4. Parole magique et modernité1
p. 306-315
Texte intégral
Toute annonce de l’avenir est une infraction à la règle
et a ce danger qu’elle peut changer l’évènement,
auquel cas toute la science tombe par terre
comme un véritable jeu d’enfant ;
et d’ailleurs il y avait des choses dures à dire
à cette duchesse toujours si jolie.
Stendhal, La Chartreuse de Parme
1Une conception naïve de la communication entre les hommes consiste à ne voir en celle-ci qu’un pur et simple processus d’échange d’informations objectives entre des agents émetteurs et récepteurs, le seul problème d’importance étant dès lors celui de la compréhension du message transmis. Mais le langage a bien d’autres usages, comme l’a montré entre autres Austin (1970). En particulier, l’information communiquée peut induire des comportements qui sont tels que les agents en viennent à transformer en réalité l’évènement décrit par l’information en question, alors même que cette information est transmise à l’indicatif et non comme un ordre ou un souhait, et que l’on peut raisonnablement supposer qu’en l’absence de cette anticipation, l’évènement ne se serait pas produit : une anticipation de e est une condition nécessaire de l’occurrence de e.
2On appelle, depuis une étude célèbre de Merton datant de 1936, « prédiction créatrice » ou « autocréatrice » ce type de phénomènes. Merton étudie plusieurs cas : la banqueroute d’une banque florissante en 1932 à cause d’une rumeur d’insolvabilité, la « névrose de l’examen », la guerre rendue inévitable par la croyance… en son inéluctabilité, et surtout les rapports entre travailleurs blancs et noirs dans le Sud des États-Unis : les Blancs, persuadés que les Noirs, dépourvus de traditions ouvrières, sont prêts à se ranger dans le camp des patrons, les excluent des syndicats et, ce faisant, les confinent dans la position de proies faciles pour le patronat en quête de briseurs de grèves… La boucle (infernale) est bouclée, le prophète « arguera des évènements pour montrer qu’il avait raison ». Une description fausse de la situation provoque un comportement qui la rend vraie.
3En réalité, la définition du Noir comme traître potentiel réduit l’ensemble des possibles qui lui sont ouverts, de telle manière qu’il lui est dès lors difficile de « n’être pas un jaune ». La croyance autocréatrice s’entretient, se nourrit elle-même : « Je vous l’avais dit ! »
4À la même époque (1935), Keynes avait lui aussi repéré le phénomène des anticipations dans son analyse de la spéculation. Il compare la spéculation boursière à un jeu « où les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont les préférences s’approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l’ensemble des concurrents ». Il ne s’agit pas tout à fait d’un phénomène autocréateur, mais d’une illustration de ce fait plus général que dans le jeu social, il s’agit souvent d’être capable d’identifier correctement ce que les autres pensent que je pense qu’ils pensent etc., comme dans la plaisanterie célèbre rapportée par Freud dans Le Mot d’esprit : « Deux Juifs se rencontrent dans une gare de Galicie. “Où vas-tu ?” dit l’un. “À Cracovie” dit l’autre. – “Vois quel menteur tu fais !” s’exclame l’autre. “Tu dis que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg. Mais je sais bien que tu vas vraiment à Cracovie. Pourquoi alors mentir ?” » Du fait en particulier de cet entrecroisement des anticipations, la communication intersubjective est sujette à des paradoxes, longuement étudiés par l’école de Palo-Alto2 ; il serait naïf de croire que seul compte le contenu objectif d’une assertion, indépendamment de la structure pragmatique de la situation de communication et des anticipations qu’elle engendre.
