixé au début des années 80.
27Le plan présenté ici demeure fidèle à la fois à cette logique et à cette ambition. Le livre débute par le constat brutal, laissé par les sources du début du vie siècle, d’un Maghreb oriental où les Maures sont omniprésents, en signalant d’emblée la singularité de cette situation par rapport à l’image que donnaient des mêmes régions les documents du ive siècle, et en particulier les témoignages de saint Augustin et du géographe Julius Honorius. En soumettant les textes de Procope et de Corippe à une analyse critique minutieuse, il souligne la distinction clairement établie par ces auteurs du temps de Justinien entre deux types de Maures, ceux de l’intérieur des provinces, plus ou moins familiers de la romanité, et que les Africains considéraient comme des voisins bien connus, et ceux de l’extérieur, perçus comme des envahisseurs beaucoup plus « barbares ». Analyser la pertinence de cette distinction et l’expliquer constitue l’objet des deux parties suivantes, où successivement, pour chacun des deux groupes, l’origine des populations qui les composaient, leurs structures sociales et politiques, leur identité culturelle, leurs particularités religieuses et l’histoire de leurs rapports avec les Romains puis les Vandales, sont longuement mises en valeur. Cette plongée vers un passé parfois lointain, tout en soulignant l’ancienneté de certains des traits caractéristiques des Maures de l’intérieur comme des Maures de l’extérieur, n’omet cependant pas de mettre en lumière les spécificités de leur situation au ive siècle. Elle s’achève donc logiquement par une synthèse sur l’évolution du monde berbère entre le ive et le début du vie siècle, qui propose un essai d’explication globale des transformations constatées au début de l’époque byzantine, qui ont tant étonné les historiens modernes. Fort de ces acquis, le livre peut alors revenir à son ambition initiale : sa quatrième partie, fondée désormais sur une connaissance plus sûre à la fois de l’identité des Maures et du passé de leurs relations avec les Romains puis les Vandales, est ainsi entièrement consacrée à l’histoire de leurs rapports avec l’empire byzantin dans la dernière phase de l’Antiquité, dans ces quelques cent cinquante années qui ont précédé la conquête arabe. En mettant en valeur un système de liaisons et d’interactions extrêmement complexe, qui oblige en fait à renoncer à la plupart des schémas consacrés par l’historiographie ancienne, cette étude s’efforce de répondre à la question qui fondait au départ la problématique du livre : la place des Maures dans l’Afrique byzantine et leur rapport à la romanité et au christianisme aux vie et viie siècles. Pour finir, une dernière partie, à valeur d’épilogue, illustre le maintien à la veille de la conquête musulmane du système décrit précédemment, et montre comment les Arabes, à leur arrivée, l’interprétèrent et finalement le réutilisèrent.
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28Ainsi résumé, l’ouvrage pourra paraître d’une ambition exagérée, et d’une prétention à la nouveauté irritante. Qu’il nous soit donc permis, pour clore cette introduction, de dire combien nous sommes conscient de la dette due à nos prédécesseurs. Certains, disparus ou toujours actifs, apparaîtront parfois malmenés. Cela, dans notre esprit, n’a jamais rien ôté au respect que nous portions à leurs travaux, et surtout à leur honnêteté intellectuelle. Le temps est maintenant passé où, au nom de la « décolonisation » de l’histoire, l’on devait prêter aux grands anciens un machiavélisme qui les eût, à la vérité, bien étonnés. Toute recherche historique aujourd’hui, et celle-ci peut-être plus que d’autres, est l’héritière d’un long passé d’érudition et de réflexion sans lequel souvent elle n’aurait pu, non seulement être menée, mais même imaginée.
