« This picturesque land of ours »
La mise en valeur du paysage national dans les romans écossais de Walter Scott et dans The Last of The Mohicans de James Fenimore Cooper
p. 35-47
Texte intégral
If India be the land of magic, this, my dearest Matilda, is the country of romance. The scenery is such as nature brings together in her sublimest moods – sounding cataracts – hills which rear their scathed heads to the sky – lakes, that, winding up the shadowy valleys, lead at every turn to yet more romantic recesses – rocks which catch the clouds of heaven. All the wildness of Salvator here, and there the fairy scenes of Claude1.
1Cette terre de romance, telle que la décrit Walter Scott dans son deuxième roman, Guy Mannering (1815), c’est l’Écosse, et en particulier les Highlands écossais. Ce paysage sert de décor à nombre des romances historiques de Scott, à commencer par la première d’entre elles, Waverley, Or ‘Tis Sixty Years Since (1814) publiée l’année précédant Guy Mannering. Lorsque le héros traverse la frontière et pose le pied en Écosse, le narrateur précise : « He now entered upon a new world, where, for a time, all was beautiful because all was new2. » Pour les lecteurs américains du récit, l’expression « new world » devait revêtir une signification particulière, eux qui voyaient leur propre Nouveau Monde comme un territoire sauvage et vierge, un espace à conquérir. Or, au début du xixe siècle, les ponts sont nombreux entre les Highlands écossais et la forêt américaine : beaucoup d’intellectuels comparent depuis le xviiie siècle les Amérindiens avec les Highlanders, dans la lignée de Ferguson et des Lumières écossaises, mais aussi d’Ossian où ils sont associés à plusieurs reprises. Scott relaie ces associations dans ses descriptions, par des comparaisons explicites mais aussi par les wigwams qu’il place dans les Highlands dans Waverley3 ou encore dans Rob Roy (1817)4. Dans ce dernier en particulier, le paysage des Highlands est même qualifié de « howling wilderness5 ». Tirée de la Bible (Deutéronome, 32 : 10), cette expression est utilisée dès leur arrivée par les Pères pèlerins pour décrire le territoire du Nouveau Monde et devient au fil du temps un topos pour qualifier la forêt américaine.
2Entre l’Écosse de Scott et leur propre pays, des parallèles naissent donc dans l’esprit des Américains contemporains de l’auteur écossais, d’autant qu’au lendemain de l’Indépendance, ce dernier connaît un succès immense de l’autre côté de l’Atlantique avec ses Waverley Novels. D’ailleurs, la description des Highlands comme « howling wilderness » et la présence de wigwams dans le paysage écossais frappent tant les Américains par la proximité avec leur propre expérience que certains en viennent à penser que Scott ne peut pas être l’auteur de Rob Roy. Ils en attribuent alors la paternité à son frère, Thomas, qui émigre aux États-Unis et y séjourne jusqu’à la fin de ses jours6. Le succès de Scott est tel qu’il en devient une figure à imiter, un modèle pour les hommes du tournant du siècle, qui appellent de leurs vœux l’avènement d’un Scott américain. Or, celui que ses contemporains désignent sous ce surnom, c’est James Fenimore Cooper, auteur, à son tour, de romans historiques qui se déroulent à proprement parler dans le wilderness américain. C’est d’ailleurs son talent pour la peinture de paysage que ses contemporains remarquent de son vivant7, comme dans ce compte rendu de The Last of the Mohicans (1826) pour la North American Review de la même année :
The descriptions of natural scenery […] are highly picturesque, and full of striking characteristics of the wild American landscape. They prove that the author has studied for himself in the great school of nature. But he succeeds best in imitating her extravagant and gigantic features. He chooses to paint upon the grand scale […] We find ourselves in the midst of huge rocks, and overhanging woods, and tumbling cataracts, with a great mist, and a great noise8.
3 D’une cataracte à l’autre, la citation rappelle celle extraite de Guy Mannering citée plus haut, les roches gigantesques faisant écho aux sommets dénudés des collines qui viennent toucher les nuages. Cooper fait ainsi répondre le paysage des États-Unis au décor européen, souvent écossais, des Waverley Novels. Le traitement esthétique du paysage par ce dernier a été étudié en soi par Blake Nevius dans Cooper’s Landscapes : An Essay on the Picturesque Vision (1976) et par Daniel Peck dans A World by Itself : The Pastoral Moment in Cooper’s Fiction (1977). Donald A. Ringe, quant à lui, dans The Pictorial Mode (1971) remet Cooper en perspective aux côtés de ses homologues, Washington Irving et William Cullen Bryant. Mais une comparaison du wilderness dans les écrits de Scott, et de son pendant américain, James Fenimore Cooper, reste à approfondir. Cet article cherchera à comparer le traitement du paysage national dans le cadre de la romance historique, telle qu’elle se transpose de Scott à Cooper, et en particulier de Rob Roy à The Last of the Mohicans.