5Mais revenons à la prédiction autocréatrice proprement dite. Karl Popper a intitulé ce phénomène « effet Œdipe », en souvenir de la légende bien connue3. L’oracle dit à Laïos : « Ton fils te tuera. » Laïos se dit alors : « Si je tue l’enfant, il ne pourra me tuer à son tour. » Mais sa tentative de le tuer en le faisant exposer entraîne la découverte de l’enfant par un berger qui le ramène à Corinthe, dont les souverains l’adoptent aussitôt. Intrigué par son origine, Œdipe consulte l’oracle, qui lui répond : « Tu seras le meurtrier de ton père et l’époux de ta mère ; tu mettras au jour une race détestable. » Œdipe à son tour essaye d’éviter ce destin : « En fuyant Corinthe, je ne pourrai accomplir ces horribles méfaits ! » Ce faisant, Œdipe rencontre et tue Laïos sans le connaître, sauve Thèbes en répondant à la Sphynge, puis épouse la reine Jocaste, sa mère. La leçon traditionnelle du mythe est qu’il est vain de chercher à éviter son destin. Sa leçon moderne serait plutôt qu’un effet de « destinée » peut n’être qu’illusoire, et dû en fait à la structure autocréatrice des anticipations qui définissent une situation. Mais, comme le remarque Popper, l’existence des effets-Œdipe rend contradictoire l’idée d’un calendrier social exact et public, puisqu’« il provoquerait sans aucun doute des initiatives qui renverseraient ses prédictions. Supposons, par exemple, que l’on prédise que la valeur des titres montera pendant trois jours, puis tombera. Évidemment, quiconque sera informé du marché vendra le troisième jour, déterminant une chute des valeurs ce jour même et rendant fausse la prédiction4. »
6Si l’on appelle « magique » une prophétie dont l’énonciation provoque, favorise ou empêche, du seul fait qu’elle est comprise, la réalisation de ce qu’elle annonce, alors il faut admettre qu’il y a du magique dans le social5. Mais ne généralisons pas outre mesure : j’appellerai « superstition » l’extension irréfléchie de cette thèse. Dans les cas de « superstition radicale », tout énoncé positif pour l’agent étant supposé pouvoir déclencher un processus qui amènera à sa réfutation, et tout énoncé négatif (« je vais mourir demain ») étant supposé potentiellement autoréalisateur, on se rapproche d’une situation où seul le silence est possible : autisme radical, où peut-être même les énonciations privées (« pensées ») sont interdites à l’individu.
7Au rebours de cette situation ambiguë, le rapport moderne à la nature paraît devoir être caractérisé comme radicalement non magique. Si la nature est connaissable, c’est parce qu’elle est totalement indifférente à nos tentatives de la comprendre. Ses « réponses » à nos questions ne sont précisément pas des réponses, mais des évènements que nous sommes en mesure de confronter à nos questions. On pourrait, à la suite de (certains propos de) Bohr ou de Heisenberg, contester cette thèse, et la conception « objectiviste » qui l’anime. Plus trivialement encore, on peut construire semble-t-il des exemples de prédictions « magiques » en dehors du social et même du vivant : si quelqu’un, au pied d’un couloir de neige, crie puissamment : « Il va y avoir une avalanche ! », il est probable que sa prédiction sera vérifiée du fait même de son énonciation. Il convient de préciser en conséquence que la prophétie magique doit comprendre comme élément nécessaire la compréhension de la signification de la prédiction. Il est clair que toute autre phrase, même dénuée de sens, prononcée avec la même intensité, aurait pu produire le même effet. À l’inverse, deux formulations physiquement très différentes d’une « prédiction auto » ont de fortes chances d’avoir le même effet si leur signification est proche. Et la seule nature intelligente de l’interlocuteur ne fait rien à l’affaire : si l’on crie à l’oreille d’un étranger endormi qui n’« entend » pas le français : « Vous allez vous réveiller ! », le seul effet physique de cette énonciation peut l’autoréaliser, sans que la situation soit pour autant différente de celle de l’avalanche. La nature est insensible non aux effets mécaniques éventuels de nos assertions ou interventions mais à leur sens. Le social ne peut être étudié de manière parfaitement « physicaliste », du fait même que les représentations des agents, y compris celles qui leur servent à comprendre leur situation, peuvent modifier cette situation. Encore une fois, ne dramatisons pas ce problème ; mais ne le balayons pas d’un revers de manche scientiste.
