10. Conjuguer régionalisme et modernité en architecture
p. 165-180
Texte intégral
1C’est dans l’espace public que l’hybridation des formes et le métissage artistique ont donc le plus de chances d’être visibles par tous. Ce dernier chapitre est consacré à cinq exemples architecturaux, qui mirent les questions identitaires au cœur de leur grammaire stylistique. Ces dernières concernent, en particulier, la quête d’un certain « régionalisme » afin de traduire, par l’architecture, les particularismes d’un espace donné. Les premières tentatives eurent lieu en Angleterre, entre les années 1850 et 1870 avec le Domestc Revival ou « renouveau domestique », inspiré des bâtiments vernaculaires, avec, pour maison emblématique, la « Red House » de William Morris, construite en 1859. En France, la princesse Narischkine fut la première, selon Daniel Le Couédic, à formuler le souhait d’une demeure proprement bretonne, lorsqu’elle commanda le château de Keriolet à Joseph Bigot en 18601. Or, le régionalisme architectural n’était pas forcément mis en œuvre par des commanditaires ou des architectes fortement enracinés : très souvent, ces acteurs avaient voyagé, circulé, ou avaient fait leur apprentissage dans une métropole.
2Il s’agira alors d’interroger la tension entre la recherche d’une identité régionale locale, d’une part, et l’incorporation d’une grammaire plus moderne et internationale, d’autre part : cette opposition engendre des solutions architecturales hybrides, comme le prouvent les cinq bâtiments suivants, des États-Unis au Japon, en passant par la France et la Bolivie.
L’architecture japonaise au secours d’un régionalisme américain
3La maison que le célèbre architecte américain Frank Lloyd Wright (1867-1959) imagina en 1908 s’inscrit dans la recherche, moderne, d’un régionalisme américain. A priori, cette quête était difficile, dans la mesure où les États-Unis étaient un pays neuf, par opposition avec le Vieux Continent. Dans la lignée de Louis Sullivan (1856-1924), le maître de Wright, les architectes du « style Prairie » trouvèrent une solution, au début du xxe siècle. Alors que les pays européens puisaient leur identité dans le temps et l’histoire, celle des États-Unis reposa sur l’espace ou, plutôt, les grands espaces : suivant cette dichotomie, un style proprement américain devait alors s’inspirer de la nature. Frank Lloyd Wright théorisa le style Prairie en référence aux paysages des Grandes Plaines (en anglais, Prairie), de la partie médiane des États-Unis. Luttant, à la même période, contre la prolifération des gratte-ciel, tout en verticalité, il prôna l’horizontalité architecturale, l’harmonie entre le bâtiment et la nature et le recours à des motifs organiques2. « La Prairie a une beauté tout à elle, et nous devrions reconnaître et accentuer cette beauté naturelle, sa calme étendue », écrivait-il, « et pour cela avoir recours à des toits en pente douce, des proportions horizontales, des murs tendus vers l’extérieur pour enclore des jardins privés3 ».
4Wright conçut cette maison (fig. 55), située dans l’Illinois, à Riverside, dans la banlieue de Chicago. Son style reprend la grammaire du style Prairie, aux formes étirées en longueur – les percements des fenêtres sont inscrits dans un bandeau et les niveaux sont de faible hauteur. Si l’on observe le bâtiment depuis l’extérieur, ces bandes horizontales, clairement définies, sont accentuées par l’usage de la brique et par une toiture débordante qui protège de la pluie et du soleil de midi. Celle-ci relie la maison à son environnement naturel et vient renforcer l’impression de tranquillité rurale et d’espace qui se dégage du site en forme de péninsule, bordé par la rivière Des Plaines4. Ce mariage harmonieux entre la maison et le terrain se retrouve également à l’intérieur, grâce à une architecture dite « organique », dont le but est d’inspirer le repos des habitants5. Wright limita le nombre de pièces pour former un espace simple, continu, ouvert et fluide – à l’exception des chambres et des salles de bains qui sont des pièces fermées. De même, il élimina les ornements superflus : les vitraux et bas-reliefs sont simples, géométriques, et seule la cheminée est décorée par des motifs de fougères, rappelant ainsi l’esprit « Prairie ».