4Les Highlands présentent montagnes, lacs, torrents, forêts, qui rappellent le décor sublime que Cooper et ses contemporains voient dans l’Ouest américain. Dès lors, les pérégrinations du héros deviennent un prétexte à l’exploration du paysage grandiose que parcourt le protagoniste. Mais ce voyage, dans le traitement différent qu’en font les deux auteurs, vient révéler le hiatus qui existe entre le Nouveau Monde et la Vieille Europe. À un paysage chargé d’Histoire et de souvenirs que traversent les héros scottiens, répond un territoire vierge et primitif, vide de toute association romantique. Force est alors pour Cooper de chercher à combler ce que ses contemporains voient comme une déficience afin de mettre en valeur le territoire national.
« The romantic wildness of the scene9 » : paysage national et décor sublime
5Le terme de wilderness apparaît dès les premières lignes de The Last of the Mohicans et le livre s’ouvre sur la description du paysage qui sert de décor aux évènements que Cooper s’apprête à raconter. La focalisation se fait de plus en plus précise à mesure que l’angle se resserre, de la situation historique générale et de la région d’Otsego aux deux forteresses de Fort William Henry et Fort Edward, aux troupes en marche et, enfin, aux protagonistes de l’histoire, Alice, Cora et Duncan Heyward. Mais, ce que l’on remarque dans cette ouverture, outre l’effet de zoom, c’est la toile de fond que Cooper met en valeur : une forêt, des torrents, des gorges, des montagnes – la citation de Guy Mannering donnée au début semble s’adapter ici parfaitement au changement de continent. Toutefois, ce décor qui s’organise autour d’un lac, Lake George, rappelle en réalité une autre des romances de Scott, Rob Roy dont une grande partie de l’intrigue se déroule aux alentours du Loch Lomond :
Our route, though leading towards the lake, had hitherto been so much shaded by wood, that we only from time to time obtained a glimpse of that beautiful sheet of water. But the road now suddenly emerged from the forest ground, and, winding close by the margin of the loch, afforded us a full view of its spacious mirror, which now, the breeze having totally subsided, reflected in still magnificence the high dark heathy mountains, huge grey rocks, and shaggy banks, by which it is encircled. The hills now sunk on its margin so closely, and were so broken and precipitous, as to afford no passage except just upon the narrow line of the track which we occupied, and which was overhung with rocks, from which we might have been destroyed merely by rolling down stones, without much possibility of offering resistance10.
6On y retrouve les traits caractéristiques du wilderness, qui s’appliquent à la réalité américaine : Cooper évoque, dans la veine de Scott, la limpidité des eaux du lac, la densité de la forêt, l’escarpement des montagnes, qui deviennent les lieux communs de la peinture de paysage américaine. Cooper présente ainsi la toile de fond de l’intrigue mais surtout l’arène, telle qu’il la décrit plus loin11, dans laquelle se déroule la guerre de Sept Ans qui forme le fondement de l’intrigue historique. Ainsi, le wilderness devient à proprement parler le théâtre des opérations, le décor qui sert d’écrin à l’Histoire et à l’intrigue romanesque des personnages. Dès l’Introduction de 1831, Cooper parle en effet de « scene of the tale », terme que l’on retrouve à plusieurs reprises, chez l’auteur américain, mais aussi chez Scott. Celui-ci, dans Rob Roy, dépeint le paysage écossais en ces termes :
[T]he vicinity of the beautiful river, and of the bare yet romantic ranges of rock which hedge in the landscape on either side, formed a noble foreground, while far to eastward the eye caught a glance of the lake of Menteith; and Stirling Castle, dimly seen along with the blue and distant line of the Ochill Mountains, closed the scene12.