8Si la représentation est créatrice de réalité, le concept même d’idéologie et les gestes méthodologiques qu’il semble autoriser (« faire abstraction de ce que les gens pensent pour observer ce qu’ils font ») devient pour le moins problématique. D’autre part, il devient clair que la communication (de représentations) perd de sa transparence : communiquer peut se conjuguer avec manipuler, même sans manipulateur. Certains peuvent vouloir profiter du mécanisme « œdipien » pour créer des situations qui leur soient favorables. En 1974, à la Bourse de commerce de Paris, certains firent « courir le bruit » qu’une pénurie de sucre était imminente (alors qu’il y avait en fait surproduction) : d’où l’achat massif de sucre par des individus moins bien informés, et hausse « inattendue » du prix du sucre… Mais il faudrait avoir une vision trop vulgairement « machiavélique » ou « conspirationniste » de la société pour ne pas voir que bien des effets Œdipe n’ont pour origine aucun Apollon.
9L’homme politique, néanmoins, se doit d’être sensible aux effets possibles de son discours : « le dollar va baisser (monter) », dit par M. Bush, est un énoncé potentiellement œdipien (alors que dit par M. Boyer, il est strictement sans effet). De la même manière, les « discours aux armées » sont des instruments très délicats à manier : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ! » peut aussi bien galvaniser les troupes que les démobiliser (par excès de confiance : cf. le lièvre de la fable), auquel cas on a affaire à un effet typiquement autodestructeur. La communication politique est en cela un art subtil, où le « parler vrai » n’est pas toujours possible, ni même souhaitable : le grand art, c’est de parler vrai tout en tenant le plus possible compte des effets de son propre discours sur la réalité. On sait que dire la vérité à un malade peut dans certains cas l’aider à lutter, dans d’autres cas le démoraliser et l’abattre. Il n’y a peut-être pas en ce domaine de règle universelle, sinon celle qui commande d’adapter son discours à son public (c’est l’une des contraintes propres à la rhétorique, selon Aristote).
10Popper définit la société ouverte6 comme une société qui rompt avec l’attitude magique à l’égard des coutumes : cette attitude magique réside dans l’absence de distinction entre les régularités de la vie sociale et celles de la nature, toute régularité n’étant que la manifestation d’une « volonté » extérieure : la société est hétéronome.
11Avec l’avènement de la société ouverte – qui débute dans les cités grecques au vie siècle avant J.-C., grâce au commerce et à l’influence bénéfique de la « confrontation des cultures » (cf. Hérodote) –, le changement n’est plus considéré comme le mal absolu, mais commence à acquérir une valeur positive : l’individu, celui qui est en position de douter de la manière dont il doit agir, émerge avec la notion de responsabilité personnelle. Une société fermée tend à ressembler à un organisme et les liens entre individus y sont « concrets », sensibles. Dans une société ouverte, les individus peuvent chercher à s’élever socialement, et peut alors apparaître quelque chose comme la lutte des classes et le combat politique. La société ouverte tend à devenir une « société abstraite » et à perdre peu à peu le caractère d’un groupe concret. « Imaginons, au prix d’une certaine exagération, une société où les hommes ne se rencontrent jamais face à face, où les affaires sont traitées par des individus isolés communiquant entre eux par lettres ou par télégrammes, se déplaçant en voitures fermées et se reproduisant par insémination artificielle : pareille société serait complètement abstraite et dépersonnalisée. » (trad. fr., p. 142) L’existence de « sous-groupes » plus concrets7 est essentielle pour que cela ne devienne pas réalité : la société totalement abstraite serait un enfer insupportable. Heureusement, « les hommes continuent à former des groupes concrets », mais grâce à l’ouverture « les rapports personnels, n’étant plus déterminés par le hasard de la naissance, peuvent s’épanouir librement en une nouvelle forme d’individualisme » (id., p. 143).
12La contrepartie de la liberté, c’est le « malaise dans la civilisation » et le risque de solitude. La société ouverte peut paradoxalement entraîner une diminution des échanges concrets entre individus, même si elle en multiplie formellement les occasions. Libéré des chaînes claniques et tribales, l’individu émancipé risque de vivre et de mourir seul. La communication, médiatisée par la technique, peut être unilatérale, sans réciprocité. D’où les critiques de la « société programmée », où la convivialité a laissé place à la consommation passive de messages standardisés. Cette critique de la « société abstraite » ne doit pas être confondue avec une remise en cause globale de la modernité, bien au contraire : la société ouverte se définit précisément par le fait qu’en son sein la critique ne passe pas forcément par la remise en cause globale, la (prétendue) « logique du tout ou rien ».
