Chapitre 7
La politique balkanique de l'Italie, du « recueillement » à la « pénétration pacifique » (1896-1912)
p. 375-426
Texte intégral
1Après la chute de Crispi, le rejet momentané des aventures coloniales conduit la sphère de décision italienne à agir en Crète sous couvert d’impératifs humanitaires. Plus généralement, le dégoût des conquêtes dans l’opinion italienne met l’expansion commerciale à la mode, sous l’étiquette de « pénétration pacifique » : jugée moins dangereuse, moins dispendieuse et plus respectueuse du droit des peuples que la colonisation, elle fait consensus en Italie. La « pénétration pacifique » a pour principal terrain les provinces ottomanes de Méditerranée : Tripolitaine et Cyrénaïque en Afrique du Nord, où il importe de s’affirmer face aux concurrents européens actifs au Maroc1. Elle n’exclut pas la poursuite de la colonisation proprement dite, avec la constitution, entre 1905 et 1908, de la « Somalie italienne »2, et la création de la concession italienne de Tientsin à la suite de la guerre des Boxers en 19013. À cela, il faut ajouter les intérêts en Amérique latine4 pour avoir une idée complète de ce qu’est la sphère impériale italienne au début du XXe siècle : un empire essentiellement informel, avec quelques poches de domination directe qui ont retenu l’essentiel de l’attention mais sont pourtant bien exiguës. Reste qu’en ce début de siècle, les Balkans, prolongés par l’Asie mineure, apparaissent bel et bien comme une direction nouvelle, et essentiellement commerciale, des ambitions italiennes.
7.1. Les Italiens à l’assaut du Monténégro
7.1.1. Le « mariage Savoie-Pétrovitch »
2Six mois après le désastre abyssinien, Rome réussit un coup diplomatique dans les Balkans, encore bien secondaires par rapport à l’Afrique. Le 24 octobre 1896, en effet, le prince de Naples, héritier du trône des Savoie et futur Victor-Emmanuel III, épouse la princesse Hélène, l’une des sept filles du prince Nicolas Petrović-Njegoš de Monténégro. Ce mariage a été voulu par Crispi, qui le prépare dès 18945. Un tel projet peut surprendre, car le Monténégro est alors une puissance bien modeste. On a pu y voir la volonté de régénérer le patrimoine génétique des Savoie, altéré par la consanguinité. La reine Margherita est séduite par l’argument du renouvellement de la race, trouvant son fils trop petit et disgracieux, alors qu’Hélène est si belle qu’à la cour de Russie, c'est pour elle que le futur maréchal Mannerheim affronte un Karageorgévitch en duel.6. Telle quelle, l’explication paraît un peu courte. Crispi renoue toutefois avec une politique matrimoniale ambitieuse qui avait eu cours jusque dans les années 1870, à l’époque où certains milieux piémontais cherchaient à constituer autour des Savoie une ligue de l’Europe latine7. Du côté monténégrin, le prince Nicolas, fort de sa nombreuse progéniture – du moins féminine, les hommes menant une vie dissipée dans les palaces européens – se trouve être un habile praticien de la diplomatie matrimoniale, qui convient parfaitement à la nature autocratique très marquée de sa politique étrangère8.
3Depuis le début des années 1890, le ministre d’Italie à Cetinje avertit la Consulta du danger de voir la principauté satellisée par l’Autriche-Hongrie. Il faut dire que le Monténégro est enfermé dans la sphère impériale et royale : au nord-ouest, la double monarchie est en contact territorial direct avec la principauté ; à l’ouest, la flotte de Cattaro assure la « police des côtes » en vertu de l’article 29 du traité de Berlin ; au nord-est, la Serbie de Milan Obrenović est elle-même sous l’influence de Vienne ; enfin, au sud, l’Albanie catholique est parcourue d’agents austro-hongrois. Le ministre d’Italie au Monténégro a la conviction que Vienne intrigue pour susciter un parti dynastique concurrent, dans la perspective d’avoir sur le trône une créature à elle, comme en Serbie9. Francesco Bianchini signale la chose sans préjuger de la réaction de la Consulta, supposant qu’un « inorientamento » de l’Autriche-Hongrie pourrait ne pas être nocif aux intérêts italiens10.
4Le Monténégro cherche lui-même à sortir de son isolement ; on travaille à pacifier les relations avec les Serbes, en dépit de leur lien vassalique avec Vienne, notamment en éloignant le gendre de Nicolas, le prétendant au trône serbe Pierre Karageorgévitch11. Entre 1896 et 1897, le Monténégro et la Serbie élaborent une politique balkanique commune qui vise à libérer les Slaves de la domination ottomane ; on évoque également la construction d’une ligne de chemin de fer reliant Belgrade à l’Adriatique12. Surtout, on se rapproche résolument de Saint-Pétersbourg. La diplomatie du prince monténégrin est en cela facilitée par l’arrivée sur le trône de Russie d’un nouveau tsar bien disposé à l’égard du petit État slave, Nicolas II13. Avec l’aide de la Russie, la principauté s’engage dans un processus de modernisation militaire, fondant une école militaire à Podgorica et réorganisant sa milice sur le modèle des réserves européennes. Néanmoins, la protection russe paraît insuffisante au Monténégro, qui cherche de nouveaux appuis14.
5C’est sur ce fond de grandes manœuvres que se décide le mariage princier, le roi Humbert soutenant la poursuite des négociations par Di Rudinì et Visconti Venosta, qui reconduisent le projet de Crispi. Il faut dire que pour la nouvelle équipe, la route de Cetinje conduit à Saint-Pétersbourg, et de là à Paris : c’est en tout cas l’avis du comte Tornielli, qui occupe à Paris une ambassade stratégique, Visconti Venosta n’ayant pas fait mystère de sa volonté d’en finir avec les tensions franco-italiennes héritées de Crispi. Pour Tornielli, le mariage pourrait être interprété en France comme un gage de bonne volonté à l’égard de l’allié russe, et donc apaiser la haine que beaucoup de décideurs semblent nourrir en France à l’égard de l’Italie15. En accord avec Di Rudinì et Visconti Venosta, Humbert intervient de très près dans le dossier. Victor-Emmanuel rencontre Hélène à Moscou au printemps 1896 ; le consentement des intéressés est considéré comme une donnée importante du problème, du côté italien du moins. Profitant de la présence du prince Nicolas à Vienne, le roi charge l’ambassadeur, Nigra, de négocier avec le souverain monténégrin la venue de Victor-Emmanuel à Cetinje, afin de discuter des modalités16.
6Dans l’entourage du prince Nicolas de Monténégro, un personnage très lié à la Russie et à la France, et que nous retrouverons sous peu dans les combinaisons économiques italo-monténégrines, va, dans l’immédiat, jouer un rôle important dans le mariage. Lujo Vojnović (Louis Voïnovitch) est issu d’une famille de diplomates et militaires ragusains qui servent traditionnellement la Russie17. Né sujet autrichien, de confession catholique, il fréquente dans sa jeunesse les amis slavisants, notamment français, de son père Constantin, qui devint recteur de l’université de Zagreb et dont nous avons vu les liens avec les milieux pontificaux (supra, chap. 3). Croyant d’abord à l’instauration du trialisme en Autriche-Hongrie, Lujo Vojnović se tourne à partir des années 1890 vers la Serbie et le Monténégro, qui lui paraissent être de meilleurs champions de la cause slave méridionale que la double monarchie. Devenu secrétaire particulier de Nicolas de Monténégro, il est en 1896 le seul catholique présent à la cour de ce prince, et joue dès lors un rôle important dans le mariage Savoie-Pétrovitch. Dans ses mémoires, il se vante d’avoir noué d’excellents rapports avec Victor-Emmanuel, qui se rend dans la principauté à bord de son yacht à l’été 1896. On ne sait toutefois quel crédit accorder à l’information selon laquelle il aurait amené le prince de Naples à ses vues austrophobes. Une fois le mariage célébré, le 24 octobre 1896, en l’église Santa Maria degli Angeli, le prince Nicolas de Monténégro considère quoi qu’il en soit le prince de Naples comme un relais influent pour sa politique, puisqu’il lui fait part dans son courrier de sa crainte de l’Autriche, tenant à Victor-Emmanuel le même discours qu’au roi, à Di Rudinì et à Visconti Venosta18. Dès le mois de décembre, comme nous l’avons vu (supra, chap. 4), Nicolas propose à l’Italie un partage de l’Albanie, auquel Visconti Venosta oppose un refus poli. Dès 1897, le mariage favorise le rapprochement italo-russe alors que Saint-Pétersbourg s’accorde avec Vienne pour garantir le statu quo dans les Balkans19. À plus long terme, l’alliance matrimoniale italo-monténégrine crée un canal pour les affairistes en tout genre qui profitent du processus de construction d’un État monténégrin moderne.
7Jusqu’aux dernières années du XIXe siècle, le Monténégro n’a ni économie, ni administration ; son armée et son embryon de gouvernement sont presque entièrement financés par des subsides russes. En 1906, la principauté se dote d’une monnaie, et les premières banques apparaissent entre 1901 et 190620. Au début des années 1890, l’Autriche-Hongrie commence à doter la principauté d’infrastructures ; pour l’Italie, le mariage Savoie-Pétrovitch donne le signal de l’entrée dans la lutte d’influence. Cette entrée en scène de l’Italie en pays slave s’inscrit aussi dans le rééquilibrage des relations de Rome avec Saint-Pétersbourg et Paris. Si le rapprochement franco-italien est bien connu21, il n’est pas inutile de noter ici que les affaires balkaniques sont loin d’être négligeables dans les convergences entre l’Italie et ce qui va devenir l’Entente. Elles ne sont pas incompatibles avec le maintien, parmi l’opinion publique et les décideurs, d’un triplicisme sincère, mais il convient de soigneusement les pister si l’on veut comprendre, sans pour autant l’expliquer de façon téléologique, l’Intervention de 1915 aux côtés de l’Entente.
8Le mariage marque le début de nouvelles relations économiques entre l’Italie et le Monténégro. Elles sont à sens unique : en l’absence de processus d’industrialisation réel dans les Balkans, la construction de l’appareil d’État monténégrin, mais aussi celle des infrastructures nécessaires au fonctionnement d’une économie moderne, ne peuvent qu’être importées22. Or l’attribution des marchés obéit aux règles de la proximité informelle entre décideurs balkaniques et fournisseurs occidentaux, en l’espèce entre la cour monténégrine et des affairistes italiens de différents calibres.
7.1.2. Le Monténégro, une bonne affaire ? Les entreprises d’Antonio Baldacci
9Nous connaissons Antonio Baldacci comme savant et comme militant des causes nationales balkaniques (supra, chap. 5). L’étude de sa correspondance révèle qu’il se trouve également au cœur d’un vaste réseau d’affaires et de sollicitations diverses. Ses débuts dans les affaires entre Italie et Balkans sont très modestes, mais facilités dans un premier temps par le contexte favorable de la fin du crispisme, qui affaiblit momentanément le tropisme africain. Dès 1895, Baldacci publie dans un périodique local un article sur la nécessité de développer le commerce italo-albanais23. À cette époque, il parvient déjà à obtenir des financements pour ses expéditions scientifiques. À partir de 1895-1896, il semble mettre à profit ses contacts dans les administrations pour obtenir cette fois qu'elles soutiennent des initiatives commerciales.
10C’est néanmoins le mariage Savoie-Pétrovitch qui lui donne sa chance ; en 1896, les Italiens qui connaissent véritablement le Monténégro sont rarissimes. Le botaniste et géographe Antonio Baldacci peut se vanter d’avoir fait la connaissance du prince Nicolas dix ans avant le mariage24. Désireux de diversifier ses réseaux d’influence en Italie, ce dernier donne des gages d’intérêt au jeune savant, souhaitant le voir étendre son entregent au sein des classes dirigeantes italiennes. Parmi les quelques dizaines d’ouvrages de circonstance, opuscules et rééditions qui voient le jour à l’occasion du mariage du prince de Naples et de la princesse de Monténégro, seuls une poignée de textes se distinguent par la qualité relative de leur information et de leurs analyses. Le publiciste Vico Mantegazza, dont nous reparlerons, se rend dans la principauté en même temps que Victor-Emmanuel, et tire de ce séjour un ouvrage documenté, publié dans une édition richement illustrée par la prestigieuse maison florentine Le Monnier25. Un autre publiciste spécialiste des Balkans, Giuseppe Marcotti, fait lui aussi paraître un gros ouvrage, cette fois auprès des éditions Treves, maison milanaise aux productions plus populaires26. Enfin, Mario Borsa, journaliste au Corriere della Sera, publie un recueil d’articles consacrés à l’événement27. Les deux premiers connaissaient les Balkans, mais en journalistes. Débarqués pour la circonstance, ils ne peuvent avoir la fine connaissance de la principauté dont dispose au contraire Baldacci.
11Ce dernier se voit comblé d’honneurs en quelques années. En 1897, il est fait officier de l’ordre de Danilo Ier. Du côté italien, il reçoit dès l’année suivante sa première décoration, puisqu’il est fait chevalier de la couronne d’Italie. Suivent en 1899 le grade de commandeur de l’ordre de Danilo Ier, et l’admission dans l’ordre ottoman de l’Osmaniye28. Baldacci était un savant, il devient un publiciste en vue. À partir de 1896, c’est dans le grand journal bolonais Il Resto del Carlino qu’il publie plusieurs articles sur le Monténégro et l’Albanie :
Egregio d.e Baldacci, In questi giorni in cui il Montenegro è diventato fra noi alla moda, il Carlino sarebbe assai lieto di pubblicare uno o più articoli da Lei redatti intorno a suoi ricordi ed impressioni del suo soggiorno in quel principato e specialmente riguardanti la famiglia regnante e la Pa. Elena. A Lei che da tanti anni visita il Montenegro e ne scruta con sagace occhio, oltreché la parte riguardante le scienze naturali, anche quella attinente al morale, a Lei, che è amico personale del Pe. Nikita, non mancherà certo la materia29.
12En 1898, Baldacci met les questions balkaniques à l’ordre du jour du congrès de géographie qui se tient à Florence30. Il y réclame la relance de l’influence italienne dans les Balkans en général et en Albanie en particulier, avant d’appeler à la création d’un État albano-monténégrin. Nous avons vu (supra, chap. 6) qu’en octobre de l’année précédente il avait déjà présenté à Visconti Venosta cette aspiration fondamentale de Cetinje, qui souhaite obtenir la masse territoriale critique qui garantirait la principauté d’une absorption par l’Autriche-Hongrie ou la Serbie. On le voit, Baldacci sait rendre service ; il n’oublie pas pour autant de s’aider lui-même. La même année, il se met en campagne pour obtenir de la maison princière de Monténégro qu’elle fasse de l’entreprise bolonaise Cobianchi son fournisseur officiel. Il faut dire que cette maison commercialise une liqueur digestive dénommée « Amaro Montenegro » ; quoique la boisson n’ait aucun rapport avec la principauté balkanique, le statut de fournisseur de la maison princière représente une publicité intéressante dans le contexte de mode monténégrine qui suit le mariage de Victor-Emmanuel et Hélène. Diverses maisons italiennes bénéficient ainsi de l’influence de Baldacci auprès de la cour monténégrine. Il s’agit d’entreprises produisant le plus souvent des denrées alimentaires fines – alcools, charcuterie, pâtisserie – et les flux ainsi générés sont certainement négligeables, mais il n’existe alors guère d’activité possible au Monténégro en dehors de la consommation parasitaire d’une cour sous perfusion de l’étranger. En somme, il s’agit ni plus ni moins que de capter une partie des subventions déversées dans la principauté par les puissances étrangères.
13Antonio Baldacci n’en reste toutefois pas là, et entreprend de mettre en place de véritables activités industrielles et commerciales au Monténégro. Pour les favoriser, son frère Giovanni s’installe à Scutari le 1er juillet 189931. La ville est certes située en Albanie ottomane, mais par sa position lacustre à peu de distance de la mer, c’est le poumon économique du Monténégro. Les débuts des Baldacci sont prometteurs. Il faut dire que la concurrence est à peu près nulle32. Avant les toutes premières années du XXe siècle, la présence économique italienne dans les Balkans est surtout un reliquat de l’émigration des années 1880, lorsque l’abondante main d’œuvre italienne construit les chemins de fer commandités par le grand capital austro-allemand. Les quelques ouvriers demeurés dans les Balkans se sont faits artisans ; les ingénieurs ou les cadres fondent parfois des sociétés de sous-traitance ou de commerce, mais ces initiatives concernent la Dalmatie, la Serbie, la Grèce et les régions riches de la Turquie d’Europe, certainement pas le Monténégro33.
14En matière de flux commerciaux, il existe pourtant un « triangle adriatique » : les Balkans approvisionnent en matières premières les régions centro-méridionales de l’Italie, qui commencent à connaître un développement industriel, limité toutefois à une activité de transformation des matières premières agricoles ou minérales, et expédient des produits semi-finis dans le cœur industriel danubien, lequel exporte à son tour des produits finis d’un niveau technologique supérieur dans les Balkans34. L’idée des frères Baldacci, qui viennent d’une de ces régions centro-méridionales de plus en plus tournées vers l’Adriatique, consiste à insérer le Monténégro dans ce triangle commercial, en faisant de la principauté un fournisseur de produits agricoles et de matériaux pour la zone s’étendant de la Romagne aux Pouilles.
