3. Orientalisme(s), contre-orientalisme(s)
p. 47-62
Texte intégral
1La fascination européenne pour l’Orient fut postérieure à l’attraction qu’exerça la Chine sur l’Europe, pendant tous les xviie et xviiie siècles. Si, en 1704, la traduction en français des Mille et Une Nuits, par Antoine Galland, remporta un immense succès, ce n’est qu’avec la campagne d’Égypte du général Bonaparte, entre 1798 et 1801, que les regards se tournèrent de manière beaucoup plus attentive vers ce que l’on appelait « l’Orient ». Le début du xixe siècle marqua la course aux antiquités égyptiennes entre les Français, les Britanniques, les Italiens et les Suisses, puis ce fut au tour des antiquités mésopotamiennes d’intéresser les puissances européennes à partir des premières prospections de l’Anglais Claudius James Rich, en 1820, sur les traces de Ninive en Irak1. La proclamation d’indépendance de la Grèce, en 1822, puis la guerre qui l’opposa à l’Empire ottoman, provoqua l’intervention militaire de la France, du Royaume-Uni et de la Russie, et l’irruption de sujets « orientalistes » dans le champ artistique : Eugène Delacroix peignit La Grèce sur les ruines de Missolonghi en 1826 et Adrien Dauzat exposa sa Mosquée d’El-Azhar au Caire au Salon de 1831. Ce chapitre analyse, à travers cinq artefacts, les différentes formes que prit l’orientalisme – pastiche, recherche d’une authenticité biblique – et les réactions qu’il suscita, de la dénonciation prenant elle-même une forme européenne, au retour à une tradition « moderne ».
Un pastiche oriental, à l’Exposition universelle de Londres
2Ce vase dit « vase de l’Alhambra » (fig. 13a), conservé au Victoria and Albert Museum, fut présenté pour la première fois, en 1862, à l’Exposition universelle de Londres où il obtint un énorme succès2. Il est l’œuvre du céramiste français Théodore Deck (1823-1891). Originaire de Guebwiller, celui-ci se fit connaître à l’Exposition universelle de Paris, en 1855, en présentant des pièces de faïence de style Henri II puis, un an plus tard, il ouvrit son propre atelier à Vaugirard, dans le Paris populaire3.
Fig. 13a. Théodore Deck (1823-1891), vase Alhambra, vers 1862, faïence, hauteur 107 cm, largeur 51 cm, profondeur 48 cm, Londres, The Victoria and Albert Museum, 18-1865.

© Victoria and Albert Museum, Londres.
3À l’instar de ses imitations de faïences anciennes, ce vase est lui-même le pastiche de la Jarra ou Jarrón de las gacelas, ou « vase des gazelles », conservée au palais de l’Alhambra, à Grenade, dans le sud de l’Espagne (fig. 13b). Pour un voyageur français, l’Andalousie était alors la destination la plus proche pour s’imprégner d’un Orient ancien. Le passage obligé, joyau de la présence musulmane, était l’ensemble palatial de l’Alhambra, bâti entre le viiie et le xve siècle, jusqu’à sa prise le 2 janvier 1492 par les « Rois catholiques » – cet évènement marqua la fin de la Reconquista chrétienne. La Jarra date de la dynastie nasride, qui établit son pouvoir sur le royaume de Grenade en 1237 et perfectionna la céramique lustrée4. Par sa base cylindrique, sa panse piriforme, son col haut à lèvre saillante et ses deux anses en forme d’ailes, qui relient les épaules et le col, ce vase reprend la forme caractéristique des tinajas, les grandes jarres à vin produites en Andalousie et en Afrique du Nord aux xe et xie siècles5. L’ornementation s’organise en registres horizontaux : autour d’un décor animalier de gazelles, s’étagent des arabesques, des liserés unis, des chevrons, des frises géométriques et de larges inscriptions répétitives en kufique (al-mulk l’illah, « le pouvoir appartient à Dieu », souvent abrégé en al-mulk).
Fig. 13b. Jarrón de las gacelas, céramique lustrée, période nasride (vers 1301-1400), hauteur 135,2 cm, diamètre 68,7 cm, Grenade, musée de l’Alhambra.

© musée de l’Alhambra, Grenade.