29Elle est toujours aussi le fruit d’un enseignement dispensé par des maîtres auquel il est bien agréable, en ouverture, de dire la reconnaissance et l’affection qu’on leur porte. C’est à mes professeurs de l’université de Caen au milieu des années 70 que je suis redevable de mon orientation vers l’histoire de l’Antiquité romaine, à Jean-Michel David et Elisabeth Deniaux qui n’ont cessé ensuite de m’encourager, et surtout à Mme Evelyne Patlagean dont les leçons m’entraînèrent définitivement vers l’Antiquité tardive. C’est grâce à elle que le projet initial de cette recherche est né et a pris forme, et c’est toujours en accord avec elle qu’il s’est ensuite construit. Mais c’est à M. Claude Lepelley, à qui elle me recommanda, que ce livre doit véritablement sa forme définitive. Directeur de recherche ferme et toujours disponible, que plus tard certains camarades romains laissés à eux-mêmes m’envièrent bien souvent, il n’a jamais manqué de me stimuler ou de me rassurer quand il le fallait, et a contribué pour beaucoup, par ses suggestions et ses critiques, à l’élaboration de la problématique et de la méthode exposées précédemment. Son appui inconditionnel facilita aussi grandement mon élection à l’Ecole Française de Rome en 1988, sans laquelle je n’aurais pu, probablement, affronter la diversité et l’énormité de la documentation de mon sujet. Et c’est évidemment avec émotion que j’évoque le souvenir de M. Charles Piétri, alors directeur de cette institution, qui pendant trois ans, jusqu’à un ultime entretien à quelques jours de sa mort, m’a manifesté une bienveillance particulièrement chaleureuse, et prodigué des conseils de méthode que je n’ai cessé, depuis, de mettre en pratique. Je dois dire aussi ma gratitude à M. Gabriel Camps et à M. Jehan Desanges, à qui toutes les parties de ce travail furent soumises et dont les critiques et suggestions m’ont beaucoup apporté, ainsi qu’à M. Jacques Fontaine, membre de l’Institut, qui accepta de présider mon jury d’habilitation en 1996 et me fit de précieuses remarques sur la forme et le fond. Deux amis me pardonneront, enfin, de les citer à cette place : Ahmed Siraj, pour l’aide qu’il m’apporta sur certains textes arabes bien obscurs, et Vincent Zarini, savant latiniste, d’une probité intellectuelle rare, avec qui j’ai poursuivi depuis quinze ans une collaboration d’une exceptionnelle qualité.
Caen, janvier 2001
Notes de bas de page
1 E. Albertini, L’Afrique romaine, Alger, 1922, réimp. 1955, p. 123.
2 G. Picard, dans Initiation à la Tunisie, Paris, 1950, p. 70.
3 Cité par F. Lacroix, « Colonisation et administration romaines dans l’Afrique septentrionale », dans Revue africaine (désormais citée RAf) t. 7, 1863, p. 365-366.
4 « Pour Carthage ! Fête du théâtre romain le 27 mai 1906 », dans Revue tunisienne (RT) no 59, 1906, p. 449. Les vers qui suivent cet extrait méritent d’être cités, tant ils sont dans le ton de l’époque :
Pourtant de son sommeil Carthage doit renaître
La pensée assoupie a des réveils certains.
Voici que sur les champs se lève un des matins
Les plus clairs que jamais Carthage ait vu paraître.
Généreux héritier du légendaire ancêtre,
Francus, au cœur nourri de souvenirs latins,
Est accouru, docile aux ordres des Destins,
Vers le mystique hymen, sans temples et sans prêtre
(...).
5 Dès 1856, l’inquiétude et la réponse sont attestées par O. Mac Carthy : Veux-t-on savoir maintenant pourquoi la puissance de Rome finit par tomber sur ce sol où elle a paru à quelques écrivains si solidement assise, c’est qu’elle repoussait la barbarie au lieu de l’absorber, ainsi que nous le faisons ; et qu’un jour qu’elle avait perdu de ses forces, celle-ci se resserra pour l’étouffer, comme le fit le chêne du Crotoniate (« Algeria Romana. Recherches sur l’occupation et la colonisation de l’Algérie par les Romains », dans R.Af, t. 1, 1856-57, p. 369).
6 Cf. ainsi E. Mercier : « Telle fut la vraie cause de la faiblesse de la conquête romaine, le vice radical de leur colonisation si remarquable ; et voilà pourquoi cette belle entreprise était détruite lorsque les guerriers arabes se présentèrent » (« La population indigène de l’Afrique sous la domination romaine, vandale et byzantine », dans Recueil des notices et mémoires de la Société archéologique de Constantine (RSAC), t. 30, 1895-96, p. 194).
7 Esquissée dans un article de 1942 (« De Rome à l’islam », RAf, t. 86, p. 24-55), la pensée de Courtois fut complètement exposée dans sa thèse, Les Vandales et l’Afrique, Paris, 1955, particulièrement dans la dernière partie, p. 325-352.
