L’État italien entre administration et tutelle dans l’Empire français
p. 271-283
Résumé
Cette contribution entend revenir sur l’un des enjeux les plus étudiés de l’historiographie napoléonienne, en l’occurrence le caractère disruptif de l’État que Napoléon sut créer puis exporter dans l’ensemble de l’Empire. Un État dont la charpente reposait sur une administration d’inspiration géométrique, « faite par un seul » et dans laquelle les ordres et les directives devaient circuler comme un « fluide électrique ». L’analyse se concentre ici sur le royaume d’Italie napoléonien, et en particulier sur l’un des aspects les plus intéressants qui émergent de la lecture des sources tant étatiques que locales de l’époque, à savoir le fait que non seulement coexistaient des définitions très différentes de ce que l’on entendait exactement par « administration », mais que dans bien des cas, le droit comme la politique de l’Italie napoléonienne laissèrent coexistence dans leur giron des « administrations » différentes, avant de les intégrer progressivement au sein d’un modèle étatique unique.
Entrées d’index
Texte intégral
1Entre 1796 et 1814, la Péninsule italienne fut intégrée à un vaste empire dirigé par le général, puis empereur, Napoléon Bonaparte. Dans ce contexte, la République puis le Royaume d’Italie furent marqués par la forte expansion du rôle de l’État et de ses appareils, construits sur la base d’un modèle administratif uniforme emprunté à la célèbre loi du 28 pluviôse an VIII1. La création d’acteurs administratifs identiques d’un département à l’autre, comme les préfets, les sous-préfets, les conseils généraux, les maires et les conseils municipaux, en fut une conséquence directe. Ce système fut renforcé par le principe selon lequel le choix de ce personnel procédait en grande partie « par le haut » ; en ce sens, on peut vraiment parler d’un modèle d’État administrateur « fort ».
2Tout en reprenant dans ses grandes lignes le modèle administratif français, l’Italie napoléonienne sut en même temps le réélaborer en l’adaptant à son ordre juridique2. Le terme amministrazione tendait ainsi à revêtir de nombreuses significations, assez différentes les unes des autres selon le contexte, la personne ou la norme. Qu’entendait par exemple le ministre de l’Intérieur de la République italienne, lorsqu’il déclarait que la tâche du préfet, dans son conseil de préfecture, était de connaître les réclamations des administrations communales et des « corps administratifs » (corpi amministrativi)3 ? En effet, cette expression ne venait pas de lois importées de France, mais était d’origine italienne. L’usage de cette terminologie était d’ailleurs répandu, puisqu’au sein de la deuxième section du Conseil d’État, le Conseil législatif, l’expression était encore couramment utilisée en 18114.
3Sur la base des documents d’archives, on cherchera donc à comprendre comment les différentes élites départementales italiennes ont su marquer de leur empreinte la construction du système administratif, sur des sujets par ailleurs essentiels comme le rapport avec les institutions communales et les autorités religieuses, ou encore le complexe dossier de la gestion des eaux.
La signification du terme « administration » à l’époque napoléonienne
4L’objectif de la présente contribution n’est pas de formuler une définition générale du concept d’amministrazione dans l’Italie napoléonienne, mais plutôt d’essayer de mettre en lumière la coexistence et l’articulation, aux niveaux gouvernemental et local, de définitions concurrentes de l’administration. De fait, il faut rappeler que ce qu’est pour nous et aujourd’hui l’administration ne relevait pas nécessairement de ce même champ pour les élites du début du XIXe siècle.
5Afin de saisir ces différents écarts, nous avons fait le choix d’une documentation produite par de nombreuses institutions. Ainsi, au niveau central, des fonds des ministères de l’Intérieur, du Culte et de la Justice, ainsi que de la correspondance de plusieurs directions générales, et notamment celles des Ponts et chaussées et de l’administration des Communs5. Ainsi, également, de l’importante documentation produite par le Conseil d’État et de la transcription d’une partie importante de la législation consacrée à ces différentes institutions6. Au niveau local, nous avons pris en compte les sources produites par les préfectures, les conseils de préfecture et (dans une moindre mesure) les conseils généraux de six départements ayant respectivement pour chef-lieu Novara, Milan, Bergame, Forlì, Bologne et Venise7. L’étude de la correspondance des administrations préfectorales nous a enfin permis d’intégrer à l’analyse une partie importante des papiers produits par des institutions comme les communes, les administrations départementales, les congrégations de charité ou encore les syndics des rivières et des canaux8.