15En 1900 est constituée la Società fratelli Baldacci e Rivalta e figli qui associe Antonio et Giovanni au négociant Augusto Rivalta35. Géographe, Antonio possède une idée précise du potentiel économique du Monténégro ; il s’emploie d’ailleurs à mettre son statut de savant au service de ses activités d’affairiste, entreprenant en 1901 une tournée de conférences dans plusieurs villes italiennes36. Les Baldacci peuvent également compter sur l’appui de la cour italienne. En 1900, le roi accorde à Antonio une audience privée. Surtout, après l’assassinat d’Humbert la même année, c’est Victor-Emmanuel, le gendre du prince Nicolas, qui monte sur le trône ; par la filière monténégrine, Antonio Baldacci a désormais ses entrées dans les plus hautes sphères. Il est ainsi reçu chaque année en audience privée par Victor-Emmanuel et Hélène, et ce jusqu’en 190837. Les premiers projets économiques des frères Baldacci bénéficient ainsi du soutien de l’État italien : le ministère de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce accorde une subvention de 200 lires, non plus pour des recherches scientifiques, mais pour développer une activité commerciale38. La recommandation du gouvernement italien est alors certainement plus utile aux frères Baldacci que le subside, à vrai dire modeste. À Cetinje, le ministre d’Italie, Riccardo Bollati, s’emploie à obtenir la création d’une agence commerciale italo-monténégrine, dont la direction doit revenir à Giovanni Baldacci39 : pour la modeste fratrie, les places dans la bureaucratie impériale comptent au moins autant que les rentrées ponctuelles d’argent frais.
16Les Baldacci nourrissent d’abord des projets d’industries de transformation de matières premières agricoles ou minières. Deux pistes semblent être privilégiées : le développement de produits bruts exportables en Italie, tels que le bois, les peaux et les produits laitiers, d’une part ; celui de produits à consommer localement, comme le savon et les allumettes, d’autre part40. La première de ces deux pistes paraît crédible : ces échanges peuvent s’insérer dans le « triangle adriatique » évoqué plus haut. Il s’agit en somme de favoriser la naissance d’une nouvelle région exportatrice : la filière bois, par exemple, met déjà en relation la Serbie et la Bosnie-Herzégovine avec l’Italie ; le Monténégro pourrait s’insérer dans ce circuit, l’Italie centro-méridionale, largement déboisée par l’élevage, ayant de gros besoins de bois de construction et de combustible pour ses industries de transformation41. L’autre piste est plus difficile à suivre, puisqu’elle va à l’encontre du courant d’importations provenant d’Italie méridionale. Une telle industrie de substitution aux importations serait certes dans l’intérêt du Monténégro, mais concurrencerait les industries à faible niveau technologique d’Italie du sud.
17Une autre idée des frères Baldacci se révèle fructueuse, même si d’autres se chargeront d’en récolter les bénéfices. Antonio met en effet ses compétences de savant au service de ses projets économiques : vétérinaire de formation, il est en mesure d’évaluer les possibilités de l’élevage monténégrin en matière de fourniture de lait, de graisse et de peaux nécessaires aux projets évoqués précédemment. Botaniste autodidacte, il remarque la qualité du tabac monténégrin et envoie des échantillons au ministère des Finances – et non à celui de l’Agriculture, ce qui indique clairement le projet de fournir le monopole italien du tabac42. Sans le savoir, Antonio Baldacci reprend la méthode utilisée par Salomone Fernandez, premier consul d’Italie à Salonique quarante ans plus tôt (supra, chap. 1). Le 5 mars 1902, les frères Baldacci fondent à Cetinje une société d’achat et de commercialisation du tabac, en association avec deux notables monténégrins, Špiro Popović et Slavo Ramadanović43. Ces premières initiatives lui valent d'importants profits symboliques : en 1901, Antonio Baldacci reçoit la médaille d’or du mérite civil ; en 1902, il est fait commandeur de l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare (une distinction que les consuls en poste dans les Balkans mettent des années, voire des décennies à obtenir)44 ; enfin, il est fait en 1903 officier de la Couronne d’Italie45. Les activités d’intermédiation d’Antonio prennent d’ailleurs une ampleur croissante : entre 1901 et 1902, il négocie un prêt pour le Monténégro, ainsi que l’achat d’une grande quantité de poudre à canon, et même celui de trois batteries de campagne46. En 1902, il reçoit du prince Nicolas la somme de 1000 francs en récompense de ses bons offices47.
7.1.3. L’entrée en scène de Giuseppe Volpi et du « groupe vénitien »
18Les affaires des Baldacci sont définitivement compromises lorsqu’apparaît sur la scène monténégrine un personnage bien connu des historiens : Giuseppe Volpi48. Son succès sera proportionnel aux échecs de Baldacci, alors que les deux affairistes ont au départ les mêmes cartes en main. Tous deux sont issus de la classe moyenne, comme du reste plusieurs pionniers de la colonisation africaine, ainsi Antonio Cecchi et Vincenzo Filonardi en Somalie49. Pour ce qui est de Volpi et Baldacci, il s’agit même de la classe moyenne patriote. Issu de la petite noblesse bergamasque, fils d’un ingénieur garibaldien, Volpi connaît toutefois beaucoup moins bien les Balkans que Baldacci. Au tournant du siècle, le botaniste bolonais arpente déjà les confins albano-monténégrins depuis une quinzaine d’années. Pourtant, la profonde connaissance scientifique des Balkans dont peut se vanter Baldacci va s’avérer de peu de poids face à l’entregent italo-balkanique que Volpi réussit à se constituer. Volpi fait ses premières expériences commerciales en Autriche-Hongrie50, mais c’est à Venise, où il est de retour en 1900, que s’opère la combinaison gagnante. La cité lagunaire est un lieu de plaisir qui attire des hôtes prestigieux de toute l’Europe et au-delà51. La très charismatique personnalité de Volpi, son aisance dans les sphères raffinées aussi bien que dans les milieux interlopes vont lui permettre d’associer les ressources financières du patriciat vénitien aux relations politiques des grands personnages balkaniques, notamment serbes et monténégrins, qui viennent profiter de la fête vénitienne.
19Tout commence avec la rencontre, à Naples pour cette fois, d’un des membres de la direction de la Banca Commerciale, un puissant établissement à capitaux austro-allemands basé à Milan52. Giuseppe Toeplitz, qui dirige la filiale vénitienne de la banque de 1900 à 1904, est l’un des Dioscures qui feront la fortune de Volpi ; l’autre est Piero Foscari, un descendant des doges qui s’est illustré en Afrique pour sa brutalité, alors qu’il servait dans la marine royale53. Toeplitz apporte les capitaux de la Commerciale, Foscari les garanties du patriciat vénitien : Niccolò Papadopoli et Ruggero Revedin d’abord, puis Amedeo Corinaldi et Roberto Paganini, et enfin de grands noms de l’industrie tel que Luigi Orlando54. Ce premier noyau débute en Vénétie, dans le secteur hydroélectrique. Et si Volpi est largement servi par la fortune, c’est lui qui oriente les activités du groupe vers les Balkans.
20Par un ami hongrois, le journaliste József Strausz, il connaît les milieux serbes de Venise. C’est Milenko Vesnić, un représentant du parti radical serbe sur le point de reprendre le pouvoir à Belgrade, qui le guide vers les Balkans, en lui présentant un autre habitué de la fête vénitienne, Lujo Vojnović, que nous connaissons déjà pour son implication dans le mariage italo-monténégrin. Pour Volpi, le rôle de Vojnović est crucial, puisqu’il le met en rapport avec Danilo, le fils aîné du prince Nicolas de Monténégro. Lui et son cadet Mirko sont des dandys habitués des palaces occidentaux55, et dont on peut douter de la capacité d’initiative. Cependant les radicaux serbes, une fois revenus au pouvoir après le sanglant coup d’État de 1903, cherchent à attirer les Italiens dans les Balkans56. Porteurs d’un programme réformateur à l’intérieur, expansionniste à l’extérieur57, les radicaux serbes peuvent avoir voulu, en mettant les Italiens en rapport avec Danilo de Monténégro, desserrer l’étau autrichien tout en avançant leurs pions au Monténégro58. C’est en tout cas par une intervention directe de Danilo auprès de son père que le groupe vénitien obtient le monopole de l’exploitation des tabacs monténégrins.
21Volpi fait irruption dans le jeu des Baldacci et le fait voler en éclat : le jeune capitaine d’industrie met pour la première fois les pieds dans la principauté au début de l’année 1903 ; le 15 juillet, la Regìa cointeressata dei tabacchi est fondée à Cetinje, même si son siège officiel se trouve à Venise. Antonio Baldacci, malgré ses liens très étroits avec les deux cours, n’est arrivé à rien faute de capitaux. En quelques mois, toutes ses idées sont mises en pratique à grande échelle par un homme qui a le soutien de l’aristocratie et de la cour italiennes, de la banque austro-allemande, du grand capital italien, de plusieurs grands personnages balkaniques et bientôt de la Consulta. On comprend, dès lors, que, selon l’expression de Daniel Grange, les Baldacci aient « poursuivi de leur hargne » les initiatives de Volpi et compagnie59. Ces derniers, après avoir investi dans les mines du Turquie et dans les tabacs du Monténégro, créent en 1905 la Compagnia d’Antivari, un consortium visant à constituer un terminal portuaire au débouché d’une future ligne ferrée trans-balkanique60, un projet qui répond au désir exprimé par Nicolas de Monténégro dès 1900 lors d’un voyage à Rome61. Quant au port lui-même, c’est la répétition générale du port industriel de Venise, ensuite construit à Marghera62.
22Face à cette machine, les Baldacci ne sont bien entendu pas de taille. L’irruption du groupe vénitien au Monténégro compromet gravement leurs affaires, puisque le monopole des tabacs représente la seule activité immédiatement rentable. C’est, il est vrai, une entreprise de prédation, qui ne manque pas de susciter la colère de la population monténégrine63. Les habitants sont désormais contraints de payer pour un service dont ils n’ont pas besoin – le tabac, de bonne qualité, se vend traditionnellement sur le pas des maisons – ou à travailler sous la rude houlette des contremaîtres italiens dans la manufacture64. Néanmoins, la Regìa cointeressata travaille en grand, et fait oublier les projets mesquins des Baldacci. Giovanni pensait travailler sur de petites quantités65, là où le groupe vénitien crée au contraire une structure qui emploie 340 ouvriers dans la manufacture et fait travailler 7000 familles de cultivateurs de tabac, ainsi que des colons venus de la région de Lecce pour entretenir des champs expérimentaux66. Volpi supplante Baldacci également dans l’intermédiation personnelle : en 1908, c’est à lui que le ministère des Affaires étrangères monténégrin, Milan Martinović, s’adresse pour acheter des obus en Italie du nord67.
23L’Autriche-Hongrie faisant tout pour saboter les initiatives du groupe vénitien, celles-ci ne peuvent se faire que grâce au soutien résolu de la Consulta, qui bénéficie, à la cour du prince Nicolas, de l’appui du ministre des finances, Lazar Mijušković68. En 1907, Volpi et ses amis fondent la Società commerciale d’Oriente, en vue d’établir des participations à divers projets industriels ou équipementiers en Turquie. En 1908, on décèle un indice supplémentaire des liens entre les milieux expansionnistes italiens, les Serbo-monténégrins et l’alliance franco-russe, puisqu’est créé, le 5 juin, un consortium franco-italo-serbo-russe en vue de la construction d’une ligne ferrée transbalkanique69. Cette décision fait suite à un houleux débat parlementaire au printemps, au cours duquel le ministre des Affaires étrangères, Tittoni, est interpelé par le député d’extrême-gauche Barzilai sur les projets de Drang nach Osten ferroviaire de l’Autriche. Barzilai a reçu l’appui de députés méridionaux inquiets de voir la route de l’Orient coupée à l’Italie. Le projet de ligne trans-balkanique est toutefois rapidement compromis par l’arrivée au pouvoir des Jeunes-Turcs, dont le programme de défense de la souveraineté ottomane s’accommode mal des demandes de concessions étrangères.
24Une série de travaux a permis, depuis le milieu des années 1970, de recenser l’essentiel des entreprises économiques italiennes dans les Balkans70, dont les projets de lignes ferroviaires71. Ces derniers ont en effet catalysé la rivalité austro-italienne et contribué à rapprocher Rome des Franco-russes et de leurs alliés slaves. Néanmoins, rares sont les projets économiques italiens qui trouvent une réalisation effective. La modeste ligne ferrée Antivari – Vir Pazar, demeure l’un des rares, et encore ses résultats d’exploitation sont-ils très insatisfaisants72. Même une entreprise aussi centrale, dans l’expansion subventionnée en direction des Balkans, que la Compagnie d’Antivari, semble avoir mis en permanence la Consulta devant le fait accompli, tout en faisant preuve d’un amateurisme qui, conjugué à la maigreur des résultats obtenus, laisse les décideurs perplexes.73. Dès lors, il ne faut sans doute pas surévaluer la cohérence de la politique économique italienne en direction des Balkans, dont les à-coups doivent certainement beaucoup à des initiatives individuelles plus ou moins bien vues de la diplomatie italienne.
7.2. Impérialistes ou opportunistes ? À la recherche de l’argent public
7.2.1. Des affairistes petits et grands
25L’accumulation de discours politiques et savants sur les Balkans constitue une ressource argumentative en faveur du financement, par la puissance publique, d’une expansion en direction de cette région. Dès lors, l’idée d’une « pénétration pacifique » dans les Balkans, qui se fait entendre de plus en plus clairement depuis 1897, est entretenue par un certain nombre d’individus qui en escomptent des bénéfices symboliques, mais aussi matériels. Certains travaillent en grand : ce sont les Volpi et consorts. D’autres n’ont guère le choix : ce sont les consuls, qui doivent bien valoriser les postes inconfortables où on risque de les oublier. Au tournant du siècle, enfin, un certain nombre de gens lettrés mais sans le sou, viennent contribuer à l’incantation performative qui semble avoir réussi en Afrique : il leur faut convaincre opinion et décideurs que l’Italie doit investir pour garantir son influence dans les Balkans, et ainsi s’auto-instituer en pionniers de cette nouvelle aventure impériale. Malheureusement pour eux, l’aventure balkanique n’aura jamais les dimensions ni la cohésion de son inspiratrice africaine.
26D’un point de vue macro-économique, l’expansion italienne dans les Balkans demeure très modeste. D’après les statistiques italiennes reconstituées par Daniel Grange, en 1911 l’ensemble formé de la Bulgarie, de la Grèce, du Monténégro, de la Roumanie, de la Serbie et de la Turquie d’Europe représente 5,3 % du commerce extérieur italien74. Au niveau micro-économique, c’est la même situation. En 1914, il n’y a pas plus de cinquante Italiens au Monténégro. Quelques années auparavant, il est vrai qu’on en compte près de 500 rien qu’à Cetinje, presque tous venus des Pouilles. Une fois la fièvre des travaux dans la capitale passée, la plupart s’en retournent. Ne restent dans la principauté que quelques artisans et employés, et de gros négociants encore moins nombreux75.
27L’historiographie connaît bien les grands noms de la politique, de la finance, de l’industrie et de la presse qui concourent à l’expansion italienne dans les Balkans à l’époque du décollage économique italien, correspondant grosso modo à ce qu’on appelle en Italie la « période giolitienne » (età giolittiana)76. L’attention portée au grand capital subventionné laisse de côté les initiatives inabouties ou tout simplement demeurées en dehors du périmètre de l’État. De telles entreprises en free lance sont d’ailleurs, elles aussi, souvent lancées pour tenter de capter des fonds publics au nom de la défense des « intérêts italiens » dans les Balkans ; mais d’autres sont parfaitement étrangères à la politique et ne visent que le profit. C’est le cas de la Società per l’utilizzo delle forze idrauliche della Dalmazia, ou Sufid, récemment étudiée par Paolo Raspadori77. Issue de la Società italiana per il carburo di calcio, acetilene e altri gas (dite « Società Carburo »)78, cette entreprise est voulue par des capitalistes italiens. Pour pouvoir utiliser les ressources naturelles de la Dalmatie, elle est cependant contrainte par les autorités austro-hongroises à se dégager de tout lien avec la puissance publique italienne. Ses fondateurs s’exécutent, bien qu’ils appartiennent à des milieux d’affaire très liés à l’État italien, avec par exemple la figure de Vincenzo Filonardi, ancien consul d’Italie à Zanzibar et fondateur de la Compagnia italiana per la Somalia V. Filonardi e C., faux-nez de la première colonisation italienne de la Somalie79. A contrario, nombreuses sont les initiatives économiques italiennes qui recherchent désespérément le soutien de l’État, sans toujours le trouver, tant l’expansion balkanique est loin de faire l’unanimité dans la classe dirigeante : s’il existe un « parti colonial » italien, celui-ci ne laisse que peu de place aux Balkans, l’Afrique demeurant la grande affaire80. Ce que nous appellerons par défaut les milieux balkanistes se réduit en réalité à des initiatives disparates et relativement peu nombreuses.
28Nous allons donc chercher ici à situer les grands noms de l’expansionnisme dans une nébuleuse balkaniste qui rassemble également une cohorte de petits littérateurs, de fonctionnaires mal payés et d’aventuriers en quête de financements. Ces sans-grades, bien moins connus, appartiennent à une petite bourgeoisie de lettrés précaires, souvent accessible à la rhétorique nationalitaire, mais dont les penchants démocratiques peuvent céder la place à une rhétorique d’ordre et de grandeur nationale. Comme aux colonies, se pose la question de l’articulation entre intérêt personnel et service de la nation81. Ces hommes, jeunes et moins jeunes, voient dans l’expansion outre-mer une réalisation du destin national ; cette conviction sincère, dont nous avons cherché à caractériser les multiples racines intellectuelles, ne doit pas éclipser leur intérêt personnel à voir la politique étrangère du pays prendre une tournure volontariste. Une telle orientation est en effet synonyme d’une augmentation du périmètre de l’action de l’État, comme nous dirions aujourd’hui, avec à la clé des places et peut-être même des carrières. Là où quelques grands noms profitent des investissements publics pour obtenir des marchés, un certain nombre de parasites laborieux ambitionne un emploi stable, décemment payé, et si possible une reconnaissance intellectuelle et sociale. L’un d’eux est Antonio Baldacci ; à partir de sa correspondance, on peut tenter d’esquisser le portrait collectif des aventuriers de plus ou moins grande envergure qui voient dans l’expansion italienne en direction des Balkans une occasion de capter une partie de la dépense publique, et dont l’action intéressée contribue en retour à entretenir en Italie une petite musique balkaniste en arrière-fond du grand orchestre colonial.