8 C. Courtois, Les Vandales et l’Afrique, p. 6 et p. 359.
9 Ch. Diehl, L’Afrique byzantine. Histoire de la domination byzantine en Afrique (533-709), Paris, 1896.
10 W. H. C. Frend, The Donatist Church. A Movement of Protest in Roman North Africa, Oxford, 1952 ; D. Pringle, The Defence of Byzantine Africa, from Justinian to the Arab Conquest, Oxford, 1981.
11 L’œuvre fut découverte dans un manuscrit de la bibliothèque Trivulcienne de Milan par Mazzuchelli, et publiée par ses soins dans la même ville en 1820. Tardivement signalée par Saint-Martin dans un article du Journal des Savants, elle ne fut longtemps connue que par le résumé détaillé donné par le même historien dans son supplément à l’Histoire du Bas-Empire de Lebeau (tome 9, Paris, 1828, p. 92117). Par la suite, bien que reprise et corrigée par Bekker pour la collection byzantine de Bonn dès 1836, elle resta peu lue. Lorsque l’abbé Godard en proposa une étude à la Revue africaine en 1857, il signalait qu’il se l’était procurée « non sans peine » à Milan. Mais son article fut sommaire et, perdu dans les bureaux de la revue, ne parut qu’en 1868. Le travail annoncé comme novateur de H. Tauxier en 1876 dans la même revue resta tout aussi superficiel. Il fallut attendre l’édition de Partsch dans les MGH en 1879 pour que, sous la forme d’une longue introduction, toute la richesse de l’œuvre soit enfin révélée. La première traduction française ne vint que plus tard, entre 1899 et 1902, grâce à un professeur du lycée de Tunis, J. Alix. Complète mais peu conforme aux préoccupations des historiens, elle demeure unique dans notre langue. En 1966, G. W. Shea a donné une version anglaise, curieusement ensuite restée inédite plus de trente ans. Tout récemment, une version espagnole, sans réels commentaires, a été publiée par A. Ramirez-Tirado. Seul le travail de V. Zarini, lorsqu’il sera entièrement achevé, apportera une édition, une traduction, et un commentaire dignes de l’importance de la Johannide.
12 E. Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain, traduction française, Paris, 1837, tome 2, p. 78.
13 Lebeau, Histoire du Bas-Empire, nouvelle édition, t. 8, Paris, 1827, p. 258-259.
14 T. Shaw, Voyages et observations dans la Barbarie et le Levant, trad. française, Paris, 1743, p. 390.
15 Lettre du maréchal Soult à Silvestre de Saci, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, le 18 novembre 1833, citée par Dureau de La Malle, Recherches sur la partie de l’Afrique septentrionale connue sous le nom de Régence d’Alger et sur l’administration et la colonisation de ce pays à l’époque de la domination romaine, t. 1, Paris, 1835, p. I-III.
16 Notamment par G. Boissier, qui en donna une version souvent citée : « Ce peuple, si mobile en apparence, si changeant, si prompt à s’empreindre de toutes les civilisations avec lesquelles il était en contact, est un de ceux qui ont le mieux conservé son caractère primitif et sa nature propre. Nous le retrouvons aujourd’hui tel que les écrivains anciens nous l’ont dépeint : il vit à peu près comme au temps de Jugurtha » (L’Afrique romaine, 2e éd., Paris, 1901, p. 354).
17 « F. Lacroix, « Colonisation et administration romaines dans l’Afrique septentrionale », dans RAf, t. 7, 1863, p. 374-375. Cet article n’est en fait qu’un bilan provisoire, rédigé en 1852, d’une recherche qui devait aboutir, écrivait l’auteur, « à deux ou trois gros volumes ». Mais F. Lacroix mourut à la tâche sans que son œuvre soit achevée, et seul ce rapport fut publié.
18 Th. Mommsen, Histoire romaine, trad. R. Cagnat et J. Toutain, t. 11, Paris, 1889, p. 284. Cf. aussi p. 294-295 : « Les invasions se sont succédé dans le pays, mais la situation des indigènes est restée la même, en face des Vandales comme en face des Byzantins, des Arabes et des Français ».
19 Ch. Diehl, L’Afrique byzantine, p. 311-312.
20 C. Courtois, Les Vandales et l’Afrique, p. 359.
21 J. Amrouche, « L’éternel Jugurtha. Propositions sur le génie africain », dans L’Arche, XII, 1946, p. 58-70. Cité par Courtois, Les Vandales et l’Afrique, p. 126, avec cette remarque : « (article) où l’historien aurait tort de ne voir que littérature »...
