1. Problèmes des sciences sociales1
p. 251-270
Texte intégral
1Les sciences sociales n’occupent pas dans l’œuvre de Karl Popper une importance comparable à celle qu’il accorde aux sciences de la nature, singulièrement à la physique. Mais, contrairement à d’autres grands philosophes des sciences du siècle – de Duhem à Lakatos, en passant par Carnap ou Kuhn – Popper a néanmoins consacré une part non négligeable de son travail à l’examen critique des buts et des méthodes des sciences sociales, ce qui est somme toute naturel de la part d’un partisan de l’unité méthodologique des sciences, d’un penseur qui, au-delà d’une simple épistémologie, cherche à constituer une philosophie globale, une cosmologie, et d’un homme que les problèmes politiques et sociaux n’ont cessé de tourmenter.
2Un paradoxe semble à ce sujet s’imposer, à la lecture de nombreux ouvrages récents de méthodologie des sciences sociales – et en particulier de l’économie – qui, plus qu’à tout autre philosophe, font appel à Popper, fût-ce pour le mettre en question : il y est plus question de sa méthodologie générale que de ses thèses consacrées aux sciences sociales. Sans doute à cause du fait que celles-ci sont trop peu précises et concrètes, essentiellement polémiques, et beaucoup moins approfondies et cohérentes que celle-là. Les économistes en particulier, mais aussi quelqu’un comme Raymond Boudon, s’intéressent plus au modèle nomologique déductif de l’explication, à la question de la testabilité et à la critique de l’instrumentalisme, qu’à celle de l’historicisme, en général considérée comme allant plus ou moins de soi, ou à la contribution de Popper à la défense de l’individualisme méthodologique, qu’il n’a fait qu’esquisser dans des textes souvent datés et quelque peu confus du fait même de leur richesse et de leur accent polémique, comme Misère de l’historicisme et La Société ouverte, ou dans des articles peu lus, comme celui consacré au Principe de rationalité. Par ailleurs, la méthodologie falsificationniste paraît pouvoir être prise en considération indépendamment de toute option politique précise, alors que ce n’est pas le cas, semble-t-il, des prises de parti poppériennes en sciences sociales, ce qui se conçoit aisément.
3Or, il est impossible de ne pas prendre en compte le fait que le critère de démarcation – la fameuse réfutabilité – ne s’est pas directement imposé à Popper à l’issue d’une analyse logique – qui sera effectuée dans Logik der Forschung (1934) – mais comme le résultat d’une confrontation entre la physique (en l’occurrence la Relativité générale) et deux théories à prétention scientifique et pratique dans le domaine des sciences humaines, à savoir, bien sûr, le marxisme et la psychanalyse. Cette confrontation conflictuelle se produit dans l’esprit du jeune Popper dès 1919 – il a 17 ans – et la crise est résolue pour lui au prix de la répudiation des prétentions scientifiques des deux théories en question, alors très influentes dans la Vienne intellectuelle de l’après-guerre. Popper admire l’audace théorique de ces doctrines, autant que celle d’Einstein (ou de Démocrite). Il n’a jamais été séduit par le phénoménisme positiviste et antithéorique de Mach, dont l’influence considérable n’a pas cessé après sa mort, puisqu’elle devait se poursuivre avec la fondation du Cercle de Vienne à la fin des années vingt. (Popper a même aidé l’un de ses camarades étudiants à traduire Matérialisme et Empiriocriticisme de Lénine, qu’il considère comme « a great book ».)
4Mais Popper critique leur absence d’audace empirique, c’est-à-dire le fait qu’elles lui paraissent être protégées du risque d’être mises en cause par l’expérience : elles peuvent s’en sortir quoi qu’il arrive, car elles ont dans leurs « boîtes à outils » méthodologiques de quoi réparer à peu de frais n’importe quelle fissure. Surtout, leurs partisans font preuve d’une attitude foncièrement confirmationniste, qui les amène à trouver des confirmations partout, dans tout ce que les gens disent et font, et même, bien sûr, dans tout ce que ils ne disent et ne font pas. Popper pense que cette situation ne permet pas la constitution de vraies sciences. Comme par hasard, les exemples de « vraies sciences » sont empruntés à la physique et ceux de « pseudo-sciences » aux sciences humaines. Mais Popper se refuse à identifier les deux distinctions ; malgré un certain pessimisme de fait sur le statut scientifique des sciences humaines – il faut bien reconnaître qu’à partir des années cinquante en tout cas, Popper cesse de s’y intéresser : paradoxalement, le seul penseur qu’il ait réellement étudié d’un peu près en ces domaines est Karl Marx (sans parler de Hayek) –, il persiste à affirmer que des théories réfutables et réalistes sont possibles en sciences humaines : en psychologie, par exemple, les approches biologiques de la perception ou de l’apprentissage lui paraissent particulièrement prometteuses.
