Introduction à la troisième partie
p. 327-333
Texte intégral
1La fin de la présidence de De Gaulle marque un changement d’époque. Les élites politiques entérinent une présentation de soi inédite. La nouvelle esthétique puise sa source dans la transformation profonde des rapports que la société entretient avec le sacré.
2Le désenchantement du monde1 s’est traduit par une sécularisation de la politique dont l’effet premier fut, nous l’avons vu, l’émergence de sacralités2 dont le système de l’incarnation et les liturgies politiques furent les piliers à l’âge contemporain. Toutefois, après la Seconde Guerre mondiale, ce mode de légitimation cède progressivement la place à une justification psychologique du pouvoir. La propagande et la désinformation en furent l’expression. Elles devinrent les nouvelles technologies de légitimation et donc de domination des citoyens dans des démocraties où la morale de la Résistance et de l’antifascisme tenaient lieu de culture. Le comportement des hommes publics était réglé par un principe de transparence juridique. Ce dernier tolérait l’existence d’une fraction occulte de l’espace public, au nom de la raison d’État. La nécessité de défendre l’intérêt supérieur de la collectivité par tous les moyens était admise par les citoyens et surtout par leurs mandants3. La propagande revenait finalement à admettre la visibilité (factice) de la politique au nom d’un principe de secret. Par-là même, elle corrompait l’impératif de publicité des actes politiques en démocratie dont Kant avait dit l’importance, dès la fin du xviiie siècle4.
3La contestation étudiante, les mouvements d’émancipation sociale ainsi que la revendication d’une plus grande liberté d’expression et d’information ont provoqué une nouvelle extension de la dimension publicitaire. Les crises sur les contours de la liberté d’entreprise en matière médiatique se sont multipliées à mesure que se déployait une conception inédite des rapports entre élites politiques et masses.
4La communication politique est issue de cette réflexion sur la médiation dans l’espace public5. Elle recouvre un programme idéologique et des supports techniques. Elle est devenue progressivement la référence transcendant les clivages partisans pour justifier les comportements et les attitudes en public. Pour s’en rendre compte, il suffit de souligner que toutes les organisations politiques ou presque ont établi dans leur organigramme un service de communication, entre les années 1970 et la fin des années 1990. Seule exception notable, le MSI de Pino Rauti incluait toutefois dans son intitulé le terme synonyme de « techniques publicitaires ». La communication politique s’impose comme un véritable système de référence. Elle réalise une synthèse entre plusieurs principes de justice6.
5La communication peut toutefois être considérée comme un ensemble cohérent de valeurs. L’égalité entre les parties prenant part au processus est sa principale hypothèse. S’y ajoute une croyance dans la construction du sens par interaction. Une volonté de parfaire les outils et les méthodes de travail en découle pour éviter tous les bruits susceptibles d’entraver une bonne compréhension des échanges. Ce domaine est donc l’objet d’une double attention de la part des théoriciens et de praticiens des médias, d’une part, et de militants zélés, de l’autre. La professionnalisation des uns comme des autres a pour effet d’uniformiser les pratiques et de favoriser une circulation des savoir-faire au-delà même de l’arène des échanges partisans. Il existe ainsi de véritables manuels de communication politique en France comme en Italie. S’y trouvent exposées une théorie et des pratiques afin de faciliter la conquête et le maintien au pouvoir. En ce sens, la communication politique est un instrument intellectualisé ou inversement un concept réifié, la réification consistant au sens premier en une marchandisation7. Les hypothèses égalitaires de la notion de communication sont en effet mises en œuvre par un système marchand, l’échange revient à une mise en vente des compétences au service de ceux qui peuvent payer. Or nul électeur n’utilise ces méthodes pour tester les élus. À l’inverse, les candidats et les élus usent de ces moyens pour comprendre l’électorat. L’échange entre masses et élites devient le terrain d’une économie où la production de sens revient à une production de services monnayables.
