5. Le Japon face à l’Occident : incorporations et réactions
p. 81-95
Texte intégral
1Si l’ouverture économique et commerciale du Japon eut des conséquences sur la création européenne, elle entraîna, par effet miroir, des bouleversements dans le champ artistique japonais. Dix ans après les traités « de paix, d’amitié et de commerce », en 1868, la destitution du shogunat et la révolution Meiji correspondirent à une période de forte modernisation, avec pour slogan fédérateur « Fukoku kyôhei », « Pays riche, armée forte ». Le Japon prit l’Occident pour modèle afin de rattraper son retard militaire et industriel, et fit venir les meilleurs spécialistes étrangers pour introduire les dernières technologies dans le pays1. En participant pour la première fois aux expositions universelles, à Paris en 1867, puis à Vienne en 1873, le Japon se mit au diapason industriel et artistique des nations européennes : c’est à cette occasion que fut créé le néologisme officiel bijutsu, composé des sinogrammes « beau » et « technique », et recouvrant la notion occidentale de « beaux-arts » qui n’existait pas jusqu’alors au Japon2. Les cinq œuvres que nous avons choisies interrogent ce face-à-face entre le Japon et l’Occident, les incorporations que ce dernier suscita, aussi bien que les réactions à son encontre.
Jouer sur les mots pour exporter la peinture de nu
2Cherchant à réformer l’apprentissage de l’art japonais, le gouvernement Meiji créa, en 1876, l’École des beaux-arts du ministère des Travaux publics (Kôbu bijutsu gakkô) et invita des professeurs européens à y enseigner la peinture et la sculpture occidentale. L’École des beaux-arts dut fermer ses portes en 1883 et lorsqu’elle rouvrit, en 1887, seul l’art traditionnel japonais y fut enseigné, au grand mécontentement des élèves3. Les jeunes artistes qui désiraient, malgré tout, se former à la peinture yô-ga (qui signifie « peinture occidentale ») durent alors se rendre à l’étranger.
3C’est ce que fit Kuroda Seiki : né à Kagoshima dans une famille de samouraïs, il quitta le Japon à 18 ans, en 1884, pour faire ses études de droit à Paris, mais, pris de passion pour le dessin, il renonça à ce projet initial pour entamer une carrière artistique. En compagnie de ses amis, les peintres Kume Keiichirô et Fuji Gazô, il entra à l’académie Colarossi, une alternative à l’École des beaux-arts située rue de la Grande-Chaumière. Il suivit les cours du passionné d’art japonais qu’était le peintre Raphaël Collin (1859-1916). Ce dernier lui apprit les rudiments de la peinture à l’huile, la technique du plein air et l’initia à la peinture académique de nu. L’enseignement de Raphaël Collin fut couronné de succès : en 1893, son élève fut admis au Salon pour une peinture à l’huile, représentant une femme à sa toilette, intitulée Le Lever4. Fort de cette reconnaissance parisienne, Kuroda Seiki retourna au Japon en juillet 1893 et intégra une association de jeunes artistes japonais fondée en 1889, la Meiji bijutsu kai (Société de l’art Meiji), qui défendait, comme lui, la technique occidentale.
4En 1896, il fut nommé professeur à l’École des beaux-arts, à Tokyo, et il fonda la Société du cheval blanc (Hakubakai) pour former de jeunes talents à la technique du plein air, à l’art de dessiner un paysage et aux règles de l’anatomie et de la proportion. La carrière de Kuroda Seiki pourrait laisser croire à une assimilation sans heurts des techniques occidentales, durant l’ère Meiji. Il n’en est rien, et l’œuvre qui nous intéresse ici (fig. 26), Chi, kan, jô (Sagesse, impression, sentiment), est le fruit d’une histoire mouvementée. Sa genèse remonte à l’année 1897, deux ans après un évènement sur lequel il voulut prendre sa revanche. En 1895, en effet, Kuroda Seiki montra, dans son pays natal, l’œuvre qui lui avait valu un certain succès au Salon parisien : Le Lever fut présenté à Kyoto, lors de la quatrième exposition nationale de la promotion industrielle. Cette peinture de nu suscita un véritable scandale, et des plaintes écrites s’élevèrent parmi le public pour faire retirer cette œuvre5. Un journaliste du journal Miyako exprima ce qui troublait autant les mœurs japonaises :
Fig. 26. Kuroda Seiki (1866-1924), Chi, kan, jô (Sagesse, impression, sentiment), 1897, triptyque, huile sur toile, 180,6 x 99,8 cm, Tokyo, Kuroda Memorial Hall, ku-a53, ku-a54, ku-a55.