7Le terme de scene, s’il renvoie dans les deux cas à l’idée d’un décor, évoque surtout un véritable tableau13 : outre la perception en différents plans, les montagnes viennent former un cadre et le château de Stirling, présence humaine dans une toile aux proportions grandioses, donne l’échelle, rappelant les œuvres des peintres Claude Lorrain et Salvator Rosa, mentionnés dans la citation initiale. Cette technique qui consiste à utiliser une présence humaine pour servir d’échelle aux dimensions plus imposantes du paysage évoque aussi les œuvres de Thomas Cole et des autres peintres de la Hudson River School, contemporains de Cooper. En effet, ce paysage décrit à la manière d’un tableau trouve son équivalent dans The Last of the Mohicans, si l’on pense à la description du village indien dans lequel Alice est captive : « The whole scene formed a striking picture, whose frame was composed of the dark and tall border of the pines14 ». L’équivalence est frappante, on retrouve le même terme « scene », la même impression de cadrage, ici rendue explicite par la notion de « frame » et de « picture ».
8Or, ces tableaux de montagnes et de nature sauvage aux dimensions grandioses rappellent les représentations artistiques du sublime en vogue depuis le milieu du xviiie siècle15. Dans les ouvrages de Scott, et notamment dans ceux qui se déroulent en Écosse, le héros évolue souvent de l’Angleterre vers le nord du pays : c’est le cas du personnage éponyme de Waverley, mais aussi de Frank Osbaldistone dans Rob Roy et le motif est récurrent dans la série de Waverley Novels. Dans ces deux récits, le héros part du sud de l’Angleterre pour le nord du pays, franchit la frontière, entre dans les Lowlands et poursuit son voyage vers les Highlands, rencontrant des paysages de plus en plus sublimes à mesure qu’il progresse16. En effet, les Lowlands sont souvent décrites comme « misérables », « désolées », un paysage de lande désertique souvent qualifié d’inintéressant par le narrateur. À l’inverse, à mesure que les collines grandissent en montagnes, le paysage devient « sauvage » (« wild »), les pâturages laissant la place à un monde chaotique et heurté de torrents, de forêts, de gorges et de cascades. Chez Cooper, à l’inverse, une telle progression n’existe pas. Dès lors que l’intrigue se déroule de l’autre côté de la Frontière, le paysage du Nouveau Monde est toujours déjà sauvage et inculte, saisissant d’emblée les personnages et le lecteur, sans la transition et l’acclimatation qui existaient chez Scott. Chez Cooper, il n’est ainsi d’autre paysage américain qu’un décor sublime, idée qu’il partage avec ses contemporains. Un article de la North American Review de 1821 met ainsi en mots les pensées de nombreux Américains du xixe siècle, aux yeux desquels le paysage national est distinct de celui de la Vieille Europe en ce qu’il est l’emblème du sublime : « remember that compared with some of ours, Scottish rivers are but brooks, and Scottish forests mere thickets17 ». Cette mise en valeur du paysage national se double pour beaucoup d’une dimension plus politique qui vise à conforter l’Indépendance récemment acquise par une indépendance culturelle, marquant pour la jeune République son affranchissement croissant de la métropole. Ainsi, le Port Folio commence en 1809 une série d’articles intitulée « American Scenery » qui s’ouvre sur ces mots : « It is our intention to devote a plate in each number of the Port Folio [sic] to the description of American Scenery. To the pencil our country affords an inexhaustible abundance, which, for picturesque effect, cannot be surpassed in any part of the old world18. »
9L’évolution de la peinture de paysage de Scott à Cooper est notamment visible dans les variations autour du motif de la cascade, qui, dans sa dimension plus grandiose de cataracte, fait souvent partie du répertoire sublime. Or, une des scènes les plus connues de Waverley se déroule au bord de chutes d’eau : le héros, lors de son arrivée dans les Highlands, fait la connaissance de la belle Flora, sœur du chef du clan qui l’accueille. Dans un décor de montagnes escarpées, de roches dénudées, de précipices abyssaux qu’enjambent de minuscules ponts de pierre et qui emplissent Waverley de terreur, le héros écoute Flora accompagnant de sa lyre le chant de guerre des Highlanders19. Le décor est ici avant tout romantique et le terme est utilisé à plusieurs reprises par Scott lui-même. Dans sa dimension picturale, il fait écho au pittoresque, picturesque en anglais, tel qu’il est défini par Uvedale Price en 179420. Scott reprend la scène de la cascade dans Rob Roy21, alors que le héros, Frank Osbaldistone, rencontre Helen MacGregor, femme du chef de clan qui l’a pris sous sa protection, ici