6Toutes ces sources ont été examinées pour voir quand et où le terme « administration » était utilisé, et s’il était toujours entendu de la même manière ou s’il existait des différences en fonction des acteurs, des situations et des institutions impliquées. Les résultats se sont révélés différents de ce que nous avions pu anticiper, et à plusieurs égards surprenants.
Administration(s) : singulier ou pluriel ?
7La question de la centralisation administrative ne se résume pas aux seuls textes législatifs. Travaillant sur le cas isérois, Marie-Cécile Thoral a par exemple pointé la capacité de la société locale à entretenir des relations avec le pouvoir central sans pour autant lui être entièrement assujettie9. Quant à Livio Antonielli, spécialiste de l’Italie napoléonienne et de son inclusion dans le contexte impérial, il a souligné le fait que le régime napoléonien s’était trouvé confronté à plusieurs Italies, qui furent en mesure d’exprimer en quelque sorte leur identité10. Par conséquent, si l’on peut parler de plusieurs Italies dans le cas de la République puis du Royaume d’Italie, on ne saurait exclure qu’il y ait eu plusieurs modes de concevoir l’administration.
8Pour commencer, si nous considérons l’utilisation que le directeur général des eaux et chaussées, Giovanni Paradisi, fait du terme « administration », nous trouvons déjà quelques aspects particuliers. À propos des magistrats des eaux et chaussées prévus dans l’arrêt du 6 mai 180611, Paradisi affirme que :
Afin de mener à terme la mise en place du nouveau système administratif en matière d’eaux et chaussées, il est nécessaire de connaître les sujets qui seront proposés au gouvernement pour les nominations à la magistrature […] Au-delà de la probité et de la capacité, ces sujets devront avoir fait preuve d’intelligence et d’assiduité dans la direction administrative des eaux et des routes sous les anciens gouvernements, et témoigner en vertu de leurs biens [possidenza] d’un principal et immédiat intérêt pour la défense des rivières12.
9Le directeur général affirme donc que pour construire le « nouveau » système administratif il faudrait impliquer des personnes expérimentées, mais aussi des propriétaires, en faisant de leur intérêt personnel le critère de leur participation aux fonctions publiques. Le système administratif pouvait certes être nouveau, le critère de choix des administrateurs, lui, ne l’était pas, du moins par rapport à un passé récent.
10Mais l’étude des sources amène à relever un autre détail à bien des égards surprenant. D’un point de vue quantitatif, le terme d’« administration » s’appliquait essentiellement durant la période napoléonienne à des sujets institutionnels interagissant avec l’État, mais ne pouvant être considérés avec sureté comme faisant partie de l’État. De fait, une grande variété d’administrations interagissaient avec le pouvoir public pour toutes sortes de raisons : il s’agit notamment des corps administratifs, déjà mentionnés dans les instructions provisoires adressées aux préfectures le 9 mai 180213.
11Les sources relatent ainsi de nombreuses querelles entre les « administrations » des hôpitaux et les particuliers ou le gouvernement14. De même, on ne sera pas surpris de voir les « administrateurs de l’hôpital de la mort de Bologne » demander en 1807 l’autorisation de transformer en rizière un terrain détenu par cet hôpital15. C’est également le cas des différentes communes et communautés, comme dans le Veneto. Le Minor Consiglio de Chioggia, frère cadet de l’ancien Maggior Consiglio de Venise, présente ainsi au préfet de l’Adriatique Serbelloni une réclamation, pour ne pas verser de fonds au colleggietto de Pellestrina : « Pour le préfet, l’épuisement de tous les fonds de la communauté au moment de la prise de fonction de l’administration faite par les composants du Minor Consiglio est victoire »16. On remarquera par ailleurs que dans cette lettre, le sujet titulaire du pouvoir administratif est le Minor Consiglio, et non un administrateur unique comme le podestà (maire). Le même préfet Serbelloni, dans une autre lettre aux maires du département de l’Adriatique, souligne que plusieurs d’entre eux ne respectent pas les budgets approuvés, au prix de « décisions arbitraires contraires à l’économie de l’entreprise administrative confiée à leurs soins »17.