© Kuroda Memorial Hall.
La belle femme nue exposée à l’exposition de Kyoto est en effet un problème sérieux. […]. C’est vraiment très ignoble ! Est-ce que la peinture de nu peut représenter l’essence de l’art ? […] Si son tableau de nu était simplement une démonstration de sa compétence artistique, je ne lui aurais pas nécessairement défendu de le peindre. Cependant, si cette peinture de nu est exposée devant le public, c’est absolument déshonorant. Ces artistes sont passionnés uniquement par leurs propres théories de l’art et ont oublié leur influence sur les mœurs et la société6.
5La peinture de nu était, en effet, un sujet tabou pour les Japonais. Comme l’analyse Brigitte Koyama-Richard, un corps nu ne possède pas de valeur esthétique au Japon puisque, contrairement à la civilisation occidentale, l’homme n’est pas au centre de la création du monde, il n’en est qu’une infime partie. Le nu était cantonné à des œuvres anecdotiques ou érotiques, à plus forte raison le nu intégral : rares étaient les shunga (estampes érotiques) qui dévoilaient entièrement le corps humain – les soieries des kimonos enveloppant le corps des amants pour mieux dévoiler les parties intimes7.
6Kuroda Seiki n’en resta pas là et décida de revenir à la charge. En 1897, il réalisa un triptyque, à l’huile sur toile, représentant une jeune femme nue, de face, dans trois attitudes différentes. La facture de cette œuvre intégra certains éléments propres à la tradition japonaise. Le corps est souligné, comme dans les estampes, par une fine ligne de contour ; le fond d’or et la présence de plusieurs panneaux rappellent les paravents japonais – comme celui que nous avons étudié au premier chapitre – et la jeune femme semble issue d’un métissage, occidentale par son corps, japonaise par son visage. Bien qu’ayant incorporé la technique occidentale du nu académique, Kuroda Seiki décida d’exposer cette œuvre sous un titre inspiré du bouddhisme zen, Chi, kan, jô, littéralement « Sagesse, impression, sentiment », lors de la deuxième exposition du Cheval blanc, en 1897 – alors qu’il présenta ces trois volets comme des « Études de femmes nues », à l’Exposition universelle parisienne, en 1900, obtenant même une médaille d’argent. En jouant sur les mots et sur les titres, l’artiste réussit à faire accepter cette peinture de nu et il fut le premier artiste de peinture occidentale à recevoir le titre honorifique Teishitsu gigei. in « artiste de la cour impériale ».
7Kuroda Seiki alla encore plus loin dans son rôle de passeur culturel, en important, au Japon, le modèle du Salon parisien : en 1907, il créa le Bunten, une exposition artistique annuelle sponsorisée par le gouvernement, contrôlée par un jury dans lequel il siégea jusqu’à sa mort en 1924. Le Bunten était divisé en trois sections – qui perdurent encore au Japon : la sculpture (chokoku), la peinture de style occidental (yô-ga) et la peinture de style japonais (nihonga). C’est à cette dernière catégorie qu’appartient l’œuvre suivante.
