Bilan d’une enquête
p. 389-400
Texte intégral
1La conclusion de cette étude doit se faire aux différents niveaux de son élaboration.
21. Ses sources diffèrent suivant les époques qui nous ont conduit du ve au début du xive siècle. De l’Antiquité à la fin du Haut Moyen Age, la source la plus fréquemment citée a été le Liber Pontificalis romain dont l’édition par Mgr Duchesne demeure fondamentale, surtout lorsque les biographies papales reposent sur des documents provenant des archives du Latran : c’est le cas de celles de Sixte III, d’Hadrien Ier et de ses successeurs carolingiens jusque vers le milieu du ixe siècle1, alors que celles du Moyen Age central partagent tous les avantages et les défauts des chroniques ou annales contemporaines. L’histoire architecturale et décorative de la basilique libérienne, comme le montre fort bien le chapitre que lui a consacré Richard Krautheimer dans son Corpus des basiliques romaines, est tributaire de cette source de premier ordre. Il faut y ajouter les inscriptions, dont celle de l’arc triomphal est conservée in situ en original, celle du mur intérieur de la façade, disparue en original, figure dans les sylloges médiévales2, et celle de Flavia Xanthippè, transmise en copie épigraphique du ixe siècle, est encore dans la basilique3.
3À quoi s’ajoutent les apports propres des recherches archéologiques. Ici aussi, et plus encore sans doute, leur valeur diffère selon les époques où elles furent entreprises. À l’exception de la publication de Paolo De Angelis en 1621, Basilicae S. Mariae Maioris de Urbe descriptio, l’inconvénient principal des recherches du xviie-xviiie siècle, est que leurs résultats demeurent ensevelis dans des ouvrages manuscrits : c’est, entre autres, le cas de celui, en dix volumes, de Bianchini, Historia Basilicae Liberianae Sanctae Mariae Maioris4, resté aux archives de Sainte-Marie-Majeure où il dort du sommeil des justes et dont d’autres éléments se trouvent à l’ancienne Bibliothèque des Oratoriens de Rome, aujourd’hui Vallicelliane. Nous avons nous-même fait un sort à un écrit, du même ordre mais de bien moindre valeur, que le chanoine libérien Pier Filippo Strozzi consacra à la tombe de S. Jérôme à l’occasion des travaux de l’architecte Ferdinando Fuga au temps de Benoît XIV (1740-1758) et dont les préoccupations apologétiques ne peuvent être prises pour argent comptant5. Les derniers sondages dont il faut tenir compte furent faits sous Pie XI en 1930-1932 : August Schuchert et Lucien de Bruyne en ont fait état. Leur interprétation, quoique minimisée par Richard Krautheimer, mérite d’être reprise en fonction de nos connaissances actuelles. Quant aux travaux qui viennent de s’achever, ils avaient pour objet la restauration des mosaïques paléochrétiennes, des peintures baroques et du plafond Renaissance et ne semblent pas avoir eu de préoccupations scientifiques. Pour en savoir plus, il faut attendre la publication du rapport les concernant. Il est à souhaiter qu’il ressemble à celui qui a été consacré à la restauration des fresques de Michelange à la chapelle Sixtine.
4Il est une catégorie de sources qui n’est guère sortie du cercle étroit des historiens du culte chrétien. Ce sont les Ordines romani dont la publication est due à Michel Andrieu et qui nous renseignent sur l’aspect cérémoniel de la liturgie romaine, les Sacramentaires gélasiens et grégoriens mis à notre disposition par Mohlberg, le Corpus christianorum et Deshusses, les Antiphonaires de la messe et de l’office publiés par Jean-René Hesbert : les éditeurs de ces ouvrages nous ont mis en mains les formulaires de la liturgie romaine6. La nouveauté de leur étude, en complément de celles d’Antoine Chavasse sur la liturgie presbytérale, est d’avoir mis en relief leur Sitz im Leben romain. Il faut insister sur ce point, car leur intérêt pour l’histoire de Sainte-Marie-Majeure ne semble pas avoir été aperçu jusqu’à présent. C’est pourquoi il nous est apparu que l’Ordo Romanus I a été composé à l’origine pour la célébration eucharistique du jour de Pâques à Sainte-Marie-Majeure7 et nous avons tâché de retrouver les plus anciens formulaires marials de la messe et de l’office de l’octave de Noël et des fêtes mariales importées d’Orient8.