29Les initiatives officieuses ou spontanées qui tendent à impliquer l’Italie, notamment au Monténégro et en Albanie, sont connues de la diplomatie italienne, et constituent pour elle à la fois un atout et une source continuelle d’ennuis. À l’extérieur, sur le plan diplomatique, les concurrents ne manquent pas de chercher à compromettre l’action italienne. À l’intérieur, sur le plan budgétaire, la Consulta n’a pas les moyens de tenir à bout de bras toute l’activité italienne dans la région. En ce sens, la situation est tout à fait comparable à celle de la Corne de l’Afrique au temps des premières initiatives italiennes qui remontent à l’époque de Cavour, et dont Angelo Del Boca a parfaitement décrit la logique :
Quei pochi italiani – missionari o avventurieri – che vivono [in Abissinia], si sentono tutti animati dalla vocazione di regalare una colonia all’Italia, si agitano, si passano la voce, scrivono a Torino gareggiando nella descrizione più allettante del paese, nella speranza – è lecito dirlo – di onori e prebende82.
30L’historiographie de la colonisation italienne a déconstruit le mythe des héroïques « précurseurs » : plus que d’habiles visionnaires, il s’agit d’aventuriers dont quelques-uns réussissent à obtenir le soutien de l’État et des capitalistes italiens. Les fauteurs de l’expansion dans les Balkans ont fait l’objet d’un intérêt plus tardif, qui les a dispensés d’une telle héroïsation au titre de l’épopée impériale. Il convient cependant de rompre avec l’idée d’une « mise en valeur » des Balkans, ces entreprises étant animée par une même motivation principale : capter une part des investissements publics dédiés à la constitution d’un empire. Pour quelques success stories, nombreux sont les échecs demeurés dans l’ombre. La correspondance d’Antonio Baldacci en constitue un témoignage précieux, par la franchise désarmante du savant bolonais mais aussi par sa propension à conserver le moindre papier. Nous ne croyons pas son cas isolé ; la recherche de places dans la sphère impériale constitue une activité courante : l’encre du traité d’Ouchy a-t-elle à peine eu le temps de sécher que les ministères reçoivent des demandes de place en Libye. Ainsi, parmi une vingtaine de demandes reçues à l’automne 1912 par la seule préfecture de Bari, celle d’un groupe d’employés de la municipalité d’Andria :
Unitamente allo sviluppo delle industrie e allo incremento del Commercio, dovrà darsi in quelle regioni anche assetto alla pubblica amministrazione ed i sottoscritti – impiegati di questo Comune da vari anni – sia per contribuire con le loro piccole forze al raggiungimento dei fini della madre Patria, sia anche per migliorare le loro condizioni economiche, si mettono a disposizione dello Stato nel caso vi sarà bisogno dell’opera loro83.
31Antonio Baldacci semble en tout cas avoir tenté de s’instituer en intermédiaire obligé pour l’obtention de places en Italie aussi bien que dans les nouveaux États balkaniques : Monténégro d’abord, Albanie ensuite.
32En effet, les États balkaniques sont embryonnaires, et ont souvent recours à des ressortissants étrangers pour assumer certaines fonctions que les nationaux ne sont pas en mesure de remplir. Pour les prestataires étrangers, ce genre d’activités non rémunérées par l’État commanditaire est rentable en termes de notabilité, et peut donner accès aux canaux occultes de la faveur personnelle. Dans les toutes premières années du siècle, à l’époque où les relations d’Antonio Baldacci au Monténégro sont à l’apogée de leur efficacité, le géographe semble ainsi tenter de faire profiter certains de ses correspondants italiens de postes ou de missions auprès d’une bureaucratie monténégrine qui est toute entière à créer. Le jeune Bruno Guyon, dont nous avons évoqué l’installation à la tête du premier cours de langue serbe à l’Institut oriental de Naples, contacte ainsi Baldacci dans l’espoir de tirer quelque profit de ses travaux de slavisant, sans succès apparemment84. On trouve également trace dans la correspondance de Baldacci d’échanges avec un jeune enseignant d’italien, un certain Niccolini. Lui aussi est originaire de Bologne, même s’il semble être passé par Suez pour gagner le Monténégro. Peut-être a-t-il déjà quelque expérience de l’Orient ou des colonies. Quoi qu’il en soit, les lettres de Niccolini nous éclairent sur la réalité de l’action culturelle italienne dans les Balkans dans les toutes premières années du siècle85.
33Niccolini arrive le 4 novembre 1901 à Cetinje, où il demeure plusieurs semaines avant d’être affecté à Podgorica. Il y assure un cours de langue italienne auprès de l’école élémentaire, pour une rétribution de 1400 lires annuelles. Niccolini souhaite voir s’étendre le dispositif scolaire italien, en vue d’en retirer de nouvelles attributions et un surcroît de revenus. Il est autorisé par le ministère des Affaires étrangères à enseigner l’italien à des externes, qui viennent parfois de villages situés à dix ou douze heures de marche de Podgorica. L’école ne peut accueillir ces externes qu’une heure par jour, pendant laquelle une centaine d’élèves s’entasse pour suivre le cours. Niccolini a peu d’espoir que le ministre d’Italie Bollati s’acquitte de sa promesse d’œuvrer auprès de Rome en faveur de la création d’un cours d’italien indépendant. Aussi l’enseignant espère-t-il qu’on lui confie un cours de français. Il est en outre question de créer un cours d’italien à l’école de filles ; dans le cas où il ne pourrait l’obtenir, Niccolini songe à faire venir sa sœur, qui parle « suffisamment bien le serbe » et enseigne depuis plusieurs années à San Giovanni Valdarno, dans la province d’Arezzo. Si la position de Niccolini au Monténégro est inconfortable, elle semble donc préférable à celle qu’elle aurait été en Italie86. Peut-être faut-il lire ici une motivation semblable à celle qui pousse certains Italiens à partir aux colonies : un exil librement consenti pour fuir l’échec en métropole87. Enfin, Niccolini compte sur ses travaux intellectuels : il a rédigé une grammaire de l’italien « pour les Serbes », et demande à Bollati de s’entremettre auprès du prince afin que l’ouvrage soit édité au Monténégro. Il est vrai que le ministère italien n’avait envoyé aucun des livres, ni aucun élément du matériel de base qu’il avait promis. Niccolini traduit également les « nouvelles nationales » du poète Karadžić, sans aucun espoir, toutefois, d’obtenir du ministère des Affaires étrangères un quelconque subside pour leur publication. Il songe donc à s’adresser à l’association Dante Alighieri, dont le but est pourtant la promotion de l’italianité à l’étranger ; à ma connaissance, la traduction n’a pas été publiée88. Dans les premières années du XXe siècle, les rapports consulaires vantant les réalisations italiennes outremer sont abondamment cités au parlement et dans la presse, au titre de preuve de l’essor de l’influence italienne dans les Balkans. L’exemple de l’école de Podgorica montre que derrière ces chiffres se cache souvent une grande misère, laquelle suscite toutes sortes de négociations qui contribuent à faire, à tout petits pas, le rythme de l’expansion italienne dans les Balkans.
34C’est ainsi qu’après leurs déboires monténégrins, les frères Baldacci abandonnent leurs projets d’activités commerciales, et cherchent à capter une partie de la dépense publique liée à la politique expansionniste italienne. C’est en études vétérinaires qu’Antonio a obtenu en 1891 sa laurea, et on le trouve cherchant désormais à fournir l’armée en chevaux de remonte. Les Balkans occidentaux sont alors d’importants fournisseurs d’équidés : la rive orientale de l’Adriatique fournit les Romagnes, les Marches et les Pouilles en chevaux et en ânes recherchés pour leur sobriété89. Les Baldacci semblent désormais vouloir s’agréger à des flux existants en profitant de leurs relations dans l’administration italienne. À partir de 1904, Antonio envisage ainsi le développement de l’élevage équin en Albanie90. En 1906, il reçoit une subvention de 1300 lires de la part du ministère de la Guerre, en vue d’enquêter sur la faisabilité du projet ; l’armée, dont la fourniture en chevaux dépend en partie de la Dalmatie (et donc du problématique allié austro-hongrois), semble désireuse de diversifier ses approvisionnements91. En définitive, le projet échoue avec le refus de l’armée d’autoriser Baldacci à importer des chevaux, même à titre expérimental92. De la même façon, à partir de 1905 les Baldacci s’intéressent à l’exploitation des forêts albanaises93. Des Italiens importent du bois de Bosnie-Herzégovine depuis 1885 ; au début du siècle, le Monténégro et surtout l’Albanie deviennent à leur tour des zones d’exportation94. Les Baldacci paraissent, quant à eux, avoir voulu faire le commerce de traverses de chemin de fer95 ; il faut dire qu’en 1905, le troisième gouvernement Giolitti nationalise ce secteur. Pour les Baldacci, il paraît désormais plus facile de s’insérer dans les rouages de l’administration que de monter une affaire entièrement privée.
35Mais encore une fois, c’est l’échec. Aussi se lancent-ils, parallèlement à leurs activités commerciales, dans une recherche éperdue de postes dans la fonction publique qui se développe autour de l’expansion impériale96. Giovanni Baldacci ne parvient pas à faire créer l’agence commerciale que lui avait fait miroiter le ministre d’Italie à Cetinje, Riccardo Bollati97. Antonio, quant à lui, cherche à se faire octroyer une sinécure en Italie afin de pouvoir s’occuper de ses affaires balkaniques à plein temps. En 1905, il convainc le ministre de l’Instruction publique d’écrire à son collègue des Affaires étrangères, Tittoni, afin que lui soit octroyé un poste d’« officier colonial » ou de fonctionnaire au Commissariat général à l’émigration98, un organisme créé en 1901.
36Dans tous les empires coloniaux, y compris celui de l’Italie, la phase d’institutionnalisation bat son plein et les métropoles créent diverses bureaucraties spécialisées dans l’administration des possessions d’outre-mer. Certaines d’entre elles sont plus spécifiquement consacrées à l’agronomie : en Somalie, où quelques concessions agricoles se développent à partir de 1906-1908 dans l’improvisation la plus totale, on crée ainsi en 1912 un Centro Agrario chargé de procéder à des expérimentations et de diffuser les bonnes pratiques99. Dans un tel contexte, le botaniste Baldacci peut enfin espérer obtenir un emploi public. C’est dès 1906 qu’il obtient d’être nommé au poste de vice-directeur du jardin public de Palerme, à la grande surprise, semble-t-il, du directeur, qui cherchera pendant des années à obtenir de Baldacci qu’il vienne en Sicile remplir ses obligations100. Les 1300 lires d’appointement annuelles ne semblent pas suffire à Antonio, qui tente de compléter ce maigre traitement par tous les moyens101.
37Il n’est, du reste, pas le seul à tenter d’exploiter sa position d’intermédiaire auto-institué entre Italie et Albanie. Plusieurs Italo-albanais cherchent également à valoriser leur appartenance à une communauté présentée comme trans-adriatique, en dépit de ses liens ténus avec l’Albanie. En janvier 1897, Antonio Baldacci est contacté par Francesco Chinigò, un jeune inspecteur des chemins de fer méridionaux établi à Bologne. Il souhaite, en effet, obtenir l’appui de Baldacci pour la publication d’articles albanophiles dans les journaux radicaux de Bologne102. Le rédacteur en chef du Carlino, Giuseppe Villari, rejette sèchement son offre, pour incompatibilité avec la ligne philhellène du journal103. Affilié à la Società nazionale albanese présidée par Anselmo Lorecchio, Chinigò propose alors à Baldacci de collaborer au journal de la société, La Nazione Albanese. Le Bolonais ne souhaite manifestement pas se compromettre, et se contente de mettre Lorecchio en rapport avec le consul à Janina, Millelire104. Lorecchio montre peu de gratitude envers Baldacci, puisqu’on le trouve, quelques mois plus tard, s’employant à le discréditer auprès du ministre des Affaires étrangères, Emilio Visconti Venosta :
Questa Società Nazionale Albanese, per mio mezzo, è a completa disposizione dell’E. V. e del R. Governo : soltanto noi per la comunione del sangue e per la lingua comune agli abitanti di quelle regioni, siamo in grado di poter rendere utili servigi al commercio italiano, nell’Adriatico. Quelle popolazioni sono diffidenti al più alto grado, e ne abbiamo un esempio assai recente nel caso occorso al prof. A. Baldacci, della R. Università di Bologna, recatosi nel vilayet di Scutari per suoi studi scientifici. È bene che non si rinnovino più cotesti esempi, altrimenti anche a noi albanesi, tornerà difficile penetrare in quelle regioni ; con evidente vantaggio dell’influenza morale, politica e commerciale di altra potenza, rivale e gelosa dell’Italia105.
38Baldacci donne sa version des faits dans la vaste monographie qu’il consacre, quelques années plus tard, à son œuvre d’exploration de l’Albanie. Voyageant en compagnie de son ami Kurt Hassert, il s’écarté du groupe et quitte la route, ce qui lui vaut d’être assailli par les habitants. L’affaire est ensuite montée en épingle par « quelques Albanais résidant à l’étranger »106. Elle est en tout cas révélatrice de la concurrence féroce entre aspirants experts en choses balkaniques. C’est que la reconnaissance par les pouvoirs publics d’une telle expertise fonde une position d’intermédiaire entre les deux rives de l’Adriatique, dont les titulaires peuvent escompter quelque profit. Se recommandant de deux notables calabrais, le « commandeur De Nava » et le sénateur Bonfadini, Anselmo Lorecchio propose au ministre Visconti Venosta d’œuvrer au développement des relations économiques entre l’Italie du sud et l’Albanie107. Il obtient en échange la somme assez considérable de 1500 à 2000 lires mensuelles. À la différence d’Antonio Baldacci, toutefois, Lorecchio affirme rechercher non pas un profit personnel, mais le financement de la Società nazionale albanese, et notamment la diffusion de son journal et d’autres projets éditoriaux à la gloire de l’Italie et de sa dynastie. Par ailleurs, Lorecchio propose à la Consulta de subventionner l’importation de bois de construction albanais à destination des chantiers publics italiens, et imagine même une ligne ferrée trans-balkanique partant de l’Albanie108. Pas plus que ceux des Baldacci, ces projets ne sont menés à bien. Ils sont toutefois révélateurs d’un intérêt renouvelé pour l’Albanie.
7.2.2. Une politique d’« insignifiants petits expédients » en Albanie ?
39Le groupe vénitien et la Società Commerciale d’Oriente, qui bénéficient d’investissements publics considérables et sont associés à la haute diplomatie italienne, de la négociation du traité d’Ouchy au règlement des guerres balkaniques109, se désintéressent de l’Albanie, peu propice à des activités industrielles et financières de grand style110. C’est pourtant là, bien plus qu’au Monténégro, en Thrace ou dans les régions danubiennes où se concentrent les activités capitalistiques italiennes, que l’Italie a ses intérêts géostratégiques les plus clairs. Un ingénieur milanais, Giacomo Vismara, le comprend et obtient le soutien de la Consulta dans ses tentatives d’exploitation forestière en Albanie septentrionale. Parti évaluer les possibilités en 1907, Vismara lance son affaire dès la fin de 1909, et obtient de larges subventions qui facilitent ses tractations avec les notables albanais et les fonctionnaires ottomans. Malgré les sommes engagées, les résultats sont inexistants ou presque, mais cette entreprise subventionnée à perte sert de noyau à la politique d’influence que l’Italie développe à partir de 1913 dans l’Albanie indépendante (infra, chap. 8)111. Cette politique trouve toutefois ses origines dans la dernière décennie du régime ottoman, avec un développement de la présence italienne en Albanie, via les consuls, ainsi que des services publics comme les postes que les États bénéficiaires ont le loisir de développer au mépris de la souveraineté ottomane. Cette présence publique y fait osmose avec des activités économiques modestes, mais qui passe par d’autres réseaux que ceux de la Commerciale.
40Pendant des décennies, les consuls italiens ne sont présents qu’aux marges de l’Albanie ottomane : au nord, la place commerciale de Scutari est pensée comme un tremplin vers le cœur des Balkans, du Monténégro à la Macédoine en passant par la Bosnie et l’Herzégovine ; au sud, la localisation du « consulat général d’Italie en Épire » hésite longtemps entre Préveza, du côté grec de la frontière, et Janina du côté ottoman, cette dernière devenant définitivement grecque en 1912. Dans le reste de l’Albanie, la présence consulaire est longtemps évanescente : on investit de loin en loin un vice-consul dans quelque localité côtière comme Durazzo ou Valona, mais le littoral est à vrai dire en déshérence complète ; Valona, en particulier, constitue une destination redoutée des consuls en raison du paludisme qui y fait des ravages112. Les choses changent au début du XXe siècle, avec l’installation de vice-consulats italiens à Valona et Durazzo (1901), d’un consulat à Üsküb (1902), et de vice-consulats à Prizrend (1906) et Antivari (1908)113 ; dans le même temps, les villes albanaises commencent à se doter d’un minimum d’infrastructures urbaines et commerciales. En Italie même, c’est dès les dernières années du XIXe siècle que des structures visant à encourager le commerce extérieur en général, et celui du Levant en particulier, se développent. Des chambres de commerce italiennes sont créées hors d’Italie : l’une d’elles se trouve à Constantinople, dont dépend l’Albanie jusqu’en 1912. En 1906 est créé le musée commercial de Venise, qui entend renouer avec les traditions commerciales de la Sérénissime en Méditerranée orientale ; son directeur, Antonio Santalena, est d’ailleurs partisan d’un rapprochement économique italo-ottoman114. Pendant un temps, on imagine également la création, en Albanie, d’agences commerciales : il s’agit de confier à un entrepreneur privé un rôle d’informateur et de commissionnaire pour favoriser l’ensemble du commerce italien dans la région. Seule une poignée d’agences commerciales est créée, et l’expérience n’a qu’un temps. Mais, fait notable, l’une de ces agences se trouve à Janina, dans le sud de l’Albanie ottomane115. Elle est confiée à un commerçant grec, ce qui vaut ensuite à l’initiative d’être dénoncée comme peu conforme aux ambitions patriotiques de la pénétration commerciale en Albanie116. C’est là, en vérité, une attaque contre le consul général d’Italie en Épire, Giorgio Millelire, qui anime pendant près d’un quart de siècle la politique italienne en Albanie méridionale et se trouve brutalement remercié à la suite, prétend-il, d’une cabale l’accusant d’avoir pris des intérêts personnels dans les agences commerciales et postales qu'il fonde pour développer le commerce italien.