6Marchandise, la communication pose que les hommes politiques recherchent le plus large consensus possible avec les électeurs afin de rentabiliser leurs investissements en temps et en argent. Ils doivent être connus d’eux et se placer à leur écoute de manière à cerner les besoins et les désirs de la population et à y répondre. Ce dialogue entre mandant et mandataire dépend de l’existence d’un certain nombre d’outils. Les premiers sont les instruments maniables de consultation des électeurs, qui peuvent être des sondages ou des référendums limités à une partie de l’électorat. Ces tests sont le moyen principal d’évaluation des décisions et des décideurs politiques. On peut y ajouter toutes les techniques de marketing dérivées de la démarche quantitative. Les seconds sont ceux qui relèvent de l’expression et, dans ce domaine, la publicité s’est progressivement substituée aux autres formes de création symbolique. Les graphistes indépendants ont bien du mal à ne pas s’aligner sur ces méthodes. Les artistes ne sont plus guère sollicités au service des causes partisanes, si ce n’est par le biais de leur signature dans d’occasionnelles pétitions.
7Le développement de cette nouvelle représentation des relations au sein de l’espace civique a eu pour conséquence de créer un double marché dans la production des comportements politiques. Le premier est celui de la publicité politique. Les partis et les dirigeants partisans ont compris la nécessité de confier leur image à des spécialistes et ces derniers ont aligné une partie des pratiques partisanes sur d’autres secteurs de pointe en publicité. Réciproquement, l’immixtion de la politique dans le monde publicitaire a conduit un certain nombre d’entreprises à requalifier leur activité en empruntant des valeurs idéologiques pour élaborer leurs slogans publicitaires et améliorer leur image de marque. Cette « publicitarisation » de la politique a engendré des modèles de comportement, notamment dans les productions destinées aux campagnes électorales. Elle a aussi ravivé certaines attitudes anciennes en mythifiant des épisodes célèbres de la geste partisane. Ces images exemplaires ont rompu avec une conception close des figurations de la politique.
8Le second marché des comportements résulte de ce que la communication politique dans son va-et-vient entre opinion publique et leader ne peut se contenter des expressions publicitaires strictes. Les hommes politiques ont donc dû cesser d’exploiter une logique de secret dans leur mise en scène, faire reposer leurs apparitions sur des présupposés d’ouverture, de disponibilité par rapport aux médias. Ces derniers ont travaillé les comportements politiques en contraignant les acteurs de l’espace public à fournir des images en grand nombre et en publiant toutes sortes de clichés sur lesquels l’élu prétend se montrer naturel. Inversement, cette banalité comportementale revient dans les productions partisanes comme une construction « à la manière de ».
9Les comportements dictés par la publicité ou provoqués par la médiatisation représentent ainsi deux états successifs et complémentaires de la mise en forme des hommes politiques. La « publicitarisation » commence alors que la représentation propagandiste se délite. La médiatisation aussi. Puis, alors que la publicité se fait modèle dominant, le comportement médiatique paraît en découler.
10Finalement, la question de l’image échappe à la publicité pour se poser d’abord dans son rapport aux moyens de communication de masse. Ce sont eux qui imposent un style visuel suivi par les publicitaires. Or leur logique est de ramener la politique à des formes connues, voire banales, afin de garantir la plus large participation et l’implication des spectateurs. Dans cette quête de l’imitation, la politique croise le lourd processus de naturalisation de l’homme. Elle devient exaltation de quelques qualités personnelles qui sont celles que l’on prête aux meilleurs individus de l’espèce. Être naturel est avant tout une course entre les intrépides animaux politiques qui doivent même feindre d’agir à l’instinct et à la spontanéité, là où nul n’ignore pourtant les lois du calcul. Être vrai en politique, davantage qu’ailleurs, n’est plus seulement une affaire de savoir doctrinal ou d’apprentissage idéologique. C’est une qualité humaine, une fibre personnelle que les électeurs prétendent juger, comme des maquignons observant la douceur d’un pelage, la force d’une encolure, la santé d’une dentition, la largeur d’un fessier ou la taille d’un pis.
11L’artificialisation publicitaire et la naturalisation médiatique sont deux modèles de comportements dominants de nos jours. Ils tendent à se fondre et se confondre. Ils ne doivent cependant pas éclipser la survie d’une part importante de gravité dans notre vie publique. Celle-ci ne transparaît pas forcément à travers le même code comportemental que par le passé et semble souvent atténuée. Elle reste pourtant un instrument non négligeable de mobilisation des opinions, une sorte de vestige du charme austère du temps jadis.
Notes de bas de page
1 Gauchet (Marcel), op. cit., 1985.
2 Dupront (Alphonse), Du sacré – Croisades et pèlerinages – Images et langages, Paris, Gallimard, 1987, p. 87 sq., 315-339. Au-delà du concept de sacralité, l’analyse des effets de l’image chez Dupront éclaire l’esthétique du comportement dans nos sources iconiques.