5D’autres sources sont restées encore plus confidentielles, depuis qu’elles ont été transportées du lieu primitif de leur conservation à celui de leur dépôt actuel : il s’agit des manuscrits, chartes, incunables et autres livres imprimés qui appartiennent à Sainte-Marie-Majeure et qui, du ixe au xixe siècle, témoignent de sa vie propre, spécialement cultuelle, durant un millénaire. Leur transfert en 1931, au lieu de favoriser leur consultation, les a laissés dans une confusion telle qu’Henri Barré, au témoignage du directeur lui-même du service des manuscrits, alors en fonction, n’a jamais pu avoir communication du ms 104 qui importait pourtant si fort à son étude irremplaçable des Homéliaires carolingiens9. Pour remédier à ces inconvénients, nous publions l’inventaire du fonds libérien dans son entier et une analyse spéciale de ses manuscrits liturgiques. C’est aussi une première, en particulier pour ses manuscrits homilétiques10.
62. Ces sources ont été mises en œuvre dans le but de retracer l’histoire de la basilique de Sixte III. Sa préhistoire reste jusqu’à présent enveloppée d’ombres et d’incertitudes11. Le Liber Pontificalis, qui s’exprime de la même manière à propos de celle de Libère et celle de Sixte III, suggère d’identifier les deux. Jusqu’à présent, la libérienne n’a été retrouvée ni dans le quartier de l’Esquilin ni sous la basilique actuelle. L’hypothèse a été proposée par plusieurs, et nous l’avons reprise à notre tour, que la libérienne a été englobée dans la sixtine. Nous avons rédigé pour les Mélanges offerts au professeur Yvette Duval un mémoire où nous posons le problème, ainsi que celui de la part qui revient à Sixte III dans l’édifice actuel12. Nous l’avions communiqué aux responsables vaticans des travaux, terminés il y a peu, faits pour la restauration des mosaïques et du plafond, dans l’espoir que des sondages seraient effectués à cette occasion, en vue de vérifier le bien – ou le mal-fondé de l’hypothèse. Aucune suite n’a été donnée à nos suggestions et l’hypothèse reste ce qu’elle est : une hypothèse. Nous souhaitons meilleure chance à nos successeurs.
73. L’histoire de la basilique de Sixte III a pu être, en grande partie, renouvelée grâce à la mise en œuvre de nos sources, même si tous les problèmes que pose l’édifice n’ont pu trouver de solution satisfaisante. Mettons d’abord en relief les résultats qui peuvent être estimés positifs et qui concernent la fonction que les papes dévolurent à la basilique fondée par eux et l’usage qu’ils en firent effectivement. Nous avons défini cet aspect de nos recherches en qualifiant la basilique libérienne de cathédrale secondaire de l’évêque de Rome. À cette définition nous a conduit d’abord le choix de l’emplacement géographique de l’édifice au-dessus de l’abrupt ouest du plateau esquilin, en sorte que la silhouette de la basilique dominât le paysage pour le visiteur qui l’approchait depuis la dépression du vicus Patricius et fût éclairée par le soleil couchant pour quiconque la visitait à ce moment-là. Aujourd’hui encore, malgré une moindre différence de niveau, le spectacle mérite une visite.
