Épilogue. Sainte-Marie-Majeure dans le conflit de Boniface VIII avec les Colonna
p. 381-387
Texte intégral
1Les dernières années du xiiie siècle auraient pu être pour Sainte-Marie-Majeure une période dangereuse, lorsque son archiprêtre Jacques Colonna fut impliqué dans le conflit de sa famille avec Boniface VIII. Il n’en fut rien. Bien que nos sources ne contiennent qu’une allusion fugitive aux évènements, il semble bien que le chapitre libérien s’en soit prudemment tenu à l’écart. Il n’empêche que la lutte eut de plus lointaines répercussions qui retentirent indirectement sur la vie de Sainte-Marie-Majeure comme sur toutes les églises de Rome, lorsque, deux ans après la mort de Boniface VIII, son deuxième successeur partit pour Avignon. Ainsi prirent fin des liens séculaires de familiarité entre le pape et la basilique libérienne. C’est pourquoi un bref rappel des faits pourra servir d’épilogue à la période de l’histoire dont nous avons essayé de retracer les différentes périodes et les différents aspects.
I – L’OCCASION DU CONFLIT
2Les deux cardinaux Colonna, Jacques et Pierre, avaient donné leur accord à l’élection de Benoît Caetani qui prit le nom de Boniface VIII le 24 décembre 1294. Comment se fait-il alors qu’ils aient contesté par la suite la légitimité de celui-ci ? À cette question, la réponse est complexe, car toutes aussi complexes furent les motifs qui les firent changer d’avis sur le nouveau pape, avant même que le coup de main d’Étienne, leur neveu et frère, sur le trésor pontifical rendît évidente une opposition jusqu’alors latente.
En mai 1297 l’antagonisme entre le pape Boniface VIII et les cardinaux Jacques et Pierre Colonna, dû à des raisons lointaines et diverses, prit la forme d’une lutte ouverte. La cause immédiate de la tempête se produisit le 3 mai, quand Étienne Colonna, respectivement neveu et frère des deux cardinaux, prit d’assaut et saccagea à quelques milles des portes de Rome un convoi qui venait d’Anagni et transportait le trésor papal. Le jour suivant, samedi 4 mai, Boniface convoqua pour le soir même les deux cardinaux à Saint-Pierre, pour leur demander des comptes sur ce qui venait d’arriver. Ils ne se présentèrent d’abord pas et n’obéirent que lundi 6 mai à une seconde injonction, celle-là publique. Boniface exigea alors, en présence du collège cardinalice, que lui fussent livré Étienne, restitué le trésor, cédés les châteaux de Colonna et de Zagarolo et la ville de Palestrina. Les Colonna restituèrent le trésor, mais refusèrent de satisfaire aux autres exigences. À quoi le pape répondit d’abord, le 11 mai, en déposant les deux cardinaux, ensuite, le 23 mai, en les excommuniant, finalement en recourant aux armes. La guerre, déclarée croisade en décembre de la même année, se termina en septembre 1298 avec la soumission des Colonna et la destruction de Palestrina1.
3Ce bref mais clair résumé du fait qui marqua le début de la lutte demande à être complété par des indications sur son arrière-plan et ses conséquences pour mieux comprendre les motifs, le développement et l’échec de la lutte de Boniface contre les Colonna2.
II – L’ARRIÈRE-PLAN DU CONFLIT
4Ce ne fut ni la première ni la dernière fois que l’élection d’un pape révélait sa personnalité plus profonde, auparavant insoupçonnée, et que l’attente de ses électeurs fut fortement déçue. Passionné, intransigeant, autoritaire, peu disposé aux compromis, décidé à tout revendiquer et à ne rien céder, Boniface VIII n’avait pas un caractère porté à continuer la politique prudente et temporisatrice de ses prédécesseurs. Il était au contraire imbu de la doctrine de la plenitudo potestatis élaborée au xiiie siècle par des théologiens comme l’Hostiensis, érigée en système par Durand de Mende l’Ancien, qu’aucun pape ne s’était jusqu’alors aventuré à appliquer méthodiquement, mais que Boniface porta à ses extrêmes conséquences.