12Le modèle juridique français, construit autour d’un seul administrateur (comme le maire) – on rappelera le principe de Roederer, « administrer doit être le fait d’un seul »18 –, ne fut donc pas entendu immédiatement dans les sociétés de l’Italie napoléonienne19. L’administration des institutions religieuses en offre un exemple plus éloquent encore que celle des communs. Dans la documentation, chaque établissement du culte est ainsi qualifié d’« administration » et compte à sa tête des « administrateurs », tout en faisant l’objet de modalités de contrôle spécifiques de la part des institutions étatiques. Le procès-verbal d’un conseil de préfecture relève ainsi que « la circulaire de Son Excellence le ministre du Culte du 6 février 1810 accorde aux préfets, après avoir consulté le conseil de préfecture, d’autoriser les administrateurs des établissements de culte de toute nature à plaider [a stare in giudizio per lite propriamente detta] »20. Que les établissements religieux ne fassent pas hiérarchiquement partie de l’administration étatique est hors de doute, tout comme l’est la tutelle économique et judiciaire sous laquelle ils sont placés (comme, du reste, les municipalités, qui étaient cependant très en avance sur le chemin de la pleine intégration au sein de l’État), et enfin le fait qu’ils soient qualifiés d’« administrations »21.
13Cependant, le ministre du Culte en 1805 déclare clairement qu’au cours des années précédentes, « beaucoup d’établissements [religieux] n’étaient pas connus du tout. La façon d’administrer était infiniment variée, arbitraire, indisciplinée. Les municipalités étaient indépendantes du gouvernement »22. On comprend donc que le terme d’« administration » ne renvoyait pas nécessairement à un sujet proprement dit, mais faisait parfois référence à l’ancienne notion d’« administration », entendue comme la tutelle de l’intérêt (économique) des différents corps sociaux – religieux, communaux ou autres23. De fait, il semble que le terme ait essentiellement renvoyé à ce type d’institutions plutôt qu’à celles d’expression plus clairement étatique, telles que les préfectures.
14Si l’État napoléonien en Italie ne fut pas toujours doté de son propre appareil administratif, il fut en revanche capable de récupérer les administrations locales en les intégrant à son propre système. Une fois encore s’impose donc la référence à la tutelle (économique) des corps intermédiaires, typique de l’Ancien Régime. De fait, l’État napoléonien renforça systématiquement cette tutelle, jusqu’à brouiller la limite entre le contrôle des corps sociaux et leur remplacement pur et simple. Le passage de l’un à l’autre fut graduel, et l’idée que l’administration demeurait synonyme de tutelle de l’intérêt public ne s’effaça que très lentement au profit de la notion de sujet gouvernemental autonome.
15Déjà mentionné, le directeur général des eaux et chaussées Paradisi affirmait que les communes, tout comme les établissements de bienfaisance publique, ne faisaient pas partie intégrante de l’État, mais constituaient plutôt des corps sociaux placés sous le contrôle et la tutelle du gouvernement afin de garantir l’administration de leurs propriétés24. Cependant, le passage de la tutelle de corps sociaux au contrôle direct des administrations modernes était imminent. En 1812, le nouveau directeur général Antonio Cossoni affirmait ouvertement qu’il n’appartenait plus aux conseils de préfecture mais aux préfets de connaître en première instance des litiges entre les syndics des délégations des eaux, ou de décider des questions relevant de leur administration25. On était ainsi en train de passer d’un contrôle indirect de la société des corps de la part d’institutions collégiales à caractère judiciaire (le Conseil d’État et les conseils de préfecture), à un contrôle direct mis en œuvre par de nouvelles figures d’administrateurs. Quant aux institutions collégiales, elles conservaient la compétence sur le contentieux administratif alors naissant – et cela en France26 comme en Italie27. Bien entendu, cette transition fut plus lente au niveau local.
16Les syndics des canaux et rivières subdivisaient leurs budgets en trois sections : gestion du personnel, administration (les seules dépenses) et « Buon governo ». En d’autres termes, par « administration » on entendait ici la gestion des fonds de la part de ces entités28. Nous comprenons donc mieux la raison de l’existence en Italie, au cours de la période dite républicaine (1802-1805), d’une institution telle que « l’administration départementale », animée par un « esprit de corps » semi-représentatif29 : de la même manière qu’existaient des administrations des hôpitaux, des municipalités ou des églises, on avait donc prévu une administration de chaque département dans sa totalité.