22 Ch. Diehl, L’Afrique byzantine, p. 314.
23 A. Pavy, Histoire de la Tunisie, Tunis, 1894, p. 257. Le succès de ce cliché dans l’historiographie maghrébine moderne est toujours aussi fort. L’auteur de la réédition du livre de Pavy (éd. Bouslama Tunis, 1977) en témoigne bien, en ajoutant en commentaire à ce passage cette appréciation : « remarque bien juste » (p. 390).
24 La pensée de Courtois sur ce sujet apparaît probablement avec le plus de netteté dans le rapport qu’il avait préparé pour le congrès des études byzantines qui devait se tenir à Alger en octobre 1939 : « Le Berbère n’a pas été transformé par la domination romaine. Il est d’une race docile ou rétive, comme on voudra, sur laquelle les civilisations glissent. Il est, par nature, un opposant, et son opposition s’exprimera par des insurrections violentes » (6e Congrès International d’études byzantines, Alger, 2-7 octobre 1939. Résumé des rapports et communications, publié par G. Millet, Paris, 1940, p. 117).
25 C. Courtois, Les Vandales et l’Afrique, p. 325-348.
26 C. Courtois, ibid., p. 102-104 et p. 349-351.
27 F. Lacroix, RAf, t. 7, 1863, p. 374. Cf. aussi p. 427, où F. Lacroix évoque « la barbarie des hordes qui occupaient les montagnes et les plaines sablonneuses de l’Afrique ».
28 H. Tauxier, « Etudes sur les migrations des tribus berbères avant l’islamisme », dans RAf, t. 6, 1862, p. 353-363.
29 L’expression probablement la plus curieuse de cette thèse se trouve dans un article du capitaine Ragot, qu’on ne peut omettre ici tant il est représentatif d’une époque : « Depuis les temps anciens, la population de l’Afrique se divisait en deux catégories. L’une fixée depuis un temps immémorial dans le Tell, remuée, mitigée, s’est trouvée apte à la colonisation... L’autre, placée sur les hauts plateaux et dans les régions sahariennes, a pu subir la loi des vainqueurs mais s’est toujours tenue en dehors d’un contact réel avec eux. Bien qu’appelée pendant des siècles à apprécier les bienfaits de la civilisation, elle est restée sans unité, a conservé ses habitudes nomades, ses instincts particuliers, et a toujours été réfractaire à toute idée de progrès. Cette séparation de la population en deux parties... a sa source dans la différence des races. Nous ne sommes pas loin d’admettre en effet, avec de savants ethnographes, que les Berbères du Tell ont pour ancêtres ces Libyens aborigènes... qui descendaient des diverses branches de la race indo-européenne : d’où la tendance naturelle à la civilisation et la possibilité d’une assimilation. Quant aux peuplades situées plus au sud, que nous avons désignées sous le nom de Gétules (bien que le nom de Maures prévale chez les auteurs anciens), et qui forment aujourd’hui la majeure partie des tribus berbères et arabes, elles seraient d’origine chamite et sémitique ; d’où obstacle reconnu infranchissable à un rapprochement complet, à toute fusion avec l’élément européen » (« Le Sahara de la province de Constantine », dans R.S.A.C., tome 17, 1875, p. 142-143).
30 C. Diehl, L’Afrique byzantine, p. 64.
31 S. Gsell, compte rendu du livre de H. Leclercq, L’Afrique chrétienne, dans MEFR, 1904, p. 343.
32 A. Hanoteau et A. Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles, t. 1, Paris, 1872, p. 11-20.
33 L’emploi récurrent des termes fatalité ou éternel est sur ce point très significatif. Ainsi chez Courtois : « Sous le vernis des civilisation successives, il [le monde berbère] demeure à peu près intact. Lorsque la domination politique qui l’a incorporé s’affaiblit, les traces de son passage s’estompent et disparaissent l’une après l’autre. Tout ce qui sépare le Berbère de ses maîtres ressuscite dans une opposition sourde, diffuse, mais absolue et totale. La fatalité n’a pas épargné Rome ». (« De Rome à l’Islam », RAf, t. 86, 1942, p. 30). Le même Courtois fait sienne, on l’a vu, l’image de « l’éternel Jugurtha ». Mais avant lui, on retrouve le même adjectif chez Diehl, évoquant « l’éternel manque d’union des Berbères (L’Afrique byzantine, p. 64) ou encore, parmi bien d’autres, chez G. Médina lorsqu’il parle des « descendants de Bocchus et de Jugurtha, ces éternels ennemis de Rome » (« Le christianisme dans le nord de l’Afrique avant l’Islam », RT, 1901, p. 296), et chez G. Picard lorsqu’il constate « l’éternelle indocilité des Berbères » (Initiation à la Tunisie, Paris, 1950, p. 69).