41Le 20 janvier 1907, Millelire est ainsi mis à disposition du ministère des Affaires étrangères contre sa volonté, après des décennies de service efficace en Épire117. En avril, Luigi Baldacci, un autre frère d’Antonio, écrit à ce dernier de Valona pour lui recommander de « ne pas laisser passer l’occasion de [se] faire nommer consul général à Janina »118. Comme toutes les autres, la tentative fait long feu. C’est que depuis les réformes cavouriennes, les consuls sont recrutés par concours. Le projet des Baldacci n’est cependant pas absurde, car en contexte colonial il n’est pas rare que des aventuriers obtiennent un poste consulaire pour avoir réussi à se forger un profil de spécialistes des contrées convoitées par l’Italie. En 1896, Antonio Cecchi est ainsi nommé consul à Zanzibar pour préparer la saisie de la Somalie119. En 1905, toutefois, l’opposition tire parti de l’intégration irrégulière d’un proche de Giolitti au corps consulaire pour mettre en difficulté le gouvernement : Luigi Mercatelli a en effet été nommé consul à Zanzibar en 1903, pour préparer le passage de la Somalie sous l’administration directe de l’État italien120. Évidemment, les consuls de carrière cherchent à se prémunir des interventions politiques dans le jeu des nominations et révocations. Si l’on en croit la lettre de justification adressée par Millelire au ministre, le consul est accusé de prévarication dans la gestion des bureaux de poste qu’il a lui-même mis en place en Albanie :
Ho la soddisfazione di poter asserire, senza tema di essere contradetto, che io fui il fondatore della nostra influenza in queste regioni. Io vi ho insediato e diretto personalmente le nostre scuole, che funzionano egregiamente ; io ho istituito l’agenzia commerciale, mediante la quale il commercio austro-ungarico, che sfruttava il paese da tempo immemorabile, fu dal nostro soverchiato ; io ho stabilito con enormi fatiche ed opposizioni accanite, il nostro ufficio postale qui, che in breve tempo riuscì a coprire le spese fatte per esso, ed a dare ingenti introiti, sulla veracità dei quali non vi può essere dubbio, poiché ad ogni spedizione di numerario fatta nel Regno, ne ho sempre scrupolosamente reso adotta V. E. dandogli regolarmente copia dei rapporti con cui annunciavo al ministero delle Poste la spedizione dei fondi121.
42C’est que les consuls perçoivent un pourcentage des revenus fiscaux de leur ressort122. Dans la même lettre, Millelire admet d’ailleurs aspirer à une nomination dans un poste plus tranquille et « rentable ». Sans doute le consul est-il accusé de gonfler les chiffres pour augmenter les remboursements qu’il reçoit du ministère des Affaires étrangères. L’oncle de Millelire, le sénateur Albini, proteste alors en haut lieu, invoquant les « intrigues maçonniques d’un mauvais sujet »123. Au moment où Millelire tombe en disgrâce, les Baldacci sont, nous l’avons vu, à l’affût. Cela suffit-il à faire d’Antonio Baldacci le « mauvais sujet » dont il est question ? Il est certes franc-maçon124, mais Tittoni ne l’a, semble-t-il, pas reçu depuis 1904125. En outre Millelire s’est fait beaucoup d’ennemis : les consuls grecs, notamment, qui poussent les autorités ottomanes à contrecarrer les projets postaux et scolaires de Millelire. Il semble également qu’ils aient été en mesure de faire jouer des appuis au sein de la diplomatie italienne elle-même126. L’influence italienne en Albanie croît pourtant notablement dans les premières années du XXe siècle, avec la création de plusieurs représentations consulaires, de bureaux de poste, d’écoles et d’agences commerciales. Guglielmo Imperiali, ambassadeur à Constantinople de 1904 à 1910127, qualifie cependant d’« insignifiants petits expédients » (« piccoli espediculi ») les initiatives des consuls italiens face à l’influence austro-hongroise128. L’action de Millelire et de ses collègues s’inscrit pourtant dans une refonte des outils de la politique étrangère italienne129. Cette refonte vise certes à accompagner l’expansion italienne, mais elle doit aussi être située dans un mouvement plus général de spécialisation des services d’accompagnement du commerce extérieur dont se dotent peu à peu les États sur la scène internationale130.
43La lettre de Millelire à Tittoni montre néanmoins que la Consulta se défausse volontiers sur ses agents : insérés dans un écheveau d’intrigues sur place et au sein de l’administration centrale à Rome, ils peuvent être compromis par telle ou telle cabale ou encore faire les frais des changements politiques à Rome131. C’est bien sûr parce que la Consulta est dans une situation de faiblesse chronique qu’elle laisse la bride sur le cou à ses fonctionnaires lorsqu’elle souhaite voir son influence augmenter ; sans consignes claires, sa responsabilité n’est pas en cause et elle peut désavouer son personnel en cas de complications politiques. Le lamento de Millelire sur le manque de cohérence et d’efficacité de la politique italienne dans les Balkans constitue alors un topos de la littérature journalistique du temps. Reste qu’un dessein expansionniste outre-adriatique, même sinueux et souvent souterrain, se dessine bel et bien dans les premières années du XXe siècle. Il s’articule autour d’un réseau de discours journalistiques qui se croisent et interagissent avec ceux de la classe dirigeante.
7.3. Le rôle des journalistes
7.3.1. Les grands noms
44Les grands noms de la politique étrangère sont aidés dans leur action en faveur de l’« intéressement de l’opinion publique »132 aux questions balkaniques par l’activité de publicistes plus ou moins liés aux diverses sphères de l’expansionnisme. Certains d’entre eux ont été formés à l’école du crispisme, puisant dans le climat intellectuel du temps l’inspiration de leurs théories expansionnistes.
45Le Napolitain Edoardo Scarfoglio est emblématique des séductions qu’exerce la rhétorique du volontarisme national sur certaines sphères intellectuelles. Marié à la romancière et journaliste d'origine grecque Matilde Serao, ami de D’Annunzio, Scarfoglio fonde à Naples, avec son épouse, le journal Il Mattino, qui exerce une influence politique et culturelle considérable dans la cité parthénopéenne. Nous connaissons déjà la capitale du Sud comme l’un des pôles de l’agitation pro Balcania en Italie ; Scarfoglio y exerce un véritable magistère auprès de ses confrères. Avant cela, il fait ses premières armes à Rome, avec l’équipe du Capitan Fracassa, journal irrévérencieux hostile à la rationalité bourgeoise, y compris en matière de politique étrangère. Avec d’autres, il contribue à l’invention des richesses qui attendent l’Italie dans la Corne de l’Afrique133.
46Voyageant fréquemment en Orient, notamment dans les Balkans qu’il parcourt en 1889, il n’en rapporte que des considérations bien méprisantes et conventionnelles : son triplicisme crispinien l’amène ainsi à flatter la Bulgarie tout en accablant la Serbie d’injures134. En 1895, il accompagne Gabriele D’Annunzio en Grèce ; les dandys en profitent pour rendre visite à Carlo Pisani Dossi, qui, dégoûté de la politique, souhaite se consacrer à un poste « diplomatico-archéologique » qui devient une centrale philhellène (supra, chap. 4)135. Si Scarfoglio a peu publié sur les Balkans, ses fréquents voyages sont pour lui l’occasion d’informer la diplomatie italienne, avec laquelle il paraît au mieux, du moins à l’époque où elle est dirigée par Tommaso Tittoni, cible des attaques de Guicciardini et de San Giuliano136. Scarfoglio se situe plus à gauche, mais est lui aussi partisan d’une politique extérieure volontariste. Comme Rocco De Zerbi ou Giosuè Carducci, auxquels l’ont lié de fréquentes collaborations, il voit dans la guerre un moyen de régénérer le peuple italien137.
47En matière d’affaires balkaniques, sa correspondance avec l’ambassadeur à Constantinople Imperiali, auquel il donne du « cher marquis », traduit, dès 1909, une hostilité aux Jeunes-Turcs promise à un bel avenir dans la classe dirigeante italienne. L’espoir d’une coexistence fraternelle dans un Empire ottoman démocratisé a fait long feu, toutes ses composantes aspirant à la création d’États-nations ethniquement homogènes138. De retour à Naples, Scarfoglio est en outre aux premières loges pour observer les rapports de force en Albanie, nombre d’albanistes passant par la capitale de l’Italie du sud139. Il est notamment en bons termes avec Ismail Qemal, alors favorable à l’Italie. Élu député de Valona au parlement ottoman en 1908, ce dernier a connu l’exil en Grèce et en Italie, et entretient de bonnes relations avec ces deux pays140. Il peut se révéler précieux pour l’influence italienne, puisqu’il est le chef du parti d’opposition aux Jeunes-Turcs, Ahrar. Ce parti, qui compte dans ses rangs plusieurs Albanais, défend les autonomies nationales, alors que les congrès qui se multiplient au même moment en Albanie ne vont pas encore à l’encontre de l’idéologie panottomane141. Depuis sa base napolitaine, Scarfoglio, qui proclame son « parfait accord de vues » avec l’ambassadeur Imperiali, semble avoir les moyens de jouer un rôle d’intermédiaire entre la faction albanaise la plus favorable à l’Italie et la Consulta.
48Edoardo Scarfoglio n’est pas le seul journaliste italien à revendiquer une expertise des choses balkaniques auprès de la Consulta. Giovanni Amadori Virgili est journaliste parlementaire et publie d’abord quelques ouvrages et articles de sociologie et d’économie politique142. Élève d’une grande figure intellectuelle et politique de l’expansionnisme méridional, Errico De Marinis, il développe une réflexion théorique poussée sur le cas particulier des nationalités balkaniques, qu’il présente au public sous la forme d’une longue monographie sur la question macédonienne, parue en 1908143. Vendu au prix de quinze lires, ce qui représente tout de même une semaine de salaire d’un ouvrier qualifié, l’ouvrage est annoncé comme le premier numéro d’une collection consacrée à la politique étrangère, qui d’après l’éditeur « deve essere studiata e compresa dal popolo perché essa possa raggiungere la massima efficacia »144. L’incipit de cette monographie consacré à la « question rouméliote » est révélateur d’une mode intellectuelle qui s’est installée en Italie au tournant du siècle : celle de l’impérialisme, concept auquel Amadori Virgili avait déjà consacré une monographie préfacée par Errico De Marinis145.
49Lorsqu’il publie son ouvrage sur la question rouméliote, Amadori Virgili n’a qu’une connaissance toute livresque des Balkans, ce qui ne l’empêche pas de fustiger l’ignorance de la diplomatie italienne en la matière146. C’est sans doute sa fascination pour la psychologie collective qui amène Giovanni Amadori Virgili à s’intéresser à la péninsule balkanique. Sa pensée, inspirée de Renan, voit dans la nationalité un état psychologique collectif : la multiplicité et la plasticité des identités dans la péninsule balkanique rendent, d’après lui, le « plébiscite quotidien » difficile à exprimer. De cette difficulté naît, chez Amadori Virgili, une hiérarchisation des peuples en fonction de leur degré de cohésion supposée, ce qui n’est guère original : nous avons déjà rencontré ce type de classification chez le consul Berio ou encore chez Crispi lui-même. Au géographe serbe Jovan Cvijić, Amadori Virgili emprunte la notion de « masse fluctuante » pour caractériser les Slaves de Macédoine147. Les critères inspirés par un dynamisme biologisant l’amènent à reconnaître une extension maximale à l’hellénisme, conçu comme strictement équivalent au peuplement grec. Le philhellénisme prend, chez lui comme chez d’autres, une tournure inédite, puisque le nationalisme grec est conçu comme un modèle de mobilisation des énergies au service d’un projet politique expansionniste. Giovanni Amadori Virgili cite ainsi cette réflexion qu’Emilio Faelli, critique d’art, journaliste caustique au Capitan Fracassa, parlementaire zanardellien à l’antiparlementarisme virulent, avait livrée au Secolo XIX de Gênes en 1907 :
[I greci] non sono sempre vestiti bene, e sono armati con brutti fucili Gras. Ma le tuniche si possono rifare ; si trovano fucili nuovi e buoni da comprare. Ciò che non si rifà e non si ricompra ; ciò che non si cambia è l’uomo, quando con la guerra al santo nome della patria, e con l’antimilitarismo e simili porcherie, si arriva a far dell’uomo una carogna morale148.
50La carrière de publiciste d’Amadori Virgili est néanmoins assez courte ; la « Bibliothèque italienne de politique étrangère » ne renferme jamais que deux tomes, le second étant publié par le même Amadori Virgili en 1916149, ce qui amène à relativiser la portée de tels écrits. Néanmoins, le journaliste devient délégué commercial auprès du consul général à Salonique150, qui n’est autre que Primo Levi, l’un des seconds de Crispi et figure de l’expansion italienne en Orient.
51Il faut enfin évoquer la figure de Vico Mantegazza, journaliste, affairiste et diplomate parallèle. Mantegazza débute sa carrière de journaliste en 1879 ; dans la décennie qui suit, il fait ses premières armes de grand reporter, partant en Bulgarie puis en Afrique. Il dirige ensuite plusieurs grands titres : le Corriere della Sera, L’Italia, La Nazione, puis, à la demande de Sidney Sonnino, le quotidien L’Italie151. C’est en 1896 que Mantegazza fait son retour dans les Balkans, à l’occasion du mariage du prince de Naples avec Hélène de Monténégro. Au début de l’année 1903, il se rend en Macédoine avant que n’éclate la grande insurrection de l’Ilinden ; cinq ans plus tard, c’est à la veille de la révolution jeune-turque qu’il gagne l’Empire ottoman. Il connaît parfaitement les classes dirigeantes balkaniques et sait observer avec finesse les convulsions de la Question d’Orient. Lorsqu’il se tourne vers les Balkans à la fin du XIXe siècle, Mantegazza a déjà acquis une certaine célébrité grâce à ses premières campagnes africaines. Il parvient ainsi à s’ouvrir bien des portes, s’associant à la Compagnie d’Antivari dont il est le secrétaire. En 1906, il participe à son premier conseil d’administration, puis part en mission dans les Balkans pour le compte de cette société, en vue d’étudier la faisabilité de ses projets ferroviaires152. Ses contacts dans les diverses capitales balkaniques et dans un grand nombre de rédactions italiennes en font en effet le meilleur propagandiste du projet ; Mantegazza croit d’ailleurs à la force de l’opinion publique et entend s’en servir pour guider la politique étrangère italienne153. Son influence est grande ; en 1908, Tommaso Tittoni est parvenu à intégrer l’Italie dans le consortium associant la France, la Russie et la Serbie en vue de construire enfin la fameuse voie ferrée trans-balkanique : évoquant l’accord au parlement, Tittoni cite un ouvrage de Vico Mantegazza ainsi que diverses publications relatives aux questions balkaniques154. Pour Mantegazza, Tittoni est toutefois, comme la quasi-totalité des patrons de la politique étrangère italienne, un ignorant qui s’est contenté de prendre l’idée dans les livres155. L’influence du journaliste dans la presse, au parlement et à la cour lui permettent de promouvoir ses théories slavophiles et favorables à l’alliance franco-russe. Il convient notamment, selon lui, de remédier aux erreurs commises en Albanie par la faute d’un personnel incompétent, et de promouvoir l’union des Slaves du sud face à l’Autriche-Hongrie. Conservateur modéré156, il se flatte pourtant de faire partie des « journalistes irresponsables » fustigés par le ministre des Affaires étrangères autrichien Gołuchowski. Pour Mantegazza, c’est en effet grâce à eux qu’un front anti-autrichien est en train de se constituer en Italie en dépit de la politique pusillanime de la Consulta :
Senza gl’irresponsabili, il paese non avrebbe saputo ora quale sia veramente la situazione, e non avrebbe spinto né spingerebbe forse, come ha fatto il Governo, con una quasi unanimità non mai raggiunta, poiché anche buona parte dell’Estrema Sinistra ha abbandonato le vecchie fisime, a provvedere alla difesa della nostra frontiera157 !
52L’austrophobie de Mantegazza est la conséquence de sa slavophilie, encore rare en Italie. Néanmoins, un véritable lobbying favorable à l’alliance franco-russe se met en place autour des questions balkaniques, et Vico Mantegazza en est un acteur. Il est ainsi lié à Charles Loiseau, un journaliste français catholique dont l’ouvrage L’équilibre adriatique, paru en 1901, fait grand bruit158. Loiseau est impliqué dans les initiatives expansionnistes italiennes à plus d’un titre : beau-frère de Lujo Vojnović, il a dans sa jeunesse été le secrétaire de l’évêque Strossmeyer, père de la nation slovène (et plus tard conseiller de Léon XIII pour les affaires d’Europe orientale159), et fréquente à la fois les milieux slavophiles de la Curie, la classe politique serbo-monténégrine et le « groupe vénitien » de Volpi et consorts160. Mantegazza et Loiseau s’emploient à promouvoir l’idée d’une alliance slavo-latine dessinant un arc économique et politique allant de la France à la Russie via l’Italie, une confédération slavo-balkanique et la Roumanie161.