3 Ainsi, la censure et les pouvoirs d’exception des militaires, notamment dans le domaine de l’information, se concevaient dans le cadre d’une analyse propagandiste, voir Gervereau (Laurent), Stora (Benjamin), Rioux (Jean-Pierre), La France en Guerre d’Algérie, Paris, BDIC, 1992, 320 p. ; Périès (Gabriel), « Les hypothèses propagandistes des militaires français pendant la guerre d’Algérie », in Propagande et cultures démocratiques dans l’Europe du xxe siècle, journée d’études du 28 avril 2001, Université de Paris X-Nanterre.
4 Un impératif que Kant soulignait déjà dans son projet de Traité de paix perpétuel.
5 Une présentation dogmatique du concept de communication se trouve chez Wolton (Dominique), Penser la communication, Flammarion, 1998, 400 p. Sur la communication politique, voir les présentations générales Gerstlé (Jacques), La communication politique, Paris, PUF, 1993, 128 p. ; Wahnich (Stéphane), Souchard (Maryse), La communication politique locale, Paris, PUF, 1995, 128 p. ; Gourévitch (Jean-Paul), La politique et ses images, Paris, Edilig, 215 p. ; Cotteret (Jean-Marie), Gouverner, c’est paraître, Paris, PUF, 1997, 136 p. ; Mouchon (Jean), La politique sous l’influence des médias, Paris, L’Harmattan, 2000, 135 p. ; en Italie la question a été aussi beaucoup traitée par la sociologie, Statera (Gianni), La politica spettacolo : politici e mass media nell’era dell’immagine, Milan, 1986 ; Mazzoleni (Gianpietro), Comunicazione e potere : mass media e politica in Italia, Napoli, 1992. Pour une lecture historiquement située, Livolsi (Marino), Volli (Ugo), La comunicazione politica tra Prima e Seconda Repubblica, Milan, Franco Angeli, 1995 ; un cas particulier, Cheles (Luciano), Dolce stil nero ? : Images of Women in the Graphic Propaganda of the Italian Neo-fascist Party, [S.l.] – 1991 ; deux études sur la télévision à partir de l’appartenance politique d’abord et des spectateurs ensuite, Gundle (Stephen), « L’americanizzazione del quotidiano. Televisione e consumismo nell’Italia degli anni Cinquanta », Quaderni storici, Bologna, n.s. 62, a. XXI, 1986, 3, p. 561-594. ; Anania (Francesca), Davanti allo schermo : storia del pubblico televisivo, Rome, La Nuova Italia scientifica, 1997.
6 Bien qu’elle semble une figure de compromis dans le travail de Boltanski (Luc), Thévenot (Laurent), De la justification – Les économies de la grandeur, Gallimard, Paris, 1991, 483 p. Pour Boltanski et Thévenot, en effet, il existe une cité de l’opinion au fondement des justifications par la renommée (p. 126 sq.). Le monde de l’opinion accorde peu de prix à la mémoire (p. 222). Il pose que l’opinion est une réalité tangible avec des effets mesurables. « La célébrité fait la grandeur » (p. 223). Le désir d’être reconnu étant commun à tous, n’importe quel individu peut avoir sa réussite dans ce système de justification. La communication est l’instrument de la renommée. Pour en jouir pleinement, les acteurs doivent renoncer au secret : « il faut accepter de tout révéler sans rien cacher à son public » (p. 226). L’image conditionne tout (p. 228) ; la marque doit y être entendue comme un procédé pour cristalliser l’image de marque. « Être petit, dans la logique de l’opinion, c’est être banal » (p. 230). Ce mode de justification permet une critique fine des autres grandeurs (p. 304 sq.). La critique essentielle de la cité marchande depuis celle de l’opinion consiste à remettre en question la publicité. Par-là même, le monde de l’opinion peut élaborer des formules de compromis avec les autres mondes. Parmi les formules de compromis proposées par Boltanski et Thévenot, il en est trois qui nous ont semblé pouvoir éclairer certaines dimensions de notre travail : opinion + inspiration = propagande ; opinion + marchand = publicité ; opinion + civique = sondage.
7 Lukacks (Georg), Histoire et conscience de classe – Essais de dialectique marxiste, Paris, Minuit, 1960, p. 109-162.
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