8Le contexte de la topographie chrétienne, dans laquelle la nouvelle église s’inséra, renforce les considérations d’ordre géographique. L’Esquilin du ve siècle, entendu comme unité de géographie humaine, n’accueillait pas seulement un très grand nombre d’églises titulaires (8 avons-nous dit sur environ 25, c’est-à-dire un 1/3 du total13), mais celles-ci sont encore implantées aux endroits stratégiques de la plus grande densité démographique et chrétienne de la région, voire aux points de contact des zones socialement distinctes des bas-quartiers populaires de la Subure et de la ceinture plus périphérique des domus aristocratiques du plateau. Nous avons noté, après d’autres, que ces implantations ecclésiales dénotaient une politique continue des évêques de Rome, celle de faire des communautés locales de ces tituli des groupes unis, sans distinction de la provenance sociale de leurs membres14. Nous pouvons ajouter ici qu’au milieu de ces édifices de quartiers la basilique libérienne pouvait faire figure de point de ralliement pour les rassemblements urbains plus importants à l’occasion des grandes fêtes chrétiennes. Ce n’est donc point par hasard que Sainte-Marie-Majeure se trouve là où elle est, mais du fait d’une volonté précise des pontifes fondateurs.
9Le prestige de la basilique lui vient encore de sa décoration intérieure. Pour les fidèles paléochrétiens, elle méritait d’être vue en fonction de l’éclairage solaire. Pour qui veut les voir toutes aujourd’hui en une seule visite, il convient d’assister à la messe solennelle des dimanches et grandes fêtes, lorsqu’elles sont illuminées par l’installation électrique, nouvelle mais perfectible. La conservation d’une bonne partie de la décoration du ve siècle est un fait exceptionnel à Rome et place l’édifice parmi les joyaux de l’art paléochrétien. La présence d’une décoration de cette ampleur et richesse n’est pas surprenante, s’il s’agit d’une cathédrale du pape.
10Ce qui confirme la destination de la basilique, c’est l’usage que les papes en firent effectivement, tant qu’au Moyen Age la prise de conscience communale ne les mit pas en conflit avec les classes dirigeantes de la Ville et ne les obligeât souvent à la quitter. Parmi toutes les églises de Rome, y compris celles du Latran et du Vatican, Sainte-Marie-Majeure était celle où les messes stationnales, présidées en principe par le pape, étaient les plus fréquentes. Nous fûmes amené à cette constatation inattendue, bien avant de nous occuper en particulier de Sainte-Marie-Majeure, mais nous ne fûmes à même d’en saisir toute la portée qu’à partir de ce dernier moment15. Si, en effet, les sacramentaires permettaient d’établir un barême de l’utilisation des églises stationnales pendant le Haut Moyen Age, barême selon lequel « la basilique libérienne l’emport(ait) sur toutes (les autres églises romaines) par la fréquence de ses célébrations stationnales et p(ouvai)t être considérée de ce point de vue comme la plus importante des églises stationnales »16, la signification des stations libériennes ne nous apparut qu’en étudiant l’Ordo Romanus I où est décrite celle du jour de Pâques à Sainte-Marie-Majeure. Le choix de cette église pour la célébration diurne de la plus grande fête de l’année liturgique chrétienne est particulièrement significatif de l’importance que les papes attachaient à cet édifice cultuel. Cela est d’autant plus vrai que l’Ordo en question proposait la messe pascale de Sainte-Marie-Majeure comme modèle de n’importe quelle célébration eucharistique et qu’il fut effectivement utilisé dans ce but dans les pays francs d’où proviennent les plus anciennes copies manuscrites de l’Ordo.
11Il reste cependant vrai que l’église du Latran, qui est la cathédrale assignée par Constantin à l’évêque de Rome en 313, continue à être le lieu où se célébrent les rites de l’initiation chrétienne pendant les vigiles de Pâques et de Pentecôte. En ces occasions, importantes dans la vie d’un chrétien et de la communauté à laquelle il est incorporé, Saint-Jean de Latran joue toujours son rôle de mater omnium ecclesiarum. Toutefois, si la messe du jour de Pâques est célébrée par le pape à Sainte-Marie-Majeure, c’est que celle-ci est mise par lui sur le même pied que le Latran et joue un rôle identique.
12Bref, cumulées, les observations précédentes légitiment, nous semble-t-il, le qualificatif de cathédrale secondaire ou de co-cathédrale que nous avons cru pouvoir donner à Sainte-Marie-Majeure. Mais elle le mérite surtout, parce qu’elle a été pour les papes la cathédrale de leur cœur, avant que cette fonction ne passât à Saint-Pierre après leur retour d’Avignon.