4En 1862, au moment où Théodore Deck en réalisa une copie, la Jarra était une pièce « hispano-mauresque » bien connue de l’élite culturelle française. Celle-ci avait pu la découvrir dans le Voyage pittoresque et historique de l’Espagne, publié entre 1806 et 1812 par Alexandre Delaborde, attaché à l’ambassade de Lucien Bonaparte à Madrid. Le palais de l’Alhambra était alors laissé en ruines, depuis trois siècles, et des travaux de restauration avaient débuté en 1828, menés par l’architecte José Contreras, attirant des voyageurs érudits comme les écrivains Edgar Quinet, Théophile Gautier, ou encore le directeur de la Manufacture de porcelaine de Sèvres, Alexandre Brongniart. En 1837, ce dernier envoya Adrien Dauzats pour effectuer sur place un relevé précis de la Jarra, puis il fit réaliser une version de ce vase par Ferdinand Régnier, achevée en 1842, et une seconde l’année suivante, dessinée par Léon Feuchère, plus petite, moins fantaisiste et maîtrisant la technique du lustre métallique – Brongniart fit reproduire cette dernière dès 1845 dans le catalogue du Musée de la céramique6. Caractéristique de ces vases, ils reconstituaient l’anse cassée de la Jarra originale. Enfin, en juillet 1850, le Magasin pittoresque publia les dessins de deux jarres hispano-mauresques7.
5Lorsque Théodore Deck exposa son propre vase Alhambra en 1862, il ne brilla donc pas par l’originalité de sa démarche : d’autres l’avaient fait vingt ans avant lui. Comment alors expliquer le succès de sa création ? D’abord et avant tout, par sa taille monumentale : alors que les vases Feuchère n’atteignaient pas les 50 cm, celui de Deck dépassait le mètre de hauteur, ce qui fut considéré comme une virtuosité technique. Ensuite, par les couleurs : le vase de Théodore Deck se distinguait par l’éclat de ses émaux, d’un bleu et d’un ocre plus soutenus que la Jarra originale et que le vase Feuchère. Ces teintes s’inspiraient ouvertement des « faïences persanes », que nous attribuons désormais aux fours d’Iznik, proches d’Istanbul. Le voyageur orientaliste Adalbert de Beaumont avait mis Théodore Deck sur la voie de ces créations « persanes » et, dès 1861, le céramiste avait exposé des pastiches de la production d’Iznik lors de l’exposition de la Société du progrès de l’art industriel, qui avaient ravi le critique Paul Dalloz pour « les teintes éblouissantes [qui] semblent des reflets électriques8 ». Le vase Alhambra de Deck reprenait donc, de façon monumentale, un vase hispano-mauresque iconique, tout en empruntant aux faïences dites « persanes » l’éclat de leurs teintes.
6On comprend, dès lors, pourquoi cette réinterprétation de la Jarra se fit remarquer à l’Exposition universelle de Londres, en 1862, et pourquoi les Anglais en firent l’acquisition en 1865 pour le South Kensington Museum (fig. 13a). Théodore Deck réalisa une deuxième version de son vase Alhambra en 1878, pour l’Exposition universelle de Paris, et le donna au musée des Arts décoratifs en 18809. En parallèle, les ateliers de Deck produisirent d’innombrables imitations d’Iznik qui réinterprétaient les motifs et les couleurs de ces dernières (en particulier, par la création d’un bleu turquoise connu sous le nom de « bleu de Deck »). Le succès de ce céramiste nous enseigne deux choses. D’une part, l’exotisme, la rêverie et la réinterprétation primaient sur l’authenticité et la véracité historique des pièces comme pour les chinoiseries – du moins, jusqu’à la fin du xixe siècle. D’autre part, la carrière de Deck montre l’importance des expositions universelles, fréquentées par des millions de visiteurs, points de rencontres – et de rivalités – internationales, lieux de présentation des découvertes technologiques. Si ces évènements avaient une vocation universelle, certaines parties du monde étaient néanmoins sujettes à l’oubli ou à la réinterprétation : en 1878, au moment de l’Exposition universelle de Paris, ce n’est pas une puissance moyen-orientale ou proche-orientale qui fut chargée de décorer la « galerie orientale »… mais Théodore Deck10.