Nihonga
8Réalisée la même année que le triptyque yô-ga, en 1897, cette œuvre (fig. 27) de Yokoyama Taikan (1868-1958) prend le contre-pied de l’occidentalisation du Japon, prônant un style « traditionnel japonais ». Emblématique du courant nihonga, de Nihon, « Japon », et ga, « peinture », elle s’oppose au triptyque précédent par son support – un rouleau de soie suspendu plutôt qu’une toile encadrée – et par l’allure de la figure centrale, revêtue d’un kimono et non pas intégralement nue. Le nihonga bannit la peinture à l’huile, pour n’utiliser que des pigments minéraux mélangés avec de l’eau et de la colle, dans des coloris clairs et simples reprenant la technique picturale du lavis de l’école Kâno. Une seule gamme de couleurs est utilisée, jouant sur les nuances pour créer du contraste et obtenir différentes intensités8. Muga reprend ces codes anciens puisqu’elle est presque monochromatique dans des tons de marron. Seules les petites touches de blanc ressortent de la composition. De même, les lignes de contours sont fines mais marquées, ce qui est typique de l’art japonais. Le tout est dessiné avec simplicité et un sens du détail et du réalisme bien différent de celui utilisé en Occident au même moment.
Fig. 27. Yokoyama Taikan (1868-1958), Muga (Désintéressement, renoncement à soi, auto-effacement), 1897, rouleau suspendu, couleurs sur soie, 142,8 x 85 cm, Tokyo, Tokyo National Museum, A-166.

© Tezuka Productions.
9La composition de cette œuvre est également représentative du style nihonga, puisqu’elle joue sur les effets de vide. Une grande partie du tableau ne contient rien et le fond du paysage est inexistant : l’œuvre en elle-même ne présente que très peu d’éléments. Notons la facture du tronc d’arbre, coupé par le cadre et disposé en diagonale : cette disposition est caractéristique de la tradition japonaise. De même, les Japonais n’ont jamais été très intéressés par la perspective et leurs peintures fonctionnaient davantage par l’empilage d’aplats monochromatiques, qui sont à l’origine de la gravure sur bois japonaise. Le sol est ici représenté comme un mur, les couleurs sont très unifiées.
10Au-delà de sa technique et de sa composition, cette œuvre offre une iconographie traditionnelle. Le petit garçon, au centre, est vêtu d’un kimono à motifs circulaires caractéristiques du bouddhisme zen, qui se répètent sur l’ensemble du vêtement. Le titre de ce rouleau, Muga, signifie « l’état de l’éveil » : il faut donc voir cet enfant comme une allégorie du satori, terme qui désigne l’éveil de soi dans le bouddhisme zen. Cela explique aussi pourquoi c’est un garçon à l’allure innocente qui est représenté : à la différence du nirvana, qui est un état que l’on atteint pour l’éternité, le satori est un état transitoire qu’on peut relier à celui de l’enfant qui, après beaucoup d’efforts, se rend compte qu’il peut marcher tout seul9. Si le bouddhisme zen a été assimilé à la tradition japonaise, remarquons, cependant, qu’il est une branche du bouddhisme mahāyāna, originaire de l’Inde puis répandu en Chine, avant d’arriver en Corée puis au Japon à partir du ve siècle. Cette œuvre nihonga, étendard d’un retour aux sources japonaises, ferait donc appel, in fine, à la tradition chinoise. Il semble donc quelque peu illusoire de défendre une peinture « purement » japonaise.
11Plus qu’un « retour » à une tradition fantasmée, ne faudrait-il pas parler d’un « renouvellement » de la peinture ? Le parcours de Yokoyama Taikan fut marqué par cette ambivalence. Né en 1868, au moment où débute l’ère Meiji et une occidentalisation rapide du Japon, Taikan étudia la peinture japonaise à l’École des beaux-arts de Tokyo et en 1898, un an après la création de Muga, il fonda, avec Okakura Kakuzō, l’Institut japonais des beaux-arts (Nihon Bijutsu-in). Or, comme nous l’avons vu, le terme bijutsu est un néologisme forgé à cette époque, sur le modèle des « beaux-arts » occidentaux. En outre, l’œuvre de Yokoyama Taikan fut elle-même perçue comme relevant d’un « style mixte », intégrant des éléments occidentaux et, par là même, critiquée par certains comme une dégénérescence de la peinture traditionnelle10. Son œuvre Muga en témoigne, par la présence – bien que discrète – d’une perspective, par les traits individualisés de l’enfant, par la tendance à une forme de réalisme et par les effets d’ombres.