5En outre, la maison des Caetani, originaire de la campagne romaine, avait son siège à Anagni. Parmi les dernières venues sur la scène de Rome, elle appartenait à la deuxième vague des féodaux ruraux qui cherchaient, vers la fin du siècle, à s’insérer dans le réseau de la noblesse romaine. L’élection d’un de ses membres au souverain pontificat lui offrait une occasion unique pour hâter le processus de l’insertion, occuper tout de suite les postes du pouvoir et les revenus dont disposait le pape et, par l’acquisition de châteaux et de villes, de terres et de droits, créer des fiefs capables de rivaliser avec ceux de vieille date. Boniface partageait les ambitions de sa famille et n’aura pas de scrupules de conscience pour mettre tout en œuvre, y compris le pouvoir spirituel, pour arriver à ses fins.
6Restait obscur aussi le rôle qu’il avait joué dans l’abdication de son prédécesseur Célestin V et des rumeurs malveillantes circulaient sur la réclusion de ce dernier que certains n’hésitaient par à définir une incarcération et sur sa mort que d’autres disaient provoquée. De surcroît, le caractère exceptionnel, sinon inouï, de l’abdication elle-même insinuait dans certains esprits des doutes sur sa légitimité, laquelle du même coup rendait illégitime à leurs yeux l’élection d’un nouveau pape, tant que vivait l’ancien. Ces idées s’étaient frayé un chemin dès le début dans les milieux des spirituels franciscains et furent discutées en 1296 par les docteurs parisiens de Sorbonne. Tout aussi obscur était le rôle qu’avaient joué dans leur diffusion des émissaires de cardinaux de Curie parmi lesquels se trouvaient les Colonna.
7Ceux-ci avaient quelques raisons de regretter d’avoir contribué à l’élection du Caetani. Sous Nicolas IV ils avaient été au sommet de leur influence en curie, sous Boniface VIII elle diminua notablement. Nicolas IV avait favorisé les Colonna en leur distribuant honneurs et charges lucratives. Un de ses premiers actes avait été de créer Pierre cardinal-diacre de Saint-Eustache. Boniface au contraire réservait honneurs et emplois à sa propre famille. Non seulement firent défaut aux Colonna les revenus supplémentaires, mais bientôt apparurent encore des menaces sur leurs propres possessions, quand on apprit les projets de Boniface au sujet d’acquisitions territoriales au profit des siens. Un autre changement concernait l’attitude du pape envers les Franciscains et de manière plus générale envers les moines. Célestin V avait continué la politique de son prédécesseur en favorisant les uns et les autres. Boniface se désintéressa d’eux, il révoqua même certains de leurs privilèges. Aussi est-ce dans leur milieu que naquirent les premiers soupçons sur la légitimité du pape et sur les conditions dans lesquelles son prédécesseur avait abdiqué, avait vécu reclus et était mort. Si le cardinal Jacques a été sensible aux plaintes monastiques et franciscaines, ses neveux, dont Pierre, l’ont été aux répercussions politiques et économiques du changement. C’est dans ce contexte que se place le coup de main du 3 mai 1297.
III – LE DÉVELOPPEMENT DE LA LUTTE
8La réaction de Boniface au coup de main fut immédiate et rapidement excessive, de sorte que les contre-réactions furent tout aussi incontrôlables, prenant des dimensions sans commune mesure avec l’incident qui les avait provoquées.
1. La lutte à Rome
9La réaction du pape fut à la mesure de son émotion et non du fait initial qui l’avait provoquée. Depuis qu’avait été restitué le corpus delicti, le délit était matériellement réparé et il suffisait d’en punir celui qui s’en était rendu matériellement coupable. Dans une telle situation, Boniface réagit avec son tempérament et son caractère, en tant qu’homme de son temps et de son milieu, sans tenir compte de l’esprit de l’Évangile. En convoquant à Saint-Pierre les cardinaux Colonna, ils les impliquait dans le délit selon les règles du comportement féodal, selon lesquelles le clan était responsable des actes de chacun de ses membres.
10Il y a cependant davantage dans l’aggravation des peines. Que les cardinaux Colonna aient refusé de livrer Étienne à la vindicte pontificale, on le comprend facilement pour une double raison : leur solidarité de famille a joué en faveur de leur proche parent dans le sens inverse des réactions du pape et le fait que la personne lésée était à la fois juge et partie dans la cause ne les incitait sans doute pas à une confiance aveugle dans l’impartialité du jugement.