L’Orient, porte d’accès ethnographique et archéologique à la Bible
7Réalisé par le Britannique William Holman Hunt (1827-1910), ce tableau (fig. 14) rencontra, lui aussi, un immense succès au Royaume-Uni et en Irlande, au moment d’une exposition itinérante organisée entre mai 1860 et 1866 par son marchand Ernest Gambart11. Attiré par un cadre monumental orné de motifs géométriques, le spectateur s’approche et lit, sur le tour en ivoire, le titre de l’œuvre en caractères gothiques – The Finding of the Saviour in the Temple [La Découverte du Sauveur dans le Temple]. Ce passage de l’Évangile selon saint Luc raconte un épisode de la jeunesse du Christ, à l’âge de 12 ans. Chaque année, ses parents se rendaient en pèlerinage à Jérusalem pour la fête de la Pâque, mais, au retour, ils ne le trouvèrent pas dans le convoi des pèlerins. La scène représentée est explicitée par les côtés et le bas du tour en ivoire, qui cite le texte de l’Évangile :
Ne le trouvant pas, ils retournèrent à Jérusalem, en continuant à le chercher. C’est au bout de trois jours qu’ils le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des docteurs de la Loi : il les écoutait et leur posait des questions, et tous ceux qui l’entendaient s’extasiaient sur son intelligence et sur ses réponses. En le voyant, ses parents furent frappés d’étonnement, et sa mère lui dit : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois comme ton père et moi, nous avons souffert en te cherchant ! » Il leur dit : « Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » […] Il descendit avec eux pour se rendre à Nazareth, et il leur était soumis. Sa mère gardait dans son cœur tous ces évènements12.
Fig. 14. William Holman Hunt (1827-1910), Découverte du Sauveur dans le Temple (The Finding of the Saviour in the Temple), 1854-1860, huile sur toile, 85,7 x 141 cm, Birmingham, Birmingham Museum and Art Gallery.

© wikicommons
8Par sa tunique violette, le Christ attire immédiatement l’œil. À côté de lui se tient Marie, visiblement soulagée de le retrouver, et derrière lui Joseph. Ce groupe, la Sainte Famille, occupe la partie droite du tableau, opposé aux rabbins, assis à gauche de la scène, et aux musiciens qui se tiennent debout. Le spectateur se trouve, physiquement et symboliquement, à hauteur du Christ et le point de fuite de la perspective, au niveau de la main de Jésus, posée sur l’avant-bras de sa mère. Tout à droite de la scène, le Temple s’ouvre sur l’extérieur, où l’on distingue un chantier et un paysage urbain à l’arrière-plan.
9Le tableau correspond à l’idéal que s’était fixé William Holman Hunt, l’un des membres fondateurs de la Pre-Raphaelite Brotherhood. L’artiste avait été marqué par la lecture de Modern Painters, écrit en 1846 par John Ruskin, et de son interprétation de l’Annonciation du Tintoret, combinant un symbolisme exigeant avec un très grand réalisme13. Les préraphaélites, avec lui, ont cherché à revenir à une forme d’art antérieure à Raphaël, un réalisme symbolique privilégiant le détail et cherchant à édifier moralement le public. Dans cette œuvre, par exemple, l’arrière-plan représente la construction du Deuxième Temple de Jérusalem, mais peut également être interprété comme le symbole de la crucifixion à venir du Christ. De même, les oiseaux peuvent être perçus comme la colombe du Saint-Esprit, l’épi de blé tombé de la robe de Marie, comme le sacrifice des premiers fruits et le sacrifice du Christ et l’éclipse de Lune, sur le cadre, comme le passage de l’Ancien au Nouveau Testament. Lorsque Gambart et Hunt firent circuler cette œuvre, dans toute l’Angleterre, ils prirent soin de publier une longue brochure explicitant les personnages et le symbolisme de ces détails14.
10Si William Holman Hunt chercha à renouveler la peinture d’histoire chrétienne, il s’inscrivit également dans une aspiration typiquement protestante, visant à représenter la Bible de manière plus authentique. La connaissance de la Palestine contemporaine pouvait, en effet, être utile à une meilleure compréhension de la Bible. Représenter Jérusalem ou la campagne de Galilée revenait littéralement à marcher sur les traces de Jésus ; s’inspirer des contemporains arabes et de leurs costumes traditionnels permettait un plus grand degré de véracité, dans la mesure où, implicitement, on imaginait qu’ils perpétuaient encore les coutumes de l’Ancien Testament. À partir des années 1830 et 1840, cette idée germa chez certains peintres-voyageurs catholiques comme Horace Vernet, Alexandre Bida, Godefroy Durand, mais l’orientalisme biblique toucha les protestants, au premier rang desquels Hunt, Lawrence Alma Tadema et Thomas Seddon15.