17Chargées de gérer les dépenses du département, les administrations départementales recrutant parmi les notables locaux fonctionnaient de manière collégiale. En retour, cette configuration fut à l’origine de tensions avec les préfets. Le fait que ces institutions aient pris le nom d’« administration » ne signifie pas qu’elles étaient conçues comme faisant partie de l’administration publique. De fait, les fréquents différends avec les préfets pour obtenir des faveurs du gouvernement faisaient d’elles des institutions fondamentalement représentatives de l’autonomie des départements30. Rappelons que ces administrations départementales n’étaient pas dotées de compétences secondaires : outre leur fonction représentative, elles avaient la tâche de gérer collégialement les fonds et les dépenses du département, le plus souvent au prix de difficiles négociations avec le préfet. C’est également à elles ainsi qu’aux administrations communales qu’échouait la tâche de présenter au conseil général du département une liste des vœux du département, afin qu’il les renvoyât au gouvernement.
18Mal tolérées dans un État alors en train de construire sa propre administration, ces institutions disparurent au profit des conseils de préfecture à l’occasion du passage de la République au régime monarchique en 1805. Ce remplacement, intervenu moins de dix ans après l’arrivée du jeune général Bonaparte en 1796, montre parfaitement comment les ordres juridiques italiens, incorporés dans un contexte impérial, furent graduellement adaptés à un modèle d’origine française.
19Afin d’expliciter ce point, il peut être utile d’évoquer les directions générales, ces institutions actives dans la capitale, consacrées à un sujet spécifique (par exemple les eaux et chaussées) et gérées par un administrateur unique généralement flanqué d’un conseil d’inspecteurs. Tous corps mentionnés jusqu’à présent (hôpitaux, communes, syndics, établissements de bienfaisance, etc.) étaient plus ou moins placés sous la tutelle d’une Direction générale spécifique. La raison en est simple : les directions générales étaient à l’origine conçues conjointement au Conseil d’État. En d’autres termes, les Directions étaient pour la plupart composées de conseillers d’État et s’occupaient en particulier de prérogatives d’intérêt public (donc, économiques), telles que les eaux et chaussées, les bois, les communs, les hôpitaux, les établissements de bienfaisance.
20De fait, les Directions générales travaillaient en liaison avec le Conseil d’État, qu’il s’agisse par exemple d’approuver les bilans des communes de première classe ou de nommer un conseiller d’État, Benedetto Bono, à la Direction pour l’administration des communs. Cette dernière Direction générale intervenait à trois moments différents : 1) l’approbation du budget des communes ; 2) l’approbation des bilans des communes à la fin de l’année ; 3) le contrôle des dépenses durant l’année. Autrement dit, cette institution était essentiellement appelée à procéder, sous l’autorité d’une personne qui était en même temps directeur général et conseiller d’État, à l’examen de la correcte administration des comptes des communes (qu’on entend là dans le sens d’administration financière communale).
21Hiérarchiquement inférieurs au Conseil d’État, les conseils de préfecture étaient également appelés à se livrer à la même opération de contrôle sur les communes de deuxième et troisième classe. La raison est évidente. Il était nécessaire de contrôler (avec des mots que pouvaient comprendre presque chaque institution collective existante) les « entreprises administratives » ( aziende amministrative). Dans une circulaire aux maires du département de l’Adriatique, le préfet Serbelloni pouvait ainsi affirmer à propos des budgets des communes :
J’ai relevé malgré moi, et non sans surprise, que de nombreux maires, sans considérer les limites et les mesures qui leur avaient été fixées à l’avance pour chaque branche du budget, ont permis des choix contraires à l’économie de l’entreprise administrative [azienda amministrativa] qui leur était confiée31.
22De fait, l’administration des communes était conçue comme essentiellement d’ordre économique (ou mieux, de gestion des dépenses). Le contrôle des communes était essentiellement économique car, encore dans un passé récent, c’était avec l’objectif de défendre l’intérêt économique des institutions locales que l’État d’Ancien Régime avait concretisé son intervention dans l’espace local.
