Droit et autorité politique dans leur contexte social
p. 85-93
Texte intégral
1Je commencerai par m’excuser de ne proposer ici que des réflexions personnelles à partir des passionnants articles qui précèdent. Depuis quelques années, le terrain privilégié de l’histoire politique ne me paraît plus tant être l’analyse des institutions, de leur fonctionnement et de leur développement, que l’histoire du pouvoir politique lui-même – ses formes, ses usages et les règles qui en gouvernent l’accès. Dans cette perspective, institutions, langues et cadres juridiques fournissent aux personnes des ressources d’action, qui servent à donner sens et direction à l’exercice du pouvoir politique. Bien entendu, les comportements individuels procèdent de circonstances très différentes, et les usages du pouvoir politique reflètent la variété des intérêts sociaux en jeu – classe, genre, ethnicité, âge, orientation sexuelle, et ainsi de suite. Pour autant, le processus de légitimation restreint aussi le poids de ces intérêts, tout en fournissant des moyens de résistance et d’appropriation ainsi que des formes d’agentivité alternatives voire concurrentes.
2Les rapports entre le pouvoir politique et les autres formes de pouvoir, ainsi que la place du pouvoir politique dans le tissu plus large des relations sociales, constituent désormais des enjeux centraux de la recherche. Pour ma part, j’ai eu récemment l’occasion d’étudier comment les personnes souffrant d’un désavantage relatif peuvent influencer les actions de celles jouissant d’un meilleur accès au pouvoir, et donc la manière dont l’agentivité politique peut être considérée comme un enjeu de pratique sociale. Des individus se retrouvent ainsi dans une position sociale qui leur offre un large éventail d’actions possibles : même si leur capacité à mobiliser les ressources linguistiques, institutionnelles et juridiques découlant de leur position sociale se trouve bien sûr limitée, leur agentivité dépend également de leur capacité (voire de leur talent) à profiter de leur accès aux différentes ressources.
3Au cœur de ces axes d’analyse, on retrouve l’importance de la légitimation des actions politiques – c’est-à-dire le fait de justifier une action en recourant à des formes acceptables de discours de légitimation, voire le cas échéant, en prouvant sa licéité ou sa légalité. Enfin, ces processus créent des répertoires d’action durables en routinisant des usages du pouvoir politique qui se cristallisent dans les formes, activités et limites de fonctions spécifiques en lien avec des objectifs déterminés – lesquelles formes viennent ensuite enrichir le répertoire d’action mobilisable à l’avenir1. Un chemin est ainsi tracé, à travers l’héritage de modes d’action régulièrement légitimés qui déterminent l’environnement politique ainsi que les ressources disponibles pour les futurs acteurs. À partir de là (c’est l’endroit d’où je pense ces objets), on revient aux histoires institutionnelles, aux trajectoires de développement politique, au sentier de dépendance (path dependency), etc.
4Les trois articles réunis ici suggèrent une approche différente, quoique complémentaire, de ces questions, à travers une histoire conceptuelle de la « raison administrative ». Le fait que cette notion – dont Luca Mannori rappelle combien il est difficile de la traduire en anglais – n’ait guère pénétré l’historiographie anglophone actuelle reflète probablement des divergences dans l’analyse de questions dont les racines remontent à l’époque moderne. Luca Mannori fait ainsi remonter à la seconde moitié du XVIIIe siècle une divergence dans les significations que revêt ce terme dans ses usages francophone et anglophone. Avant cela, l’« administration » n’appartenait pas à un quelconque langage du pouvoir en France ou dans le monde anglais, et son sens demeurait proche de celui qu’elle avait dans le droit romain – en l’occurrence, un pouvoir de gestion ou d’organisation dans le périmètre défini d’une fonction spécifique. Au cours du XVIIIe siècle, on recourt au verbe – à la voix active – pour désigner plus généralement la gestion de certains types d’affaires publiques : son emploi commence alors à être associé aux niveaux supérieurs de l’activité de l’État, sans toutefois que soit opérée de distinction conceptuelle entre droit et administration, ni entre la gestion des processus juridiques et ceux des affaires d’État.