Fig. 55. Frank Lloyd Wright (1867-1959), 1908, Avery Coonley House, Riverside, Illinois, États-Unis.

© Library of Congress Prints and Photographs Division Washington, D.C. 20540USA, il0314.
5Cette fusion entre l’architecture et les grands espaces naturels n’en reste pas moins empreinte de modernité. Si le bois est présent, sur les murs et par les poutres apparentes, Wright fit également usage du béton armé, permettant notamment de percer les murs-fenêtres. De même, il comprit le potentiel décoratif du cuivre et il eut recours à ce matériau pour l’avant-toit et la toiture plissée. Enfin, la maison possède un garage dédié, pour les différentes voitures des propriétaires. C’était la première fois que Frank Lloyd Wright modernisait le plan des maisons qu’il construisait grâce au « zonage », c’est-à-dire la division de l’espace selon la fonction. Les chambres, les chambres d’amis, la cuisine, l’espace des domestiques, l’écurie, la maison du jardinier et le garage sont séparés en petits bâtiments reliés par des cours secondaires, et cette articulation complexe transforme la maison en un petit village. La fortune des commanditaires autorisait cette démesure : Avery Coonley était un industriel de Chicago et son épouse, Queene Ferry Coonley, l’héritière du producteur de graines Ferry-Morse Seed Company.
6Wright regarda également du côté du Japon pour concevoir cette maison6. Sa découverte de l’architecture japonaise date de 1893, lorsqu’il visita la maison de thé japonaise construite durant l’Exposition universelle de Chicago. Wright fut en contact avec le philosophe et passeur des arts Ernest Fenollosa – que nous avons rencontré au chapitre 5 – et il se rendit également au Japon en 1905, pour mieux comprendre et s’approprier le style des maisons de thé ou sukiya-zukuri. La résidence de Coonley reprend cette grammaire japonaise : l’espace, caractérisé par sa simplicité et par l’élimination du superflu, est conçu à l’échelle humaine du tatami, le toit est double et à faible pente, les fonctions sont zonées et les matériaux naturels, célébrés en laissant apparents la pierre et le bois. Chez Frank Lloyd Wright, la cheminée vient remplacer un élément essentiel dans l’intérieur japonais : le tokonoma, cette alcôve au plancher surélevé où l’on expose des calligraphies, des estampes, des plantes, des objets d’art ou des statuettes. S’inspirant du style sukiya-zukuri, Wright comprit que l’architecture n’était pas seulement affaire d’habitation, mais aussi de vues et de perspective. Telle est la philosophie du shakkei, technique consistant à encadrer des paysages, en particulier des vues et des reflets sur des étangs. Pour la Coonley House, Wright conçut un plan d’eau similaire, visible depuis de nombreuses pièces, tout comme la rivière et la forêt environnantes. La fusion qu’opèra le célèbre architecte entre un régionalisme américain, inventé de toutes pièces, et une innovation des formes et des matériaux, était donc un dialogue à trois incluant le Japon.
Le passé (re)composé
7Les questions identitaires sont particulièrement fortes lorsqu’une urbanisation galopante rencontre un public à la recherche d’un nouveau pittoresque : dans les années 1920, la côte basco-landaise remplissait ces conditions, grâce à un essor touristique sans précédent, et cette région constitua un laboratoire d’expérimentation architectural inouï, multipliant les casinos, les hôtels et les résidences secondaires7. En 1923, l’homme d’affaires et sportif de haut niveau Alfred Eluère entreprit la création ex nihilo de la station balnéaire d’Hossegor et en confia la réalisation à trois architectes quasi « officiels » : Henri Godbarge (1872-1943), Louis Gomez (1876-1940) et son frère décorateur Benjamin Gomez (1885-1959). Ces derniers construisirent le complexe du Sporting-Casino entre 1927 et 1932, comprenant un casino, une piscine (fig. 56) et un terrain de pelote basque (fig. 57). Le sculpteur Lucien Danglade (1891-1951) réalisa deux bas-reliefs pour la façade. À cette période, l’urbanisation de la côte basco-landaise vit s’opposer deux groupes d’architectes : les architectes « modernistes », menés par Robert Mallet-Stevens, et les architectes « régionalistes », dirigés par Henri Godbarge. Plus qu’un simple bâtiment, le Sporting-Casino d’Hossegor servit de manifeste à ce dernier groupe, par opposition à l’hôtel-casino La Pergola, construit en 1927 par Mallet-Stevens à Saint-Jean-de-Luz, de style épuré, moderniste et « international », évoquant l’univers des paquebots8.