134. D’autres analyses ont conduit à une remise en question de la signification historique, artistique et idéologique, souvent attribuée à l’édifice, surtout en raison de sa décoration mosaïquée.
14Nous croyons avoir montré qu’on ne peut attribuer à Sixte III (432-440) ni l’ensemble de la décoration mosaïquée, ni a fortiori la construction de tout l’édifice cultuel, dès lors que sa dédicace liturgique a eu lieu le 5 août 434. C’est pourquoi il est raisonnable de penser que, non seulement les travaux de la construction, mais encore ceux de la décoration se sont étendus sur de nombreuses années avant la dédicace. Cette conclusion reçoit aujourd’hui un accueil favorable. Les seules divergences portent sur la durée des travaux : faut-il étendre leur début à Innocent Ier (401-417) ou le restreindre à Célestin Ier (422-432) ? Le premier terme de l’alternative pourrait être plus probable pour la construction de l’édifice, le deuxième pour sa décoration. De toute façon, le rôle de Sixte III doit être réduit à l’achèvement des travaux et à la dédicace de l’église17.
15Un autre problème historique est celui de la date des mosaïques. Il est moins épineux, car on est généralement d’accord pour les mettre au ve siècle, mais pas plus tard que l’intervention de Sixte III (432-440). L’ampleur de la décoration et certains détails de l’intervention de celui-ci suggèrent de les étaler aussi sur un laps de temps partiellement antérieur à ce pape. Le pontificat de Célestin Ier (422432), nous venons de le dire, pourrait être envisagé avec probabilité comme celui où les mosaïques libériennes ont été commencées. Le suggère le rôle de ce pape à Sainte-Sabine.
16Plus délicates sont les questions relatives à la signification de l’ensemble architectural et mosaïqué. Certains ont vu dans le premier édifice cultuel dû à un pape une affirmation de la primauté romaine18. Nous avouons n’avoir rien trouvé qui puisse conforter cette thèse dans la thématique de l’arc triomphal. Ce ne sont ni le Christ assis sur le trône impérial et vêtu comme un empereur ni l’inscription : Xystus episcopus plebi Dei, qui peuvent être invoqués dans ce sens. Ce sont là autant de surinterprétations du donné iconographique. L’inscription est dédicatoire, nomme Sixte III évêque, et ses fidèles romains peuple de Dieu. De plus, l’inscription a été imitée par des évêques non-romains. La figure du Sauveur a une signification christologique, et non pas ecclésiologique. Si des papes du début du ve siècle ont été appelés à arbitrer des querelles théologiques du temps (Innocent Ier, le pélagianisme) et si d’autres ont prétendu s’immiscer dans les affaires africaines (Zosime de nouveau dans le pélagianisme, puis dans l’affaire d’Apiarius), rien de tel n’est connu de Sixte III19. C’est pourquoi on ne voit pas sur quels textes antécédents ou contemporains fonder pareille thèse. Elle a tout l’air d’une projection dans le passé d’une théologie de notre temps. Quant à l’édifice cultuel lui-même, il s’explique mieux, ainsi qu’il a été dit, comme une preuve de la perspicacité pastorale des évêques de Rome.
17Quelle est dès lors l’intention sous-jacente à la décoration mosaïquée de la basilique ? Quelle signification théologique lui ont entendu donner ses commanditaires ?
18Leur intention didactique est la mieux assurée. Comme l’écrira plus tard Grégoire le Grand à Sérénus de Marseille, les images servent à l’instruction des fidèles, elles sont en particulier la « Bible des illettrés », Biblia pauperum. Ce rôle est d’abord celui des panneaux latéraux qui déroulent l’histoire des patriarches, d’Abraham à Moïse, et dont les sujets font l’objet de lectures liturgiques. Leur commentateur pouvait se référer à l’occasion aux images des mosaïques latérales. De compréhension moins immédiate étaient sans doute celles, plus complexes, de l’arc triomphal, mais la représentation du Christ enfant sous les apparences du basileus suggérait sans doute avec moins de difficultés sa place hors du commun dans l’économie du salut. Aussi, un des papes du Haut Moyen Age, Grégoire III (732-742), fidèle en cela à la position de son prédécesseur Grégoire II (715-173), refusa l’iconoclasme byzantin, le fit condamner par un synode romain, en se fondant sur la tradition romaine d’orner les églises avec des images anthropomorphiques20. Sainte-Marie-Majeure se prêtait excellemment à cette démonstration.