5En Angleterre, cette identité des fonctions juridique et administrative dans une charge spécifique était particulièrement marquée, puisque les agents essentiels au niveau local demeuraient des « juges de paix ». Dans la France d’Ancien Régime, cependant, l’administration en vint de plus en plus à évoquer quelque chose d’autre, comme un ordre parallèle de la vie sociale. Le règne de Louis XV fut à cet égard décisif, cultivant consciemment l’idée d’une administration entendue comme la réalisation concrète de l’intérêt public dans son acception la plus générale. En réponse à la critique du monarque par les institutions judiciaires du royaume, on cherchait ainsi à placer l’administration des affaires de l’État hors du contrôle de ces dernières. Par conséquent, cet usage fut dénoncé dès avant la Révolution par les cours de justice comme en contradiction avec la notion commune d’un gouvernement chargé de la défense, de l’exécution et de l’administration du droit. Ses partisans, évidemment, voyaient les choses différemment, estimant que cet usage rendait possible une conduite efficace des tâches courantes et des besoins habituels de l’État.
6Il me semble possible de nuancer cette divergence d’avec le cas anglais, puisqu’on trouve à la même période un développement similaire – bien que non identique – dans certains domaines du gouvernement anglais. Les finances royales disparurent à partir du milieu du XVIIe siècle et la famille royale se fit verser par le parlement une allocation prélevée sur les fonds publics. L’impôt foncier constituait un élément clé de ce système de financement public : il s’agissait en effet d’une source importante de recettes administrée par les juges de paix (intervenant ici dans le cadre d’une commission spécifique), et qui fondait la garantie de leur service du bien public sur leur autorité sociale personnelle (c’est d’ailleurs sur la base de cette dernière qu’ils pouvaient prendre en charge cet aspect des affaires publiques). Mais deux autres sources de recettes – les contributions indirectes et les droits de douane – étaient administrées par des agents salariés, chargés au moins théoriquement d’appliquer des règles universelles, transparentes et promulguées de manière indépendante. Prises ensembles, ces taxes établies de manière permanente généraient un revenu supérieur à celui de l’impôt foncier. Enfin, c’est une identité propre ainsi qu’une forme de légitimité de type quasi wéberiennes que développaient ces agents salariés – celle d’instruments neutres d’une autorité légitime, appliquant des règles transparentes à l’ensemble des cas se présentant à eux. Ils obéissaient ainsi à une logique administrative qui me paraît ressembler par certains aspects à la notion de raison administrative, à la fois indépendante de l’autorité royale mais responsable devant l’autorité parlementaire2. De fait, cette obligation de responsabilité a pu être considérée comme un trait essentiel des gouvernements représentatifs – une obligation qu’il leur fut plus aisé qu’aux monarchies absolutistes d’imposer sans partage3.
7Cette opposition recoupe donc celle établie par Luca Mannori, tout en pointant les rôles différents joués par la couronne et les institutions représentatives dans les deux contextes, ainsi que les différentes formes de légitimation que ceux-ci appuyaient. Cela permet de mieux contextualiser le rôle de la raison administrative dans ces deux régimes, ainsi que sa coexistence avec d’autres formes de pouvoir politique légitime. Une source de divergence dans la pratique de la raison administrative pourrait être que dans le contexte anglo-américain, celle-ci se trouvait mise au service d’un exécutif représentatif et souverain, là où elle constituait ailleurs une forme de pouvoir sous l’autorité d’un monarque souverain. Dans le premier cas, elle se trouvait donc coexister avec les formes traditionnelles de la gouvernance d’Ancien Régime par la notabilité locale, qui continuait à jouer un rôle important. Une telle hypothèse pourrait par ailleurs expliquer que la raison administrative n’ait pas constitué une composante explicite des régimes politiques dans le système anglo-américain.
8En France, au contraire, la Révolution laissa le champ libre à l’administration en emportant les nombreux corps intermédiaires et autres institutions particulières hérités de l’Ancien Régime. En conséquence, et comme le soutient L. Mannori, tant la notion d’administration comme ordre de la société que l’idée de raison administrative purent prospérer durant le demi-siècle suivant. Dans les contextes britannique et nord-américain, la fidélité à la notion d’« État juridictionnel » fit que le terme même d’administration continua d’occuper une place secondaire dans un vocabulaire politique dominé par les enjeux de législation et de juridiction des pouvoirs souverains. Ces derniers se trouvaient d’ailleurs conceptuellement limités par les notions de « Crown-in-Parliament » dans le cas britannique et de « checks and balances » dans le cas du gouvernement fédéral états-unien, toutes deux censées garantir la protection impartiale du bien public. Bien sûr, la notion même de « Crown-in-Parliament » n’avait aucun sens dans la France postrévolutionnaire, et il n’est guère surprenant que les vocabulaires politiques des deux puissances aient ainsi divergé. On note cependant des exceptions des deux côtés – par exemple chez Guizot, qui vantait la supériorité des révolutions anglaise et américaine sur la française, justement parce qu’elles avaient opéré dans le cadre contraignant de l’appareil législatif en place4.