Thomas Campbell MacGregor, Rob Roy lui-même. Dans cet ouvrage, la scène se colore d’une atmosphère sublime, où la nature chaotique sert à impressionner les spectateurs. Le décor perd l’association pittoresque et romantique qu’il avait dans Waverley, et l’héroïne à la lyre fait place à l’amazone, Helen, qui choisit délibérément ce cadre pour rassembler, au son de la cornemuse dont les notes se mêlent au fracas des chutes22, les troupes de son époux en marche vers le combat. On retrouve ce motif de la cascade, une fois transposé en Amérique, dans The Last of the Mohicans. Chez Cooper, la scène est placée dans le wilderness et se dote de connotations cette fois gothiques. Durant l’épisode de Glenn’s Falls, la description du paysage emprunte à toute la gamme des variations esthétiques alors en vogue23 : d’abord « romantic », puis « picturesque » et, enfin, sublime lorsque la scène de combat vient exacerber la sensation de terreur24 déjà associée à la cataracte dans les romances de Scott. La grotte, alors comparée à une forteresse, faiblement éclairée par la lune, retentit des cris des Indiens, du chant de Gamut, de la complainte de Hawk-eye et du fracas des armes. C’est dans ce décor éminemment gothique que se clôt l’épisode, par la chute spectaculaire de l’Indien du haut de la cataracte, comme un prélude à la scène finale du roman.
10Ainsi, si elle n’était qu’une toile de fond romantique dans Waverley, la cascade, tout en participant aussi de l’atmosphère générale au début de l’épisode chez Cooper, en vient à faire partie de l’intrigue à mesure que se déroule la scène. Si Waverley ne fait que contempler le décor sublime des Highlands, les personnages de Cooper évoluent dans le tableau et le paysage passe véritablement au premier plan. Il en est de même pour les montagnes, qui formaient le cadre du tableau dans les romances de Scott. Cooper utilise le thème de l’ascension comme un motif qui se répète à chaque moment crucial de l’intrigue. Ce topos était déjà un lieu commun des récits de voyage, dans lequel le personnage principal raconte sa progression jusqu’au sommet où il s’arrête pour contempler un temps le paysage. On retrouve ce motif notamment dans Rob Roy, où Frank observe pour la première fois l’Écosse depuis le haut d’une colline. Mais alors que chez Scott elle n’est qu’une étape, chez Cooper, chaque ascension géographique aboutit à un moment crucial de l’intrigue : c’est sur le premier sommet que Magua propose à Cora de devenir sa femme et que Hawk-eye et les deux Indiens la délivrent ainsi que ses compagnons de captivité, c’est depuis une deuxième éminence, Prospect Mountain, que les héros contemplent Fort William Henry avant et après le massacre et, enfin, c’est en haut d’un précipice que se clôt l’intrigue par la mort du trio héroïque, Magua, Cora et Uncas25. Ainsi, le paysage chaotique, de toile de fond qu’il était chez Scott, revêt un rôle de premier plan, et ce d’autant plus que la seconde partie de l’intrigue, alors que les protagonistes s’enfoncent dans la forêt vierge après le massacre de Fort William Henry à la poursuite des Hurons et de leurs captives, s’appuie sur la capacité des personnages à lire la nature pour y chercher des indices. En recelant les clés de l’histoire, le paysage du wilderness se trouve pourvu d’une force de signification qu’il n’avait pourtant pas aux yeux des contemporains.
« We travelled in haste and peril26 » : l’itinérance du héros comme prétexte
11De simple théâtre des opérations comme il était présenté en introduction, le paysage devient un ressort de l’intrigue à mesure qu’évoluent les personnages. En effet, Cooper reprend, dans The Last of the Mohicans, ce motif du mouvement perpétuel que l’on trouvait déjà dans Waverley, où l’itinérance du héros sert de fondement à l’intrigue. Dans Waverley, comme dans Rob Roy, le héros progresse du sud de l’Angleterre vers le nord de l’Écosse, rencontrant au passage, on l’a vu, un décor de plus en plus spectaculaire, mais aussi des coutumes de plus en plus étranges, l’œil étonné du héros permettant alors à Scott de brosser ces tableaux de mœurs qui font la spécificité des romances historiques scottiennes. Aux yeux du héros, le wilderness apparaît comme une terre de périls, le « pays des aventures guerrières et romanesques27 » de Waverley, dont la traversée regorge d’aventures potentielles. Terre d’aventures, elle est aussi terre de romance, comme elle est souvent dénommée par Scott : l’Écosse est, notamment pour Frank Osbaldistone dans Rob Roy, le pays des ogres et des fées dont le peuplaient les contes de sa nourrice. Ainsi, chez Scott, les pérégrinations du héros l’amènent dans des contrées étrangères et étranges, alors que le voyage géographique se fait voyage dans le temps.