11L’élaboration de La Découverte du Sauveur dans le Temple nécessita six années de travail : les premiers dessins préparatoires datent du premier voyage de Hunt en Égypte, en mai 1854, le long du Nil, puis, en 1855, l’artiste se rendit à Jérusalem, assistant notamment au rituel juif du Séder. Hunt fit poser des modèles juifs pour représenter les rabbins – c’est un caviste de Jérusalem qui fut choisi pour Joseph16. Une très grande attention est portée aux costumes, aux instruments de musique, au paysage de l’arrière-plan – en l’occurrence, le mont des Oliviers – et aux types psychologiques. La représentation ethnographique des personnages, et l’attention aux paysages « bibliques » se combinent ici avec un troisième niveau d’inspiration, lié à l’essor de l’archéologie mésopotamienne : entre 1845 et 1851, Austen Henry Layard (1817-1894) entreprit des fouilles sur le site de Nimroud, croyant avoir trouvé Ninive, où se situe le Livre de Jonas. Selon Layard, le principal ornement du Temple de Salomon était une grenade, que l’on retrouve dans l’œuvre de Hunt, sur le sixième pilier à partir de la gauche17. De même, le pavement du temple, dans le coin inférieur droit du tableau, trouve sa source dans un pavage sculpté découvert à Kuyunjik (Ninive), lui-même repris par Owen Jones dans sa Grammar of Ornament, publiée en 185618.
12Un détail semble déroger à ce souci d’exactitude ethnographique et archéologique : le toit du temple et le treillage sont ouvertement empruntés à la cour des Lions de l’Alhambra. Cette transgression n’en était pas une, pour Hunt, puisque, selon lui, la décoration du palais aurait dérivé de sources assyriennes préchrétiennes19. L’amalgame oriental ne servait donc pas à la rêverie exotique, contrairement au vase de Deck, mais plutôt au souci d’exactitude biblique, tel qu’il fut imaginé par un peintre anglais et protestant.
L’ironie d’un Ottoman à Berlin
13C’est une scène qui peut sembler bien familière au visiteur de la Nationalgalerie de Berlin : une famille européenne achète des souvenirs à deux marchands de tapis, dans une rue qui évoque les bazars actuels du Maroc ou de la Turquie (fig. 15). Au départ, les touristes sont invités à regarder pour le plaisir des yeux, puis ils se retrouvent en train de marchander le tapis, le vase, le chandelier ou le bibelot qui ornera la vitrine du salon. Ici, les acheteurs potentiels sont un couple bourgeois et leur petite fille. Le père a un casque colonial et porte un regard méfiant sur ses deux interlocuteurs qui leur vantent les mérites de tapis persans. Un troisième homme se tient derrière la femme et, sur le ton de la connivence, semble la conseiller. D’autres marchandises sont présentées à droite du tableau, disposées en un savant bric-à-brac, et sur le rebord d’une niche. La présence d’une fontaine, à gauche, nous permet de situer la scène à Constantinople, l’actuelle Istanbul.
Fig. 15. Osman Hamdi Bey (1842-1910), Marchand de tapis persans dans la rue, 1888, huile sur toile, 60 x 122 cm, Berlin, Staaliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie, A I 420.

© BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Bernd Kunhnert.
14Si l’œuvre est facilement compréhensible, à première vue, les conditions de sa création et de son acquisition par la Nationalgalerie nous racontent une histoire bien plus intéressante et complexe. La facture tout occidentale de cette œuvre – la construction rationnelle et géométrique, le détail apporté aux personnages, le réalisme des costumes – pourrait laisser croire que l’artiste est lui-même européen ou américain, mais en lisant le cartel et la signature, le visiteur s’étonne de voir le nom d’Osman Hamdi Bey (1842-1910). L’artiste était originaire d’Istanbul, fils aîné du Grand vizir Ibrahim Edhem Pacha. En 1869, celui-ci l’envoya suivre des études juridiques à Paris, mais Osman Hamdi Bey en profita pour perfectionner ses dispositions artistiques et il étudia la peinture auprès de Gustave Boulanger et Jean-Léon Gérôme, deux maîtres académiques montrant un vif intérêt pour des sujets orientalistes. C’est à eux qu’Osman Hamdi Bey doit sa facture hyper-réaliste, foisonnante de détails sur l’architecture, les objets et les costumes20. Après avoir exposé ses premiers tableaux à l’Exposition universelle de 1867, il revint à Istanbul et, en 1868, créa une école ottomane d’arts décoratifs avec son père, pour revitaliser l’artisanat traditionnel face à la domination des biens occidentaux21. Dans l’Empire ottoman, l’heure était aux réformes, les Tanzimat, afin de moderniser et centraliser l’appareil étatique : loin de chercher à occidentaliser l’industrie, la création de cette école visait à revivifier les arts industriels locaux, suivant une structure qui, elle, était importée d’Europe.