9Pour autant, cette profonde et importante différence continuait d’opérer, et Luca Mannori montre combien il fut difficile à quelqu’un comme Dicey, par exemple, de servir de médiateur entre ces deux traditions désormais divergentes – et en l’occurrence de concevoir le « droit administratif » comme autre chose que comme l’expression d’une domination autoritaire non investie de la volonté du peuple. De leur côté, les juristes états-uniens continuèrent de concevoir la capacité d’agir des administrations en termes législatifs et judiciaires, et ce malgré la large prolifération de ces corps. Le terme finit par être accepté pour désigner des actions complémentaires aux sphères judiciaire et législative, ou comme l’extension d’une sorte de conception domestique de l’exécution des tâches quotidiennes du gouvernement.
10Luca Mannori suggère que l’idée d’administration comme ordre spécifique de la vie publique, si elle était légitime, était fondamentalement étrangère à la mentalité du common law. En France, après la Révolution :
L’administration constitue une partie essentielle de la constitution. Sa centralité dépend d’une construction du politique qui voit dans l’État l’outil pour manifester et réaliser la volonté unitaire de la nation. La nécessité de l’administration, comme grande machine de l’obéissance collective, s’inscrit déjà entièrement dans cette image élémentaire.
11Malgré son remarquable essor dans le contexte français de la France postrévolutionnaire, le concept d’administration continua de susciter hésitation voire suspicion dans le débat anglophone.
12Dans le cas de l’Espagne du XIXe siècle, José María Portillo Valdés analyse la manière dont l’émergence de la notion d’administration s’inscrivit dans le projet d’évincer l’autorité monarchique au profit de la province et de la nation. Ces expériences de construction de l’État national au cours du premier XIXe siècle sont bien sûr étroitement connectées au recalibrage conceptuel amorcé par la Révolution française, et représentent toutes des réponses directes au projet napoléonien. La crise espagnole de 1808 entraîna la réunion des Cortes Generales à Cadix, à laquelle prirent part des représentants de l’ensemble des territoires de la couronne espagnole. C’est dans ce contexte que le concept de nation, jusqu’alors cantonné à la sphère littéraire et aux revendications culturelles, fut investi d’une charge politique et brandi en opposition à Napoléon. On peut y voir une manière de reconstituer un ordre politique à la fois anti-bonapartiste et post-monarchique. Comme dans la France révolutionnaire, il s’agissait sans doute aussi d’une manière de concevoir un ordre politique distinct du roi, de l’église, de la province et des villes – l’antidote à un ordre politique d’Ancien régime fait de libertés, de privilèges et de statuts.
13Celui-ci n’était toutefois pas nécessairement absolutiste. La monarchie hispanique, dans son fonctionnement normal, conférait au monarque le rôle de tuteur plutôt que de responsable : sa direction ne s’immisçait pas dans l’auto-administration de ses sujets par les corps inférieurs que sont la famille ou l’autorité municipale5. Les pères de la constitution respectèrent cette notion d’auto-administration, qui pour les provinces atlantiques devint quelque chose de l’ordre d’une relation fédérale, et pour les libéraux de la péninsule signifia le maintien de l’autonomie locale. Autonomie territoriale et auto-administration n’étaient donc pas perçues comme contraire à l’affirmation d’une identité nationale espagnole définie de manière plus large : la question renvoyait à un débat sur le rôle de tuteur du monarque beaucoup plus que sur la nation. Dans le contexte de construction de l’État-nation à compter des années 1830, il s’agissait désormais d’affirmer la tutelle de l’État et du gouvernement à la place de celle jusqu’alors exercée par le monarque.
14L’analyse de Paolo Napoli est sur ce point particulièrement intéressante, puisqu’elle remonte à certaines des sources premières dont découle ce mouvement. Il trouve ainsi dans le droit romain une distinction importante et appelée à durer : en l’occurrence, celle entre le titulaire d’une propriété et ceux chargés de l’administration, soit une différence analogue à celle qui, en droit de la propriété, distingue le titre de l’usage. En d’autres termes, dans ces textes, fondateurs l’administration n’impliquait donc pas le dominium.