11La suite des évènements montre en effet que la possibilité d’une disproportion entre le délit et la peine n’était pas une crainte chimérique. Car en plus de la remise du coupable, leur était demandée celle de leurs biens patrimoniaux. C’était l’exigence la moins acceptable pour les Colonna et la moins justifiée de la part de Boniface. Bien plus, cette dernière pouvait paraître aux yeux des tiers le moyen pour le pape d’obtenir sans payer ce qu’il avait été prêt à débourser, comme le suggère l’existence de son trésor de 200.000 pièces d’or. Lorsqu’en outre les Colonna eurent refusé d’obtempérer à l’une et l’autre injonction, ils furent excommuniés. Les peines temporelles étaient donc aggravées de peines spirituelles suivant une logique typiquement médiévale qui ne distinguait pas entre les deux domaines. De surcroît, le pape prit les armes afin d’obtenir par la force ce qui n’était pas concédé librement. Il appelait « croisade » une opération de conquête en invoquant la nécessité de défendre la « patrie romaine » qui n’avait pas été attaquée. Il maintint sa position jusqu’à ce que fût prise et rasée au sol la cité de Palestrina, patrimoine des Colonna. Avec la destruction de celle-ci, Benoît Caetani pensait avoir aussi détruit les Colonna.
2. La lutte contre la France
12Au même moment où il faisait la guerre aux Colonna, Boniface menait une autre lutte contre la France, sans penser que ses adversaires pussent s’allier contre lui. La prudence n’était pas son fait et il n’avait pas évalué les forces considérables qu’il allait déchaîner contre lui. En effet, alors que l’action du pontife recevait son impulsion des doctrines ecclésiologiques qui avaient pris corps au xiiie siècle, en France une équipe de légistes, qui avaient redécouvert le droit romain et en dégageaient les principes d’une action politique, était en train d’élaborer une une doctrine « laïque » qui ne pouvait manquer d’entrer en conflit avec cette autre, théocratique, de la suprématie absolue et universelle du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel3.
13Il est inutile de reprendre après d’autres l’histoire du conflit entre Boniface VIII et Philippe IV le Bel et de retracer les doctrines dont s’inspirèrent les protagonistes4. Il nous suffira de noter quelques traits caractéristiques du conflit qui opposa le pape au roi et qui vint aggraver la lutte du Caetani contre les Colonna.
14Les rapports que nouèrent entre eux les deux adversaires de Boniface commencèrent pendant les quelques deux ans qui séparèrent son élection du coup de main du 3 mai 12975. Dans cet intervalle furent formulés, à Rome et à Paris, les premiers doutes sur la légitimité de l’élection du pape et des contacts avaient été pris entre les deux villes. Le pape en eut sans doute vent dès le début, encore qu’il n’ait pas su, mais seulement soupçonné, quels Romains y étaient impliqués. Les rapports devinrent évidents avec le manifeste de Lunghezza, lorsque les Colonna dénoncèrent comme illégitime l’élection de Boniface VIII (10 mai 1297)6. Ils partagaient alors ouvertement la thèse des légistes français. Pour cette raison fut aussi accélérée leur excommunication, déjà auparavant inévitable dans l’esprit du pape. Que les Colonna se soient réfugiés par la suite à la cour de France, était une autre conséquence inévitable de leur excommunication, s’ils ne voulaient pas exposer leur propre vie.
15Mais si la compénétration des deux conflits suivit sa propre logique, celui des Colonna avec le Caetani ne fut bientôt qu’un épiphénomène de l’autre qui opposait le roi au pape et dont l’enjeu était l’indépendance du royaume par rapport à l’Église de Rome dans toutes les affaires concernant le gouvernement et les finances du pays. Ainsi se fit-il qu’à toute initiative du roi répondît une bulle du pape et que toute bulle du pape fût suivie d’une réplique du roi lequel ne la limitait pas à des paroles. Bien plus, le ton altier des déclarations pontificales exaspérait la susceptibilité des légistes de l’entourage royal. Pendant qu’ils élaboraient une doctrine laïque de l’État, Philippe le Bel réussit à créer pour la première fois dans l’histoire du pays, à l’assemblée du 10 avril 1302 qui se tint à Notre-Dame de Paris, l’unanimité de l’opinion publique contre les ingérences pontificales : noblesse, clergé et bourgeois s’opposèrent à elles. Un des légistes, Guillaume de Nogaret, prit même l’initiative de traduire en actes positifs l’opposition jusqu’alors purement verbale et politique du roi. Porté moralement par les forces déchaînées, il courut à Rome, prévint au dernier moment l’excommunication déjà prête du roi et réussit, avec Sciarra Colonna, à pénétrer dans le palais d’Anagni, y tint le pape prisonnier pendant un jour entier, pendant que son compagnon le couvrait d’insultes.