Fig. 56. « Hossegor, Le Sporting-Casino, La Piscine. L. Gomez et H. Godbarge, architecte DPLG, B. Gomez, architecte et décorateur », carte postale, vers 1932, 9 x 14 cm, collection L. Saint-Raymond.

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8Henri Godbarge prôna une architecture avec un fort ancrage local et élabora une grammaire stylistique « néobasque », explicitée dans deux ouvrages parus respectivement en 1926 et 1931, Habitations landaises et Arts basques anciens et modernes ; origines, évolution. Le Sporting-Casino d’Hossegor en est un exemple caractéristique. La source à partir de laquelle Godbarge conçut ce vocabulaire architectural en s’inspirant de l’etxe – « maison » en langue basque – et plus précisément l’etxe du Labourd, un des sept territoires basques traditionnels. Le bâtiment néobasque se caractérise par un corps central massif – comme l’etxe abritant la famille et les activités agricoles –, un toit asymétrique à deux longs pans avec des décrochements et des avant-corps, un porche profond – le lorio en basque – souvent surmonté d’un linteau sculpté, un traitement des façades en pans de bois, des balcons, galeries et escaliers extérieurs variés, et une certaine diversité des couleurs, même si le rouge et le blanc restent des « couleurs locales » emblématiques du Pays basque et de leurs férias. À l’intérieur, d’épais murs de refend soutiennent la structure.
9Ces figures de style imaginées par Godbarge jouaient sur l’aspect rustique des villas labourdines pour les intégrer à des résidences de luxe à destination de la bourgeoisie. Selon Pierre Bidart, « le néobasque repose ainsi sur la constitution d’oppositions paradigmatiques, esthétique/fonctionnel, clair/ sombre, bourgeois/populaire, urbain/rural9 ». En effet, le style néobasque, tout en faisant référence à l’etxe labourdine, substitue des éléments urbains et modernes aux matériaux ruraux traditionnels. Le pan de bois, par exemple, est remplacé par une structure en brique, consolidée par du béton. L’intérieur du casino est de style anglais et le portail, en fer forgé, reprend la typographie Art déco. En façade, le colombage ancestral est simulé par des briques claires et foncées, disposées en chevrons. Enfin, la piscine et le casino sont loin d’être des piliers ancestraux de la vie labourdine10.
10Le Sporting-Casino, construit le long du canal reliant le lac d’Hossegor à l’océan Atlantique, s’inscrit pleinement dans une logique touristique, en offrant des équipements attendus, mais aussi un divertissement pittoresque, voire exotique : la pelote basque (fig. 57). Parmi cet ensemble de jeux, consistant à renvoyer une balle – la pelote – contre un mur principal ou fronton, le grand chistera était le plus spectaculaire, car les joueurs ou pelotaris étaient équipés d’un panier en osier recourbé, fixé par un gant en cuir à la main du joueur. Les touristes en villégiature à Hossegor pouvaient alors assister à des tournois de chistera, assis sur les gradins extérieurs et faisant face au casino et aux bas-reliefs de Danglade en façade, représentant justement des pelotaris en pleine action. Inventé en 1857 par Jean Dithurbide, le chistera avait été popularisé quarante ans plus tard dans le roman de Pierre Loti, Ramuntcho, mettant en scène un pays basque fantasmé. La région avait alors suscité les premières créations architecturales en quête d’un ancrage local basque, comme la villa Arnaga, construite à Cambo-les-Bains entre 1903 et 1906 pour l’écrivain parisien Edmond Rostand, originaire de Marseille. Si la recherche de pittoresque entraîna la multiplication de villas et autres bâtiments régionalistes, elle suscita dans un même temps un vif intérêt pour le patrimoine et le folklore régionaux, aboutissant, notamment, à l’inauguration du Musée basque à Bayonne, en 1924.