12Il n’est pas inutile de préciser que c’est un philosophe américain, Ernest Fenollosa (1853-1908), qui provoqua ce réveil nationaliste nihonga dans le champ artistique japonais. Ayant vécu au Japon, entre 1878 et 1890, il prononça en 1882 un discours fondateur dans lequel il déclara que, pendant des centaines d’années, les peintures occidentale et orientale s’étaient détériorées, mais que la peinture japonaise pouvait s’améliorer si les artistes trouvaient le juste milieu entre les conventions chinoises et européennes. Ils ne devraient adhérer ni aux peintures intellectuelles à l’encre chinoises ni aux canons réalistes de la peinture à l’huile européenne11. Cette intervention eut pour conséquence le développement du nihonga, avec pour chef de file le peintre Okakura Kakuzō dit Tenshin, qui fut l’assistant de l’Américain Fenollosa. Le mouvement nihonga n’émergea donc pas « contre » la peinture occidentale, mais « tout contre ».
Et si le manga regardait vers l’Occident ?
13À nos yeux d’Européens, le manga constitue un genre purement japonais, une image d’Épinal d’un Japon ancestral, beaucoup plus connue que la peinture nihonga. Pourtant, le manga regarda vers l’Occident, comme en témoigne l’œuvre emblématique d’Osamu Tezuka (1928-1989), L’Histoire des 3 Adolf, publiée entre 1983 et 1985 (fig. 28).
14Selon certains chercheurs12, le manga trouverait son origine avec l’arrivée d’artistes européens au Japon, à la fin du xixe siècle, en particulier le Français Georges Ferdinand Bigot (1860-1927) et l’Anglais Charles Wirgman (1832-1891), qui publiaient des caricatures dans leurs journaux satiriques respectifs, Tôbaé et The Japan Punch. Peu à peu, leurs illustrations se complexifièrent pour former de courtes histoires en plusieurs cases, constituant une narration. Ce phénomène aurait ensuite été capté par des artistes comme Rakuten Kitazawa (1876-1955), artiste japonais adepte du nihonga et dessinateur de presse, de manière à poser les premières pierres aboutissant au manga moderne. Cette thèse, d’une impulsion européenne au manga, est remise en question par des artistes japonais, au premier rang desquels Takashi Murakami, qui défend une conception du manga dans la droite ligne d’un art nippon13.
15Cependant, le manga dans sa forme contemporaine n’apparut réellement que dans l’après-guerre, grâce à Osamu Tezuka décrit comme « le dieu du manga ». Son œuvre ne totalise pas moins de 150 000 planches de bande dessinée, soit près de 700 albums. Tezuka cumule également plus de 50 millions d’exemplaires vendus de son vivant ainsi que la production de 70 films qui en font le fondateur de l’industrie japonaise du dessin animé14. Il est considéré comme le père du manga moderne pour deux raisons. D’une part, pour avoir complexifié la séquence narrative de ses planches, rompant la monotonie des cases rectangulaires superposées. D’autre part, pour avoir créé un style nouveau qui commence par un chara design15 puisé dans des œuvres occidentales. Les yeux des personnages, chez Tezuka, sont ceux de Bambi, créé par Walt Disney en 1942, afin d’accentuer l’intensité des expressions faciales. De même, la protagoniste de Princesse Saphir (1953) ressemble au personnage de Betty Boop, créé par les frères Fleisher en 193016.
16Cette maîtrise de la narration se trouve notamment dans l’une de ses dernières œuvres, L’Histoire des 3 Adolf, née d’une commande de la part du rédacteur en chef d’un magazine généraliste, Shuukan Bunshun, qui souhaitait diffuser un feuilleton conjointement au journal, fondé sur une intrigue sombre et complexe, puisque le lectorat était en majorité composé d’intellectuels17. Osamu Tezuka mit alors au point une histoire prenant place dans le cadre de la montée des nationalismes allemand et japonais à partir de 1936 et ayant pour spécificité d’articuler dans un même récit les espaces de l’Allemagne, du Japon et du Moyen-Orient entre Israël et Palestine. En raison de la qualité et de la précision historique de son propos, ce manga a souvent été mis en parallèle avec la bande dessinée Maus d’Art Spiegelman publiée entre 1980 et 1991. Pour construire l’intrigue, Tezuka s’appuya sur des ressorts issus des romans noirs américains des années 1920. Dès le premier chapitre, deux meurtres sont commis et l’univers visuel de l’enquêteur en imperméable et chapeau est mobilisé. Tezuka réemploya également le principe du macguffin (un prétexte au développement d’un scénario), qui prend ici la forme de documents capitaux démontrant la judéité du Führer qui constitueront ainsi le point névralgique de l’intrigue.