53Ce lobbying en faveur de l’Entente n’est pas isolé : les activités journalistiques et éditoriales de Rodolfo Foà vont par exemple dans le même sens. Ce Piémontais, qui enseigne au gymnase de Salonique de 1900 à 1906, fonde à Rome au début de 1907 la revue bimensuelle L’Italia all’Estero, spécialisée dans les questions de politique coloniale et étrangère162. Lui-même fournit à la revue de nombreux articles exaltant l’amitié slave contre les politiques oppressives de l’Autriche et de la Grèce. La revue constitue une source d’information efficace sur les Balkans en Italie ; elle accueille également de nombreux contributeurs étrangers, dont des slavisants français et russes tels que Louis Léger et Jacques Novicow. Surtout, Le Corriere della Sera, qui lors de la crise de 1908 défend encore la participation italienne à la Triple Alliance, se convertit ensuite à la serbophilie. Le journal jouit alors d’une influence considérable, grâce notamment à ses deux têtes pensantes, Andrea Torre et Luigi Albertini. Le premier a collaboré à la Riforma à partir de 1892 ; partisan du Crispi tardif, et donc droitier, il se tourne ensuite naturellement vers Sonnino, et collabore à la rédaction du Giornale d’Italia, de sa création en 1901 jusqu’en 1906, date à laquelle il intègre l’équipe du Corriere della Sera. Luigi Albertini dirige quant à lui le quotidien milanais depuis 1900, et passe pour le véritable chef de l’opposition à Giolitti163. C’est dès les premières années du siècle qu’il fait du journal un organe de l’expansion dans les Balkans164. Il est en tout cas étroitement lié à Sidney Sonnino165. Les guerres balkaniques de 1912-1913 sont pour le duo l’occasion de manifester au grand jour un projet balkanique pour l’Italie. Le substrat relève de la vulgate mazzinienne la plus classique : à chaque peuple son État, il faut « tener conto delle frontiere etnografiche, che possono delimitarsi con criteri geografici e storici. [...] Le difficoltà di tali decisioni sono molto minori di quello che si crede »166. Dans le détail, l’éditorialiste Andrea Torre mise sur la Bulgarie alors que le directeur Albertini épouse la ligne serbophile des coteries pro-Entente déjà évoquées plus haut. Les deux hommes sont toutefois partisans d’un rééquilibrage de l’alliance avec l’Autriche-Hongrie, qui doit être obtenu par une série de manœuvres dans les Balkans167. La slavophilie du Corriere, qu’elle s’appuie sur la Bulgarie ou sur la Serbie, n’est que partielle et fonctionnelle, visant précisément à éviter une montée en puissance des Slaves dans l’Autriche-Hongrie, le journal adoptant même une ligne décidément hostile aux Slaves rivaux des Italiens dans les terres irrédentes, ligne qui se traduit par les retentissants reportages du grand reporter Luigi Barzini en 1913168.
7.3.2. Dilettantes et précaires
54Les portraits de ces grandes figures de journalistes intéressés aux questions balkaniques ne doivent pas éclipser la foule des plumitifs italiens qui écrivent sur la péninsule voisine, le plus souvent à l’occasion des crises qui la secouent. Il y a parmi eux de grandes plumes. Ugo Ojetti, critique d’art et de littérature, journaliste à succès fréquentant les plus grands, notamment D’Annunzio, se rend en Albanie, publiant le récit du voyage en 1902169. L’escapade balkanique reste isolée et l’ouvrage qu’Ojetti en retire est sans grande originalité : curiosités orientales et archéologiques, activité des consuls, faiblesse de la position italienne et relance nécessaire de l’expansion. Ces considérations s’insèrent cependant dans un parcours intellectuel assez typique : comme beaucoup d’intellectuels, il est à la fin du siècle socialiste (de tendance bissolatienne, donc à droite du parti)170. Peu à peu, il adhère cependant au nouveau nationalisme vitaliste, nourri notamment du spectacle de la guerre hispano-américaine, qu’il couvre comme reporter. Il appelle ainsi à conjurer la décadence des peuples latins. À côté de quelques grands noms qui s’intéressent ponctuellement aux Balkans, de nombreux prolétaires de la plume alimentent le corpus de discours sur la question. C’est qu’il existe une demande, un horizon d’attente à satisfaire. Encore une fois, la correspondance d’Antonio Baldacci est d’un grand secours, puisqu’elle révèle la façon dont se confectionnent les articles sur les Balkans dans la presse de province italienne. Dans les années qui précèdent la Grande Guerre, les questions balkaniques sont suffisamment à la mode pour que certains cherchent à tirer profit de leur expertise en la matière une rétribution. La littérature du XIXe siècle regorge de portraits moqueurs de journalistes en gants blancs et au ventre creux. Aujourd’hui encore, la précarité de la profession semble lourdement déterminer les conditions de production de l’information171. Dans l’Italie post-unitaire, cette précarité est évidemment bien plus profonde ; au-delà des journalistes, elle frappe un grand nombre de diplômés en lettres et en droit172.
55Quelques semaines après le début de la première guerre balkanique, un jeune correspondant de Baldacci, Mario Strada, lui écrit de la localité de Corigliano, en Calabre, en vue d’obtenir son patronage pour la carrière de journaliste spécialiste des Balkans qu’il se propose d’embrasser. Le jeune homme, un Arbëresh semble-t-il, paraît prêt à sortir de sa position méridionale ultra-périphérique par tous les moyens. Songeant à passer un concours d’entrée dans l’administration des postes, il demande à Antonio Baldacci de l’éclairer sur la composition de la commission d’examen. Pour entrer dans le monde du journalisme, Mario Strada a en outre commencé par écrire gratuitement dans Il Lavoro de Gênes : « In tempo in cui tutti spropositano allegramente ho indotto di poter seguire anch’io l’andazzo corrente »173. L’affirmation ne semble guère exagérée, les plus grands, comme Mantegazza, brillant souvent par leurs approximations174. Baldacci doit avoir apprécié les articles de Mario Strada, puisqu’il lui envoie les livres de Vico Mantegazza et d’Eugenio Barbarich, spécialiste des Balkans à l’état-major, que Strada lui avait demandés175. Il faut ici souligner l’effet d’intertextualité au sein d’un petit réseau de littérateurs se citant les uns les autres.
56Les débuts de Mario Strada sont néanmoins difficiles, puisqu’il frappe sans succès aux portes du Resto del Carlino de Bologne et du Secolo XIX de Gênes ; la rédaction de ce journal vient justement de se doter d’un expert en relations internationales, « une brute » d’après Mario, mais qui a l’avantage d’avoir fait la campagne de Libye comme major. Il demeure toutefois quelque espoir du côté du Lavoro de Gênes ; le programme que Mario Strada propose à ce périodique est symptomatique de la façon dont les questions balkaniques infusent dans la conscience collective italienne dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale :
Se scriverò ancora sul Lavoro, tratterò in primi luogo la questione montenegrina : gli imbarazzi dei nostri, Scutari, il Lovcen, ecc. Poi scriverò una serie di articoli sulle relazioni economiche passate e future fra l’Italia e gli Stati balcanici, le ferrovie, ecc. »176.57Il paraît essentiel de satisfaire l’horizon d’attente d’un lectorat dont l’attention a déjà été attirée par la presse et les milieux diplomatiques sur quelques points saillants des affaires balkaniques. Cette logique mercantile semble ici plus compter qu’un quelconque positionnement idéologique, le principal étant de flatter une doxa expansionniste désormais suffisamment établie pour paraître une valeur sûre au pigiste désargenté. Mario finit par obtenir, au début de janvier 1914, un contrat de travail le liant au Lavoro de Gênes ; les six articles que l’apprenti journaliste doit fournir au journal ne suffisant pas à le faire vivre, il s’enquiert auprès de Baldacci de la possibilité de se faire octroyer le poste de consul d’Albanie à Gênes. La demande révèle assez les illusions de ces supplétifs laborieux, qui surévaluent manifestement les capacités budgétaires des États, aussi bien balkaniques qu’italien177. Reste que les activités journalistiques, à elles seules, ne payent guère. Il est donc nécessaire de trouver un ou plusieurs postes alimentaires dans la fonction publique italienne ou dans celle des États balkaniques naissants. Mario Strada finit par trouver un emploi aux douanes de Gênes ; sa carrière de journaliste suit parallèlement son cours, puisqu’on le trouve toujours à la rédaction du Lavoro après la Grande Guerre178. Son parcours illustre en tout cas l’étroitesse du réseau « balkaniste », au sein duquel circule un nombre de thématiques également réduit. Le fait qu’un certain nombre de littérateurs puisse vivre ou vivoter de ces thématiques est toutefois un important indice de l’importance des questions balkaniques dans la vie politique italienne de l’avant-guerre.
7.4. La genèse d’un programme expansionniste dans les Balkans
7.4.1. Une nouvelle droite
58Au début des années 2000, des travaux ont mis en lumière la fabrication d’un « consensus colonial » défini comme suit : « La formazione di una coscienza coloniale attraverso la raccolta e la diffusione di informazioni, la sollecitazione delle forze politiche e parlamentari, il condizionamento dell’opinione pubblica »179. Ces travaux envisagent la sphère coloniale avant tout dans sa dimension africaine, qui est sans nulle doute centrale. Un faisceau d’initiatives semblables en faveur de l’expansion dans les Balkans a toutefois bel et bien existé, à la remorque de la colonisation africaine la plupart du temps, parfois aussi en alternative.
59Le premier expansionnisme italien, qui trouve son expression politique la plus claire au temps des gouvernements de Crispi, s’appuie sur un contexte culturel particulier, qui rompt avec l’optimisme libéral dominant depuis l’époque du Risorgimento180. Si la garde rapprochée de l’homme d’État sicilien, de même que ses partisans au sein du Parlement, de la sphère de décision et de la presse sont très imprégnés par ces nouvelles idées, il semble que le pays dans son ensemble refuse pour un temps d’adhérer à une politique étrangère expansionniste conçue comme un moyen de régénération nationale. À la veille de son arrivée au pouvoir, Crispi entretient encore des contacts étroits avec l’Estrema ; ses dernières expériences gouvernementales le situent toutefois nettement plus à droite.
60Une nouvelle droite, bien différente de celle des héritiers de l’ancien modérantisme, naît dans le giron du Crispi tardif. Elle s’intéresse progressivement aux Balkans, chasse gardée de la gauche démocrate-patriote dans les quelques années qui séparent la chute de Crispi du renouveau de l’expansionnisme. Dans les années 1900, en effet, l’opinion publique italienne, aussi étroite soit-elle, est peu à peu contaminée par le darwinisme racialisé qui s’est déjà bien installé ailleurs181. Importée des mondes anglo-saxon et germanique, la doctrine de l’impérialisme postule l’existence d’une compétition entre les nations, et la nécessité pour elles de se constituer de vastes zones d’influence économiques nécessaires à leur survie182. Dans ce but, toutes les énergies doivent être mobilisées ; le rôle des masses est indispensable, et leur participation doit être obtenue par le biais d’une pédagogie qui comporte une dimension balkanique183. Pour l’Italie, l’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit de savoir si elle va parvenir à faire partie du petit groupe des nations dirigeantes, ou au contraire de la majorité des peuples soumis aux influences économiques, politiques, culturelles étrangères ; une telle vision tranche singulièrement avec la conception égalitaire issue du Risorgimento, dont nous avons déjà évoqué le lent déclin.
61Sidney Sonnino, ministre des Finances et du Trésor dans le dernier gouvernement Crispi et auteur du fameux Torniamo allo Statuto184, est le théoricien de la constitution d’un grand parti libéral ancré à droite, par opposition à celle d’un bloc progressiste associant une partie des libéraux aux forces de gauche, défendue au contraire par Giolitti. Si la tentative de former un parti conservateur finit par échouer185, les questions balkaniques tiennent une place particulière dans les activités intellectuelles et politiques des amis de Sonnino186. Ce dernier réunit autour de lui de jeunes intellectuels unis notamment par un intérêt commun pour les questions agronomiques et foncières. Le groupe s’exprime dans la Rassegna settimanale, autour de la figure tutélaire de Pasquale Villari, un des principaux artisans de la rupture culturelle qui caractérise le passage des années 1870 aux années 1880187. Parmi les amis de Sonnino, deux noms sont liés, à des degrés divers, aux questions balkaniques.
62Le premier est celui de Donato Sanminiatelli : fils de consul, il acquiert une grande connaissance personnelle de l’italianité à l’étranger, qu’il peut observer aux États-Unis, en Amérique latine et en Hongrie188. En 1896, son père est affecté au Monténégro189. Donato le rejoint à Cetinje pour lui servir de secrétaire particulier. Chargé de rédiger pour la Consulta un rapport sur l’Adriatique orientale, il en publie l’année suivante le contenu dans la Nuova Antologia sous le titre de Noterelle dalmate190. Ce texte comprend une description touristique de la côte adriatique, ainsi qu’une partie consacrée à la défense de l’italianité dans la région. Quoique crispiste dans sa jeunesse, Sanminiatelli demeure hostile à la colonisation, jugeant préférable une expansion pacifique et commerciale, notamment dans les Balkans : la même année 1897, il publie ainsi un opuscule sur la question191. Dès 1889, Donato Sanminiatelli avait adhéré à l’association Dante Alighieri, dont il devient vice-président en 1897. Il retrouve donc Pasquale Villari à la tête de l’organisation de défense de l’italianité192. En 1899, Sanminiatelli publie un nouvel ouvrage sur cette question appliquée à l’Adriatique193 ; il faut néanmoins tempérer l’image d’un défenseur avant la lettre de la « Plus Grande Italie », qu’on peut lire dans sa biographie en date de 1953. À la veille du congrès de la Dante à Sienne en 1903, il conseille ainsi à Pasquale Villari de désamorcer, dans son discours inaugural, les tensions austro-italiennes que font alors naître les activités de la société : « L’irredentismo italiano, se pur seriamente esiste (fra i 700 000 italiani soggetti all’Austria ce n’è, sia detto inter nos, 4/5 clericali) sta di fronte al pangermanismo nella proporzione di 1 a 10, ed al panslavismo di 1 a 15 »194. Si Donato Sanminiatelli n’est ni un colonialiste, ni un austrophobe acharné, son activité à la Dante vise à alerter l’opinion sur les dangers de dénationalisation des minorités italiennes d’Adriatique orientale face à la montée des nationalités slaves. La Dante est également une tribune pour appeler à l’augmentation de l’influence italienne en Albanie195, et de façon plus tangible un intermédiaire entre le gouvernement italien et les partis politiques italiens d’Autriche-Hongrie. Suite aux tensions avec les nationalistes croates et les autorités austro-hongroises, ces partis se regroupent en une Lega Nazionale (1891) et glissent vers des positions nationalistes. Après les ouvertures de Sanminiatelli, le gouvernement italien leur accorde un soutien financier massif à partir de 1898, provenant en grande partie de fonds secrets des ministères des Affaires étrangères et de l’Intérieur196. Ces fonds soutiennent notamment l’ouverture d’écoles italiennes privées. En plus de cette diplomatie culturelle occulte, le gouvernement italien sollicite le Monténégro pour amener la minorité serbe de Dalmatie à se rapprocher des Italiens.
63Au même moment, Francesco Guicciardini, qui comme Sonnino est membre du groupe « géorgophile » de Florence, se lance dans une série de voyages et d’études sur les Balkans197. C’est là une différence assez flagrante avec l’Afrique : beaucoup plus faciles d’accès, les Balkans sont visités par des parlementaires qui peuvent ainsi évaluer directement la situation (même s’ils se contentent de « tours » stéréotypés). En Afrique, ce n’est qu’avec la création de la colonie érythréenne en 1891 que des parlementaires se rendent sur place afin d’en évaluer l’utilité ; durant les vingt années qui précèdent, les décideurs italiens ne disposent que des informations douteuses distillées par une poignée d’aventuriers198. Hostile à Crispi, Francesco Guicciardini ne suit pas Sonnino dans son ralliement du début des années 1890, mais prend parti pour l’opposition modérée emmenée par Di Rudinì. Après la chute de Crispi, le déclin momentané des ambitions coloniales est pour lui l’occasion d’entreprendre une série de voyages en Libye et surtout dans les Balkans. Au mois d’août 1898, il se rend ainsi en Dalmatie ; il visite la Tripolitaine l’année suivante et on le trouve en Albanie en septembre 1900. En 1903, il gagne Constantinople via la Serbie et la Macédoine ; en 1908, un dernier voyage lui permet de se trouver de nouveau dans la capitale ottomane au moment où éclate la révolution jeune-turque.
64De ses périples de 1900 et 1903 dans le cœur des Balkans, Guicciardini retire deux articles qui paraissent dans la Nuova Antologia199. Il y développe ses convictions en matière de politique étrangère, qu’on retrouve d’ailleurs dans sa candidature à la députation en Toscane200. Guicciardini adhère pleinement au programme de recueillement des modérés ; la méfiance pour les entreprises coloniales se double toutefois chez lui d’une attention particulièrement marquée aux questions balkaniques, qui se comprend à la lueur du caractère très tempéré de son triplicisme. Comme Visconti Venosta, Guicciardini est partisan d’un rapprochement avec le Royaume-Uni et la France. Dans son esprit, il s’agit d’améliorer les positions italiennes en Tripolitaine, et dans les Balkans face à l’Autriche-Hongrie. Lors de son voyage albanais, Guicciardini sillonne le pays et rapporte quantité d’observations extrêmement précises, de même qu’une riche collection de photographies. S’il sacrifie aux passages obligés du récit pittoresque, son propos évite généralement la vulgate imbue de rhétorique classique propre aux récits de voyage dans les Balkans. En géorgophile, il s’explique les tensions intercommunautaires par les structures agraires plus que par la religion, et livre pour l’occasion une analyse intéressante du çiflik, comparé au latifundium d’Italie méridionale. Débarqué à Préveza, il gagne Janina et rencontre le consul Millelire, dont il reprend le réquisitoire contre les menées autrichiennes201. Les archives viennoises révèlent d’ailleurs que le rapport Lippich (supra, chap. 4), dont l’application avait été différée pendant vingt ans, est remis au goût du jour par la Ballplatz au tournant du siècle202. À Rome, les modérés préfèrent néanmoins, sur les conseils de l’ambassadeur Nigra, faire confiance à Vienne. Aux alarmes du consul, on oppose ainsi les assurances données par Gołuchowski à Visconti Venosta puis à Prinetti. Sans méconnaître leur valeur, Guicciardini appelle à la vigilance, rappelant que tous les services publics en Albanie sont assurés par l’Autriche-Hongrie :
Il cittadino albanese quasi non può muoversi senza trovarsi, ad ogni pie’ sospinto, di faccia lo stemma austriaco : le lettere che gli arrivano, i vapori sui quali viaggia, le chiese dove va a pregare, lo spedale, se è scutarino, dove va a farsi curare, tutto gli dice che al di là del Governo del Sultano, che è il suo Governo, vi è un altro Governo che vive, non per opprimerlo con le violenze e con le tasse, ma per sovvenirlo e rialzarlo con ogni opera di civilità203.