Fig. 57. « Hossegor (Landes). Sporting-Casino », carte postale, vers 1958, 8,5 x 14 cm, collection L. Saint-Raymond.

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11Partiellement détruit pendant la Seconde Guerre mondiale, puis reconstruit en 1948, le Sporting-Casino d’Hossegor continue à jouer un rôle de vitrine pour la station balnéaire et abrite, depuis 1999, le salon du livre annuel. Il ne faut pas oublier, cependant, que cet écrin « néobasque » fut construit par des architectes, certes originaires du Sud, mais qui avait fait leurs armes à l’École des beaux-arts de Paris11.
Architecture et militantisme bretons
12Tout comme les inventeurs du style « néobasque », le parangon d’un régionalisme architectural « néobreton » se forma dans la capitale. Originaire de Guingamp, James Bouillé (1894-1945) monta à Paris pour préparer le concours de l’École nationale supérieure des beaux-arts, dans la section d’architecture. Mais, contrairement à Henri Godbarge et Benjamin Gomez, il ne parvint pas à y être admis, mobilisé après avoir passé les épreuves de la seconde session du concours en 191412. Souffrant d’une pleurésie, il dut quitter le front en 1916. L’épisode traumatique de la guerre exacerba, dans un même temps, les revendications régionalistes bretonnes – la Bretagne militante réclama une nouvelle considération, faisant exagérément état de 240 000 morts. Les aspirations déçues de Bouillé entrèrent alors en écho avec ce mouvement de protestation. L’architecte en herbe comptait parmi les militants les plus résolus du Groupe régionaliste breton (GRB) qui firent paraître, en janvier 1919, le premier numéro de sa revue Breiz Atao ou « La Bretagne toujours ! ». C’est également au domicile de James Bouillé que la décision fut prise, en novembre 1919, de créer une section parisienne du GRB, l’Unvaniez Yaouankiz Vreiz (UYV). Suivant les idées du groupe, le relèvement « national » de la Bretagne devait passer par un renouveau artistique. Dans un article paru le 1er mai 1920 dans le Mouez ar Vro, hebdomadaire breton et organe de ce mouvement, Bouillé s’imposa comme « artiste-décorateur du Groupe régionaliste breton – Unvaniez Yaouankiz Vreiz » et en 1922, à la Chambre des métiers de Bretagne, il fit une conférence sur la nécessaire « rénovation de l’art breton ».
13Si le programme était annoncé, sa réalisation concrète était encore au stade embryonnaire. C’est à Paris, auprès des militants régionalistes bretons, que Bouillé conçut sa grammaire stylistique. Le parrain de l’UYV, François Vallée (1860-1949), était un fervent catholique et un intellectuel érudit du domaine celtique et, par son entremise, Bouillé se familiarisa avec l’ornementation irlandaise. Retournant en Bretagne en 1923 avec ces idées en tête, il prit une patente d’architecte, s’installa à Perros-Guirec et amplifia son action militante. Bouillé se rapprocha notamment de l’association Bleun-Brug, « Fleur de bruyère », créée en 1905 par l’abbé Jean-Marie Perrot (1877-1943), dont le but était de promouvoir la foi catholique tout en maintenant les traditions et la langue bretonne. Cette association, qui connaissait un fort écho en Bretagne et qui dépendait de l’évêque de Quimper, lui servit de tribune : le 12 septembre 1923, James Bouillé y présenta son manifeste architectural lors d’une conférence intitulée « De l’art celtique et de l’utilité de son étude pour la création d’un art breton moderne ». Tel qu’il le concevait, celui-ci devait s’appuyer sur le mouvement d’art moderne des grands centres intellectuels, comme Paris, New York, Londres, Vienne et Munich, mais tirer sa spécificité d’un art considéré comme originel : l’art d’une antique nation celtique qui, selon Bouillé, connut son apogée au ve siècle avant notre ère. Pour lui, l’Irlande constituait le berceau stylistique dans lequel puiser ces ornements ancestraux, ainsi qu’un modèle d’émancipation politique : « Sinn-Fein, c’est-à-dire “Nous-mêmes” : c’est la devise des Irlandais. Elle fait la grandeur de leur patrie, elle fera celle de notre patrie bretonne, si nous le voulons. Bretons, sachons vouloir ! »