15Vingt ans plus tard, Osman Hamdi Bey peignit cette scène : l’attention portée à la facture des tapis, aux ornements du casque et du flambeau de mosquée, en cuivre repoussé, pourrait laisser croire que l’artiste affichait avec fierté la réussite de son école et de l’artisanat local, face à l’occidentalisation que connaissait l’Empire ottoman à cette époque. Mais alors, pourquoi représenter un vase chinois, de couleur blanc, bleu et rose, au centre de cette composition ? Un autre aspect de la biographie d’Osman Hamdi Bey apporte quelques éléments de réponse. En effet, après son retour de Paris, celui-ci assuma des fonctions officielles pour la préservation du patrimoine ottoman : il partit d’abord en mission diplomatique de deux ans en Irak, publia un ouvrage sur les costumes populaires de Turquie et, en tant qu’archéologue, devint directeur du musée national des Antiquités en 188122. Trois ans plus tard, en 1884, il fit voter la première loi ottomane sur la protection des biens culturels23. Désormais, les archéologues étrangers devaient obtenir un permis de fouille et d’exportation – même si le marché noir continuait à faire rage au Liban et en Syrie, alimenté par des pilleurs de nécropoles24. Ce tableau prend alors un éclairage nouveau : si la famille européenne pouvait acheter des produits artisanaux, les antiquités – en l’occurrence, une antiquité chinoise – et le patrimoine immobilier – en l’occurrence, la fontaine – résistaient à leur appropriation marchande.
16La provenance de l’œuvre vient complexifier cette interprétation linéaire. En effet, c’est le gouvernement allemand qui acheta cette œuvre à Hamdi Bey, après une exposition de l’Académie de Berlin, en 1888 : ce geste avait une dimension diplomatique, afin d’obtenir les faveurs d’Hamdi Bey pour l’obtention de licences de fouilles et d’exportation25. En réalité, cet achat fut préparé bien en amont par l’archéologue allemand Carl Humann (1839-1896). Humann était l’ami du peintre ; on lui doit la découverte du Grand Autel de Pergame qui, au terme d’un accord avec l’Empire ottoman en 1879, fut transporté et reconstitué à Berlin en 1886. Or, selon toute vraisemblance, Humann servit de modèle pour le père de famille26. Cette œuvre incarne ainsi la complexité – et l’ironie – des liens de domination entre l’Europe et l’Empire ottoman : réalisée par un peintre et officiel ottoman, fasciné et formé à la peinture occidentale27, mais cherchant à valoriser le patrimoine local et à protéger les biens culturels ottomans, cette œuvre fut commandée à l’artiste par le gouvernement allemand pour, effectivement, continuer à importer des pièces archéologiques. La scène représentée n’est donc qu’une mise en abyme de son contexte de création.
L’« art palestinien », un no man’s land ?
17La sérigraphie, technique d’imprimerie utilisant des pochoirs interposés entre l’encre et le support, fut inventée en Chine avant d’être emblématique du Pop Art, aux États-Unis, dans les années 1960 et 1970. L’artiste palestinien Kamal Boullata s’appropria ce medium pour réaliser, en 1982, cette épreuve intitulée Nur ’ala nur (fig. 16), aujourd’hui conservée au British Museum. Au moyen de deux pochoirs, l’un pour le vert, l’autre pour le bleu, une forme apparaît au spectateur, obtenue en répétant horizontalement des motifs géométriques, et en inversant, par moments, le bleu et le vert, de sorte que des losanges concentriques apparaissent en surimpression par un effet d’optique.
18Cette œuvre s’inscrit dans le mouvement « Hurufiyya » fondé au début des années 1950 et dont Kamal Boullata faisait partie. De l’arabe « harf », qui signifie « lettre », ces artistes se servaient de la langue arabe, des lettres ou du texte, comme éléments de composition28. Avant l’arrivée de l’islam, l’arabe était une langue exclusivement orale, et c’est à la suite de la révélation au prophète Mahomet, au début du viie siècle, que s’imposa l’écriture arabe. Plusieurs styles de calligraphies virent ainsi le jour pour mettre à l’écrit principalement les textes sacrés, puis utilisés dans d’autres contextes comme les documents officiels ou les pièces de monnaie. Sur sa sérigraphie, Nur ‘ala nur, Kamal Boullata utilisa un style de calligraphie nommé « carré Kufic », qui apparut au xiiie siècle notamment sur les pièces de monnaie ou la céramique, d’abord chez les Mongols puis chez leurs successeurs. L’artiste écrivit ainsi « Nur ‘ala nur », ou « Lumière sur lumière », en référence au chapitre « La lumière » du Coran (Sourate 24), où l’on peut lire « Lumière sur lumière. Allah guide vers Sa lumière qui Il veut29. »
Fig. 16. Kamal Boullata (1942-2019), Nur ‘ala nur (Light upon light), 1982, épreuve de sérigraphie, 76,5 x 56 cm (page entière), Londres, British Museum, 1997, 0716, 0,3.