16Le lendemain, il est vrai, Anagnais et Romains libérèrent le pape, mais il ne survécut qu’un mois à la secousse physique et morale de la terrible journée. En réalité, la gifle avait été morale : la suprématie sacerdotale et la plenitudo potestatis avait volé en éclats sous le gantelet de fer de Guillaume de Nogaret. Peu d’années après, le second successeur de Boniface changea de résidence pour s’établir en Avignon. Les papes y restèrent 70 ans.
17Dans la tourmente, le chapitre de Sainte-Marie-Majeure, qui se tint prudemment à l’écart, reçut un nouvel archiprêtre dans la personne de François Orsini7 ; la basilique tira même un avantage de la situation puisque, le 21 mars 1298, Boniface VIII lui concéda la possession du casale de Salone pour tout ce qui y appartenait à Jacques Colonna et que celui-ci avait pensé lui donner par testament8. Il n’empêche que le séjour des papes en Avignon coupa tous les liens directs qu’ils entretenaient avec Rome, ses églises et Sainte-Marie-Majeure. Un temps était fini qui ne reviendrait plus.
18En attendant, parmi les victimes de Boniface, Jacopone da To-di, emprisonné à Palestrina pour avoir signé le manifeste de Lunghezza, énumérait sans pitié les méfaits du pape, qu’il présente comme l’Antichrist :
O papa Bonifazio, penso che ioconno
...
Vizio enveterato de congregar le cose Or non ce bastò ’l leceto messo t’ei a robbatura,
...
Reputavi te essere ad essere en papato clamavi santo Petro si esso sapea niente
...
Non trovo che ricordi che ’n tanta vanagloria par che ’l temor de Deo segno è de desperato molt’hai iocato al monno: non te potrai partire!
convertese en natura: grande n’ha’ avuta cura. a la tua fama dura, come ascaran rapire.
lo più sufficiente sopr’onn’omo vivente: che fosse respondente respetto al tuo savere
nullo papa passato se sïa delettato; dereto aggi gettato: o de falso sentire9.
O pape Boniface, tu t’es beaucoup joué du monde ! Je pense que tu n’en partiras pas heureux.
Vice invétéré devient seconde nature. D’amasser des richesses fut ton grand souci. Le licite ne suffisant à ta faim insatiable, tu te mis à voler à l’instar des brigands.
Tu te jugeais le plus capable d’assumer la papauté au dessus de tout homme vivant : tu proclamais que saint Pierre répondait de tes actes ; , si toi tu le savais.
Je crois que tu ne ressembles à aucun pape passé, qui se soit délecté de tant de vaine gloire. Tu sembles avoir jeté derrière toi la crainte de Dieu : c’est le propre d’un sentiment désespéré ou faux.
19Dante au contraire avait vu, dans l’attentat d’Anagni, une nouvelle passion du Christ et dans l’outrage fait à Boniface, un coup porté à l’Église. Triste fin d’un rève de grandeur, lui inspirant des vers de compassion :
Veggio in Alagna intrar lo fiordaliso, E nel Vicario suo Cristo esser catto. Veggiolo un’altra volta esser deciso ; Veggio rinovellar l’aceto e ’l fiele, e tra i vivi ladroni esser anciso10.
Je vois entrer à Anagni la fleur de lis et le Christ prisonnier en son vicaire. Je le vois de nouveau frappé, je vois renouvelés le vinaigre et le fiel et au milieu des larrons vivants, [lui je le vois) occis.
Notes de bas de page
1 A. Maier, Due documenti nuovi relativi alla lotta dei cardinali Colonna contro Bonifacio VIII, p. 344.
2 Voir L. Mohler, Die Kardinäle Jakob und Peter Colonna.
3 Voir G. de Lagarde, La naissance de l’esprit laïque, I
4 Voir en particulier J. Rivière, Le problème de l’Église et de l’État.
5 J. Coste, Bonifacce VIII en procès, p. 23-32.
6 Ibid., p. 32-42.
7 Voir ch. VII : La terre et les hommes, p. 234.
8 Régeste LIII, 10, p. 439.
9 Poeti del Duecento, II, p. 139-143.
10 Purgatorio XX, vers 86-90.
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