14Ce long détour biographique nous permet de mieux comprendre la genèse de la chapelle de Koat-Keo, à Scrignac (fig. 58), hélas ravagée par un incendie en juillet 2019. Depuis sa conférence en 1923, James Bouillé fit preuve d’un dévouement sans faille pour l’association Bleun-Brug et c’est par son président, l’abbé Jean-Marie Perrot, qu’il reçut la commande d’une nouvelle chapelle, en 1937. L’ancienne avait été mise en vente par la commune en 1925, achetée par un industriel de Quimper et déplacée dans l’usine de ce dernier. Il fallait donc reconstruire un autre lieu de culte au même emplacement. Bouillé conçut alors une architecture « moderne » qui se référait, en même temps, à des formes jugées traditionnelles inspirées de la mythologie celtique. L’usage du granite et le recours à la croix celtique participait de cette grammaire ancestrale, de même que la dédicace inscrite, en breton, sur le linteau du transept sud, que l’on peut traduire par « 937- 1937, cette chapelle a été relevée pour le millénaire de la restauration de la Bretagne » – la date de 937 correspondant à la fin du royaume de Bretagne.
Fig. 58. James Bouillé (1894-1945), chapelle de Koat-Keo, Scrignac, France, 1937, carte postale vers 1966, 10,3 x 14,7 cm, collection L. Saint-Raymond.

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15Néanmoins, Bouillé chercha également à innover et inscrire cette chapelle dans un « renouveau » des formes. En plus d’un clocher géométrique moderne, le plan fait preuve d’originalité, car il comporte, devant la façade occidentale, une esplanade permettant la tenue de messes extérieures. Celle-ci, tout comme la charpente intérieure, présente un galbe très particulier, qui lui confère de la hauteur et un très grand dynamisme. En effet, les proportions de cette ellipse étaient jusqu’alors inconnues : c’est l’architecte et religieux français Dom Bellot (1876-1944) qui inventa ces ellipses architecturales, grâce à la réalisation d’une équerre aux angles inhabituels, le « mystérieux triangle ». Liés par un même désir, celui d’insuffler des formes nouvelles aux églises, durant la reconstruction des années 1920 et 1930, James Bouillé et Dom Bellot se lièrent d’amitié, le second partageant son secret avec le premier. Si la chapelle de Koat-Keo témoigne de cette transmission, elle est également le fleuron d’une architecture militante « néo-bretonne » : il n’est pas fortuit que l’abbé Perrot l’ait choisie comme dernière demeure.
Le défi d’une architecture aussi bien internationale que locale
16Si l’architecture régionaliste essaima dans l’entre-deux-guerres, face à l’urbanisation et au désir d’un ancrage local, elle fut concomitante du développement d’un « style international », moderniste, dont la figure de proue fut Le Corbusier (1887-1965). En 1928, avec d’autres architectes, il fonda le CIAM (Congrès international d’architecture moderne), afin de promouvoir une architecture moderne, pour tous et au niveau transnational. Celle-ci devait être guidée par quatre catégories fonctionnelles – le logement, le travail, le transport et les loisirs. Les idées du Corbusier gagnèrent rapidement du terrain. Au Japon, l’architecte Kunio Maekawa (1905-1986) ouvrit son atelier à Tokyo, en 1935, après s’être formé à Paris sous la direction du Corbusier. À son tour, Maekawa initia Kenzō Tange (1913-2005), qui travailla avec lui jusqu’en 1941 après des études d’architecte et d’ingénieur à l’université de Tokyo. Une de ses réalisations les plus emblématiques fut le mémorial de la paix, à Hiroshima, qui souleva des enjeux identitaires très épineux13.