23L’article 29 du troisième Statut constitutionnel stipulait clairement que le Consiglio degli Uditori (troisième section du conseil d’État, compétente également dans le contentieux administratif) devait s’occuper des « autorisations à accorder aux communes, hôpitaux, établissements de bienfaisance et établissements du culte pour accepter des donations et pour procéder à des ventes, permutations, transactions et impôts additionnels »32. S’il s’agissait ici aussi d’un contrôle économique (l’ancienne tutelle), les communes étaient quant à elles comprises parmi ces corps dans la mesure où – du moins dans l’Italie napoléonienne – une commune n’était pas réellement considérée comme différente des autres corpi amministrativi. Le directeur Paradisi déclarait ainsi :
Chaque syndic [des canaux et rivières] devra nommer une délégation pour administrer ses intérêts […] sous la dépendance de la préfecture départementale, en bénéficiant de la tutelle, dont elle jouit de la même manière que les communes, et en inspirant aux particuliers intéressés la pleine confiance que procure une juste administration33.
De la flexibilité administrative à l’affirmation de l’administration
24La coexistence de modèles administratifs constitue l’un des traits caractéristiques des débuts de l’Italie napoléonienne. Dès lors, on ne cherchera pas à exposer en détail la grande phase de construction administrative survenue en Italie entre 1802 et 1814, mais plutôt à en décrire la complexité.
25Si les administrations départementales déjà évoquées furent supprimées lors de la transition de la République à la monarchie, la majeure partie des administrateurs en place furent nommés au sein des nouveaux conseils de préfecture. Bien que placées sous le contrôle des préfets, ces institutions collégiales en charge d’une fonction tout à la fois judiciaire et administrative de tutelle des corps reconnus par l’État, furent donc des lieux de représentation informelle et d’expression des élites départementales. On tendait ainsi à ne pas considérer le conseil de préfecture comme un tribunal administratif (au moins jusqu’au 1812 dans le Royaume d’Italie), mais plutôt comme un « corps collégial politique » (corpo collegiale politico) doté d’attributions judiciaires que le ministre de la Justice lui-même n’hésitait pas à qualifier (en mobilisant un terme lourd de sens et d’histoire) d’equità34. Quant aux conseillers, les sources les montrent s’appuyant sur la nécessaire sauvegarde d’intérêts particuliers qu’ils subordonnent à ceux de la nation35. La déclinaison italienne du modèle institutionnel français se présente donc comme extrêmement flexible, en ce qu’au-delà de son uniformité et de sa cohérence, elle permit l’expression des coutumes italiennes.
26Cette flexibilité ne doit cependant pas nous induire en erreur. De fait, les institutions centrales de Milan érodèrent progressivement le pouvoir administratif autonome exercé par les corpi amministrativi, à la faveur de leur remplacement par cette figure de l’administrateur par excellence qu’est le préfet. Toutefois les institutions locales continuèrent à revendiquer le droit d’administrer indépendamment.
27À Bologne, qui jouissait d’une large autonomie dans le contexte du Royaume d’Italie36 et était animée d’une forte tradition de ses principaux corps, le conseil de préfecture revendiquait ainsi la suprématie des anciennes magistratures des eaux sur les ingénieurs des Eaux et chaussées :
Les magistratures examinent les impôts, ont l’administration des dépenses, décident les règlements, règlent les contestations, appliquent les amendes. […] Les ordres pour une administration correcte, pour l’exécution des travaux et l’observance des règlements sont de la compétence des magistratures, et seules celles-ci exercent l’autorité au nom du gouvernement37.
28Cependant la législation était claire et le bref article 6 de l’arrêt du 8 juin 1805 disait toute autre chose : « Le préfet est chargé de l’administration »38. Le modèle basé sur un seul administrateur l’emporta donc sur le modèle collégial. Le 5 juin 1807 fut promulgué l’arrêt par lequel « les fonctions attribuées aux municipalités, selon le décret 8 juin 1805, sont confiées aux maires », à la faveur donc de la suppression d’une institution collégiale très importante située entre le conseil communal et le maire39. À la fin de l’année 1808, la direction générale des Eaux et chaussées faisait abolir la magistrature des eaux de Venise40, héritière des anciennes institutions de la Repubblica Veneta. Néanmoins, il faut souligner encore une fois combien il fut difficile d’écarter la vieille notion de tutelle des corps sociaux. Encore en 1810, le conseil de préfecture de Venise publiait une délibération dans laquelle se voyait clairement une idée ancienne :
Le conseil de préfecture est animé de la même sollicitude de possiblement préserver des harcèlements et des abus les corps protégés [corpi pupilli], telle que la congrégation de la charité41.
29Les conseils de préfecture eux-mêmes ne pouvaient ignorer ces bouleversements dans le rôle des institutions collégiales. Ayant la tâche d’aider le préfet dans l’exercice de multiples fonctions, ils sont connus principalement pour leur rôle dans le contentieux administratif – ce qu’en Italie on appelait alors les questioni di pubblica amministrazione42.
