Conclusion
p. 517-521
Texte intégral
1Les Balkans sont la face cachée de l’empire italien. L’Afrique en est évidemment la face apparente. Mais dans l’ombre, derrière la colonisation africaine – et parfois contre elle, dans une posture alternative – tente de se déployer un impérialisme de poche, qui en utilise les hommes, les idées, les structures et méthodes, et parfois même les chapitres budgétaires. La face cachée de l’empire, c’est aussi l’expansionnisme masqué derrière le discours de la libération des peuples. Non pas qu’il existe, dès 1861, le dessein cynique de circonvenir les nationalités balkaniques pour mieux les subjuguer. Au contraire : le programme mazzinien de l’aide au réveil des peuples balkaniques et à leur confédération est celui de pratiquement tous les Italiens intéressés par la question, quel que soit leur positionnement politique. Seule la chronologie varie : pour les gauches, radicale, républicaine, socialiste, voire de gouvernement, cette émancipation doit advenir le plus vite possible, par la force s’il le faut, en prélude à la révolution démocratique et sociale en Italie même. Pour les modérés et les catholiques, elle est différée jusqu’à l’inévitable effondrement de l’Empire ottoman pour les uns, jusqu’à l’inévitable union des Églises pour les autres. Seuls les nationalistes, peu nombreux mais donnant le ton à la fin de la période, s’écartent de ce programme, et encore pour y revenir ponctuellement lorsqu’il peut être utile à la mobilisation nationale.
2Dès lors, comment expliquer la lente dérive d’une croisade pour la libération des peuples à l’« égoïsme sacré » revendiqué par Antonio Salandra ? Tout d’abord, il ne s’agit là nullement d’un processus linéaire. Dès l’époque cavourienne, les coups de barre à droite sont fréquents, qui gèlent les projets d’alliances de revers. En outre, en 1915 encore, l’écrasante majorité des Italiens refuse la guerre et les aventures. Reste que l’espace public bourgeois, celui qui interagit avec le pouvoir et accouche du mouvement interventionniste, lui, se convertit très nettement à un expansionnisme qui intéresse désormais les Balkans. Bien sûr, cet expansionnisme n’est pas proprement colonial. Valona n’est pas bombardée, on ne pend pas les rebelles grecs du Dodécanèse : ce qui est admis en Afrique aurait été intolérable, à l’époque, dans cet ailleurs en Europe que sont les Balkans. De toute façon, l’usage de la force aurait suscité de telles réactions parmi les populations locales et parmi les autres grandes puissances que les maigres troupes dont peut disposer l’Italie dans ces théâtres périphériques auraient été balayées.
3La bienveillance envers les populations balkaniques, qui n’exclut pas un mépris constant, tient donc autant de la conviction que du calcul politique et stratégique. L’Italie est, pour reprendre une formule appliquée à la Russie, une puissance pauvre1. Ceux qui président à sa politique étrangère en sont parfaitement conscients et parviennent à faire beaucoup avec très peu de moyens. De même que le Saint-Siège compose avec la disparition du temporel et s’invente en puissance diplomatique globale et humanitaire2, la « Troisième Rome » assume son manque de capitaux et de soldats et s’érige en puissance morale. La puissance morale, c’est celle qui renonce aux conquêtes (en Europe seulement, du moins jusqu’en 1912/1914), qui veille au respect des traités, et entend n’avoir d’autre influence que commerciale et culturelle. Ses initiatives sont purement défensives, elles ne visent qu’à défendre l’italianité de ses ressortissants et la sécurité de ses frontières. Ce n’est pas qu’une posture, ni seulement l’arme du faible : la politique balkanique de l’Italie est dans une large mesure défensive. L’enjeu est le containment de la Grèce en Épire, de l’Autriche-Hongrie en Adriatique et de la France en Méditerranée orientale.