17En 1946 fut organisé un concours pour construire un « parc du mémorial de la Paix », c’est-à-dire un lieu de rassemblement à l’endroit même où fut larguée la première bombe atomique, le 6 août 1945, à 8 h 15. Seul le dôme de Genbaku, autrefois Hall de la promotion des industries, résista au bombardement : la ville de Hiroshima décida de le conserver et d’en faire un « mémorial de la Paix », afin de laisser une empreinte visible de la catastrophe. C’est autour de ce mémorial que devait être aménagé un parc, dans l’ancien quartier de Nakajima. Le projet de Kenzō Tange remporta les suffrages et l’architecte fut désigné pour l’exécution avec la collaboration de Takasha Asada et Sachio Otani. Les travaux commencèrent en 1950 et se terminèrent en 1956.
18Tange construisit un musée au centre du parc (fig. 59), dans la perspective du mémorial de la Paix, pour conserver les documents relatifs au bombardement atomique. De part et d’autre, il imagina deux bâtiments, l’un abritant un auditorium, un hôtel, une galerie d’art, une bibliothèque et des bureaux, l’autre servant de halle pour des assemblées d’environ 2 500 places. Dans le prolongement du musée, l’architecte conçut un monument prenant la forme de deux mains qui se joignent avec, en leur centre, une « flamme de la paix » : symbolisant la lutte contre les bombes, elle doit brûler jusqu’à l’éradication complète de la dernière arme nucléaire. Entre le musée et cette flamme, et dans cet axe perspectif, se trouve un cénotaphe en béton en forme de U inversé, dessiné à l’origine par l’artiste américano-japonais Isamu Nogushi. Le même artiste dessina les parapets en béton du « pont de la Paix », partant du parc du mémorial vers la ville. Sur l’autre rive est érigée une bibliothèque enfantine, financée par les dons de Japonais de Los Angeles, et dont les proportions du mobilier s’adaptent aux jeunes usagers.
19Le parc du mémorial devant parler à tous, quelle que soit sa nationalité d’origine, Kenzō Tange adopta la grammaire du « style international » développée par le CIAM. Le musée du Souvenir (fig. 59) est placé sur pilotis, à 6 m du sol, et présente une ossature en béton apparent. Il reprend les cinq points de l’architecture moderne formulés par Le Corbusier en 1927 : la construction sur pilotis, le toit-terrasse, le plan libre – supprimant les murs de refends grâce à des structures de type poteaux-dalles en béton armé, qui libèrent l’espace – la fenêtre en bandeau et la façade libre. De même, la bibliothèque enfantine offre un plan libre, puisque ce bâtiment circulaire est soutenu par un pilier central portant la toiture, à la manière des frondaisons d’un arbre : l’espace peut donc être facilement modulé. Le modernisme international permet ainsi à chacun de comprendre l’espace et de se l’approprier : on retrouve cette même volonté englobante dans l’inscription du cénotaphe (fig. 60), « Repose en paix, car l’erreur ne sera pas reproduite. » L’omission du sujet, naturelle en japonais, et l’emploi de la forme passive, évitent la dénonciation d’un ou plusieurs coupables en particulier, et mettent chacun face à ses responsabilités.
Fig. 59. Kenzō Tange (1913-2005), musée du mémorial de la Paix, parc du mémorial de la Paix, 1955, Hiroshima, Japon. « Peace-Memorial Public Hall (Hiroshima) », carte postale, 10 x 14 cm, collection L. Saint-Raymond.

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Fig. 60. Kenzō Tange (1913-2005), cénotaphe du parc du mémorial de la Paix, 1952, Hiroshima, Japon. « The monument of those who were killed by A-Bomb (Hiroshima) », carte postale colorisée, 9 x 14 cm, collection L. Saint-Raymond.