30Il n’est pas aisé de définir l’expression amministrazione pubblica, puisque ce terme appliqué à la République italienne puis au Royaume d’Italie, est un des plus abstraits. Comme nous l’avons vu, le terme « administration » était souvent utilisé par différents acteurs avec diverses intentions et significations. On peut donc supposer que des phrases comme « les lois prescrivent aux conseils de préfecture d’être juges dans des questions complexes, telles que les questions judiciaires administratives [le giudiziarie amministrative] »43, ouvraient à d’infinies possibilités d’interprétation. Si avec le terme « administration » on pouvait décrire le contrôle économique de chaque institution collégiale, publique ou privée, voilà que le pouvoir de contrôle des conseils de préfecture devenait central dans le rapport entre le centre et tout ce qui était collectif au niveau local.
31Ces compétences des conseils de préfectures furent de plus en plus restreintes au fil des années, en faveur d’administrateurs uniques placés sous les ordres du gouvernement central. Cette soustraction permet d’éclairer cette transition essentielle : entre 1802 et 1814, c’est toute la structure du contrôle des corps intermédiaires qui se trouva révolutionnée. Les anciennes « administrations » se trouvèrent ainsi toujours plus intégrées à la sphère administrative publique d’ordre étatique. En ce sens aussi disparut la compétence judiciaire des conseils par rapport aux corps intermédiaires, pourtant tout à fait réelle au début de l’expérience napoléonienne en Italie44.
32D’un côté, la tutelle était donc vouée à devenir un outil permettant de placer certains secteurs d’intérêt public sous le contrôle de l’administration étatique ; de l’autre, les fonctionnaires locaux commençaient à mieux définir le périmètre sur lequel s’exerçait l’autorité administrative. Cette dernière, qui (surtout à partir de 1810) s’incarnait dans les figures du préfet, du sous-préfet et d’autres fonctionnaires, parvint à se substituer à l’ancien modèle administratif basé sur la jurisdictio représenté par des conseils. Acteur important de cette transition, le directeur général des eaux et chaussées Cossoni affirmait ainsi :
Il n’appartient pas aux conseils de préfecture, mais au contraire au préfet en première instance, de juger les contentieux entre les délégations des syndics des eaux, ni de trancher les questions qui pourraient survenir du fait de leur administration45.
33De manière identique, le ministre de l’Intérieur adressait deux mois plus tard une circulaire, selon laquelle :
Tous les mémoires et toutes les réclamations concernant les branches de l’administration ou de la tutelle exercées directement […] doivent m’être adressées directement46.
34Quant à la bienfaisance publique, soumise au ministre du Culte et contrôlée au niveau central par un conseil d’administration composé de quatre conseillers d’État (arrêt du 15 septembre 180747), elle fut placée sous le contrôle direct du ministère de l’Intérieur.
35Ce changement de pratique administrative bouleversa l’idée même de ce que devait être un administrateur. C’est ainsi à cette période que commencèrent à arriver des lettres d’administrateurs invoquant un risque de conflit d’intérêts pour refuser des tâches et des charges qui leur étaient confiées. Typique de l’Ancien Régime, la présence des syndics dans les institutions de contrôle commença à refluer : le contrôlé ne pouvait plus être en même temps contrôleur – du moins en théorie bien sûr.
Administration. Un mot ayant une capacité cameléonique
36L’étude des variations dans l’utilisation du terme « administration » nous a aidé à mieux comprendre les effets concrets de l’inclusion d’une partie de l’Italie dans le système impérial napoléonien. Un élément distinctif de ce dernier, au moins pour le cas étudié, était de laisser initialement des marges d’autonomie administrative, surtout jusqu’en 1809-1810 : on pense par exemple aux conseils de préfecture. Cette politique ne contraria pas la tendance générale du système à une progressive uniformisation. Elle concrétisait en revanche une réalité institutionnelle extrêmement flexible et adaptable selon des contextes assez différents les uns des autres, ce qui en retour permit de faire converger des traditions essentiellement différentes dans une même expérience administrative.
37En conclusion, la révolution accomplie par le pouvoir napoléonien ne fut pas seulement la création d’une administration nouvelle, mais sa capacité à renouveler l’appareil administratif préexistant. Le modèle – juridique – napoléonien en Italie ne fut pas seulement basé sur l’expansion d’une administration vraiment étatique, mais, dans une perspective proprement impériale, sur la récupération des administrations locales et leur intégration dans son projet administratif.