15Cette distinction conceptuelle essentielle permit en retour la construction d’un ordre administratif érigé en lieu par excellence des communs et du bien commun, et en tout cas bien plus adapté à cet objet que les ordres politique et juridique. À mon sens, cela signifie qu’une charge avait pour fonction le bien public, et que ceux qui l’exerçaient ne pouvaient prétendre en être les propriétaires.
16Les premiers textes chrétiens élaborèrent des conceptions tout aussi décisives en travaillant l’articulation du juridique et du théologique. Pour expliquer la manière dont la foi, qui devait être protégée des fausses doctrines ou hérésies, pouvait ensuite être transmise, les premiers pères de l’Église arguaient que, comme n’importe quel autre bien, elle devait être transmise inchangée. Plutôt qu’une sorte d’équivalence entre le bien reçu et celui transmis, on établissait donc la nécessité d’une identité entre les deux, et la transmission de cette entité spirituelle qu’est la foi se trouvait ainsi mise sur le même plan que celle d’un bien dans la tradition juridique de l’époque.
17La notion de raison administrative est bien sûr plurielle, mais Paolo Napoli estime que les usages théologiques des conceptions juridiques romaines et grecques ont joué un rôle essentiel dans la manière dont cette notion s’est cristallisée au début du XXe siècle. L’une des conséquences de cette approche est de réfuter toute disjonction radicale entre les champs du politique et du théologique dans l’histoire des concepts. Elle permet également de pointer le fait que l’administration est essentiellement un fait d’intention – elle est « pour quelque chose ».
18Selon Paolo Napoli, cela nécessite que nous concevions la raison administrative comme un moyen de créer, d’entretenir et d’exprimer des ordres normatifs, plutôt que comme l’expression neutre d’ordres préexistants. À partir de la notion de praxis développée par Feuerbach, il montre à quel point la raison administrative se trouve être l’expression d’une réalité sociale à un moment précis. À la lumière de Marx (les actions humaines sont déterminées par les conditions historiques dans lesquelles elles s’inscrivent), cela nous conduit à analyser la manière dont la raison administrative forme le terrain sur lequel une normativité historiquement spécifique est créée, entretenue et disputée.
Cet aperçu matérialiste de l’institution nous sert essentiellement à reconnaître que les personnes, les choses et les actions du monde ne suivent pas un destin mais une destination. Dans l’effort de concevoir et garder une destination – ce qu’instituer le monde veut dire – le travail humain trouve dans le droit un allié plutôt équipé.
19Les institutions ne sont pas peuplées d’individus qui expriment la logique de l’institution : ce sont plutôt les subjectivités individuelles et les institutions dans lesquelles elles prennent forme qui sont co-constitutives.
20Mon approche de ces enjeux est marquée par ma lecture de Pierre Bourdieu (en particulier son travail ethnographique ainsi que sa déconstruction de la « noblesse d’État ») et de Michel Foucault (principalement son analyse des mécanismes de la discipline). Elle doit aussi beaucoup aux réflexions d’Erving Goffman sur la micropolitique des interactions sociales, et en particulier sur la manière dont l’ordonnancement conceptuel et institutionnel de la société se trouve reproduit dans les « façades » que nous nous présentons les uns aux autres au gré de ces interactions. En tant qu’historien de la relation (plutôt que des relations) sociale et politique (et plutôt qu’historien des concepts), il me semble enfin que l’analyse doit intégrer la manière dont l’articulation même des concepts reflète des intérêts sociaux : en l’occurrence, dans quelle mesure la raison administrative, si elle opère « pour quelque chose », le fait également « pour quelques-uns ». On rejoint ici la notion de « structuration » chère à Anthony Giddens : en l’occurrence, la manière dont les actions individuelles produisent et reproduisent les structures sociales, de la même manière que ces structures déterminent les choix et les actions des individuelles6.