13Le rationalisme des Lumières se définit par la critique de toutes les traditions ; mais la tradition critique est elle-même une tradition et la seule à pouvoir (à devoir) s’autocritiquer : cette autocritique de la Raison passe par la reconnaissance des aspects rationnels des autres traditions. Par ailleurs, il semble que la société ouverte ne puisse subsister qu’en tolérant en son sein des « poches de concrétude », si l’on peut dire, la famille, les réseaux divers et multiples de l’amitié, de la vie associative, religieuse, idéologique. Désastreuse en revanche serait la tentation totalitaire, à savoir la volonté de faire du cadre lui-même une nouvelle société close, en particulier en niant l’espace politique comme lieu central de la délibération publique, et en abolissant les barrières de la vie privée, grâce auxquelles l’individu peut réclamer le droit de ne pas communiquer avec tout le monde.
14Il ne faut pas croire que les sociétés traditionnelles n’auraient pas en leur sein de lieux de communication. La « palabre » en est souvent un élément constitutif et l’absence d’écriture favorise la transmission orale directe et le contact sensible. La règle de l’unanimité8 équivaut à l’existence d’un droit de veto pour chacun (des hommes) : d’où la nécessité des « palabres » pour convaincre le récalcitrant (Achille sous sa tente). La règle majoritaire, découverte grecque9, permet plus d’efficacité, mais elle signifie qu’il peut y avoir décision sans consensus, et que le désaccord n’est pas synonyme d’impuissance : il fait émerger le débat, naître des positions nouvelles.
15Karl Bühler distinguait trois « fonctions » du langage :
- expressive ;
- d’appel, ou encore conative ;
- descriptive.
16 La communication, considérée par Saussure ou Jakobson comme l’essence du langage, est assez bien rendue par les fonctions (2) et (3). Popper a proposé d’ajouter la fonction argumentative, irréductible aux trois autres. Qu’elle soit propre au langage humain traduit l’idée grecque du « logikon zôon » (animal rationalis). La société ouverte se caractérise par le développement de cette fonction, dans la science, le droit, la délibération politique. Comme le fait remarquer Popper, ces quatre fonctions sont hiérarchisées, en ce sens que la fonction (1) peut exister sans les autres, etc. En particulier, on peut décrire le monde et influencer les autres sans argumenter. Or il faut rendre compte de la différence entre propagande et argumentation. (On notera que si le langage n’est pas indispensable à la communication, il l’est à la discussion critique.) L’homme se distingue par le fait qu’il peut soumettre des descriptions à la juridiction du Vrai, et par là même qu’il peut mentir, demander des comptes, critiquer, répondre.
17Ce qui définit la société ouverte, c’est la possibilité de la critique publique, de la délibération commune et du progrès grâce à l’échange d’arguments. La liberté de communication est essentielle, ainsi que la « publicité » des débats. Ce sont elles qui rendent possible l’entreprise scientifique. La communauté scientifique dépend crucialement de la liberté de communication au moins en deux sens : 1) par ce qu’elle est le seul « sujet » de la science, œuvre commune qui dépasse ses créateurs : d’où l’importance des colloques, journaux, etc. et des libertés d’expression ; 2) parce que l’échange d’informations s’accompagne nécessairement en son sein d’échanges d’arguments, de critiques, de réfutations. Le pluralisme et le conflit sont nécessaires : « Si la tour de Babel n’avait pas existé, il nous aurait fallu l’inventer. » Le consensus n’est pas une fin de soi.