19C’est d’ailleurs le même arc triomphal qui peut nous fournir la clef d’interprétation, non seulement des images qu’il supporte, mais encore de celles de la grand’nef, voire de celles aujourd’hui disparues. Il vient d’être question d’économie du salut : les mosaïques de la nef centrale nous la montrent dans son développement historique, plus précisément vétérotestamentaire ; celles de l’arc triomphal se déroulent aussi selon une certaine chronologie où se mêlent les données du Nouveau Testament et des Évangiles apocryphes21, mais où les deux cités, qui en terminent la présentation, donnent à l’ensemble « un sens clairement eschatologique, annonçant la fin des temps quand le Christ portera à son achèvement son œuvre de salut »22. Cette interprétation place le Christ, non seulement au rang de l’empereur, mais finalement au-dessus de lui dans une perspective transhistorique. C’est pourquoi il convient de ne pas oublier que le message christologique de cette décoration ne devait prendre tout son sens qu’à la fin des temps dans l’esprit des artistes et de leurs commanditaires.
20Qu’en est-il des mosaïques disparues ? Pour elles, qu’on nous pardonne d’y insister après ce que nous en avons dit dans le chapitre correspondant, nous en sommes réduits aux pures hypothèses. Sur la décoration de la calotte absidale, nous avons peut-être une indication dans un passage de la Descriptio Lateranensis ecclesiae que rédigea entre 1073 et 1118 le diacre Jean, chanoine du Latran. Nous pensons que la thématique florale et zoomorphique qui y est mentionnée inter chorum et altare se rapporte à la calotte et non au pavement de l’abside. Si ce choix est juste, il faut rapprocher la mosaïque disparue, au delà de la décoration absidale de Saint-Clément, de celles des absides paléochrétiennes dont la conservation en leur état ancien est cependant habituellement exceptionnelle et la reconstitution problématique23. En toute hypothèse, une image centrale de la Vierge, même christophore, est anachronique en ce lieu et ce temps et pour l’y retrouver, il faut plus de bonne volonté que de bonnes raisons. Elle ne serait d’ailleurs pas en harmonie avec la décoration de l’arc triomphal où la place de Marie est toujours subordonnée à celle du Christ ; c’est pourquoi l’hypothèse la moins invraisemblable est celle d’une image centrale du Christ, flanqué peut-être, mais pas sûrement, de Marie, car ce sont habituellement Pierre et Paul qui, à Rome, occupent la droite et la gauche du Christ.
21Reste la mosaïque disparue de l’intérieur du mur de façade, dont l’inscription métrique nous a été heureusement conservée par les sylloges médiévales. Rappelons ce qui en a été dit au chapitre correspondant24 : Les commentateurs se sont souvent laissés impressionner par la proximité chronologique du concile d’Éphèse
22(431) et de la dédicace de Sainte-Marie-Majeure par Sixte III (434). Or la proximité est illusoire dans la mesure exacte où la plupart des mosaïques libériennes sont antérieures au concile et à Sixte III. À celui-ci ne sont sûrement attribuables que le carton dédicatoire : Xystus episcopus plebi Dei de l’arc triomphal, la mosaïque et l’inscription de la façade intérieure et la dédicace liturgique elle-même (5 août 434). Tout le reste est imagination pure et simple.