21Il me semble qu’une telle approche permet d’échapper au danger pointé par Luca Mannori d’une micro-histoire au sein de laquelle tout le sens se trouverait relégué dans le détail d’une situation spécifique7. Cette approche me paraît également convergente avec la démarche adoptée par Paolo Napoli, qui consiste à voir l’ordre administratif comme co-constitutif des relations sociales, et la raison administrative comme un élément d’une négociation continue des relations sociales et des valeurs normatives. La notion de raison administrative permet ainsi de penser l’espace entre droit et institutions au sein duquel s’élabore l’action politique. En cela, la contribution de Paolo Napoli ouvre un riche débat sur la standardisation et la naturalisation des relations sociales quel que soit le contexte historique considéré. Elle permet également de comprendre comment cette négociation détermine les paramètres et établit les limites au sein desquels s’inscriront les futurs acteurs historiques. Et c’est justement dans leur analyse de la manière dont la raison administrative se met en pratique à opérer « pour quelque chose » que ces trois contributions fondent leur importance. À leur lecture, je suis également conduit à m’interroger sur la manière dont la raison administrative s’articule à ces espaces de mobilisation et d’engagement dans lesquelles l’agentivité s’exerce et l’histoire se fait – qu’il s’agisse des popular politics ou de l’« espace public » (un concept qu’au demeurant je n’apprécie guère).
22Luca Mannori suggère que les traditions dont il retrace l’histoire pourraient de nouveau converger. De fait, les penseurs anglo-américains ont fini par accepter l’existence même d’un ordre administratif, tandis qu’en Europe continentale les conditions du pluralisme sont désormais réunies pour que l’ordre administratif apparaisse moins autoritaire et plus attentif à la protection des droits des gouvernés. Il existe un net consensus autour du rétablissement de l’administration et de la raison administrative comme ordre social à la fois légitime et distinct de la politique et du droit. La crise de légitimité de l’Union européenne comme la recrudescence des appels à l’auto-détermination nationale appellent un débat ouvert sur les liens entre volonté collective, identité nationale, démocratie et technocratie. En tant que citoyen britannique, je ne peux que regretter que ces enjeux conduisent au Brexit et peut-être aussi à la dissolution du Royaume-Uni. Je partage également l’inquiétude de Yannis Varoufakis que de cette crise émergent de nouvelles forces politiques mobilisées autour de nouveaux lexiques, lesquels pourraient en retour produire ces mêmes actions qui dévoreront les enfants de la révolution promise8. Le regain populiste que connaît le monde anglo-américain n’a donc rien d’une coïncidence si l’on considère l’histoire des concepts telle qu’elle se joue ici : la volonté souveraine du peuple dans le domaine politique (même exprimée de manière imparfaite), ayant pris le dessus9 sur l’ordre juridique (les checks and balances du système fédéral états-unien ou le Crown-in-Parliament du système britannique), se retrouve incapable de penser la place d’une raison administrative légitime. Je pense d’ailleurs qu’il s’agit également d’un problème pour une critique radicale de gauche, précisément pour les raisons que je viens d’invoquer : en l’occurrence, la raison administrative n’est guère plus acceptable aux yeux de ceux qui n’y voient qu’une duperie servant les intérêts de la classe dominante ou de tout autre groupe social. Quoi qu’il en soit, il s’agit là de questions importantes et urgentes, et nous avons beaucoup à apprendre d’une histoire des concepts mêmes grâce auxquels nous les pensons.
Notes de bas de page
1 Braddick 2000. Pour une prise en compte des enjeux de négociation, d’appropriation et d’agentivité, Braddick – Walter 2001, Braddick 2009, Braddick – Withington 2017.
2 Sur les enjeux bureaucratiques des contributions indirectes, Brewer 1989, p. 101-114 ; Ogborn 1998, ch. 5 ; Braddick 2016, p. 198-221. Sur la structure des finances publiques, Braddick 1996 et Brewer 1989, ch. 4.
3 Brewer 1989, O’Brien – Hunt 1993, Brewer – Hellmuth 1999.
4 François Guizot, Pourquoi la révolution d’Angleterre a-t-elle réussi ? Discours sur l’histoire de la révolution d’Angleterre (Paris, 1850). Guizot fait paraître la même année le premier volume de son Histoire de la révolution d’Angleterre.
5 Sur la formulation du XVe siècle enjoignant d’« obéir » plutôt que de « respecter » les ordres émis au nom du monarque, Caselli 2016, p. 14-15.
6 Ce type d’approche est largement partagé dans mon champ de recherche : par exemple Braddick 2000 et Hindle 2000. Ces deux textes sont profondément influencés par Wrightson 1982 et 1996. Sur Goffman, Burns 1992 et Drew – Wootton 1988. Sur Giddens, Giddens 1984 et Bryant – Jary 1991.
7 Braddick 2005.
8 Varoufakis 2016.
9 Le texte original anglais contient ici un jeu de mot intraduisible en français, puisque cette notion de « prendre le dessus » est rendue par le verbe « to trump »…
Auteur
University of Sheffield
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