12Scott s’appuie en effet sur le concept tiré des Lumières écossaises de stadialism qui séquence l’Histoire de l’Homme en une évolution par stades successifs. Cette théorie remonte à Lafitau et à son étude des Amérindiens publiée en 1724, Les Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps, et reprise quelques décennies plus tard par Condorcet dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, publié après sa mort, en 1795, et immédiatement traduit en anglais. Selon ces auteurs, l’Homme doit traverser plusieurs étapes qui le font progresser vers la civilisation. La première est l’état sauvage, la deuxième correspond à l’âge des barbares, viennent ensuite les hommes civilisés, c’est-à-dire maîtrisant l’agriculture, et enfin l’Homme moderne qui pratique la manufacture et le commerce. On reconnaît ici cette image de l’Homme évoluant vers un état meilleur, que l’on retrouve au fondement de la conception progressiste de l’Histoire.
13Waverley et les autres romances historiques à sa suite mettent cette théorie en fiction : en remontant vers le nord, le héros retraverse à l’envers les différentes étapes vers la civilisation, les Écossais du Nord représentant la deuxième étape, ceux du Sud la troisième et les Anglais eux-mêmes la quatrième, avant d’opérer le voyage de retour et de prendre sa place en tant qu’homme moderne britannique. Alors que les théories stadialistes elles-mêmes mettaient Highlanders et Amérindiens dans la même catégorie28, on retrouve ce schéma identique chez Cooper : plus on s’enfonce dans la forêt et plus on remonte le temps, les Amérindiens endossant alors le rôle que jouaient les Écossais des Highlands dans les romances de Scott.
14Si les tableaux de mœurs qui donnent à la romance historique scottienne sa dimension éducative s’appuient sur les pérégrinations du héros, celles-ci servent aussi de prétexte au récit de l’Histoire de l’Écosse. Alors que Waverley s’attarde peu sur l’itinéraire du protagoniste en tant que tel mais plutôt sur ses différentes étapes, Rob Roy, quant à lui, détaille le voyage à travers l’Écosse de Frank Osbaldistone, dont le guide, Nichol Jarvie, raconte, au fur et à mesure qu’ils traversent les paysages, les grands moments de l’Histoire du pays29. L’Écosse, terre de romance, se donne à lire comme un palimpseste. En voyageant vers le nord, le héros remonte les étapes de la civilisation mais retrouve aussi les traces de l’Histoire nationale. Les paysages chargés de souvenirs, incarnés par les châteaux en ruines que le héros croise sur sa route, ouvrent l’accès à un passé encore plus ancien. Chez Scott, ces éléments sont décrits comme faisant partie intégrante du paysage sublime, tel ce château en ruines au bord du Loch Lomond que mentionne au passage le narrateur dans la description de l’endroit où, à la fin du récit, accostent Frank Osbaldistone et Dougal30. Il n’a aucune utilité propre dans l’intrigue et semble donc n’être mentionné qu’à titre de décor, voire de détail dans la peinture plus générale du paysage des Trossachs.
15Or, aux yeux des contemporains américains de Scott, ces associations mémorielles visibles dans le paysage écossais sont précisément ce qui fait défaut au territoire vierge du Nouveau Monde et les Américains de l’époque voient cette absence comme une véritable carence. En effet, suite aux écrits de l’école écossaise du sens commun (Scottish Common Sense School), et notamment suite aux Essays on the Nature and Principles of Taste d’Archibald Alison (1790), l’idée émerge que le beau et le sublime ne sont pas une qualité intrinsèque des éléments naturels mais qu’un paysage ne peut être esthétique que s’il éveille des associations poétiques dans l’esprit de celui qui le contemple31. Alors que l’ouvrage d’Alison est publié à Boston en 1812 et que ces idées sont diffusées dans des articles de la North American Review, les Américains des premières décennies du xixe siècle voient le paysage de leur pays comme dénué de telles associations.