Fig. 28. Osamu Tezuka (1928-1989), Adolf ni Tsugu, manga en 4 vol., Paris, Tonkam, 2009 [1983-1985], p. 13.

© Tezuka Productions.
17Si l’étranger, entendu comme pays et individu, est représenté dans L’Histoire des 3 Adolf, c’est avant tout en tant que support de l’intrigue. Lorsque Tezuka imagina les Jeux olympiques de Berlin en 1936 (fig. 28), il employa les mêmes codes graphiques que pour le Japon. La pluie est dépeinte par des traits verticaux qui tombent en trombes dans un cadrage en plongée légère, à la manière des estampes d’Edo. De la même manière, un soleil noir serti de traits et fortement japonisant trône à la fois dans le ciel berlinois au début de l’œuvre ainsi qu’au Moyen-Orient à la fin. En outre, le « style Tezuka » ne distingue pas les Occidentaux des Japonais : dans son chara design, rien ne permet d’établir une différence nette entre les personnages en fonction de leur groupe ethnique. Le manga, tant dans ses origines présumées que dans sa forme moderne, est donc empreint d’un très fort rapport à l’Occident qui a constitué une source d’inspiration iconographique majeure. Si cette relation fut particulièrement notable lors de la modernisation du genre par Osamu Tezuka dans l’après-guerre, cet Occident, et plus largement l’étranger, ne fut pas représenté par le père du manga comme radicalement différent du monde nippon. Il en était plutôt le prolongement narratif et les trois espaces se confondaient en une seule intrigue.
Abstrait ou concret ? Déplacements de sens… en tous sens
18Né à Amagasaki en 1924, Kazuo Shiraga avait 21 ans lorsque l’armée américaine largua les bombes atomiques, frappant Hiroshima et Nagasaki et venant mettre un terme à la Seconde Guerre mondiale. Le jeune homme avait été enrôlé en 1944 pour servir l’armée impériale, mais n’avait pas été envoyé au front. Pendant que le Japon tentait de se reconstruire, Shiraga contracta une pneumonie liée aux bombardements alliés et resta alité pendant six mois, échappant de peu à la mort. Il reprit alors ses études et intègra l’École professionnelle de peinture de Kyoto18. Expliquer une œuvre par la biographie de son créateur est une entreprise qui présente des limites. Néanmoins, il est impossible de comprendre cette œuvre sans titre, présentée au Centre Pompidou, sans évoquer le traumatisme que subit Kazuo Shiraga. Le pire était passé, mais il lui fallut, tout comme son pays, repartir à zéro. Il n’est pas fortuit que Shiraga ait fondé un groupe de peintres d’avant-garde, en 1951, prenant le nom de Zero-Kai. Leur but était de faire table rase du passé – artistique, politique et esthétique – et de recommencer. « L’art doit partir du point zéro absolu et se développer selon sa propre créativité » : tel était leur manifeste, qui se traduisit par un corps-à-corps avec la couleur.
19En 1955, le mouvement Zero-Kai se fondit dans un autre groupe d’avant-garde artistique, créé par Jirô Yoshihara : le Gutai. Ce terme dérive du japonais gutaiteki, qui signifie « concret », de l’association de gu, « instrument », et tai, « corps ». Réalisée en 1957, l’œuvre que nous étudions ici (fig. 29) appartient donc pleinement au mouvement Gutai. Sur une grande feuille de papier, mesurant près de 2,50 m de large, flotte une masse nébuleuse orange, sillonnée en tous sens de violents traits rouges et bruns. Cette œuvre non figurative pourrait, à première vue, être qualifiée d’abstraite. Pourtant, le processus créatif qui guida Kazuo Shiraga mobilisa l’exact opposé de l’abstraction – un engagement concret et absolu du corps. L’artiste déploya un dispositif bien particulier : perpendiculairement à la feuille de papier, posée à même le sol, il suspendit une corde et, les pieds recouverts de peinture, il se fit lui-même pinceau, s’accrochant à cette liane et imprimant, d’un mouvement de balancier, de vifs sillons sur la surface. D’autres témoignages le montrent debout sur le papier, effectuant des chorégraphies qui simulent des combats dans la boue19.