38De ce projet administratif nous connaissons très bien l’une des pierres angulaires : le contrôle, l’uniformité, la hiérarchie. On peut toutefois souligner l’importance d’une autre pierre, peut-être moins visible mais tout aussi importante, de l’édifice administratif napoléonien : en l’occurrence, la flexibilité, la récupération de la tutelle et son utilisation, l’intégration progressive d’ordres juridiques différents, dont on peut avancer qu’ils constituent les ingrédients du succès du modèle administratif français après la chute de Napoléon en 1814.
Notes de bas de page
1 De Francesco 2011, Broers 2005.
2 Antonielli 2008.
3 Raccolta delle leggi, decreti e circolari che si riferiscono alle attribuzioni del Ministero dell’Interno del Regno d’Italia, Milan, 1808, I, p. 174.
4 Archivio di Stato di Milano (désormais : AS Milano), Consiglio legislativo, b. 640, Ordre du jour du Conseil d’État, 12 mars 1811 : « Si dubita in questa controversia se il decreto 5 settembre 1807 in quanto provvidamente richiama sotto le cure e la vigilanza dè corpi amministrativi espressamente istituiti gl’interessi dè luoghi pii, ed i fondi di pubblica beneficenza di qualunque natura ».
5 Capra 1996 ; Rossi 2014 ; Bobbi 2009.
6 Nous avons également procédé à une analyse détaillée de la bibliographie sur les institutions centrales ; voir notamment Baldinelli 1997, Mori 2008, Zaghi 1984 et 1986.
7 Pour une analyse détaillée de ces institutions locales, Bressan 1985 et Pagano 1996.
8 Carera 2001 ; Germani 1983 ; Sambo 2001 ; Simoncini 1987 ; Bigati 1995 ; Bressan 2006.
9 Thoral 2005.
10 Antonielli 2008.
11 Bollettino delle leggi della Repubblica, 1806, II.
12 Archivio di Stato di Bologna (désormais : AS Bologna), Fondo Prefettura del Dipartimento del Reno (désormais : Prefettura Reno), 1806, t. 1, r. 1, 2, Le conseiller d’État, directeur général des eaux et chaussées, au préfet, 11 septembre 1806.
13 Bollettino delle leggi della Repubblica Italiana, 1802, I : « Art. 62 : [Les préfets] Conoscono dei riclami che possano essere proposti contro le determinazioni delle Amministrazioni comunali, o degli altri corpi amministrativi ».
14 AS Bologna, Prefettura Reno, t. 24, r. 8-12.
15 AS Bologna, Prefettura Reno, t. 25, r. 3 b. 1.
16 Archivio di Stato di Venezia (désormais : AS Venezia), Fondo Prefettura del Dipartimento dell’Adriatico (désormais : Prefettura Adriatico), b. 29, Le Minor Consiglio de Chioggia au préfet de l’Adriatique (Serbelloni), 22 novembre 1806.
17 AS Venezia, Prefettura Adriatico, b. 103, Le préfet Serbelloni aux maires du département, 5 novembre 1808.
18 Cambacérès 1999, I, p. 485.
19 Sur ce sujet, voir les réflexions d’Antonielli 2001.
20 AS Venezia, Prefettura Adriatico, b. 276, Procès-verbal du Conseil de préfecture, 15 mars 1810.
21 AS Venezia, Prefettura Adriatico, b. 275, Le ministre du Culte (Bovara) au préfet de l’Adriatique (Galvagna), 17 septembre 1810 : « Visto il di lei rapporto non sono d’avviso di permettere agli amministratori di codesta chiesa parrocchiale di S. Stefano di Murano, che facciano l’esperimento d’asta per la vendita del propostomi fondo ». Ibid., b. 276, Procès-verbal du Conseil de préfecture, 15 mars 1810 : « La circolare di S.E. il ministro per il Culto dei 6 febbraio 1810 accorda ai prefetti sentito il Consiglio di prefettura di poter abilitare gli amministratori degli stabilimenti di culto d’ogni natura, a stare in giudizio per lite propriamente detta, ogni qualvolta, che si tratti di vera urgenza, o che l’azione non versi sopra importanza maggiore di lire 1000 ».