4La stratégie et l’esprit public se rencontrent autour du « primat moral ». Ce n’est plus celui de Vincenzo Gioberti, ou du moins c’en est la vulgate, une formule rhétorique répétée ad libitum mais qui constitue le sous-bassement théorique d’une politique prenant la forme d’actions militaro-diplomatiques sur le terrain à partir des dernières années du XIXe siècle. Le primat moral investit l’Italie d’une mission humanitaire en Crète et en Macédoine, justifie la « pénétration pacifique » en Albanie puis l’idée que l’Italie doit dominer en Adriatique pour pouvoir guider les nations balkaniques émancipées des jougs turc et autrichien.
5Sur place, la politique balkanique de l’Italie se déploie essentiellement par l’action des agents de terrain que sont les consuls, et dans une moindre mesure les militaires et agents d’autres ministères plus rarement déployés dans la péninsule. Ces agents opèrent de constantes négociations avec les acteurs locaux aussi bien qu’avec leurs propres autorités de tutelle et différents groupes de pression en Italie même. C’est que leur action est à la fois complétée et concurrencée par d’autres, qui s’auto-instituent en promoteurs de l’influence italienne. La politique balkanique de l’Italie naît donc de l’interaction entre l’ensemble des micro-mouvements de ces personnages officiels et officieux, et les consignes venues d’en haut, elles-mêmes largement conditionnées par la politique intérieure de l’Italie.
6Le va-et-vient discursif entre l’Italie et les Balkans est en effet constant. Un corpus de savoirs sur les hommes et les choses balkaniques se constitue lentement en Italie, à travers plusieurs filières. D’abord la filière de l’érudition locale et des savoirs académiques, qui s’écartent la plupart du temps de leur raison d’être première, même s’il existe quelques structures spécialisées dans l’étude des Balkans. Ensuite celle du militantisme, en Italie même à travers la contestation de la pusillanimité gouvernementale vis-à-vis des irrédentismes italien, grec et slaves, et dans les Balkans sous la forme du volontariat garibaldien. J’ai cherché à insérer ces manifestations bien connues de la solidarité nationalitaire italo-balkanique dans un répertoire d’actions plus vaste, constatant l’apparition, dès 1897, de mobilisations interclassistes et transpartisanes préparant celles de 1908 et 1915. Il existe enfin une troisième filière, celle de l’expertise de terrain, qui est celle des consuls principalement, même si les militants et les journalistes et autres voyageurs en font une publicité plus grande. Ces filières sont des sources de légitimité car elles manifestent une compétence qui se monnaye matériellement et symboliquement.
7Par sédimentation, un corpus de ressources argumentatives se constitue. Il est mobilisé la plupart du temps par le milieu étroit des balkanistes, qui cherchent, comme les africanistes, à tirer une rétribution de l’expansion italienne. En de plus rares occasions, le débat national s’en saisit, pour contester les choix politiques de l’équipe gouvernementale en place. C’est le cas en 1878, lorsque la « politique des mains nettes » qui est celle de l’Italie au congrès de Berlin provoque une explosion irrédentiste. C’est le cas, aussi, du débat suscité par la politique scolaire de Crispi dans l’Orient en général, ou par la faiblesse des modérés face aux massacres hamidiens ou à la crise de Bosnie-Herzégovine. Et c’est bien sûr ce qui advient en 1915, contre le choix de la neutralité, même si l’expansion dans les Balkans mobilise beaucoup moins les foules que la revendication de Trente et Trieste.
8Car il faut donner à la politique balkanique sa véritable dimension : aucun gouvernement ne tombe pour elle. C’est sur la question des chemins de fer que la Droite historique quitte le pouvoir en 1876, avant de le retrouver en 1896 parce que la politique africaine de Crispi a mené à la défaite d’Adoua. En 1914 encore, Giovanni Giolitti doit démissionner parce que les radicaux désapprouvent sa politique libyenne. En dehors de quelques grands moments politico-médiatiques, rares sont les Italiens qui ont une idée précise des affaires balkaniques. À bien des égards, cette étude est une histoire sans les masses, dont seuls les confins, du côté des ouvriers, sont touchés par les mots d’ordre irrédentistes, philhellènes ou interventionnistes. À la différence de l’Afrique, les corps expéditionnaires qui sont déployés à la périphérie maritime des Balkans sont trop réduits pour qu’un véritable « bain balkanique »3 n’en émerge. Il est vrai que la reine Hélène est suffisamment populaire pour qu’on ait l’idée d’appeler « Monténégro » une liqueur digestive, mais cela ne fait pas une culture coloniale.