23Sur cette base historique sûre doit reposer tout essai d’interprétation théologique. Car « l’idée théologique sous-jacente à l’ensemble (iconographique libérien) n’est pas en premier lieu mariologique, mais christologique. Si donc Marie y paraît, c’est comme mère du Christ... Même l’intention christologique est exprimée avec discrétion et nuances dans les images comme dans les inscriptions... (L’inscription) de la façade intérieure dit expressément, certes, que l’église est « dédiée à la vierge Marie » et en termes périphrastiques à la mère du Sauveur. Qu’on y note l’absence de toute allusion au terme « mère de Dieu ». En d’autres paroles, dès lors que nous nous tournons vers les images (dans lesquelles) le mosaïste et son commanditaire font figurer Marie dans le cycle christologique, ils n’ont pas entendu formuler une mariologie, encore moins innover en matière théologique. Ils n’étaient pas encore en mesure de le faire »25. Pour s’en rendre compte, il suffit de se rappeler avec quelle insistance le prédécesseur de Sixte III, Célestin Ier, répéta les formules traditionnelles de la maternité virginale, et non point divine, de Marie, alors que Léon le Grand (440-462) sera le premier à distinguer clairement dans le Christ les deux natures divine et humaine et à restreindre à cette dernière le rôle maternel de Marie, légitimant toutefois l’idée, plutôt que l’appellation, de Theotokos, Deipara en latin. Ce vocabulaire n’acquerra sa légitimité que par le recours à l’union hypostatique, formule acceptée à Chalcédoine (451), 20 ans après Ephèse26. Sur ces bases théologiques, une mariologie proprement dite ne sera élaborée qu’au Moyen Age, mais alors avec exubérance. Ce que montrent bien, non seulement les scènes mariologiques de l’abside médiévale de Sainte-Marie-Majeure27, mais encore les formulaires marials du Moyen Age central28, alors que ceux du Haut Moyen Age paraissent encore totalement tributaires de la thématique liturgique29.
245. Nous avons souligné le tournant que suit l’histoire de Sainte-Marie-Majeure du xe au xiie siècles30 et qui est marqué par le changement des sources, des faits, des coutumes, des institutions et des mentalités. Ce mouvement culmine quand les papes quittent Rome au début du xive siècle et que se termine aussi la période qui a été l’objet de notre étude.
25Les sources de la dernière période considérée se trouvent dans le fonds manuscrit et imprimé de Sainte-Marie-Majeure que nous avons été le premier à décrire et à exploiter systématiquement. Nous pensons sans vanterie que c’est un des mérites de notre livre. Au lecteur d’en juger.
26Dans leur mise en œuvre, si notre étude des « vicissitudes du complexe libérien » est encore passablement tributaire des travaux antérieurs31, les suivants en revanche ont été élaborés à frais nouveaux sur la base du fonds libérien. Ainsi avons-nous décrit le patrimoine de la basilique, son personnel et ses amis (Ch. VII), le fonds, l’institution et la culture de Sainte-Marie-Majeure (Ch. VIII), sa liturgie (Ch. IX), ses saints (Ch. X), son hagiographie (Ch. XI). Ces chapitres s’inspirent parfois de travaux antérieurs qu’ils complètent32, mais ouvrent aussi quelques pistes nouvelles. Qu’il nous soit permis de citer, à propos de l’institution libérienne, une nouveauté due à une autre plume que la nôtre, à savoir la publication récente des statuts du chapitre de la basilique, qui sont à présent les plus anciens que nous connaissions pour la ville de Rome. Ils ont fait ici l’objet d’une étude au ch. VIII et leur texte, revu sur les originaux, constitue l’Appendice V.
27Dans un autre domaine, celui de la liturgie romaine et libérienne, les innovations s’infiltrent dans le patrimoine traditionnel. La remarquable stabilité du système stationnal est, somme toute, une illusion d’optique qu’explique la tradition livresque, alors que dans sa pratique il a subi des modifications profondes. Aujourd’hui, la seule station qui soit encore présidée par le pape est celle de l’ouverture du Carême à Sainte-Sabine, le jour du mercredi des Cendres. Même celle-là cependant pose une question fondamentale : avec la participation d’une poignée de fidèles, de groupes plus importants de religieux, de religieuses et de prêtres, est-elle encore représentative de la communauté chrétienne de Rome ? D’un autre côté, un des principaux acquis de l’étude de la liturgie romaine à laquelle a donné lieu celle de la liturgie libérienne, c’est celui de la coexistence dans la Ville, pas seulement de deux, comme le pense Antoine Chavasse, mais d’au moins trois types de célébrations liturgiques : celles du pape, des titres et des monastères. L’unification liturgique a commencé à Rome avec les livres de la Curie romaine, mais elle n’a vraiment triomphé là et dans le monde catholique qu’avec le Missel de Pie V. Nous pensons avoir ouvert là une piste qui est à suivre.