Inscrire l’Histoire dans le paysage
16« You should have had Lucy Bertram too for your friend, whose fathers, with names which alike defy memory and orthography, ruled over this romantic country […] You should have, too, our residence surrounded by mountains, and our lonely walks to haunted ruins32 ». Ces lignes tirées de Guy Mannering montrent la différence entre le Nouveau Monde et la Vieille Europe. Les montagnes et les noms aux sonorités étranges rappellent le décor de The Last of the Mohicans33 et seules les ruines viennent à manquer dans le monde primordial de la forêt américaine.
17En donnant au paysage un rôle à part entière dans l’intrigue, Cooper lui rend son pouvoir de signification. De plus, en portant l’attention des personnages et du lecteur sur le paysage qui les entoure, malgré le rythme effréné de leur course à travers le wilderness, il parvient à mettre en valeur le paysage national, comme le faisait Scott pour l’Écosse, et il dote le Nouveau Monde des marques d’une profondeur historique. Cooper répond ainsi à ses contemporains qui cherchent dans le wilderness les équivalents américains au décor de la Vieille Europe, dans le sillage de Charles Brockden Brown :
Gothic castles and chimeras, are the materials usually employed [to call forth the passions]. The incidents of Indian hostility, and the perils of the Western wilderness, are far more suitable; and for a native of America to overlook these would admit of no apology34.
18Ainsi, on l’a vu, la grotte de Glenn’s Falls est transformée en forteresse au cours de l’épisode. Par la suite, alors que les héros cherchent à se cacher pour la nuit des Hurons qui les pourchassent, ils trouvent refuge dans une casemate que connaît Hawk-eye, construite lors de la guerre entre Mohicans et Mohawks. Les mots que Cooper emploie rappellent les descriptions de châteaux en ruines des romans gothiques très en vogue à l’époque : une tombe silencieuse, un clair de lune, des ruines, une forêt lugubre : « the sisters casting furtive glances at the silent grave and crumbling ruin, as they left the soft light of the moon, to bury themselves in the gloom of the woods35 ». Si ces échauffourées entre tribus amérindiennes datent de la fin du xviie siècle, soit une cinquantaine d’années avant l’intrigue de The Last of the Mohicans, l’édifice que contemplent les protagonistes semble déjà en ruine : « decayed block-house », « quietly crumbling in the solitude of the forest », « such memorials of the passage and struggles of man […] form a species of ruins, that are intimately associated with the recollections of colonial history, and which are in appropriate keeping with the gloomy character of the surrounding scenery36 ». Le phénomène se reproduit de nouveau, sur le temps plus court encore du récit, dans le cas de Fort William Henry, « forteresse » au début du chapitre xv37, qui se métamorphose en ruine quelques pages plus loin38.
19L’Histoire semble ainsi s’accélérer dans le contexte du Nouveau Monde alors que Cooper dote le décor supposé vierge de l’Amérique de marques historiques. En l’inscrivant dans le paysage, l’auteur donne au territoire national une profondeur historique et approfondit encore cette distance dans l’usage qu’il fait des notes de bas de page. Absentes, pour la plupart, de l’édition originale de 1826, ces dernières sont ajoutées en 1831 pour l’édition britannique du texte. Cooper profite alors de ces notes pour creuser la distance historique, montrant l’évolution du paysage américain depuis le temps du récit. Si, dans l’introduction de cette même année, il replace l’intrigue dans le décor américain au temps de l’écriture, précisant que les endroits où les héros s’arrêtent pour s’abreuver sont devenues des villes d’eau et que les chemins à peine tracés dans la forêt sont devenues des routes39, les notes s’attachent à développer ces ponts que Cooper jette entre le présent de l’écriture et le passé du récit. On y apprend que les eaux de Glenn’s Falls sont désormais utilisées par les villages environnants40 et que le wilderness dans lequel évoluent les protagonistes est désormais parcouru par des diligences de touristes qui se rendent dans les différentes villes d’eaux. Dans ce dernier exemple, il fait explicitement le lien avec l’Écosse de Scott. En effet, la popularité des Waverley Novels et de The Lady of the Lake avant eux fut à l’origine d’une vague de tourisme vers les Highlands alors qu’Anglais et Européens, puis Américains après eux, viennent contempler le décor dans lequel se déroulent les intrigues. On note d’ailleurs que Scott enjoint lui-même à ses lecteurs de venir visiter l’Écosse romantique qu’il décrit, comme dans une note de bas de page de Rob Roy, qui rappelle, dans son ton, celles de Cooper : « Inch-Cailleach is an island in Loch Lomond, where the clan of MacGregor were wont to be interred, and where their sepulchres may still be seen41 ». Se plaçant ainsi dans la même perspective stadialiste que Scott, Cooper montre la progression du territoire sauvage vers un paysage civilisé et, par le biais des notes de bas de page, crée une profondeur historique au cœur même du récit. En se positionnant à l’extérieur du texte, Cooper fait le lien entre les évènements de l’intrigue et l’Amérique telle que la connaissent ses lecteurs, et rend visible pour eux la profondeur historique du paysage, qui vient alors répondre au territoire chargé d’Histoire qu’est celui de l’Écosse.