65On voit ici émerger, ou plutôt ré-émerger un thème qui avait été largement mobilisé lors de la séquence 1876-1881 : celui de la concurrence austro-hongroise en Adriatique. Mis sous le boisseau par l’Italie officielle à partir de l’entrée de Rome dans la Triple Alliance, il reste l’apanage de la gauche démocrate. Convoqué ici par un homme en vue du groupe sonninien, il permet de connecter les questions balkaniques, jusqu’alors suffisamment secondaires pour n’inquiéter que quelques consuls ou députés d’extrême-gauche, à l’une des questions les plus vitales qui soient pour l’Italie, celle de sa sécurité en Adriatique.
66Sous la plume de Guicciardini, l’Autriche-Hongrie apparaît comme un modèle de pénétration pacifique : moins risquée qu’une aventure coloniale, son influence civilisatrice se fait au bénéfice des populations. Voilà qui conviendrait au dessein que propose Guicciardini à l’Italie. Pour le Toscan, il est nécessaire de respecter le statu quo, mais également de se tenir prêt à défendre l’Albanie contre les appétits de l’Autriche-Hongrie, de la Grèce et du Monténégro : la domination d’une ou plusieurs de ces puissances violerait en effet à la fois les droits des Albanais et les intérêts de l’Italie. La possession des deux « portes d’Italie » que sont Durazzo et surtout Valona représente en effet, pour Guicciardini, une menace à l’encontre de l’existence même de l’Italie, dont les provinces méridionales les plus riches seraient directement menacées d’invasion. Aussi appelle-t-il à favoriser, à terme, l’autonomie de l’Albanie, dans les limites de sa sphère linguistique : de la frontière monténégrine au nord jusqu’au bassin du Kalamas (exclu) au sud et à la ligne de partage des eaux entre Adriatique et Égée (Prizrend incluse) à l’est. C’est moins que ce que revendiquent les albanistes204, mais correspond à peu près à ce qui sera la position austro-italienne en faveur d’une Albanie aussi vaste que possible lors du règlement des guerres balkaniques dix ans plus tard (infra, chap. 8). Dès 1901, Guicciardini propose la création d’un protectorat ayant vocation à évoluer vers un État-nation albanais. Ce protectorat n’est pas explicitement revendiqué pour l’Italie, mais il est rappelé l’intérêt que représente pour elle la position de l’Albanie au débouché du futur axe ferroviaire trans-balkanique. C’est la première fois qu’un programme d’expansion aussi clair est formulé en dehors de la sphère diplomatique. Les écrits du futur ministre ont en outre un tout autre écho que les projets comparables défendus à la même époque par les Millelire ou les Baldacci : la Nuova Antologia est une tribune exceptionnelle, et la position de Guicciardini celle d’un député en passe d’accéder à de hautes fonctions. Guicciardini a d’ailleurs plusieurs fois l’occasion d’attirer l’attention de la Chambre sur la question albanaise avant son premier passage à la tête de la Consulta en 1906205.
7.4.2. Nationalistes et nationalisme
67À partir de la fin des années 1900, les sociétés expansionnistes déclinent au profit des groupes nationalistes, qui savent acquérir une audience croissante par leur tapage206. En 1913, cinq députés nationalistes font d’ailleurs leur entrée à la Chambre : s’ils ne sont qu’une minorité, ils expriment de façon radicale et anticonformiste des mots d’ordre qui sont en réalité désormais partagés par de vastes secteurs de l’opinion publique. On a d’ailleurs pu attribuer à l’arrivée de la Gauche au pouvoir (1876) la naissance d’un antiparlementarisme structurel au sein du modérantisme207. Le libéralisme se trouve ainsi miné dans sa famille politique d’origine, et le crispisme tardif, qui s’appuie sur une partie de la droite, achève d’installer chez les conservateurs modérés la conviction que le salut de la nation passe par une politique étrangère de force208. La guerre de Libye révèle l’ampleur de ce consensus nationaliste, comme le constate un article publié au Royaume-Uni dans la Fortnightly Review :
The Venetian deputy, Signor Foscari, Senator Duke Carafa D’Andria, and Signor Romeo Gallenga (the grandson of the well-known Anglo-Italian journalist), deputy for Perugia, who afterwards founded the so-called « Young Turkish » party to combat Giolittian dictatorship, and is one of Italy’s most promising young politicians, were among the first to join ; admiral Bettolo, since his retirement from the navy, may be regarded as the chief representative of Nationalist ideas in the Senate, although he is not a professed member of the Association. Others, like Marchese Nunziante, one of the most progressive and philanthropic landlords of Southern Italy, Signor Fradeletto, the Venetian deputy, and the Duke Colonna di Cesarò, Baron Sonnino’s nephew, a Sicilian Radical and chief proprietor of La Rivista Contemporanea, also rallied round the Nationalist standard, and the ideas of count Guicciardini, formerly Minister for foreign Affairs, are in sympathy with Nationalism. Many people who do not call themselves Nationalists, and, in fact, repudiate the name, have adopted Nationalist view with enthusiasm209.
68L’expansionnisme, qu’il soit porté par des hommes de gauche ou de droite, finit donc par se trouver dans l’air du temps. Les nationalistes proprement dits ne sont d’ailleurs pas toujours appréciés des libéraux. Giolitti éprouve même de l’aversion pour eux ; il est vrai que la guerre est pour lui un obstacle à sa politique de réformes intérieures. Il ne dédaigne toutefois pas d’engager l’Italie dans l’aventure libyenne. Même auprès des secteurs de l’opinion les plus conservateurs, le nationalisme garde une aura subversive qui contribue à sa marginalité. Les catholiques se sont, dans les premières années du XXe siècle, massivement convertis à l’expansionnisme ; mais alors que l’Italie se rapproche de la France, toutefois, le divorce entre le Saint-Siège et la république apparaît désormais consommé, et le rejet de la « république juive et maçonnique » pousse les catholiques vers un triplicisme ardent210. Rejet du socialisme, de la France et des Slaves, austrophilie, amour de l’ordre : plusieurs thématiques cruciales pourraient contribuer à rapprocher les catholiques des nationalistes, mais ce n’est pas le cas avant 1914, en dehors de contacts individuels surtout marqués chez les conciliateurs211.
69La crise consécutive à l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine par l’Autriche-Hongrie en 1908 constitue assurément un catalyseur du nationalisme au sens large, qui devient le ciment d’un esprit nouveau bien au-delà des seuls nationalistes stricto sensu. Après le débat du printemps 1908 sur les chemins de fer, l’annexion des deux provinces ottomanes le 6 octobre suivant provoque un tollé en Italie. Le pays connaît un regain d’irrédentisme et le ministre des Affaires étrangères Tittoni affronte l’opposition à la Chambre du 1er au 4 décembre. Il faut dire qu’il a eu la maladresse de laisser croire à des compensations territoriales pour l’Italie, compensations que personne ne sait définir et que l’Autriche-Hongrie n’est de toute façon pas disposée à accorder212. Le scénario de 1878 (supra, chap. 2) semble se répéter : l’opposition emmenée par Sonnino lance une campagne de presse à travers le Giornale d’Italia, à des fins de combat politique plus qu’en vue d’une alternative, puisque l’opposition de droite est aussi tripliciste que le gouvernement de Giolitti. Comme en 1878, le ministère se défend en se proclamant au service des nationalités balkaniques, et comme en 1878 il est conspué par la rue, étudiants et lycéens constituant l’aile marchante de la contestation.
70Les manifestations de 1908 ont pu être considérées comme l’expression d’un consensus patriotique nouveau, interclassiste et transpartisan mais centré sur la bourgeoisie libérale213. En ce sens, il annoncerait l’interventionnisme de 1915. Tout en partageant l’analyse de ces formes de mobilisation, il me semble que c’est dès le mouvement philhellène de 1897 qu’on peut distinguer les prodromes d’une union sacrée. C’est dès cette époque que la bourgeoisie libérale adopte un répertoire d’action qui était auparavant celui de l’Estrema républicaine, et que se dessine un vaste consensus en faveur d’une politique énergique dans les Balkans. La différence majeure entre 1897 et 1908 tient à la nouvelle forme du sentiment national qui sert de ressort à la mobilisation. En 1897, la dignité nationale de l’Italie est encore couplée à la cause d’un « peuple frère » ; en 1908, la nation à défendre, c’est avant tout l’Italie elle-même. Il en découle une nette prise de distance des socialistes, des anarchistes, et des républicains les plus à gauche. En somme, le consensus est moins vaste qu’en 1897, même si le passage à un nationalisme exclusif de franges entières des gauches se confirme. Si ce nouveau front patriotique est cimenté par l’affirmation d’un orgueil national qui doit passer notamment par une augmentation des dépenses militaires214, il est aussi traversé de divergences, dont la première concerne la Triple Alliance. C’est dès avant la crise de Bosnie-Herzégovine que se manifeste un regain d’hostilité envers elle parmi les démocrates et les socialistes215. Si l’« orthodoxie tripliciste » domine encore longtemps parmi les classes dirigeantes, une puissante et multiforme « hétérodoxie » se renforce à partir de 1908. Ces voix sont notamment relayées par La Stampa, de Turin, qui cultive la tradition d’une politique étrangère de gloire dynastique, ainsi que par le Mattino, de Naples, fidèle à l’héritage de Crispi216.
71Les mêmes divergences et interrogations peuvent être observées parmi les nationalistes stricto sensu. Pour Franco Gaeta, le nationalisme italien n’est d’abord qu’un « chaudron » où les idées les plus diverses bouillonnent sans qu’il soit véritablement question de les mettre en pratique ; ce n’est qu’à partir de la crise de 1908 qu’elles décantent, pour aboutir à une relative cohérence en 1914217. L’irrédentisme, élément significatif du premier nationalisme, constitue une importante filière d’intéressement aux questions balkaniques. La composante irrédentiste du nationalisme, trop liée à l’ancienne démocratie mazzinienne, connaît toutefois une éclipse à partir de 1910, au profit de l’aile la plus conservatrice218. Cette évolution renforce pour un temps le triplicisme du nationalisme, qui voit d’abord dans la Méditerranée et l’Afrique les horizons de l’expansion italienne. Les guerres balkaniques fascinent toutefois les nationalistes, dont le congrès de Rome en 1912 conclut à la nécessité de soutenir les aspirations des peuples balkaniques219. Dans le détail, toutes les positions s’expriment ; certains remettent au goût du jour les vieilles théories de l’inorientamento et des compensations ; d’autres, comme Roberto Forges Davanzati, sont au contraire favorables à une grande Serbie comme anneau de conjonction d’une union latino-slave, ce qui n’empêche pas l’expression d’un racisme anti-slave virulent à l’égard des Croates, ni le maintien d’une ligne favorable à l’alliance avec une Autriche redimensionnée220. Un « saut de qualité » dans l’hostilité des nationalistes aux Slaves peut toutefois être observé à partir de 1912221. Les nationalistes irrédentistes tels que Scipio Slataper envisagent l’inclusion de nombreux slaves dans les futures frontières de l’Italie, ce qui pose le problème de la place des minorités nationales dans une Italie agrandie. Pour Ruggero Fauro, qui signe ses articles du pseudonyme de Timeus, il faut au contraire combattre et dominer les Slaves, assignés au bas de l’échelle des races par de prétendues observations historiques222.
72On le voit, il n’existe pas de ligne cohérente chez les nationalistes quant à la « question slave ». Le constat vaut pour toutes les nationalités balkaniques, pour lesquelles les différents secteurs de l’opinion publique italienne se passionnent tour à tour. Ainsi, parmi les principaux spécialistes de ces questions, Foà et Albertini sont philoserbes, Mantegazza et Torre bulgarophiles, Amadori Virgili philhellène et Antonio Baldacci albanophile. Bref, selon le mot d’H. G. Wells, « everybody went to the Balkans and came back with a pet nationality »223. L’élection au rang de « nationalité chouchou » dépend grandement des contacts interpersonnels et des stratégies individuelles, mais aussi, et de plus en plus, de la configuration géopolitique et des intérêts de l’Italie.
7.4.3. Heurts et malheurs des « nationalités chouchous »
73Les nationalistes n’ont pas le monopole de l’hostilité aux Slaves. Cette hostilité se nourrit du souvenir des exactions commises par les soldats croates lors de la première guerre d’indépendance224. Longtemps assoupie, la slavophobie se limite à quelques écrits parus dans la province d’Udine (supra, chap. 5), et à une hostilité aux Croates désormais intégrée à l’austrophobie des républicains. Les Croates incarnent en effet les deux principales tares de la double monarchie : le cléricalisme et le militarisme. L’opinion italienne semble s’être véritablement intéressée aux Slaves méridionaux dans les premières années du XXe siècle, après que la Serbie s’est libérée de la tutelle viennoise et a entrepris de se rapprocher des Croates et des Monténégrins225. L’émergence potentielle d’une puissance slave à la frontière orientale de l’Italie suscite une attitude ambivalente qui passe par le prisme de la relation à l’Autriche-Hongrie. Le camp anti-tripliciste, qui s’identifie alors presque exclusivement au républicanisme, ne peut que se féliciter de l’émergence d’une grande Serbie. La disparition de l’Autriche-Hongrie paraît encore relever de la fiction ; en revanche, la Serbie peut devenir suffisamment puissante pour contrebalancer l’influence autrichienne, sans toutefois menacer les positions italiennes en Adriatique. L’opinion catholique et modérée considère, quant à elle, la Serbie comme un foyer de subversion, la violence du coup d’État de 1903 ayant terni pour plusieurs années l’image du royaume en Italie et en Europe226. La crise de Bosnie-Herzégovine et l’agressivité de l’état-major autrichien provoquent toutefois un lent retournement de l’opinion modérée.
74Le coup de force de Vienne avait été lui-même motivé par la révolution des Jeunes-Turcs en juillet 1908227. En Italie, la révolution est un événement médiatique à l’origine de profondes recompositions dans les analyses, au sein de l’espace public, des questions balkaniques. Elle provoque une éphémère mais complète remise en cause des préjugés turcophobes. La chute du despotisme hamidien, particulièrement honni dans l’Italie philhellène, impressionne fortement les observateurs, qui y voient un écho du Risorgimento, et du Quarantotto en particulier228. Ce retournement complet de l’opinion témoigne de la force politique nouvelle des récits médiatiques, qui trouve pleine confirmation en 1912-1913 lors des guerres balkaniques229, et se situe dans le nouvel espace transnational des émotions politiques230. C’est l’émotion qui permet aux Turcs de remplacer – qui l’eût cru ? – les Grecs comme hérauts de la cause des peuples231, et cela trois ans avant le déferlement de haine provoqué par la guerre de Libye. Affect et rationalité ne sont d’ailleurs pas antithétiques232, puisque les solides préjugés essentialistes contre les Turcs sont ébranlés. Ils ne sont donc pas d’incurables fanatiques sanguinaires ? Ils sont donc capables, par leur volonté collective, de provoquer le changement politique et social, et d’aspirer à la coexistence pacifique des différents peuples de l’Empire ? En réalité, les retournements des opinions publiques à l’égard de tel ou tel peuple sont courants, dans la mesure où ils procèdent d’inversions de signes dans le cadre d’un système de représentations sociales qui, lui, change peu, puisqu’à travers l’imagine négative ou positive de l’Autre, c’est soi-même qu’on exalte233. Si les préjugés contre les Turcs sont courants dans l’Italie libérale, ils ne sont d’ailleurs pas universels : une partie de la franc-maçonnerie italienne a aidé les démocrates turcs comme elle avait aidé leurs camarades grecs. La loge Macedonia risorta, affiliée au Grand Orient d’Italie et présidée par Emanuele Carasso, joue ainsi un grand rôle dans la formation du Comité Union et Progrès de la même ville234. Une fois les Jeunes-Turcs au pouvoir, le libéral Luzzatti, tenant de la paix par le commerce, promeut des « comités italo-turcs » dont le siège central est à Rome et les premières succursales à Venise et Milan235. Si cette action économique a quelque postérité, notamment grâce à Primo Levi, consul général d’Italie à Salonique, le mythe d’un Quarantotto turc disparaît assez rapidement. Dès 1909, les différents partis nationalistes de l’Empire se désolidarisent d’un Comité Union et Progrès trop centralisateur et misent sur le parti libéral concurrent236. C’est donc l’échec du rêve d’une démocratie multitethnique et la confirmation de la voie mazzinienne vers l’indépendance de chaque nationalité. La guerre de Libye achève de compromettre le renom des Turcs en Italie, où l’accusation de fourberie s’ajoute à celle, traditionnelle, de cruauté. C’est à eux, en effet, qu’on attribue la sanglante résistance des Arabes.