20Pour Shiraga, l’œuvre finale importait moins que son procédé : pour pouvoir la lire, donc l’apprécier, le spectateur doit « lire entre les lignes », reconstituer le mouvement derrière sa trace matérielle. Cette conception de l’œuvre n’est pas sans lien avec l’approche de l’Américain Jackson Pollock (1912- 1956), fondateur de l’Action painting et figure tutélaire de l’expressionnisme américain d’après-guerre, qui peignait la toile posée sur le sol, effectuant des mouvements comme une danse chamanique. Par ailleurs, si Kazuo Shiraga peignait avec les pieds, certaines gouttes et traces de coulures laissent penser qu’il projetait également de la peinture à la main, comme les drippings de Jackson Pollock. Il n’en faisait aucun mystère et avouait avoir été marqué, dès les années Zero-Kai, par la démarche de cet artiste américain. Une exposition sur Pollock avait été organisée au Japon en 1951, c’est à ce moment que Shiraga le découvrit. De même, Pollock était une source d’inspiration explicite pour le fondateur du Gutai, Jirô Yoshihara, qui déclara avoir « été vivement surpris et aussitôt conquis par ces calligraphies grandioses, cernées des éclaboussures noires, jaillies du pinceau20 ». Notons que l’avant-garde artistique japonaise ne se montra pas rancunière envers les États-Unis, en prenant pour modèle un peintre de cette nationalité, après les bombardements atomiques.
Fig. 29. Shiraga Kazuo (1924-2008), Sans titre, 1957, huile, aquarelle et encre de Chine sur papier, 181,5 x 242,5 cm, Paris, Centre Pompidou, AM1985-125.

© Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais /image Centre Pompidou, MNAM-CCI. © Kazuo Shiraga, Amagasaki.
21Cette œuvre sans titre de Kazuo Shiraga (fig. 29) donne à voir un transfert culturel qui eut lieu dans le champ des avant-gardes des années 1950. En effet, elle assimile l’expressionnisme abstrait de Pollock, mais en modifie le sens, ne retenant que l’engagement corporel « concret » (gutaiteki) et rejetant l’abstraction qui lui était liée. Seul le geste compte, le corps-à-corps de Shiraga avec la matière picturale. Cet état d’esprit se fond avec celui de la calligraphie japonaise zen. Le Gutai mêlait ses deux sources d’inspiration : Jirô Yoshihara, par exemple, réalisait des calligraphies réduites à un seul trait. Il est intéressant de remarquer que ce transfert culturel se retourna comme un gant, en sortant du Japon. On doit au critique d’art français Michel Tapié ce nouveau déplacement de sens : à la fin des années 1950, ce dernier décida de se rendre au Japon pour assister à une exposition du groupe Gutai et souhaita vivement l’associer aux artistes non figuratifs qu’il défendait, qu’il regroupait sous l’étiquette d’« art informel ». Tapié organisa des expositions de groupe en 1958, à la Martha Jackson Gallery de New York, et à Paris, dès 1962, dans la galerie de son ami Rodolphe Stadler. En s’internationalisant, le mouvement Gutai se fondit dans l’abstraction d’après-guerre : lorsque les œuvres furent présentées en Europe et aux États-Unis, elles furent perçues comme purement « abstraites », et non plus « concrètes ». Les transferts culturels mettent donc toujours en jeu des déplacements sémantiques, en même temps que des déplacements physiques de personnes et d’artefacts : cette œuvre de Shiraga en est un exemple éloquent.