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20Kenzō Tange réalisa un tour de force, en forgeant un vocabulaire architectural inclusif, tourné vers l’international, tout en distillant une référence subtile à l’histoire ancienne du Japon. En effet, la forme en U inversé du cénotaphe représente à la fois un dotaku, c’est-à-dire une cloche typique de la période Yayoi et le toit des maisons de la période Kofun, reconstitué grâce aux terres cuites funéraires ou haniwa. Le cénotaphe fait donc la synthèse entre une architecture moderniste internationale et une architecture japonaise régionaliste – ou plutôt nationaliste. Cette hybridation subtile des formes participa à la construction de la paix dans le contexte d’après-guerre, et marqua l’apogée du style moderniste international – le CIAM fut démantelé en 1959, très rapidement après l’inauguration du parc mémorial de Hiroshima.
L’invention d’un style « néo-andin »
21La recherche d’une architecture régionaliste, garante d’une certaine « authenticité » locale, continua alors à alimenter le marché de l’immobilier, de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la période contemporaine14, et elle émerga également dans des espaces qui, jusqu’alors, n’avaient pas été concernés par ce phénomène. C’est le cas de la ville nouvelle d’El Alto, en Bolivie, située sur l’Altplano ou haut plateau andin, à 4 149 m au-dessus du niveau de la mer, et surplombant La Paz, la capitale riche et européanisée. El Alto fut longtemps une cité-dortoir alimentée par l’exode rural, une banlieue pauvre, triste et à mauvaise réputation, mais, depuis les années 2000, les conditions de vie se sont améliorées : la population aymara, majoritaire à El Alto, développa des relations commerciales avec l’Asie et l’ensemble du pays, aboutissant à la naissance d’une bourgeoisie locale. L’élection d’Evo Morales en 2006 contribua à renforcer l’assurance des Aymaras puisqu’il fut le premier président autochtone de l’histoire bolivienne, et sa politique mit l’accent sur une nation oubliée15.
22Freddy Mamani devint rapidement l’architecte de prédilection de cette nouvelle bourgeoisie aymara d’El Alto et de La Paz. Emblématique du style « néo-andin » qu’il développa et qui fit sa fortune, le cholet Príncipe Alexander fut construit en 2015 pour le tailleur Alejandro Chino Quispe, l’un des couturiers les plus prospères du pays, habitué des évènements internationaux. L’immeuble, situé entre les avenues de Bolivie et de Cochabamba dans la ville de La Paz, détone grandement avec son environnement : alors que les bâtiments alentour sont précaires et quelque peu informes, de faible hauteur et sans revêtement, le cholet Príncipe Alexander s’impose par ses sept étages et par les couleurs flamboyantes du revêtement, principalement rouge, orange et jaune avec un bandeau vert. L’impression de verticalité se trouve renforcée par une grande baie vitrée courant sur cinq étages, comme un immense bow-window sans partie saillante. Vue de l’extérieur, la façade présente certains traits du style Art déco, la présence de deux fenêtres-hublots et l’encadrement des ouvertures, géométrique et biseauté. Pourtant, aucun bâtiment Art déco n’est aussi coloré que les cholets de Mamani – même les hôtels de Miami et Tel Aviv, les plus bigarrés, adoptent des teintes pastel.
23Cette profusion de couleurs vives apparaît alors comme une spécificité du style Mamani. L’architecte s’inspirait des tissus des cholas, terme forgé pendant la période coloniale pour désigner les femmes d’ascendance « indigène ». Celles-ci portent traditionnellement des jupes à plis ou polleras, et un aguayo, pièce rectangulaire colorée servant à transporter des objets sur le dos. Ces textiles juxtaposent les couleurs contraires selon un concept de complémentarité, essentiel dans la culture aymara : la façade du cholet Príncipe Alexander, en jouant sur l’association de l’orange et du vert, reprend cette caractéristique traditionnelle. Outre les tissus, Mamani rendit hommage aux ruines de Tiwanaku, témoignage de la civilisation pré-inca de la partie méridionale des Andes centrales, entre le ve et le xie siècle : cette grammaire est visible à travers les motifs en zigzag et l’inclusion d’un revêtement imitant un appareil de pierres massives et carrées.