28Pour finir, nous avons esquissé brièvement, en mémoire d’un de nos maîtres et sur la base d’une excellente et récente étude documentaire33, ce que nous avons pu considérer comme l’épilogue d’une histoire pluriséculaire, lorsque deux cardinaux, Jacques et Pierre Colonna, dont le premier était alors archiprêtre libérien, se trouvèrent impliqués dans la lutte avec Boniface VIII (Epilogue). Celle-ci, en hâtant le départ des papes pour Avignon, mit fin à leurs rapports traditionnels avec les églises romaines, dont Sainte-Marie-Majeure. Celle-ci, après leur retour à Rome, ne fut plus qu’une des basiliques patriarcales de la Ville et perdit sa rôle de cathédrale secondaire.
296. À l’étude historique, nous avons cru devoir ajouter des Appendices documentaires dont il vient d’être question à propos des statuts du chapitre. Sur eux s’appuie souvent notre discours et ils contribuent à l’alléger d’un appareil destiné avant tout aux spécialistes. Il n’en reste pas moins qu’ils permettent d’avoir une idée plus complète des sources mises en œuvre. Le Régeste libérien (Ap. I) dispose en ordre chronologique nos sources surtout narratives et archivistiques, quelquefois épigraphiques. Les Textes liturgiques du Haut Moyen Age (Ap. II) présentent par leurs incipits les formules des messes et des offices provenant des lectionnaires, sacramentaires, antiphonaires et responsoriaux en usage du viie au xie siècle pendant les célébrations liturgiques. Les textes identifiés par leurs incipits se trouvent dans les publications de Jean-René Hesbert. Les Ap. III, IV, VI : Calendriers, Sanctoraux et Homéliaires libériens, résultent du dépouillement systématique des missels, bréviaires et homéliaires médiévaux de la basilique, presque tous manuscrits, et représentent un matériel pratiquement inconnu dans son usage libérien. C’est sur eux que se fondent les chapitres correspondants consacrés au culte libérien du Moyen Age central. En Deux dossiers hagiographiques (Ap. VII), consacrés à S. Jérôme et au miracle de la Neige, nous sommes en droit d’apercevoir des productions libériennes34 : aussi en avons-nous donné l’édition critique dans cet Appendice. Le dernier Appendice (VIII) est la dernière nouveauté dont nous espérons qu’elle rendra service aux chercheurs, puisqu’il contient, d’une part, différents inventaires anciens du fonds libérien, de l’autre, un inventaire sommaire de celui-ci et une analyse détaillée, et parfois nouvelle, des manuscrits liturgiques et homilétiques du même fonds, actuellement déposé à la Bibliothèque Vaticane. L’inventaire sommaire suit l’ordre numérique des signatures actuelles, datant du temps de Mgr Ruysschaert, mais l’analyse détaillée regroupe.les manuscrits cultuels selon leur genre liturgique.
30Tel qu’il est, notre ouvrage représente la somme de plusieurs années de travail. Nous sommes heureux qu’il ait pu être achevé à la fin du deuxième millénaire et que sa publication marque le début du suivant. Nous le considérons comme un hommage à Celle qui est la patronne de la basilique dont neuf siècles d’histoire ont été retracés. Nous y associons tous ceux qui, à Sainte-Marie-Majeure et à Rome, ont contribué à faire du livre ce qu’il veut être, un apport à l’histoire de la basilique au voisinage de laquelle nous avons enseigné et au service de laquelle nous pensons terminer notre existence. Nous souhaitons qu’il trouve un accueil favorable auprès du public des spécialistes et de celui des gens cultivés. Il est sûrement susceptible d’améliorations que nous serons reconnaissant aux lecteurs de nous communiquer. Un vœu peut se formuler pour finir : que le présent ouvrage ouvre une piste de recherche et une méthode de travail et incite d’autres à les suivre dans des monographies analogues. Quod Deus concedat.