20Cooper transfère sur le paysage américain l’atmosphère que construit Scott pour son propre pays et le met ainsi en valeur comme patrimoine national. En peignant un décor grandiose, l’auteur américain place le wilderness sur un pied d’égalité avec les Alpes ou les Hautes Terres d’Écosse que Scott utilise comme le théâtre sublime des pérégrinations romanesques de ses héros. Pour doter l’Amérique de l’aura historique et légendaire du paysage palimpseste de la Vieille Europe qui semble lui faire défaut, Cooper loue le paysage national dans sa spécificité américaine et y ancre les marques habituelles du passé en accélérant l’Histoire. Donnant ainsi une dimension esthétique et romantique au territoire inculte du Nouveau Monde, Cooper lui apporte « l’ombre des splendeurs du passé42 » qui fait la marque de la Vieille Europe aux yeux des Américains du xixe siècle et le montre ainsi digne d’être tout autant considéré comme une terre de romance que le « pays du romanesque et de l’imagination43 » qu’est l’Écosse de Waverley.
Notes de bas de page
1 W. Scott, Guy Mannering, p. 93.
2 W. Scott, Waverley, Or ‘Tis Sixty Years Since, p. 72.
3 Ibid., p. 189 et p. 274.
4 W. Scott, Rob Roy, p. 427.
5 Ibid., p. 217.
6 Anonyme, « Were all “The Waverley Novels” written by Sir Walter Scott ? », The Living Age, vol. 48, n° 616, 1856, p. 664-670.
7 C. Phillips, Epic in American Literature : Settlement to Reconstruction, Baltimore, Johns Hopkins University Press, p. 165.
8 Anonyme, « Cooper’s Novels », North American Review, vol. 23, no 52, 1826, p. 150-197.
9 W. Scott, Waverley, p. 176.
10 W. Scott, Rob Roy, p. 366-367. Plus que le Lake George, ce décor et les termes que Cooper utilise pour le décrire rappelle le lac Glimmerglass qui forme la scène, non pas de The Last of the Mohicans, mais d’un autre des Leatherstocking Tales, The Deerslayer.
11 J. Fenimore Cooper, The Last of the Mohicans, p. 16.
12 W. Scott, Rob Roy, p. 395-396, on souligne. L’accent mis sur le regard esthétisant renforce la position de spectateur et rappelle les quêtes de grandes perspectives (vistas) dans les tableaux en vogue à l’époque. La couleur bleue des montagnes fait, quant à elle, écho à une description similaire dans Waverley : « Edward gradually approached the Highlands of Perthshire, which at first had appeared a blue outline in the horizon, but now swelled into huge gigantic masses, which frowned defiance over the more level country that lay beneath them » (W. Scott, Waverley, p. 73).
13 Donald Ringe parle d’ailleurs de « verbal landscapes » pour décrire les paysages de Cooper (D. Ringe, The Pictorial Mode, p. 92). Il revient dans un autre article, « Chiaroscuro as an artistic device in Cooper’s fiction », sur la dimension esthétique des paysages de l’auteur américain.
14 J. Fenimore Cooper, The Last of the Mohicans, p. 269.
15 L’exemple le plus frappant de la dimension picturale de l’écriture de Scott se trouve dans le tableau qu’il fait du col de Bally-Brough (Waverley, p. 135), qui rappelle, dans l’agencement des éléments naturels le tableau de Turner, « The Passage of St. Gothard », peint en 1804.
16 Les paysages sublimes des Highlands écossais ont déjà été mis en valeur avant Scott par les poèmes d’Ossian de Macpherson (1760).