22 AS Milano, Fondo Luoghi Pii – Parte moderna, b. 50, Le ministre du Culte au vice-roi, 12 août 1805.
23 Mannori 1994.
24 AS Venezia, Prefettura Adriatico, b. 175.
25 AS Milano, Fondo Uffici regi – Parte moderna, b. 5.
26 Sur la naissance du contentieux administratif en France, Brun-Jansem 1981, Clère 2000 et 2005, Chevallier 1970, Gojosso 2005, Sandevoir 1964 et Pacteau 2005.
27 Sur la naissance du contentieux administratif en Italie, Mannori 1987, Feola 1984, Aimo 1990, 2005 et 2006, Antonielli 1994, Pagano 1996 et 2007.
28 AS Venezia, Prefettura Adriatico, b. 175, Le préfet Serbelloni à la Direction générale des eaux et chaussées, 6 mars 1809.
29 Institution créée par la loi 24 juillet 1802, dans Bollettino delle leggi della Repubblica, 1802, II.
30 Voir Antonielli 1978, p. 198, et Sofia 2006.
31 AS Venezia, Prefettura Adriatico, b. 103, Le préfet Serbelloni aux maires du département, 5 novembre 1808.
32 C.A. Barbiellini, Nuova descrizione geografica d’Italia, antica, e moderna, cosmografica, fisica, topografica, di commercio e d’industria, politica, statistica, etho-grafica, ed istorica, Milan, 1806, p. 221.
33 AS Venezia, Prefettura Adriatico, b. 175, Le directeur général Paradisi au préfet Serbelloni, 28 octobre 1808.
34 AS Milano, Fondo Uffici Regi – Parte Moderna, b. 8, Le ministre de la Justice au vice-roi d’Italie, 4 avril 1812 : « Se lo esperimento delle private ragioni dei cittadini è garantito da speciali norme presso i tribunali ordinari era conveniente di attendere questo beneficio anche alla giustizia amministrativa che comunque affidata a una corte di equità, e però alla pari della giustizia ordinaria diretta a tutelare e le private, e le pubbliche proprietà ».
35 AS Bologna, Fondo Prefettura – Consiglio di Prefettura, Séance du conseil de préfecture, 11 octobre 1805 : « a voler consigliare l’interesse della nazione, che pur deve essere salvo, col diritto di preferenza ».
36 Varni 1973.
37 AS Bologna, Prefettura Reno, 1810, t. 1, r. 5.
38 Decret du 8 juin 1805, dans Bollettino delle leggi del Regno d’Italia, 1805, I.
39 Arrêt du 5 juin 1807, dans Bollettino delle Leggi del Regno d’Italia, 1807, II.
40 Arrêt du 6 mai 1808, dans Bollettino delle leggi del Regno d’Italia, 1808, I.
41 AS Venezia, Prefettura Adriatico, b. 306, Vœu du Conseil de préfecture, 11 octobre 1810.
42 À propos des « questioni di pubblica amministrazione », voir en particulier Bussi 1940, Mannori 1987 et Aimo 1990.
43 AS Bologna, Prefettura Reno, 1810, t. 1, r. 5.
44 AS Bologna, Prefettura Reno, 1810, t. 1, r. 4, Arrêt du Conseil de préfecture de Bologne, 3 août 1810 : « è indubitabile che li canali tutti del Dipartimento, giusta la citata direttoriale ordinanza sono sottoposti alle leggi di pubblica amministrazione, e specialmente affidati alla sorveglianza del sig. ingegnere in capo. Anche il canale dei molini imolesi, benché riconosciuto in quanto all’uso di proprietà privata pure la Direzione generale d’acque e strade con suo dispaccio 23 settembre 1810, dietro il voto della regia Commissione legale ha dichiarato, che esso dipende dalla pubblica tutela ed è sottoposto ai regolamenti 20 maggio 1806, per cui le quistioni promosse dalla delegazione degl’interessati sono conosciute dall’autorità amministrativa ».
45 AS Milano, Uffici Regi – Parte Moderna, b. 5, Circulaire du 16 septembre 1812.
46 AS Milano, Uffici Regi – Parte Moderna, b. 5, Circulaire du ministre de l’Interieur aux préfets, 2 novembre 1812.
47 Arrêt du 15 septembre 1807, dans Bollettino delle leggi del Regno d’Italia, 1807, II.
Auteur
Docteur en histoire par l’Università degli Studi di Milano
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