18On ne peut réduire l’argumentation à la communication d’informations objectives. D’autre part, les « fonctions supérieures » peuvent exercer un contrôle souple sur les fonctions inférieures : le contenu d’une discussion scientifique, et le déroulement des arguments « pour ou contre » peut « contrôler » le cours d’une discussion, alors même que les interlocuteurs ne cessent aussi de s’exprimer et de communiquer des sentiments. Discuter, c’est accrocher le véhicule de l’expression aux rails du lieu des arguments (Monde 3). Une discussion critique sera inintéressante du point de vue argumentatif si les points de vue sont au fond identiques. Mais un point de vue est d’autant plus intéressant qu’il est différent du mien10. Les interlocuteurs vont chercher à se convaincre, ou à convaincre un tiers, en essayant de trouver les points faibles de la position adverse. N’oublions pas le caractère ludique d’un tel combat, où l’agressivité peut n’avoir nulle part ; la courtoisie, qui n’exclut pas la passion, en est une valeur : on ne frappe pas un adversaire à terre, etc. Le dogmatisme (ma position est irréfutable, quels que soient les arguments que tu me proposeras) est un obstacle à cette dialectique, au sens de Socrate et d’Aristote, et il se manifeste au besoin par la violence, la menace, le silence. (C’est le cas de Thrasymaque dans la République, I.)
19Mais le consensus n’est pas le but ; il ne saurait être que l’effet d’une discussion bien conduite entre des interlocuteurs prêts à modifier leurs opinions11, à se concéder mutuellement certains points, sachant apprécier les « coups de maître » et capables de dénoncer les sophismes ou les ambiguïtés de leur interlocuteur. D’où l’importance de la logique comme régulateur de la discussion critique12.
20« Le progrès des connaissances dépend entièrement de l’existence du désaccord13 ». Les désaccords peuvent être réglés soit par la violence soit par le dialogue critique : « From swords to words », « Tuer les idées et non plus leurs porteurs ». La seule condition nécessaire est que les interlocuteurs acceptent de discuter : « Même leurs principes de discussion peuvent être l’objet de la discussion. » Il y a place pour un progrès de l’argumentation.
21Popper ne cesse de critiquer le relativisme et en particulier le « mythe du cadre de référence », qui tient qu’une discussion est impossible sans un cadre commun substantiel : d’où l’on tire que la discussion du cadre est impossible. Les cadres sont argumentativement « incommensurables » et « à prendre ou à laisser ». Ce relativisme « met en danger l’unité de l’humanité » et rend plus probable le recours à la violence ou à l’exclusion. Comme tout mythe, il contient une part de vérité : plus une discussion se fait à partir de points de vue différents, plus elle est difficile. Le sophisme paresseux consiste à passer du difficile à l’impossible. Peut-être par déception, due à un optimisme naïf quant aux résultats escomptés : on ne doit pas espérer trop d’une discussion, à savoir un accord final. D’abord, l’accord est-il toujours désirable ? Si la théorie ou l’opinion discutée est fausse, il vaut mieux que l’accord ne se fasse pas, que la contestation continue. Même dans les sciences, « il n’y a rien de plus dangereux qu’un monopole » : il faut susciter la concurrence ! Comme il n’existe pas de critère de vérité, on pourrait bien continuer à discuter même d’une théorie vraie. Lorsqu’on s’aperçoit de ceci qu’une discussion arrive rarement à la victoire décisive et éclatante de la Vérité (index sui et falsi), on peut sombrer dans le plus grand des pessimismes sur la valeur de la discussion, lequel est en fin de compte une forme d’irrationalisme.
22Mais on peut, dans une telle discussion sans victoire, apprendre quelque chose de nouveau, s’apercevoir d’un nouveau problème, d’un autre point de vue possible, d’une conséquence auparavant inaperçue de ce que l’on soutient, etc. : l’autre peut, grâce à la logique interne du débat, me permettre d’apprendre quelque chose sur le sens de mes propres convictions. Je suis rationnellement incomplet.
23Le débat politique14 est sans doute le lieu central de la communication dans les sociétés ouvertes, du fait qu’il touche en principe tout le monde – s’il est public bien entendu – et parce que c’est en lui que s’exprime l’argumentation quant aux modalités de la vie commune. Il est le lieu par excellence de l’explication, de l’articulation et de la modification des valeurs (partagées par tous ou en discussion). Il paraît nécessaire sur ce point de distinguer le refus de la violence (y compris verbale), et donc de l’intolérance, autrement dit l’acceptation de la nécessité d’un cadre commun minimal pour la discussion, de l’acceptation de telle ou telle règle du jeu institutionnel propre à favoriser au mieux la solution des problèmes communs. On ne juge pas qu’une institution est bonne parce qu’elle permet l’accord (le sacrifice humain le rend possible), mais, si elle est bonne, elle peut le faire émerger comme l’un de ses produits. Toute théorie politique qui considère la délibération argumentative publique comme inutile ou dangereuse est à rejeter. « Considère toujours l’autre non tant comme adversaire à abattre ou comme réceptacle passif de tes opinions, que comme critique potentiel de celles-ci ! »
24Le langage est sans doute la première institution humaine, celle qui est responsable d’ailleurs de l’« hominisation », au sens culturel du terme. Mais toute institution est ambivalente : elle peut servir des fins inverses de celles que l’on voudrait lui faire servir. Aussi des traditions sont-elles nécessaires, en tant que médiations entre les individus et les institutions15.