La performance
22Comme Kazuo Shiraga, l’artiste japonaise Yayoi Kusama regarda également du côté des États-Unis, mais pour s’y installer en 1957, à l’âge de 28 ans. La vidéo qu’elle dirigea en 1967, éditée par le réalisateur Jud Yalkut21, évoque ces onze dernières années de création new-yorkaise, en 24 minutes. Elle commence avec des gros plans d’œuvres bicolores, géométriques et réticulaires – la série des Infinity Net Paintngs –, puis Yayoi Kusama apparaît, peignant des pois colorés sur toutes les surfaces possibles, sur un arbre, un cheval, un chat, un homme nu et même un étang. Des plans de New York, recouverts de pois clignotants, viennent interrompre cette séquence bucolique. Dans une dernière partie, le spectateur se voit transporté dans un night-club, assistant à une scène quelque peu orgiaque, puisque des jeunes gens nus se peignent des pois sur le corps, et sur les parties les plus intimes.
23Le film, intitulé Kusama’s Self-Obliteration, met donc en avant un concept central, à l’origine de la démarche artistique de Yayoi Kusama : l’« oblitération », par le recours aux pois (en anglais, polka dots). Le double sens de ce terme est intéressant : oblitérer, c’est disparaître progressivement, mais aussi marquer d’une empreinte un timbre-poste ou un cachet, afin qu’il ne puisse pas être utilisé une seconde fois. L’artiste cherchait ainsi à s’effacer elle-même – self-obliteration – en se dissolvant dans un monde qu’elle aurait recouvert de pois, tout comme son propre corps. Cette obsession remonterait, dit-elle, aux hallucinations qui commencèrent lorsqu’elle avait 10 ans :
Un jour, après avoir vu sur la table la nappe au motif de fleurettes rouges, j’ai porté mon regard vers le plafond. Là, partout, sur la surface de la vitre comme celle de la poutre, s’étendaient les formes des fleurettes rouges. Toute la pièce, tout mon corps, tout l’univers en étaient pleins22.
24Les pois remplacent les fleurettes, mais l’impression reste la même : une fusion-disparition de soi dans l’univers environnant.
25Chez Yayoi Kusama, le concept de self-obliteration entretient un lien assez évident avec le bouddhisme zen, selon lequel on s’échappe des désirs sordides grâce au vide infini. L’oblitération de soi serait alors l’équivalent du chemin vers le Nirvana et le salut23. La bande-son du film rappelle la mélopée d’un chant bouddhiste, et sonne comme « un chœur de presque trente grenouilles amplifiées », selon les termes de l’artiste. Néanmoins, à l’époque où fut tournée la vidéo, le rapport au bouddhisme ne fut pas vraiment clairement revendiqué : Yayoi Kusama avait sa propre cosmologie et parlait plutôt d’un Éternel retour, eigō kaiki, dont elle serait le démiurge, la « Prêtresse des pois ». Sa pratique artistique, enfin, n’est pas sans rapport avec le théâtre Kabuki, dans lequel des individus marginalisés recourent au suicide pour se libérer de leurs souffrances.
26L’oblitération de soi mêla ces sources japonaises à la contre-culture américaine des années 1960, dont Yayoi Kusama était une figure particulièrement engagée. Sa cosmologie de l’Éternel retour se fondait sur le spiritualisme new age et le psychédélisme de son époque, et la peinture de pois sur des corps nus participait d’un activisme pacifiste, au moment du Civil Rights Movement, de la protestation contre la guerre du Vietnam et de la révolution sexuelle de 1968. Dans la vidéo Self-Obliteration, la scène qui montre Kusama dans la nature, peignant un arbre, un chat, l’étang et un homme nu, rappelle ses naked performances et ses body festivals, qui sollicitaient des danseurs et des hippies volontaires. Ces performances avaient lieu à New York, dans des endroits alternatifs comme le Black-Gate Theater à East Village, au Brooklyn Bridge, ou, en plein air, à Tompkins Square et Washington Square. Mais Kusama alla encore plus loin avec la séquence du night-club. En 1968, elle organisa des happenings qu’elle appelait Anatomic Explosion : des hommes et des femmes occupaient des lieux stratégiques, comme Wall Street, et – avant d’être stoppés par la police – se peignaient mutuellement leurs corps nus avec des pois. La performance véhiculait un message politique fort : plutôt l’exposition anatomique que l’explosion atomique, plutôt l’amour que la guerre.