75Les Albanais font, avec un décalage de quelques années, l’objet d’une réhabilitation en partie comparable à celle des Turcs dans l’esprit public italien. Le pouvoir jeune-turc entretient des relations complexes avec les albanistes. D’un côté, il encourage leur action en cherchant à promouvoir un albanisme ottoman et islamique ; de l’autre, il applique en Albanie son programme centralisateur, heurtant les particularismes237. De ces tensions naissent, en 1911, une révolte dans le nord puis dans le sud de l’Albanie238. Nous avons vu que cette révolte suscite des velléités de mobilisation garibaldienne en Italie (supra, chap. 3), alors même que pendant des décennies l’Estrema a cherché à « libérer » les Grecs d’Épire des Albano-ottomans. La chose est assez remarquable, car si la sphère de décision est, depuis 1879, convaincue de la nécessité d’empêcher la Grèce de conquérir les territoires albanais, l’opinion publique est encore très largement philhellène. La mobilisation albanophile de 1911 n’est d’ailleurs pas sans créer des tensions au sein de l’extrême gauche républicaine : contrairement à certains députés, la base ne semble pas faire de distinction entre les peuples des Balkans, tout comme ceux des dirigeants qui sont des mazziniens de stricte obédience, ainsi Felice Albani, âme de la mobilisation (supra, chap. 3). Cette divergence recoupe assez bien celles qui touchent à la cause des peuples balkaniques, mais aussi au colonialisme : nombreux sont les militants de l’Estrema qui dénoncent spontanément la guerre de Libye, alors que la majorité du groupe parlementaire s’y rallie239. Lors de la première guerre balkanique, les schémas traditionnels de la mobilisation démocratique pour les peuples et contre « le Turc » ne se réactivent qu’en partie. Certes, environ 200 garibaldiens italiens commandés par Ricciotti gagnent l’Épire, où ils participent à la bataille de Driskos aux côtés de l’armée grecque les 10-12 décembre. Toutefois, le spectacle des exactions commises par les Grecs et les doutes quant à la légitimité de la cause panhellénique en Épire suscitent des doutes parmi les volontaires. Ces tensions font écho à la perplexité de nombreux militants et dirigeants en Italie même quant à l’opportunité de combattre aux côtés d’une monarchie autoritaire240.
76Du côté de l’Italie monarchiste et bourgeoise, le réflexe philhellène est également rapidement contrarié. Dans les premières semaines de la guerre balkanique, le Corriere della Sera exhume la figure traditionnelle de l’Albanais comme variété brigande du Turc, à l’instar des Circassiens et autres Kurdes. Relayant les dépêches d’autres quotidiens comme le Times de Londres, livrant ensuite les articles analytiques de Vico Mantegazza ainsi que les récits de ses correspondants au Kosovo et en Macédoine, Guelfo Cevinini et Luigi Barzini, le Corriere égrène la litanie des « atrocités » commises par les « bandes albano-turques ». Le journal envoie deux correspondants sur le front grec : Olindo Bitetti suit l’armée du Diadoque en Macédoine, avant de rentrer à Athènes, pendant qu’A. Zenardi couvre d’abord les opérations depuis Athènes, avant de se rendre en Épire. Le ton est, dans les deux cas, d’abord extrêmement favorable aux Grecs, les deux journalistes ayant, comme tous leurs collègues, fréquemment recours aux communiqués officiels d’Athènes pour alimenter leurs articles. Assez vite, toutefois, l’avancée grecque en Albanie méridionale donne des inquiétudes à la presse italienne. Le bombardement de Valona début décembre suscite quelques jours plus tard un éditorial très ferme d’Andrea Torre241. Les intérêts de l’Italie en Albanie y sont clairement exposés. S'il n’est pas question de favoriser la naissance d’une grande Albanie composée des quatre vilayets partiellement peuplés d’Albanais, l’Italie ne peut non plus accepter le partage du pays entre Grecs et Serbes. Une petite Albanie indépendante doit donc être constituée autour de Durazzo et Valona, conçues comme les futurs terminaux des lignes ferrées transbalkaniques.
77Le philhellénisme italien est également sérieusement écorné par la saisie inattendue du Dodécanèse par les troupes italiennes en mai 1912. L’occupation de ce territoire ottoman majoritairement peuplé d’hellénophones présente d’importantes similitudes avec celle d’une partie de la Crète entre 1897 et 1906. La comparaison de ces opérations permet de caractériser l’évolution de la perception des opérations militaires en Méditerranée orientale par l’opinion italienne à quinze ans d’intervalle. On se souvient qu’en 1897, en pleine vague d’anticolonialisme, une partie de l’opinion se déchaîne contre une entreprise qui paraît faire obstacle à la libération des Hellènes. La majorité accepte, quant à elle, l’occupation de l’île au nom de principes humanitaires qui semblent in fine respecter le principe des nationalités (supra, chap. 6). En 1912, la conquête du Dodécanèse paraît, de façon plus flagrante encore qu’en 1897, aller à l’encontre des intérêts grecs. Plusieurs secteurs de l’opinion publique, néanmoins, se félicitent de la saisie des îles et appellent au maintien de l’occupation italienne242.
78Le Dodécanèse est en effet associé à la Libye dans le cadre de l’exercice d’un droit de conquête, lui-même légitimé par la vitalité et la force enfin démontrées par l’Italie243. Plusieurs opuscules de circonstance sont édités pour l’occasion, et la variété des supports évoquant la saisie du Dodécanèse témoigne d’un engouement populaire qui paraît constituer un sous-produit du consensus libyen. En 1912, l’hebdomadaire La Domenica del Corriere consacre à la guerre italo-turque 63 de ses illustrations en pleine page par le célèbre dessinateur Achille Beltrame ; une seule de ces illustrations concerne le Dodécanèse, et elle met en scène le général Ameglio, l’un des héros populaires de la guerre.
79La maison d’édition populaire Sonzogno, d’orientation démocrate et philhellène, publie une monographie purement descriptive des îles, et le milanais Treves un roman244. Des vers de mirliton sont également composés pour l’occasion, de même que des textes pour enfants et des pièces musicales245. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une offensive de propagande concertée, mais l’intérêt commercial et la production du consensus font bon ménage : le député nationaliste Federzoni préface ainsi un album philatélique paru après trois ans d’occupation246.
80Les spécialistes des questions balkaniques ne manquent pas, bien entendu, de livrer leur expertise. Il faut ici revenir sur la contribution du géographe Francesco Musoni, spécialiste du monde slave méridional que nous avons quitté démocrate et anticolonialiste (supra, chap. 5). Dès 1911, le savant publie dans sa ville d’Udine un article sur le Dodécanèse ; ce texte n’a sans doute pas une grande influence, mais est assez symptomatique de la contamination des milieux savants démocrates par les mots d’ordre nationalistes et expansionnistes247. Musoni s’y attache à dissocier le Dodécanèse de la cause du royaume de Grèce, présentant l’hellénisme comme un patrimoine commun de l’Italie, de la Grèce et du monde égéen. La Grèce étant historiquement disqualifiée par plusieurs siècles d’occupation ottomane, l’Italie, héritière de Venise – c’est un Frioulan qui écrit – est alors en droit de revendiquer cet héritage dont elle serait la meilleure gestionnaire. Musoni écrit alors que le conflit italo-turc n’a pas encore pris fin, et appelle à la saisie de Chios, Mytilène et Samos, en vue de faire de l’Italie le phare d’une civilisation qui serait, dans un avenir proche, centrée sur la Méditerranée orientale :
Il medioevo sparirebbe finalmente anche dall’oriente europeo e l’Egeo riprenderebbe il suo posto nella storia. La civiltà che da una parte ritorna indietro per riflusso storico dell’Atlantico, dall’altra sta compiendo il giro del globo e, passata sopra l’America, viene ora rinnovando il Mondo Giallo, ritroverebbe il suo centro antico nel Mediterraneo : e l’Italia [...] riprenderebbe la sua posizione centrale nella storia248.
81Musoni compare la guerre italo-turque à une croisade, thème abondamment repris par les catholiques à propos de la Libye mais aussi du Dodécanèse. À travers des journaux comme L’Avvenire d’Italia, une partie de l’opinion catholique s’est ralliée à l’impérialisme dès le milieu des années 1900 (supra, chap. 3). En 1910, la Società Editrice Romana est fondée avec le concours financier du Banco di Roma, un établissement lié au Vatican par ailleurs très impliqué dans les projets économiques italiens en Orient. Cette société d’édition contrôle les plus grands titres catholiques et soutient l’entreprise de Libye249. On le voit, un vaste consensus expansionniste existe désormais en Italie, de l’extrême-gauche aux catholiques. Ce consensus est centré sur l’Afrique, mais il concerne aussi les franges méditerranéennes des Balkans.
Notes de bas de page
1 La bibliographie sur la pénétration italienne en Libye est considérable ; nous renvoyons à Labanca 2014, p. 542-543, ainsi qu’à Grange 1994, p. 1347-1510 pour un recensement complet des activités italiennes.
2 Del Boca 1992, p. 803-804.
3 Di Meo 2015, p. 95-119.
4 Choate 2008, p. 41-42.
5 Duggan 2000, p. 862.
6 Sbutega 2006, p. 310. Après l’arrivée de Di Rudinì aux affaires, il semble que la famille royale et les ministres successifs aient plusieurs candidates en tête parmi les cours d’Angleterre, d’Allemagne, de Belgique, de Grèce et de France : Artieri – Cacace 1999, p. 26-30.
7 Guida 1984b, p. 238-239. Sur l’intérêt persistant de la cour pour la politique étrangère et sur les importantes prérogatives réservées au roi en la matière : Bosworth 1979, p. 13-17.
8 Sbutega 2006, p. 298.
9 De fait, le projet d’union des Slaves du sud peut être lu comme une compétition entre trois dynasties : les Petrović-Njegoš, les Karageorgévitch (Karađorđević) et les Obrenović : Pavlović 2008, p. 12. Les Monténégrins ne sont donc pas en reste, puisqu’ils soutiennent le parti radical et russophile de Serbie. Sbutega 2006, p. 306-308.
10 ASDMAE, DD, s. XXI, Montenegro, vol. 2, doc. 163, r. conf. de Bianchi di Lavagna (ministre d’Italie) à Brin (MAE), Raguse, 18 août 1892.
11 ASDMAE, DD, s. XXI, Montenegro, v. 2, d. 197, r. de Sanminiatelli (ministre d’Italie) à Blanc (MAE), Gravosa, 9 janvier 1896, et 196, r. conf. d’Avarna (ministre d’Italie) à Blanc, Belgrade, 11 décembre 1895.
12 En 1896, le prince Nicolas se rend à Belgrade, après avoir rencontré Alexandre Obrenović à Moscou deux ans plus tôt ; en 1897, c’est le roi de Serbie qui vient à Cetinje : Sbutega 2006, p. 306-307.
13 ASDMAE, DD, s. XXI, Montenegro, v. 2, d. 198, r. ris. de Sanminiatelli (ministre d’Italie) à Blanc (MAE), Gravosa, 18 janvier 1896. L’une des filles de Nicolas de Monténégro, Milica, a épousé en 1889 le grand-duc Pierre Nicolajević. Elle devient, comme sa cadette Anastasija, qui rejoint la cour russe en 1907 à l’occasion de son mariage avec le grand-duc Nicolas Nicolajević, une intime de la tsarine, dont elle partage l’inclination pour le mysticisme ; les princesses monténégrines introduisent d’ailleurs Raspoutine dans l’entourage des Romanov. Sbutega 2006, p. 309.
14 Tamborra 2002, p. 333. Sur la politique italienne à l’égard du monde slave méridional avant la Première Guerre mondiale : Guida – Pitassio 1980.
15 DDI 3.1.186, Tornielli (ambassadeur à Paris) à Visconti Venosta (MAE), Paris, 3 septembre 1896.
16 DDI 3.1.114, Humbert Ier à Nigra (ambassadeur à Vienne), Monza, 25 juin 1896, et 115, Nigra à Humbert Ier, Vienne, 26 juin 1896.
17 Vojnović 1972, p. 75-117.
18 DDI 3.1.384, Visconti Venosta à Nigra, Rome, 7 mars 1897.
19 Pastorelli 1961, p. 403.
20 Pavlović 2008, p. 42 ; Sbutega 2006, p. 304.
21 Milza 1981a, notamment p. 579 sq.
22 Chirot 1989.
23 L’article paraît dans la Gazzetta dell’Emilia du 6 février 1895 : Bollini 2005, p. 87.
24 Bollini 2005, p. 13.
25 Mantegazza 1896.
26 Marcotti 1896.
27 Borsa 1896.
28 Bollini 2005, p. 91-93.
29 BCABo-FAB, CR, 3.12.374, l. de Fulvio Cantoni (journaliste au Resto del Carlino) à Antonio Baldacci, Bologne, 19 août 1896, également reproduite dans Bollini 2005, p. 66.
30 Martelloni 2014, p. 132 sq.
31 BCABo-FAB, CR, 6.23.281 bis, l. de Giovanni à Antonio Baldacci, Scutari, 3 juillet 1899.
32 Si l’on excepte des prospections minières entreprises par des Italiens en 1900 : Burzanović 2008, p. 78.
33 Sori 1981, p. 234-236. Même constat dans Grange 1994, p. 417 sq.
34 Sori 1981, p. 226-228.
35 Bollini 2005, p. 21.
36 Ibid., p. 98.
37 Ibid., p. 96-97, 99, 102, 108 et 111.
38 BCABo-FAB, CR, 7.28.507, l. de Luigi Rava (sous-secrétaire d’État au ministère de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce) à Antonio Baldacci, Rome, 1er décembre 1900.
39 Ibid., 9.32.163, l. p. de Bollati (ministre d’Italie) à Antonio Baldacci, Cetinje, 2 décembre 1901. Monticone 1969.
40 Bollini 2005, p. 21.
41 Sori 1981, p. 226.
42 BCABo-FAB, CR, 8.30.298, l. du directeur des monopoles auprès du ministère des Finances à Antonio Baldacci, Rome, 10 mai 1901.
43 Bollini 2005, p. 21.
44 Ibid., p. 97 et 100.
45 Ibid., p. 102.
46 Sur le prêt : BCABo-FAB, CR, 9.32.511, l. d’Andrija Radović (maréchal de la cour du prince de Monténégro) à Antonio Baldacci, Cetinje, 22 octobre 1901. Sur la fourniture de dix tonnes de poudre : ibid., doc. 52, l. du major Valentini, du ministère de la Guerre, à Antonio Baldacci, Rome, 22 octobre 1901. Sur l’achat de pièces d'artillerie par le Monténégro : BCABo-FAB, CR, 9.33.462, l. du colonel Camerani, du ministère de la Guerre, à Antonio Baldacci, Rome, 13 mars 1902.
47 BCABo-FAB, CR, 10.34.52, l. d’Andrija Radović à Antonio Baldacci, Cetinje, 18 avril 1902.
48 Sur Giuseppe Volpi (1877-1947) : Romano 1979. Sur le « groupe vénitien » : Webster 1974, p. 376 sq. ; Chinello 1979, p. 76-85 ; Grange 1994, p. 1205-1233.
49 Naletto 2011, p. 29-30.
50 Chinello 1979, p. 77.
51 D’après le registre des télégrammes reçus par le ministère des Affaires étrangères, la fin de l’été et le début de l’automne 1896 voient ainsi se succéder à Venise les visites du prince Georges de Grèce, du Khédive, de plusieurs princes allemands, de don Carlos de Bourbon et d’un grand-duc russe. C’est également à Venise que s’éteint la princesse Olga de Monténégro, le 21 septembre. ASDMAE, Telegrammi, 222, Registro dei telegrammi in arrivo dal 17 agosto al 31 ottobre 1896, télégrammes en provenance de la préfecture de Venise.
52 Sur l’ascension de Volpi : Grange 1994, p. 1205-1211, Webster 1974, p. 380-403, et Tamborra 2002, p. 329-341.
53 Webster 1974, p. 377-379.
54 Pour une liste complète des partenaires des entreprises de Volpi, voir Tamborra 2002, p. 337.
55 Sbutega 2006, p. 307.
56 C’est notamment ce à quoi s’emploie le ministre serbe à Rome, Milovan Milovanović, qui devient en 1908 ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Belgrade : Guida – Pitassio 1978-1979, p. 64-65.
57 Bucarelli 2010, p. 124-125.
58 Les Documents diplomatiques italiens révèlent que dès novembre 1903, une fois l’émotion du coup d’État passée, la diplomatie italienne envisage un renforcement de la coopération économique avec la Serbie : Vagnini 2015, p. 57.
59 Grange 1994, p. 1210.
60 Basciani 2017.
61 Ibid., p. 78.
62 Chinello 1979, p. 314.
63 Un rapport du ministère des Affaires étrangères parle même, en 1908, d’une « haine profonde » à l’égard des Italiens : Basciani 2017, n. 29 p. 82.
64 Webster 1974, p. 386.
65 BCABo-FAB, CR, 10.34.204, l. de Giovanni à Antonio Baldacci, Podgorica, 5 juin 1902.
66 Tamborra 2002, p. 334.
67 Basciani 2017, p. 81.
68 DDI 3.9.279, Cusani Confalonieri (ministre d’Italie) à Tittoni (MAE), Cetinje, 14 septembre 1905.
69 Grange 1994, p. 1333. Le syndicat financier français détient 45 % des parts, et la Banque d’Italie 35 %. Les Français sont les maîtres d’œuvre du projet, et les Italiens cantonnés dans leur rôle traditionnel de pourvoyeurs de main-d’œuvre. Néanmoins, Tittoni, qui soutient résolument la Compagnie d’Antivari, obtient que les Italiens conservent 55 % des parts du terminus portuaire : Webster 1974, p. 407-408.
70 Notamment Webster 1974, Grange 1994, Tamborra 1974 et 2002, et dernièrement Costantini – Raspadori 2017.
71 Ces projets sont efficacement et exhaustivement présentés dans Grange 1994, p. 1305-1344. Pour les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, Webster 1974, p. 544-547. Signalons dernièrement Conte 2018, p. 266-279, et Ecchia 2018.