Notes de bas de page
1 C’est pourquoi les notices du Liber Pontificalis paraissent très souvent dans notre App. I : Régeste de Sainte-Marie-Majeure.
2 Ch. II, p. 44, 52 et 53.
3 Ch. III, p. 100-101.
4 App. VIII, p. 568 et 572.
5 Ch. XI, p. 363-366.
6 Ch. IV et V ; App. II.
7 Ch. IV : La liturgie papale à Sainte-Marie-Majeure.
8 Ch. V : Les plus anciens formulaires marials propres à Sainte-Marie-Majeure. À quoi l’on ajoutera les formules variables du Canon romain de la messe, signalées au ch. IV, p. 121-122.
9 Ch. VIII, p. 252-253, et IX, p. 293-295. Nous avons analysé le manuscrit dans l’App. VIII, p. 563-674. Sur l’identification de ses textes, voir ci-dessus p. 291, n. 36.
10 App. VIII, p. 609-650.
11 Ch. I, p. 26-29.
12 La basilique de Libère et celle de Sixte III : un problème de différence ou d’identité. Cette étude a été reprise ici.
13 Ch. I, p. 22-24.
14 Ibid., p. 23-24.
15 Ch. IV, p. 112-114, avec référence à mon étude sur L’utilisation par la liturgie de l’espace urbain et suburbain : l’exemple de Rome.
16 Ch. IV, p. 113.
17 Ch. II, p. 56-58.
18 H. Schubert, Der politische Primatanspruch dargestellt am Triumphbogen von S. Maria Maggiore.
19 V. Saxer, Autonomie africaine et primauté romaine de Tertullien à Augustin, p. 201 et 205.
20 LP I, 404-405 ; Mansi, XII, 299ss. ; A. Fliche-V. Martin, Histoire de l’Église, 5, p. 414, 455-456.
21 Ch. II, p. 49, où le schéma des scènes doit être lu de gauche à droite et du haut en bas, si on veut retrouver leur déroulement logique et chronologique.
22 Ibid., p. 50.
23 La seule conservée qui soit à peu près contemporaine de l’abside paléochrétienne de sainte-Marie-Majeure est celle du mausolée ravennate de Galla Placidia : Wilpert-Schumacher, pl. 73. Au Latran, seul le buste du Christ, retouché, est paléochrétien : Warland, Das Brustbild Christi, p. 31-41. De l’abside de Saint-Pierre, nous sont conservées des copies manuscrites selon lesquelles la mosaïque paléochrétienne a subi d’évidentes modifications médiévales : on peut estimer plus ou moins primitives les figures et le paysage paradisiaco-idyllique du registre supérieur où paraissent le Christ et les deux apôtres Pierre et Paul : Wilpert-Schumacher, p. 62-63. Quant à Saint-Paul h.l.m., dont la mosaïque absidale paraît d’époque théodosienne, il ne nous en reste qu’une copie médiévale, tributaire des restaurations d’Honorius III (1216-1227) : Ibid., p. 85-87. Fondée sur ces maigres données, toute reconstruction de la décoration absidale primitive de Sainte-Marie-Majeure est forcément hypothétique. Voir notre Ch. II, p. 50-51.
24 Texte : Ch. II, p. 44 ; commentaire : Ibid., p. 44-45, 50-51.
25 Ibid., p. 53-54.
26 Ibid. ; E. Amann, L’affaire Nestorius vue de Rome.
27 Ch. VI, p. 186-190.
28 Ch. X, p. 310-312, 318-325.
29 Ch. V en entier.
30 Introduction à la Troisième partie : Le Moyen Age central, p. 175 et 271-272.
31 Je pense en particulier aux ouvrages de Krautheimer, de Sible de Blaauw et de quelques autres.
32 Ainsi celui de Pierre Jounel sur Le culte des saints à Rome.
33 J. Rivière, Le problème de l’Église et de l’État ; J. Coste, Boniface VIII en procès.
34 Ch. XI : Hagiographie libérienne au xiiie siècle, 335-379.
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