5Ce que Popper reproche non tant à Marx – considéré comme un réel esprit scientifique – qu’aux marxistes ainsi qu’aux psychanalystes de toutes obédiences2, c’est de s’attacher plus à protéger leurs doctrines qu’à les soumettre à la critique : ce sont, pourrait-on dire, des « idéologies », si l’on entend par là des systèmes de justification d’une pratique dotés de « mécanismes de défense » qui leur permettent de se protéger contre toute agression du réel, s’interdisant par là même de progresser, c’est-à-dire d’évoluer par l’élimination critique de l’erreur3.
6La thèse de l’unité du savoir (US), unité fondée sur l’unité de la rationalité – qui n’est pas une faculté mais une pratique sociale entée sur des capacités cognitives d’ordre biologique4 –, interdit, par ailleurs, que ne soit reconnue aucune espèce de validité à l’importation des règles de la méthodologie générale (MG) au domaine humain. Mais en revanche, l’objet humain – comme déjà l’objet vivant – pose des problèmes de méthode spécifiques, auxquels il convient d’être sensible si l’on veut pouvoir faire œuvre de science. Le réalisme impose cette sensibilité à la chose même.
7La méthodologie générale, pour l’essentiel constituée dès Logik der Forschung, a néanmoins été élaborée indépendamment de toute considération particulière pour les sciences sociales. Celles-ci constitueront donc une sorte de « quasi-test »5 de la conjonction de MG et US. Cette dernière thèse s’exprime dans l’idée suivante : la logique, comme « organon de la critique »6, s’impose à tous. Que l’on soit physicien ou économiste, on n’a pas le droit de commettre le sophisme par l’affirmation du conséquent7, comme le rappelle Samuelson dans l’introduction de son fameux ouvrage l’Économique.
8Il n’est pas impossible de constituer des sciences – des théories explicatives cohérentes et empiriquement testables – de l’homme. Mais il existe des obstacles sur la voie de cette constitution (comme il en a existé pour les sciences de la nature). Je distinguerai les obstacles de type épistémologique des obstacles réels, dus à la chose même. Je rappelle que les « obstacles » dont il est question sont ceux que Popper pensait détecter dans les années quarante.
Obstacles de type épistémologique
Le scientisme
9Hayek définissait le scientisme comme l’« imitation servile des méthodes et du langage de la science »8. Popper corrige cette définition de la manière suivante : il s’agit de « l’imitation de ce que certains prennent à tort pour la méthode et le langage de la science9 », en l’occurrence essentiellement le positivisme et ses corrélats (inductivisme, antithéorisme, etc.).
10Cette tendance mimétique peut être selon les cas prématurée, mal placée et, comme on vient de le voir, fondamentalement illusoire en ce sens que le modèle imité n’est qu’un simulacre, une pseudo-description des méthodes de la science, et singulièrement de son incarnation idéal-typique, la physique. On se leurre à vouloir devancer le travail laborieux – quoique souvent révolutionnaire – d’une science en mouvement en le court-circuitant grâce à un coup de force : c’est le réductionnisme prématuré, de nature philosophique ou idéologique, alors même que les théories en question ne sont pas encore très articulées, et surtout alors que toute réduction radicale devrait en passer par l’histoire du phénomène réduit, créatrice d’émergences10. Un exemple sur lequel nous reviendrons : le psychologisme. Pensons aussi au biologisme.
11On « singe » la physique11 lorsqu’on lui emprunte sauvagement tel ou tel concept (« force », « énergie », « système dynamique »)12. On se paye de mots en important des concepts de manière métaphorique sans utiliser la théorie qui seule donne son sens au concept : il s’agit d’une inattention à la chose même, par laquelle on montre que l’on est insensible aux découpages de la réalité (l’usage de modèles mécaniques en biologie, par exemple, est stimulant et heuristique, mais devient trompeur si l’on identifie totalement les deux domaines). On veut impressionner le lecteur par un langage (pseudo-) scientifique, hyper-formaliste ou jargonnant, qui donne l’illusion de la scientificité, alors même que l’une des conditions de celle-ci n’est autre que la clarté du discours, condition de sa transmissibilité et de sa critiquabilité. Le scientisme occasionne autant de confusion que le « ton grand seigneur » dénoncé par Kant dans les propos des « mystiques » qui méprisent le travail laborieux des chercheurs.
12Relèvent du scientisme au sens large le réductionnisme prématuré et le déterminisme. Popper ne conteste pas leur expression régulatrice, méthodologique, déductible du principe de la recherche du plus grand contenu empirique, mais leur forme métaphysique, dogmatique – on reconnaît là un geste typiquement kantien –, repérable, par exemple, dans la croyance de Marx selon laquelle il est possible de trouver des « lois de l’Histoire » qui s’expriment avec une « nécessité de fer » ; ou dans les réductionnismes à priori qui gomment les questions les plus intéressantes, celles des passages du local au global et des émergences de structures nouvelles.