25À en rester à une vision simpliste de la communication, les sociétés ouvertes, malgré les apparences, ne sont peut-être pas particulièrement des sociétés de communication, au moins au sens où beaucoup d’échanges en leur sein tendent à devenir abstraits, trop abstraits peut-être. En revanche, il convient d’insister sur l’importance cruciale des institutions qui favorisent l’échange critique d’arguments, la communication rationnelle. Celle-ci dépend du maintien d’une tradition critique, mettant en avant les valeurs de la clarté du discours, de la publicité des débats et de la force logique des arguments. Il serait naïf de croire qu’une communication purement rationnelle est possible : tout discours effectivement tenu doit prendre en compte les conditions de sa réception et donc de facteurs rhétoriques, affectifs, stratégiques. Maintenir malgré tout les exigences que l’on vient de rappeler, et lutter contre l’obscurantisme des discours qui cherchent à échapper à la discussion, telle pourrait être l’une des fonctions du philosophe dans une société ouverte. On peut reconnaître la magie de la parole sans se complaire pour autant à l’écoute de nouveaux oracles sibyllins.
Bibliographie
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Bibliographie
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Austin, John L., Quand dire c’est faire, Paris, Le Seuil, 1970.
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Freud, Sigmund, Le Mot d’esprit, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1971.
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Merton, Robert, Éléments de méthode sociologique, Paris, Plon, 1953.
Platon, La République, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.
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— , « The myth of the framework », in The Abdication of Philosophy, Chicago, Open Court, 1976.
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Rawls, John, Théorie de la justice, Paris, Le Seuil, 1987.
Ruzé, Françoise, « Plethos. Aux origines de la majorité politique », in Aux origines de l’hellénisme, Hommage à H. Van Effenterre, Paris, Publications de la Sorbonne, 1984.
Watzlawick, Paul et al., Une logique de la communication, Paris, Le Seuil, 1979.
Notes de bas de page
1 Tiré de : Hermès, CNRS, décembre 1990.
2 Voir P. Watzlawick et al., Une logique de la communication.
3 Voir K. Popper, Misère de l’historicisme, § 5.
4 Un tel cas illustrerait, on le voit, la notion de « prophétie autodestructrice » ou « suicide », tout aussi importante que celle de prophétie « autoréalisatrice ».
5 Cf. également P. Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales.
6 Sur le rapport avec Bergson, voir The Open Society and its Enemies, Introduction, n. 1.
7 Qui ne sont pas eux-mêmes nécessairement des microsociétés closes et peuvent résulter de choix libres (liens de l’amitié par exemple) ; cf. le thème des « communautés sociales » chez J. Rawls, Théorie de la justice, p. 569.
8 Cf. la « chefferie » indienne (P. Clastres) ou la Kabylie (P. Bourdieu).
9 F. Ruzé, « Plethos. Aux origines de la majorité politique », in Aux origines de l’hellénisme, Hommage à H. Van Effenterre.
10 Cela renvoie au concept poppérien de contenu informatif : plus une hypothèse est improbable, plus elle est informative.
11 Sur la névrose comme dogmatisme, cf. K. Popper, Conjectures et Réfutations, chap. i.
12 Voir à ce propos : Aristote, Réfutations sophistiques, et K. Popper, « Qu’est-ce que la dialectique ? », in Conjectures et Réfutations.
13 K. Popper, « The myth of the framework ».
14 Y compris les « débats de société ».
15 Cf. K. Popper, « Vers une théorie rationaliste de la tradition », in Conjectures et Réfutations.
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