34 M. Bénabou, La résistance africaine à la romanisation, Paris, 1976.
35 C. Lepelley, Les cités de l’Afrique romaine au Bas-Empire, tome 1, Paris, 1979.
36 La traduction de « Maures » par « Berbères » s’est imposée immédiatement aux premiers historiens de l’Afrique tardive sans qu’ils éprouvent le besoin de la justifier, et elle s’est conservée jusqu’à nos jours. En fait, comme nous le verrons, si au vie siècle le Maure est certainement toujours un autochtone africain que les Romains jugent « non romanisé », il peut posséder une complexité culturelle qui l’éloigne beaucoup du « pur Berbère » cher aux savants du xixe siècle. Par respect des sources, et pour éviter tout anachronisme et toutes les ambiguïtés idéologiques du mot « Berbères », nous parlerons donc surtout ici de « Maures ». Mais, comme on le verra, des raisons stylistiques évidentes font que nous n’avons pu éviter « Berbères » dans certaines phrases. Sur les différents sens anciens du mot Maures et l’origine de son emploi pour désigner les Africains jugés non romanisés, cf. infra 3e partie p. 448-450.
37 P.-A. Février est vraiment le premier savant à avoir clairement envisagé le problème de l’identité des Maures de l’Antiquité tardive, mais avec ce qui était parfois sa manière, c’est-à-dire selon une approche hypercritique. Si nous ne le suivrons pas ici, il nous faut cependant reconnaître notre dette à son égard. La lecture de son article « Le Maure ambigu, ou les pièges du discours » (B.A.C., ns, 19 B, 1985, p. 291-306), et plusieurs conversations prolongées à Rome en 1988 et 1989 ont beaucoup contribué à la définition de la problématique de ce livre.
38 Cf. en particulier Annales E.S.C. 1978.
39 M. Bénabou, La résistance africaine... p. 239-240.
40 Cf. sur cette question des frontières de l’Afrique vandale notre étude « Les frontières mouvantes du royaume vandale », dans Cl. Lepelley et X. Dupuis (éds.), Frontières et limites géographiques de l’Afrique du Nord antique, Paris, 1999, p. 241-263.
41 Y. Duval, « La Maurétanie Sitifienne à l’époque byzantine », Latomus, 1970, p. 157-161.
42 Ammien Marcellin, Histoire, livre XXVIII, éd. M. A. Marié, tome 5, Paris, 1984.
43 Synésios de Cyrène, Catastases I et II, éd. N. Terzaghi, Rome, 1944, et Lettres (éd. A. Garzya, Rome, 1979), passim. Ces textes ont été brillamment commentés par D. Roques dans sa thèse, Synésios de Cyrène et la Cyrénaïque du Bas-Empire, Paris, 1984. Mais nous nous séparons de cet auteur sur d’importantes questions relatives aux Maures (cf. déjà notre compte rendu paru dans Revue des études augustiniennes, tome 35, 1, 1989, p. 192-194).
44 Notamment dans les lettres 46, 47, 199 et 220 (éd. A. Goldbacher dans C.S.E.L., t. 34, 2 et t. 57).
45 Ed. Riese, dans Geographi latini minores, Heilbronn, 1878 (réimp. Hildesheim 1964), p. 21-55.
46 Edition J. Haury, reprise par H. B. Dewing, Procopius, History of the Wars, t. 2, Londres, 1953. Lorsque notre thèse fut rédigée, il n’existait encore aucune version française moderne de ce texte. Les traductions données dans la plupart des passages cités ici sont donc personnelles. Nous n’avons utilisé la traduction de D. Roques (Procope. La guerre contre les Vandales, Paris, octobre 1990) que lorsqu’elle corrigeait ou améliorait nettement notre interprétation.
47 Edition J. Haury, reprise par H. B. Dewing, Procopius, tome 7, Londres, 1954.
48 En tout cas, en France, avant la publication de la traduction de D. Roques... Rappelons que notre travail est antérieur à cette publication.