72 Rudi 2018, p. 262.
73 Basciani 2017, p. 83-85.
74 122 114 000 lires d’exportations italiennes vers les Balkans contre 175 942 000 lires d’importations depuis les Balkans vers l’Italie, sur un commerce extérieur global de 5 593 571 000 lires : Grange 1994, p. 147-152.
75 Azzarita 1914, p 35-36.
76 Grange 1994, p. 1201-1346 ; Sori 1981 ; Tamborra 1974 ; Tamborra 2002 ; Webster 1974.
77 Raspadori 2017.
78 Bovini 2017.
79 Raspadori 2017, p. 56 n. 3.
80 Grange 1994, p. 1039-1108 ; Monina 2002.
81 Giorgi 2012, p. 19.
82 Del Boca 1992, p. 17.
83 ASBa, P-G1, b. 78, fasc. 490, s. fasc. 3, Uffici pubblici in Tripolitania, l. de douze employés de la municipalité d’Andria au préfet de Bari, Andria, 18 octobre 1911.
84 BCABo-FAB, CR, 10.34.14, l. de Bruno Guyon à Baldacci, Milan, 2 avril 1902.
85 Ibid., 10.34.100, 119 et 152, l. de Niccolini à Baldacci, Podgorica, 4, 10 et 19 mai 1902.
86 L’émigration n’a pas touché que les paysans : la croissance du nombre de diplômés se solde dès les années 1870 par un fort chômage parmi les professions intellectuelles, qui pousse les « professionisti » à partir en nombre. En 1895, Gaetano Salvemini enseigne dans une école primaire de Palerme, pour 1350 lires par an, ce qui lui laisse trois lires par mois pour se vêtir, se cultiver, se soigner et faire de menus voyages : Banti 1996, p. 103 et 132-133. Avec 1 400 lires par an, on conçoit que Niccolini se soit trouvé aux franges de la misère, a fortiori dans un pays où les articles nécessaires à une vie à l’européenne, même très modeste, se payent à prix d’or.
87 Giorgi 2012, p. 121.
88 Je n’ai trouvé trace que d’un opuscule qui puisse être attribué au correspondant de Baldacci : Niccolini 1892.
89 Sori 1981, p. 226.
90 Bollini 2005, p. 105.
91 BCABo-FAB, CR, 19.53.330, l. d’Alberto Alvisi (ministère de la Guerre) à Antonio Baldacci, Rome, 10 décembre 1906.
92 Ibid., 25.64.152A, l. du colonel Alessandro Costa (chef du bureau d’inspection vétérinaire du ministère de la Guerre) à Baldacci, Rome, 25 juillet 1909.
93 Bollini 2005, p. 107.
94 Sori 1981, p. 237-238.
95 BCABo-FAB, CR, 19.59.228, l. du directeur général des Ferrovie dello Stato à Baldacci, s.l., 2 novembre 1906.
96 Giorgi 2012, p. 76 sq.
97 Bollini 2005, p. 99.
98 BCABo-FAB, CR, 17.49.300, l. de Tittoni (MAE) à Bianchi (ministre de l’Instruction publique), Rome, 14 octobre 1905, cité dans Bollini 2005, p. 109.
99 Naletto 2011, p. 70-76.
100 BCABo-FAB, CR, 19.53.330, l. d’Antonino Borzì (directeur du jardin botanique de Palerme) à Baldacci, Palerme, 12 décembre 1906.
101 Jesné 2017.
102 BCABo-FAB, CR, 4.13.15, l. de Chinigò à Baldacci, Bologne, 14 janvier 1897. Sur Chinigò, Laviola 1974, p. 54.
103 BCABo-FAB, CR, 4.13.104, carte postale de Chinigò à Baldacci, Bologne, 30 mars 1897.
104 BCABo-FAB, CR, 4.13.40, 57, 76, 90 et 103, l. d’Anselmo Lorecchio à Baldacci, Pallagorio (province de Catanzaro), 30 janvier, 9 février, 3 mars, 20 mars et 29 mars 1897.
105 DDI 3.3.174, Anselmo Lorecchio (président de la Società nazionale albanese) à Visconti Venosta (MAE), Pallagorio, 18 août 1897.
106 Baldacci 1917, p. 312-313.
107 Romualdo Bonfadini est originaire de la Valteline ; nommé sénateur à la fin de l’année 1896, il fait partie du groupe modéré. On ne sait en revanche si le De Nava dont il est question peut être identifié à Giuseppe De Nava, parlementaire libéral très impliqué dans le développement économique de la Calabre, ou à un autre membre de cette illustre famille de Reggio : Di Porto 1971 ; Mazza 1990.
108 D’Alessandri 2007, p. 135-137.
109 Webster 1974, p. 443 sq., 495.
110 Webster 1974, p. 554.
111 Bosworth 1975 ; Grange 1994, p. 1258-1261 ; Webster 1974, p. 555-556.
112 Le consul Cesare Lori meurt en 1916 des suites des fièvres contractées dans ce poste : FDN 1987, p. 424.
113 Grange 1994, p. 1162-1163.
114 Bossaert 2016, p. 126.
115 Grange 1994, p. 1171-1172.
116 Mantegazza 1912, p. 192.
117 ASDMAE, FP, s. I, M12, Millelire Giorgio, t. 6730/4 de Pompilj (sous-secrétaire d’État au MAE) à Millelire, Rome, 7 février 1907.
118 BCABo-FAB, CR, 20.55.353, l. de Luigi à Antonio Baldacci, Valona, 21 avril 1907.
119 Naletto 2011, p. 29-30.
120 Ceci 2009.
121 ASDMAE, FP, s. I, M12, Millelire Giorgio, l. de Millelire à Tittoni (MAE), Janina, 20 février 1907 ; note anonyme s. n. adressée à Tittoni, Rome, 17 juillet 1907. Dans ce dernier document, on précise que les circonstances du rappel de Millelire excluent la remise d’une prime de 2000 lires qui lui avait été promise antérieurement à titre de dédommagement pour les dépenses exceptionnelles engagées dans l’installation des services postaux.
122 Article 4 de la loi consulaire du 28 janvier 1866.
123 ASDMAE, FP, s. I, M12, Millelire Giorgio, l. du sénateur Albini à Rattazzi (ministre de la Maison royale), Rome, 27 janvier 1907.
124 Bollini 2005, p. 104.
125 BCABo-FAB, CR, 14.43.415, l. du secrétariat du MAE à Antonio Baldacci, Rome, 30 août 1904.
126 DDI 3.6.539, Millelire à Prinetti (MAE), Janina, 9 juin 1902. Sur l’opposition ottomane à la création du bureau de poste italien à Janina, et sur la tentative d’obtenir sa fermeture à la fin du mois d’août 1902, DDI 3.7, ad indicem, et notamment le doc. 88 : Millelire à Prinetti, Janina, 27 août 1902 : le consulat italien est encerclé par la police ottomane en vue d’empêcher la population de recourir au service postal italien.
127 Grassi Orsini 2004.
128 ASDMAE, AIT, b. 25, fasc. 3, r. 2300/818 ris.mo d’Imperiali (ambassadeur à Constantinople) à Tittoni (MAE), Constantinople, 30 novembre 1907.
129 Grange 1994, p. 1173 sq.
130 La politique commerciale allemande s’inspire ainsi d’un modèle « français » et dans une moindre mesure « anglais » : Marin 2012, p. 144-182.
131 Jesné 2017.
132 Vernassa 1976.
133 Naletto 2011, p. 30.
134 Scarfoglio 1890, cité dans Urošević 2015, p. 102 (cet article ne propose cependant guère d’analyse des textes cités).
135 Serra 1987, p. 94. Guido Boggiani, Georges Hérelle et Pasquale Masciantonio sont également du voyage : Puccini 1999, p. 250.
136 Webster 1974, p. 448.
137 Duggan 2000, p. 509
138 ASDMAE, AR, cas. 3, fasc. 138, l. d’Edoardo Scarfoglio à Imperiali (ambassadeur à Constantinople), La Sude, 9 juin 1909.
139 Ibid., l. du même au même, Naples, 19 juin 1909.
140 Skendi 1967, p. 230-233.
141 Ibid., p. 391-404.
142 Dogo 1983, p. 165-189.
143 Amadori Virgili 1908.
144 Incipit de l’éditeur dans Ibid.
145 Amadori Virgili 1906.
146 Dogo 1983, p. 167.
147 Ibid., p. 168-176.
148 Cité dans Amadori Virgili 1908, p. 648-649.
149 Amadori Virgili 1916.
150 À Salonique, Amadori Virgili rédige un mémoire à la gloire de son service, publié par son éditeur apulien : Amadori Virgili 1909.
151 Guida 2007 ; Dogo 1983, p. 64-116.
152 Basciani 2017, p. 80-81.
153 Dogo 1983, p. 65.
154 Mantegazza 1905.
155 Mantegazza 1908, p. X.
156 Guida 2007, p. 179.
157 Mantegazza 1908, p. 121.
158 Loiseau 1901.
159 Pitassio 1977-1978, p. 35.
160 Tamborra 2002, p. 329-330.
161 Avec la Roumanie, les projets de rapprochement assez consensuels parmi la sphère de décision italienne demeurent en substance des vœux pieux : derrière une cordialité de surface, les relations italo-roumaines demeurent réduites, aussi bien sur le plan politique que sur le plan économique : Dinu 2010.
162 Dogo 1983, p. 189-206.
163 Barié 1967-1968 ; Barié 1968a ; Barié 1968b, p. VIII ; Colapietra 2001 ; Licata 1976.
164 Tamborra 1974.
165 Auquel il s’oppose frontalement, toutefois, à partir de l’Intervention : Riccardi 2017, p. 47.
166 T. (A. Torre), Il programma italiano nella quistione orientale. I Balcani ai popoli balcanici, dans Corriere della Sera, 2 novembre 1912.
167 L. d’Andrea Torre à Luigi Albertini, Rome, 12 novembre 1912 et 10 juillet 1913, et l. d’Albertini à Torre, Milan, 31 juillet 1913, dans Albertini 1968, doc. 107, 137 et 138, p. 164-167 et 192-194.
168 Barzini tire l’essentiel de ses renseignements des journalistes irrédentistes du Piccolo et de L’Indipendente de Trieste. La Stampa publie d’ailleurs des articles d’une tonalité équivalente, dus au journaliste nationaliste Virgilio Gayda : Cattaruzza 2007, p. 64-65. Sur l’hostilité croissante à l’égard des Slaves des Terres irrédentes : Sluga 2001.
169 Ojetti 1902.
170 Cerasi 2013.
171 Balbastre 2000.
172 Banti 1996, p. 102.
173 BCABo-FAB, CR, 32.80.274, l. de Mario Strada à Baldacci, Corigliano Calabro, 7 novembre 1912.
174 Dogo 1983, p. 70.
175 BCABo-FAB, CR, 32.80.453, l. de Mario Strada à Baldacci, s. l. n. d. [novembre ou décembre 1912].
176 Ibid., 33.81.20, l. du même au même, Corigliano Calabro, 7 janvier 1913.
177 Antonio Baldacci parvient lui-même à se faire nommer consul général d’Albanie à Bologne en 1931, sans en tirer toutefois de bien gros bénéfices : Jesné 2019.
178 Mario Strada écrit également pour La Voce : Zanotti Bianco 1987, p. 684.
179 Monina 2002.
180 Mangoni 1985, p. 93.
181 Are 1985, p. 14. Sur le tournant vitaliste et expansionniste en Italie au début du XXe siècle, voir également Bobbio 1981.
182 Parmi les principaux travaux consacrés à l’impérialisme figure l’ouvrage de l’économiste Giacomo Luzzatti : Luzzatti 1901. D’autres sont en revanche dus à des journalistes et essayistes : Morasso 1905 et Malagodi 1901. En 1898, Mario Morasso dédie un essai de psychologie sociale à l’« égoarchie » ; Olindo Malagodi est quant à lui député giolittien, mais intègre ultérieurement les rangs des nationalistes.
183 La dimension africaine a été étudiée dans le détail dans Monina 2002.
184 Sonnino 1897. Voir également Ballini – Nieri 2008.
185 L’échec de la convergence des conservateurs et des libéraux modérés aboutit à la formation, contre le quasi-transformisme giolittien, d’une « nouvelle droite » dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale : Gentiloni Silveri 1999.
186 Monzali 1999 ; Nieri 2005.
187 Mangoni 1985, p. 93.
188 Bernardy 1953. L’unique biographie de Sanminiatelli est l’œuvre d’une « volontaire de la Dante Alighieri », qui regrette explicitement dans ces pages ce qu’elle considère comme un retour à la politique étrangère mesquine suite à la défaite du fascisme…
189 Bruno Sanminiatelli est chargée de rédiger un rapport sur les princesses monténégrines en vue du mariage de Victor-Emmanuel : Artieri – Cacace 1999, p. 25-26.
190 Sanminiatelli 1897a.
191 Sanminiatelli 1897b.
192 Sur Pasquale Villari : Moretti 2005 et Pisa 1992. Sur les activités de la Dante, Pisa 1995.
193 Sanminiatelli 1899.
194 DDI 3.7.129 (note de bas de page), l. de Donato Sanminiatelli à Pasquale Villari, Perignano, 15 janvier 1903.
195 Ainsi au congrès de Vérone en 1901 : Bernardy 1953, p. 43.
196 Monzali 2004, 181-185, en particulier n. 34 p. 184.
197 Sur les vues de Guicciardini en matière de politique étrangère, notamment balkanique : Nieri 2005, p. 9-54.
198 Del Boca 1992, p. 362.
199 Guicciardini 1901 et 1904. Sur le voyage macédonien de Guicciardini : Dogo 1983, p. 117-134.
200 Boldrini 2003, p. LXXVIII-LXXIX.
201 Pour ses travaux sur l’Albanie, Guicciardini est également renseigné par Anselmo Lorecchio, le consul à Scutari Alessandro Leoni, et Augusto Ceccarini, correspondant de plusieurs journaux italiens en Albanie : Nieri 2005, p. 55.
202 Skendi 1967, p. 243.
203 Guicciardini 1901, p. 36.
204 Voir le projet d’Abdul Frashëri, présenté chapitre 4, (carte 9).
205 Skendi 1967, p. 249 et 254.
206 Monina 2002, p. 16.
207 Banti 1996, p. 248.
208 Pour Brunello Vigezzi, Sonnino et Salandra sont ainsi en partie les héritiers de Crispi. Vigezzi, 1997, p. 52 ; Alberto Maria Banti observe quant à lui que le vocabulaire du nationalisme se diffuse parmi les classes possédantes dans les années qui précèdent la Grande Guerre : Banti 1996, p. 323-327. Banti confirme ainsi l’idée d’un « vario nazionalismo » que l’on doit à Gioacchino Volpe : Volpe 1962.
209 Ignotus 1911, p. 1092-1093.
210 Palazzi 1979 ; Ganapini 1970, p. 191-206.
211 Pour caractériser ces contacts individuels, on a pu citer le cas d’Antonio Baldacci, qui écrit dans la presse catholique à partir de 1911 : Ganapini 1970, p. 194. Cet exemple révèle surtout la plasticité idéologique des publicistes : Antonio Baldacci fait d’abord profession d’anticléricalisme et de radicalisme. La précarité de sa condition et le souci d’entretenir sa qualité de spécialiste le portent toutefois à faire feu de tout bois. Cela confirme, en définitive, la diffusion très large des thématiques nationalistes, indépendamment d’une quelconque affiliation au nationalisme proprement dit. Notons enfin les effets de compagnonnage intellectuel et professionnel, qui permettent la circulation des idées en dépit des clivages politiques.
212 Roccucci 2010, p. 81-83.
213 Ibid., p. 85-91.
214 Ibid., p. 84 et 89.
215 Decleva 1987, p. 145-170.
216 Decleva 1971, p. 358-359.
217 Gaeta 1981, p. 47-48.
218 Ibid., p. 111-113.
219 Ibid., p. 170-181.
220 Bianchini 1988, p. 20.
221 Collotti 1999.
222 Collotti 1955.
223 Wells 1915, p. 147.
224 Cronia 1958, p. 455.
225 Bianchini 1988.
226 Markovich 2000.
227 Roccucci 2010, p. 80.
228 Bossaert 2016, p. 576 sq.
229 Capdepuy – Jesné 2012.
230 On peut donc parler d’un retournement émotionnel d’autant plus remarquable que l’indignation constitue le ressort d’« un siècle d’émotions transnationales à propos des “atrocités” ottomanes, 1820-1916 » : Frank 2012a.
231 Bossaert 2016, p. 578.
232 La croyance n’est pas synonyme d’irrationalité, de même que la connaissance n’est pas seulement une adéquation de fait à la réalité. Croyance et connaissance sont plutôt deux pôles d’un continuum où la ligne de partage se situe différemment selon les situations : Bronner 2003, p. 13-81.
233 Frank 2012b, p. 360-361 notamment.
234 Iacovella 1997, p. 3 et 39 sq.
235 Bossaert 2016, p. 573 sq.
236 Ahmad 2014. Sur le complexe obsidional des Jeunes-Turcs et son rôle dans l’évolution de leur idéologie : Serhun 2016.
237 Clayer 2007, p. 611-674.
238 D’Alessandri 2010.
239 Cecchinato 2007, p. 267.
240 Ibid., p. 269-280 ; Guida 1987.
241 T. (A. Torre), L’autonomia albanese e lo sbocco serbo nell’Adriatico. Gli interessi dell’Italia, dans Corriere della Sera, 7 décembre 1912, p. 1.
242 La bibliographie sur la question est vaste. Pour une présentation synthétique, Schiavulli 2009.
243 Sur la conquête du Dodécanèse : Orlandi 1982 ; Ferraioli 2007, p. 465-477.
244 Anonyme 1912 ; Milanesi 1913.
245 Athos s.d. ; Cappetti 1912 ; Costantino 1912 ; Tinchi 1912.
246 Saraceni 1915.
247 Ibid.
248 Musoni 1913, p. 20.
249 Palazzi 1979, p. 76-79.
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