© British Museum, Londres. © Kamal Boullata, avec l’aimable autorisationdes ayants droit.
19La calligraphie semblait alors être un moyen pour Kamal Boullata, comme pour les artistes Hurufiyya, de renouer avec l’islam et avec ses origines. Né en 1942 à Jérusalem, Kamal Boullata fut contraint de s’exiler aux États-Unis dans les années 1960 à la suite du conflit israélo-palestinien. Il y resta jusque dans les années 1990, puis il voyagea en Espagne et au Maroc. Il s’installa enfin à Berlin en 2012, où il mourut en 2019. Sur l’épreuve de sérigraphie, les formes géométriques prennent racine dans ses souvenirs les plus lointains de Jérusalem, sa ville natale30. Elles rappellent par exemple l’architecture byzantine du dôme du Rocher ou bien les broderies de la robe traditionnelle palestinienne. Néanmoins, ce processus créatif reste beaucoup plus complexe qu’un simple retour aux sources.
20Kamal Boullata développa une importante réflexion sur sa propre production, mais également sur l’histoire, problématique, de l’« art palestinien ». Il était un grand lecteur d’Edward Saïd, critique et théoricien palestino-américain, qui analysa « l’orientalisme » comme une vision occidentale du Moyen-Orient dans les arts, avec des implications en termes de colonisation et d’impérialisme, du xixe siècle jusqu’à la fin du xxe siècle31. Auteur d’une histoire de l’art palestinien, parue en 2009 et intitulée Palestinian Art : 1850-2005, Kamal Boullata précisait : « Je ne suis pas historien. Je suis un artiste qui a voulu mettre un peu d’ordre dans le chaos dans lequel ont été plongés les Palestiniens32. » En effet, après la proclamation de l’État d’Israël en 1948, des milliers de Palestiniens furent chassés, ou décidèrent de fuir les territoires israéliens. Tout cela eut pour conséquence un démembrement important de ce peuple, dans des aires géographiques, culturelles et politiques différentes. Un art national était-il toujours envisageable, à partir du moment où la population se retrouvait éparpillée dans le monde entier ?
21Si l’artiste fut capable de saisir la complexité de l’histoire de l’art palestinien, c’est parce qu’il vécut lui-même l’exil, accompagné d’un trouble identitaire et d’appartenance. Marqué par cette expérience, l’artiste expliquait qu’il avait toujours eu une vision double des choses, que son cerveau s’était en quelque sorte organisé en deux pôles, deux hémisphères, qu’il pensait irréductibles à première vue33. On retrouve cette idée de discontinuité dans Nur ‘ala nur, sous la forme des motifs de réfraction qui viennent briser les lignes de la sérigraphie, ainsi que dans les figures géométriques discontinues. Se sentant exclu des deux centres culturels occidental et oriental, l’artiste put les observer avec une certaine distance critique décidant alors d’affirmer l’indivisibilité de ces deux pôles. C’est là qu’intervient la notion de no man’s land, un lieu réel séparant les deux parties de Jérusalem qui finit par se transformer en un lieu psychique dans lequel était coincé l’artiste, mais qui lui permit d’observer les deux mondes de loin. Dans les motifs géométriques et sinueux Nur’a la nur, il nous est possible de lire une même figuration de la distance, ou de route labyrinthique. L’artiste était perdu entre les deux pôles de sa vie, dans son no man’s land où il les fit fusionner par son art.
Des images en contrepoint
22Alger, 2002 : ce lieu et cette date sont communément associés à la fin de la guerre civile algérienne, qui se déroula à partir de 1991. Ce conflit plonga le pays dans l’horreur, la crainte et la suspicion. Des photographies circulèrent, la plus connue étant « la Madone de Bentalha » ou « Pietà algérienne », mettant en scène une femme foudroyée par la douleur, après l’annonce du massacre de sa famille par les membres du Groupe islamique armé dans la banlieue d’Alger, à Benthala, dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997. Au moment où cette photographie fit le tour du monde, Karim Kal avait 20 ans. Né à Genève d’un père algérien et d’une mère française, il étudia à l’école d’art d’Avignon puis de Grenoble. À partir de 1997, il réalisa de fréquents voyages à Alger dans sa famille proche, en pleine époque terroriste34. En 2002, à la fin de la guerre civile algérienne, Karim Kal avait 25 ans. Fraîchement diplômé de l’école de photographie de Vevey, en Suisse, il exposa Images d’Alger 2002 (fig. 17) à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration – devenue en 2012 Musée national de l’histoire et des cultures de l’immigration – qui l’acheta en 2005.