27Yayoi Kusama était très bien intégrée dans la scène avant-gardiste new-yorkaise des années 1960 : amie avec Donald Judd, Andy Warlhol, Mark Rothko et Barnett Newman, elle exposait dans des galeries et elle était reconnue par la critique. Au Japon, cependant, elle était alors considérée comme « la honte de son pays », du fait de son usage jugé excessif de la nudité, et des thèmes abordés par son œuvre – l’activisme de paix, l’homosexualité. En tant que femme, dominée dans une société patriarcale traditionnelle, incomprise par ses proches, réprimandée par sa mère, refusant la hiérarchie professionnelle des rapports de maître à disciple, et se sentant étouffée par la peinture nihonga qu’elle avait dû étudier à Kyoto, Yayoi Kusama avait décidé de fuir le Japon pour vivre de son art aux États-Unis. Ce détour par l’étranger lui apporta très tardivement une reconnaissance dans son pays d’origine : finalement, en 2017, elle ouvrit son propre musée à Tokyo, à l’âge de 88 ans.
Notes de bas de page
1 Ch. Polak, « La modernisation du Japon », p. 35.
2 La distinction entre art noble (l’art pour l’art, produit par le génie créateur) et art manufacturier, issu de la technique, n’était pas aussi marquée au Japon. Ch. Marquet, « La conception des beaux-arts à l’époque de Meiji », p. 149.
3 B. Koyama-Richard, Le Japon à Paris. Japonais et japonisants de l’ère Meiji aux années 1930, p. 32 et p. 94-101.
4 Kuroda Seiki (1866-1924), Le Lever, 1893, huile sur toile, 178,5 x 98 cm, œuvre détruite dans un incendie en 1945.
5 E. Yamanashi, « Western-Style Painting : Four Stages of Acceptance », p. 28.
6 « Les peintures de nus doivent être conservées en secret », Journal Miyako, le 11 mai 1895 (28e année de l’ère Meiji), cité dans https://www.tobunken.go.jp/kuroda/gallery/french/tikanjo01.html
7 B. Koyama-Richard, Le Japon à Paris. Japonais et japonisants de l’ère Meiji aux années 1930, p. 99-199.
8 I. Charrier, La Peinture japonaise contemporaine : de 1750 à nos jours.
9 C. Mauriac, Qui peut le dire ?, p. 193-194.
10 Ses œuvres sont qualifiées de « mōrōtai » à partir de 1886, terme péjoratif qui signifie « flou ».
11 E. P. Conant, Challenging Past and Present. The Metamorphosis of Nineteenth-Century Japanese Art.
12 J.-M. Bouissou, Manga. Histoire et univers de la bande dessinée japonaise ; K. Nishimura Poupée, Histoire du manga ; Ch. Veillon, L’Art contemporain japonais : une quête d’identté.
13 T. Murakami, Superflat.
14 D. Pasamonik, « Exégèse ».
15 Le chara design ou character design est un terme utilisé dans le monde de l’animation afin de définir l’ensemble des codes graphiques employés dans le dessin des personnages.
16 H. Brient, « Le « dieu du manga »».
17 O. Kousei, « Exégèse ».
18 https://www.vice.com/fr/article/wnk89b/kazuo-shiraga-le-japonais-qui-peignait-comme-un- pied, consulté le 30 octobre 2019.
19 https://www.youtube.com/watch?v=JHaraRJ4Do4&feature=youtu.be (à partir de 2’50’’), consulté le 30 octobre 2019.
20 N. Laneyrie-Dagen, L’Histoire de l’art pour tous, p. 302.
21 Yayoi Kusama/Jud Yalkut, Kusama’s Self-Obliteraton, 1968, film en couleur, 16 mm, 24 min. http://www.thethird-eye.co.uk/yayoi-kusamas-self-obliteration-film/2011, consulté le 30 octobre 2019.
22 « Yayoi Kusama, le “pois” de l’enfance », Le Journal des arts, décembre 2011.
23 M. Yoshimoto, « Yayoi Kusama sauve le monde par la self-obliteraton ».
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