49 Nous avons utilisé simultanément les deux éditions de J. Partsch, dans les MGH, t. 3,2, Berlin, 1879, et de J. Diggle et F.R.D. Goodyear, Cambridge, 1970. Pour le livre I, l’édition de M. A. Vinchesi, Flavii Cresconii Corippi, Johannidos liber primus, Naples, 1983 nous a également servi. Enfin, depuis 1985, V. Zarini nous a toujours régulièrement communiqué les nouveautés qu’il envisageait pour son édition du livre 2, désormais publiée (Berbères ou barbares ? Recherches sur le livre second de la Johannide de Corippe, Nancy, 1997).
50 Traduction publiée dans la Revue Tunisienne, t. 6, 1899, p. 38-39, 148-160, 314-324, 453-462 ; t. 7, 1900, p. 106-120, 184-195, 372-377, 477-488 ; t. 8, 1901, p. 210-213, 327-335 ; t. 9, 1902, p. 83-96. Un exemple parmi d’autres : J. Alix traduit les mots gens ou gentes de manière très variable selon les passages : les barbares, les peuples barbares, les Maures etc...., dissimulant complètement l’importance et la signification que Corippus accordait à ce mot.
51 C’est avec l’appui de M. Jacques Fontaine, membre de l’Institut, et de M. Claude Lepelley, que fut décidée en 1985 notre collaboration avec V. Zarini, qui commençait alors sa thèse sur la Johannide. Poursuivie depuis quinze ans sans la moindre ombre, celle-ci s’est révélée, pour ce qui nous concerne, extrêmement enrichissante. Objet de longues discussions, notre traduction de différents passages des livres II, III, et IV porte ainsi souvent la marque des interprétations de V. Zarini. Toutefois, nous avons préféré finalement conserver ici le plus souvent le texte présenté en soutenance de thèse en 1990, sans reprendre systématiquement la version donnée maintenant par ce savant dans son livre cité supra note 49. Les éventuelles erreurs ou maladresses qui pourront être constatées dans les pages à venir relèvent donc, dans tous les cas, de notre seule responsabilité.
52 Nous terminions presque la partie de ce livre consacrée aux sources arabes sur les tribus libyennes lorsque A. Siraj commençait sa thèse, soutenue en 1993 et publiée en 1995 sous le titre L’image de la Tingitane. L’historiographie arabe médiévale et l’antiquité nord-africaine, Rome, 1995.
53 Cf. G. Camps, « Recherches sur les plus anciennes inscriptions libyques de l’Afrique du Nord et du Sahara », dans B.A.C., ns, 10-11 B, 1977, p. 143-166 : les seuls textes libyques réellement attribuables à l’Antiquité tardive sont ceux du monument de Tin Hinan à Abalessa (Ve siècle ?) et ceux des stèles de Djorf Torba (Ve ou VIe siècle ?) deux sites sahariens.
54 R. G. Goodchild, « The Romano-Libyan cemetary at Bir ed Dreder », dans Quaderni di Archeologia della Libia, III, 1954 (= R. G. Goodchild, Libyan Studies, Londres, 1976, p. 59-71) ; O. Brogan et D. J. Smith, Ghirza : a Romano-Libyan Settlement in Tripolitania, Tripoli, 1985.
55 Edition du dossier par J. Durliat, Les dédicaces d’ouvrages de défense dans l’Afrique byzantine, Rome, 1981.
56 Notamment « Libyan and the Limes : culture and society in Roman Tripolitania », dans AA, t. 23, 1987, p. 71-94, et « Farmers and Frontiers. Exploiting and Defending the Countryside of Roman Tripolitania », dans Libyan Studies, 20, 1989, p. 135-153. Notre travail est pour l’essentiel antérieur à la publication (elleaussi longtemps différée...) de la thèse de D. J. Mattingly, Tripolitania, Londres, 1995. D’autre part, nous n’avons pu consulter que très tard (1997) le livre de I. Sjöstrom, Tripolitania in transition. Late Roman to early islamic, Worldwide Archeological Series 5, Alderschoot, 1990.
57 Ph. Leveau, Caesarea de Maurétanie et son territoire, Rome, 1984.
58 De bellis Libycis. Byzantins et Berbères en Afrique au vie siècle, 3 volumes, Nanterre, 1990.
59 Les Berbères de l’Afrique du Nord-Est au temps de saint Augustin, deux volumes, Nanterre, 1996 ; Botr et Branès : un nouveau dualisme berbère au viie siècle ?, deux volumes, Nanterre, 1996.
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