23L’œuvre se compose de six mille affiches posées sur une palette industrielle en bois et destinées à être emportées par les visiteurs. Chaque affiche présente quatre photographies homogènes, de même format paysage, dans une unité de bleu, et structurées de façon similaire : ces paysages, ouverts sur l’horizon marin, laissent paraître une fine bande de territoire urbain, puis l’immensité du ciel ou de la mer Méditerranée. Ces images font penser à L’Été à Alger, d’Albert Camus, qui décrit la ville par la mer et le soleil omniprésents. Mais les temps ont bien changé depuis la parution de cet essai, en 1939 : en France, cet imaginaire d’une ville méditerranéenne, ouverte sur le bleu, laissa place, avec la décolonisation et la guerre civile de 1991-2002, à une vision beaucoup plus sombre et négative. C’est contre ce stéréotype que s’éleva Karim Kal. L’artiste ne fit pas mystère de sa démarche engagée et chercha à renverser une image par pléthore d’images :
Je crois que l’Algérie souffrait d’un véritable déficit d’image. Je n’ai pas eu la prétention de changer les choses, mais j’ai proposé un autre regard qui pouvait en même temps être un point de vue recevable sur les réalités algériennes35.
Fig. 17. Karim Kal (1977-), Images d’Alger 2002, 6 000 photographies numériques, impression offset sur palette industrielle en bois, Paris, Musée national de l’histoire de l’immigration.

© Karim Kal, pour une durée de dix ans.
24Karim Kal prit les deux photographies de la partie basse de l’affiche dans le quartier de Bab El Oued, théâtre de graves inondations un an plus tôt en 2001. En observant de plus près le paysage, le spectateur distingue des habitants, des voitures et des engins de construction, témoignages discrets de ce contexte événementiel et, plus largement, du drame récent de la guerre civile. Tout en laissant ces indices, permettant une lecture sociale de la situation d’Alger, Karim Kal « [a] voulu des images qui respirent, équilibrées, presque apaisées. Des images ouvertes sur l’ailleurs, transcrivant les éléments qui [l’]ont le plus frappé en Algérie : l’ouverture d’esprit, la conscience de l’autre, l’intérêt partagé pour la géopolitique36 ». Néanmoins, cette œuvre n’était pas une simple rêverie personnelle : en la présentant à Paris, à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, cette représentation prenait une coloration politique :
On était en pleine époque du terrorisme […]. Je me suis alors posé la question de savoir quelles images je pouvais réaliser d’Alger et des Algériens dans l’optique de les montrer en France. La grande majorité des visuels circulant dans les médias hexagonaux témoignait des atrocités terroristes ou, à de rares occasions, décrivait la situation sociale très difficile de cette période. Sans nier la nécessité de tels discours ni leur véracité, ils me semblaient ne pas suffire. Ils faisaient abstraction de l’essentiel de ma propre expérience de l’Algérie37.
25Cette longue citation témoigne d’une double visée de l’œuvre. En voulant vaincre une image par « des » images, elle a une valeur de manifeste, mais elle témoigne, également, d’une réflexion très intime sur l’identité territoriale, bouleversée par des mouvements migratoires.
26Étant lui-même fils d’Algérien, vivant en France et se rendant régulièrement à Alger, Karim Kal percevait un décalage entre « la pertinence du regard des Algérois sur mes réalités quotidiennes françaises » et « la vision limitée que l’on pouvait avoir des leurs, depuis l’Europe ». Le sociologue Abdelmalek Sayad décrivit ce phénomène de « double absence38 » des enfants d’immigrés algériens, vus comme Algériens par les Français et comme Français par les Algériens : ces enfants sont des « immigrés qui n’ont jamais émigré de nulle part39 ». La démarche artistique de Karim Kal entrait alors dans ce « travail de rééquilibrage, en termes d’identité », qu’avaient « à effectuer »« la plupart des personnes issues de l’immigration qui ne sont pas directement immigrées ». Notons, enfin, que cette œuvre agit directement sur le spectateur, en lui donnant une expérience intime du déracinement lié à l’immigration : emporter une affiche, c’est partir avec des images d’une ville, emporter avec soi ses « images d’Alger ».
Notes de bas de page
1 È. Gran-Aymerich, Les Chercheurs de passé, 1798-1945. Aux sources de l’archéologie, p. 1110-1111.
2 https://madparis.fr/francais/musees/musee-des-arts-decoratifs/parcours/xixe-siecle/l-eclectisme/ vase-alhambra, consulté le 29 septembre 2019.