9Le balkanisme est donc une affaire essentiellement bourgeoise, qui concerne des consuls et autres fonctionnaires de l’Instruction publique ou du Commerce, des érudits et des professeurs, quelques officiers et beaucoup de journalistes. Les ouvriers et artisans italiens sont pourtant nombreux dans les Balkans, mais leur présence est volatile, elle suit les chantiers et n’a guère d’impact politique, non plus que le va-et-vient des pêcheurs et marins apuliens, marquésans et vénètes. Parmi les produits dérivés de la guerre italo-turque, un jeu de l’oie fait serpenter ses cases à travers la Méditerranée orientale. Le but, bien sûr, est de prendre Tripoli et Benghazi. Le tout est décoré d’images des héros du jour : amiraux, généraux, soldats. Tout à droite, le général Ameglio, conquérant du Dodécanèse, est bien isolé. De même, le joueur dont le pion arrive sur les cases situées en Thrace ou en mer Égée paye ou passe son tour.
10L’anecdote ne révèle rien mais illustre le caractère secondaire des ambitions balkaniques, jusque dans la culture populaire. Pourtant, en 1915 les revendications coloniales sont reléguées à la fin du Pacte de Londres, dans son article 134. L’enjeu central, celui qui, dès l’automne, mobilise la Consulta et les états-majors, c’est l’Adriatique, avec la Dalmatie et l’Albanie. Avec l’entrée en guerre, le théâtre balkanique repasse au second plan, toutes les énergies sont mobilisées sur les Alpes. Reste qu’entre 1912 (saisie du Dodécanèse) et 1916 (élargissement de la zone d’occupation en Albanie méridionale), l’Italie procède à des occupations dont les modalités se dessinent en partie par l’adaptation aux circonstances, mais aussi grâce à un double héritage. L’héritage colonial d’abord : politique des chefs, administration militaire, cartographie, tout cela est testé en Afrique. L’héritage proprement balkaniste ensuite : l’implantation précoce des consulats, les opérations militaro-humanitaires, la création d’institutions savantes spécialisées, l’action culturelle des Italo-albanais aguerrissent une petite troupe d’experts prêts à agir quand Rome donne le signal d’une action résolue. Mais le principal savoir-faire que les pouvoirs publics italiens retirent de cinquante ans de relations italo-balkaniques est peut-être policier, et cela principalement sur le territoire italien. Si l’anticolonialisme est, comme toutes les autres formes de contestation politique et sociale, vigoureusement réprimé, les circulations entre Italie et Balkans font l’objet d’une surveillance à proportion de leur charge politique. Dès le lendemain de l’Unité, les consuls d’Italie outre-Adriatique suivent les faits et gestes des bourboniens, volontaires internationalistes et autres irrédentistes. En Italie, les polices traquent ces mêmes volontaires et surveillent les réunions des comités mobilisés pour telle ou telle cause nationale. De même, des agents s’attachent aux pas des voyageurs grecs, albanais, turcs ou austro-hongrois qui passent par les ports de l’Adriatique pour gagner les lieux d’intrigues à Rome, Naples, Venise ou Milan.
11Si aucun dessein préétabli ne guide les relations italo-balkaniques au temps de l’Italie libérale, un demi-siècle d’échanges produit des représentations, des liens culturels et économiques, des structures administratives prêts à reservir au gré des circonstances. Après 1945, alors que la « guerre parallèle » menée par Mussolini dans les Balkans s’est soldée par une défaite totale, ce sont les combats du Risorgimento que l’on exhume pour tenter de rétablir de bons rapports avec les pays de la zone. La Guerre froide, néanmoins, coupe l’Italie de la rive orientale de l’Adriatique, et lorsqu’en 1991 les réfugiés du Vlora se pressent à Bari, on a bien oublié que les côtes apuliennes avaient été le lieu d’intenses circulations trans-adriatiques.
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