17 Anonyme, « Yamoyden », North American Review, vol. 12, no 31, 1821, (476-199), p. 484.
18 Anonyme, « Sketches of American Scenery », The Port Folio, New Series, by Oliver Oldschool, esq., vol. 1, no 2, février 1809, p. 1.
19 W. Scott, Waverley, op. cit., p. 175-178.
20 Autour de 1800, beaucoup de journaux américains présentent des articles qui développent les théories anglaises sur le picturesque. Plus que ceux de Uvedale Price, ce sont les textes de William Gilpin qui sont les plus lus aux États-Unis. Pour lui, dans Three Essays : On Picturesque Beauty ; On Picturesque Travel ; and On Sketching Landscape (1794), le picturesque n’est pas un mouvement séparé, en compétition avec le beau et le sublime, mais une façon esthétique de regarder un paysage, quel qu’il soit.
21 W. Scott, Rob Roy, p. 447-448.
22 Le son de la cornemuse est d’ailleurs décrit comme « wild », adjectif qui sert aussi à décrire le paysage alentour. La parenté entre les deux est rendue explicitement : « the wild notes of the bagpipes […] lost their natural discord from being mingled with the dashing sound of the cascade » (W. Scott, ibid., p. 448).
23 On sait que Cooper s’intéressait à ces questions d’esthétique puisqu’il a participé à l’écriture collective du Home Book of the Picturesque, publié à New York en 1852. Il y compare d’ailleurs les paysages européens et américains.
24 Le mot « terror » est d’ailleurs répété plusieurs fois tout au long de l’épisode.
25 Pour une étude plus détaillée de ce motif, voir Ian Marshall, « Cooper’s ‟Course of Empire” : mountains and the rise and fall of American civilization in The Last of the Mohicans, The Spy, and The Pioneers ».
26 W. Scott, Rob Roy, p. 463.
27 « the land of military and romantic adventures », W. Scott, Waverley et autres romans, trad. fr. Henri Suhamy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 129.
28 Sur ce sujet, voir Frank Palmeri qui explique comment Ferguson met sur un pied d’égalité dans la deuxième phase les Grecs tels qu’ils sont représentés dans Homère, les Highlanders et les Amérindiens (F. Palmeri, Satire, History, Novel : Narrative Forms, 1665-1815, Newark, University of Delaware Press, 2003, p. 144).
29 W. Scott, Rob Roy, p. 321.
30 Ibid., p. 454.
31 « The pleasure, therefore, which accompanies the emotions of taste, may be considered not as a simple, but as a complex pleasure ; and as arising not from any separate and peculiar sense, but from the union of the pleasure of simple emotion, with that which is annexed, by the constitution of the human mind, to the exercise of imagination » (A. Alison, Essays on the Nature and Principles of Tastes, Boston, Cummings and Hilliard, 1812, p. 103).
32 W. Scott, Guy Mannering, p. 161.
33 Dans l’Introduction de 1850, Cooper mentionne en effet le caractère tout autant imprononçable des noms amérindiens.
34 C. B. Brown, Edgar Huntly ; or, Memoirs of a Sleep-Walker, New York, Penguin Books, 1988, p. 3-4.
35 J. Fenimore Cooper, The Last of the Mohicans, p. 151.
36 Ibid., p. 142. On retrouve d’ailleurs explicitement ici l’idée d’associations mémorielles attachées aux ruines en ce qu’elles évoquent le passage de l’homme par le passé.
37 Ibid., p. 167.
38 Ibid., p. 205.
39 Ibid., p. 10.
40 Ibid., p. 65.
41 W. Scott, Rob Roy, p. 274.
42 « The shadowy grandeurs of the past », W. Irving, The Sketch-Book, p. 744.
43 « [T]he land of romance and fiction » (W. Scott, Waverley, p. 211), traduit par « pays du romanesque et de l’imagination » par Henri Suhamy pour la Bibliothèque de la Pléiade, op. cit., p. 230.
Auteur
Commencé en 2013 un doctorat à l’ENS de Lyon, après y avoir fait ses études de master. Elle travaille aujourd’hui sur le roman historique américain, sous la direction de François Specq, en vue d’une thèse intitulée « Wizards of the West » : filiations, reprises, mutations de la romance historique de Sir Walter Scott à ses contemporains américains (James Fenimore Cooper, Washington Irving et Catharine Maria Sedgwick).
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