3 F. Bischoff, Théodore Deck, magicien des couleurs, p. 10.
4 Cette technique, importée de Mésopotamie et introduite en Espagne au xie siècle, consiste en l’ajout d’oxydes métalliques, après cuisson des glaçures et refroidissement : une dernière cuisson, à basse température et dans une atmosphère réductrice, permet de réduire les oxydes en lamelles de métal pur et de les faire pénétrer dans la surface de la céramique, sous la glaçure, donnant à la pièce des reflets chatoyants. Les Nasrides portèrent ce procédé à son niveau d’excellence, en rehaussant les céramiques de bleu de cobalt, comme on le voit avec le Jarrón de las gacelas, d’une hauteur de 135 cm.
5 https://www.qantara-med.org/public/show_video.php?vi_id=159, consulté le 29 septembre 2019.
6 https://www.sevresciteceramique.fr/parcours-des-collections/product/vase-de-l-alhambra.html, consulté le 29 septembre 2019. Voir T. Préaud (dir.), The Sèvres Porcelain Manufactory : Alexandre Brongniart and the Triumph of Art and Industry, p. 300-301.
7 Ch. Peltre, Les Arts de l’islam. Itnéraire d’une redécouverte, p. 60.
8 F. Bischoff, Théodore Deck, magicien des couleurs, p. 18-19.
9 Ibid., p. 34. Une troisième version fut donnée par les héritiers de Deck au musée de Sèvres en 1891, après la mort du céramiste.
10 Ch. Peltre, Les Arts de l’islam. Itnéraire d’une redécouverte, p. 65.
11 J. Bronkhurst, William Holman Hunt. A Catalogue Raisonné, vol. 1 : Paintngs, p. 173.
12 Bible de Jérusalem, Luc, 2, 45-51.
13 G. P. Landow, William Holman Hunt and Typological Symbolism, p. 2-3. Ruskin commenta l’œuvre de Jacobo Robusti dit le Tintoret (1519-1594), Annonciaton, vers 1582-1587, huile sur toile, 422 x 545 cm, Venise, Scuola di San Rocco.
14 J. Bronkhurst, William Holman Hunt. A Catalogue Raisonné, vol. 1 : Paintngs, p. 176.
15 J. de Hond, « L’Orient religieux à la recherche de la source », p. 136-140.
16 J. Bronkhurst, William Holman Hunt. A Catalogue Raisonné, p. 174.
17 A. H. Layard, Niniveh and its Remains, 1849, cité par J. Bronkhurst, William Holman Hunt. A Catalogue Raisonné, vol. 1 : Paintngs, p. 175.
18 O. Jones, The Grammar of Ornament, p. 30.
19 O. Jones, ibid., p. 175. J. Bronkhurst, ibid., p. 175.
20 R. Diederen, « Au-delà des frontières. Un regard de l’étranger », p. 45.
21 E. Fetvaci, « Osman Hamdi Bey’in Sanati / The Art of Osman Hamdi Bey », p. 129-130.
22 R. Diederen, « Au-delà des frontières. Un regard de l’étranger », p. 46.
23 F. Hitzel, « Osman Hamdi Bey et les débuts de l’archéologie ottomane », p. 168.
24 J. Chamonard, « À propos du service des antiquités de Syrie », p. 83-84.
25 http://www.smb-digital.de/eMuseumPlus?service=ExternalInterface&lang=en, consulté le 1er octobre 2019.
26 Ibid.
27 Osman Hamdi Bey a fondé l’Académie des beaux-arts de Constantinople. R. Diederen, « Au-delà des frontières. Un regard de l’étranger », p. 46.
28 V. Porter, World into Art : Artsts of the Modern Middle East, p. 15.
29 Ibid., p. 33.
30 K. Boullata, Palestnian Art : 1850-2005, p. 35.
31 E. Saïd, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident.
32 K. Boullata, interview pour Le Natonal, 2009, cité dans « Kamal Boullata – le maître palestinien de l’art abstrait et de la calligraphie arabe – meurt à l’âge de 77 ans », Agence Médias Palestne, 8 août 2019.
33 K. Boullata, Palestnian Art : 1850-2005, p. 310.
34 I. Renard et K. Kal, « Entretien avec Karim Kal ». Voir aussi http://www.histoire-immigration.fr/collections/images-d-alger-de-karim-kal-2002, consulté le 1er octobre 2019.
35 Ibid.
36 I. Renard et K. Kal, « Entretien avec Karim Kal ».
37 Ibid.
38 A. Sayad, La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré.
39 A. Sayad, L’Immigraton ou les paradoxes de l’altérité. 2. Les enfants illégitmes.
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