24Le style « néo-andin » de Mamani mêle donc le quotidien vernaculaire et la réinterprétation d’un passé jugé héroïque, mais les adapte aux fonctions d’habitat moderne. Tous les cholets ont la même structure : un centre commercial miniature, avec toilettes publiques, occupe le rez-de-chaussée de l’immeuble, surmonté au premier étage d’un salón de eventos ou « salle de réception », à double hauteur. Cet espace est la principale raison d’être du bâtiment et pousse l’extravagance à son paroxysme, par la profusion de couleurs, de miroirs, de lustres, de lampes à diodes luminescentes. Le salón de eventos est loué environ 1 000 euros par nuit pour les mariages, les baptêmes, les premières communions, les réunions des organisations syndicales ou des congrégations, voire les défilés de mode (fig. 61). Enfin, les étages supérieurs sont destinés aux appartements des enfants du propriétaire ou pour la location, et l’immeuble, couronné d’une petite maison de standing, le « chalet », résidence privée d’Alejandro Chino Quispe.
25Fusion de « chalet » et de « cholo » – indigène – le « cholet » est un terme plutôt dépréciatif, auquel Mamani préfère celui de « style néo-andin » pour désigner son architecture. Le mot « cholet » est surtout employé par l’élite conservatrice bolivienne, adepte d’une architecture européenne sobre et discrète, consternée par ces bâtiments jugés « kitsch » et par cette « architecture de vaisseau spatial » aux couleurs criardes et insolentes. Ce conflit architectural est l’homologie d’une opposition de classe, à l’encontre des « nouveaux riches » aymaras, et à la consommation ostentatoire dont ils font preuve à travers la construction de bâtiments néo-andins. Mamani voit son architecture comme l’expression de son identité culturelle : « Il y a toujours eu de riches aymaras. Le problème, c’est qu’ils ne s’y identifiaient pas. Maintenant, avec cette architecture, ils se mettent en évidence en disant : “Nous sommes boliviens, nous sommes aymaras et nous pouvons montrer la nouvelle confiance de nos indigènes boliviens”16. » Quoi de plus visible, dans l’espace public, que d’exprimer cette nouvelle confiance par l’architecture ?
Fig. 61. Défilé de mode chola dans la salle des fêtes du cholet Principe Alexander, architecte : Freddy Mamani Silvestre (1971-). El Paso, Bolivie, 2015.

© Photo de Mirko Cecchi, avec son aimable autorisation.
Notes de bas de page
1 D. Le Couédic, « Le passé pour présente demeure ? », p. 748.
2 J.-L. Cohen, L’Architecture au futur depuis 1889, p. 60.
3 F. Lloyd Wright, « In the Cause of Architecture », p. 3, cité dans J.-L. Cohen, ibid., p. 62.
4 Ch. E. Aguar et B. Aguar, Wrightscapes. Frank Lloyd Wright’s Landscape Designs, p. 115.
5 C. Lind, The Wright Style. The Interiors of Frank Lloyd Wright, p. 28-33.
6 K. Nute, Frank Lloyd Wright and Japan : The Role of Traditonal Japanese Art and Architecture in the Work of Frank Lloyd Wright.
7 P. Bidart (dir.), Architectures et architectes des Pays basques (xixe-xxe s.).
8 J.-Ph. Ségot, Art déco sur la Côte basque.
9 P. Bidart, « Le style néobasque comme objet anthropologique », p. 684.
10 P. Laborde, « Tourisme, architecture et paysages bâtis ».
11 Né à Bordeaux, Henri Godbarge fut diplômé en 1901 de l’École des beaux-arts de Paris et Louis Gomez, né à Bayonne, en 1905.
12 D. Le Couédic, James Bouillé, une certaine idée du régionalisme (1894-1945).
13 H. R. von der Mühll, Kenzō Tange et B. Jacquet, Les Principes de monumentalité dans l’architecture moderne : analyse du discours architectural dans les premières œuvres de Tange Kenzō (1936-1962).
14 J.-C. Vigato, Régionalisme.
15 E. Andreoli, « Freddy Mamani, une architecture néo-andine », et C. Bellante, « La arquitectura neoandina y la mobilidad social de los aymaras bolivianos ».
16 http://www.bbc.com/news/world-latin-america-29686249, consulté le 21 novembre 2019.
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