13Le scientisme peut avoir pour origine la volonté de singer la plus ancienne de toutes les sciences empiriques mathématisées, à savoir l’astronomie. Or les incontestables réussites prédictives de celle-ci sont tributaires d’une situation particulière, presque miraculeuse, celle du système solaire, sorte de quasi-laboratoire naturel13. C’est parce que ce système est « isolé, récurrent, et stationnaire » – au moins à notre échelle – que l’astronomie peut énoncer à son sujet des prédictions à long terme précises. La société moderne n’est certes pas aussi simple, même si elle n’est rien moins qu’un chaos14 : mais les régularités qui la constituent ne sont certes pas aussi simples que les lois de Kepler.
Essentialisme et positivisme
14Une opposition centrale structure l’histoire des théories de la science sur la question de la valeur de la science. L’essentialisme – le terme est de Popper, sensible à l’ambiguïté du terme « réalisme » dans la querelle des Universaux – est la tendance qui fait valoir que l’on doit et que l’on peut partir de propositions autojustificatrices évidentes, décrivant définitivement la nature réelle du monde, propositions qui n’ont pas elles-mêmes à être expliquées (explications ultimes). Cette tendance peut s’accompagner d’une surestimation des concepts, des définitions et des questions « qu’est-ce que…? » (l’État, la valeur, l’idéologie…), propres à entraîner le chercheur dans de faux problèmes et à faire passer des questions en fin de compte rhétoriques et scolastiques pour d’angoissantes interrogations abyssales sans cesse reprises. Les sciences sociales – comme la philosophie – sont plus fragiles de ce point de vue que les sciences de la nature, et risquent plus facilement de confondre verbalisme et problème réel. L’essentialisme peut aussi conduire à mépriser les explications partielles et provisoires, rectifiables « par morceaux » (piecemeal) ; il est proche en cela de son analogue pratique, le radicalisme utopiste.
15Marx lui-même – pourtant un critique célèbre de l’hypostase métaphysique, et pour cela applaudi par Popper – pêcherait par essentialisme lorsqu’il s’exprime comme si seule l’infrastructure économique (« matérielle ») était réelle alors que les conceptions et les représentations des hommes n’en seraient que des effets, du domaine de l’apparence ou de l’illusion.
16Une forme possible de l’essentialisme en méthodologie économique est peut-être l’à priorisme (Robbins, von Mises) : si les principes sont à priori (leur vérité peut être déterminée indépendamment de l’expérience), ils sont soit analytiques (pour simplifier : vrais en vertu de leur sens), mais alors leur contenu informatif est nul ; soit synthétiques (informatifs). Mais Popper sur ce point est empiriste et non kantien : il n’y a pas de jugements synthétiques à priori, tout énoncé informatif est conjectural, même si sa valeur de vérité ne peut être connue à posteriori (grâce à l’expérience), c’est-à-dire même s’il s’agit d’un énoncé « métaphysique » – tout à fait signifiant pour Popper, au rebours de la thèse positiviste. Toute théorie formelle, pour avoir un contenu informatif, doit s’adjoindre au moins une thèse réaliste (et donc faillible) énonçant que les autres axiomes sont vrais dans un certain domaine de faits (ou au moins approximativement vrais).
17La réaction philosophique contre la métaphysique essentialiste s’exprime dans les courants nominaliste – le terme « homme » ne renvoie pas à une « essence » de l’homme mais à une pluralité d’individus concrets, seuls êtres qui existent réellement – positiviste – tout ce qui est métaphysique et non réductible à des énoncés d’expérience est dénué de sens – et instrumentaliste – les théories scientifiques ne sont pas des explications vraies ou fausses, mais des instruments de classification et de prédiction. Popper, non sans quelque hésitation, exprime sa sympathie pour le nominalisme, si celui-ci conduit à refuser de se laisser séduire par les questions et les définitions essentialistes et à se méfier de la réification des concepts, c’est-à-dire leur transformation en agents réels « derrière » les individus, qui n’en seraient que la « manifestation » (cela constitue un aspect de son individualisme méthodologique).
18Mais le positivisme est une réaction critique excessive : il conduit à refuser de se référer à des entités cachées, confondues dans tous les cas avec la fameuse « vertu dormitive de l’opium ». Formulée telle quelle, cette « théorie » est effectivement ad hoc, mais entendue dans le contexte des théories chimiques modernes, elle n’a plus ce caractère : nous expliquons bien les effets dormitifs de l’opium par quelque chose comme sa « vertu dormitive », mais nous mettons sous ces termes une description théorique complexe des propriétés moléculaires de l’opium, description entée sur des théories universelles testables.
19Le positivisme se méfie de tout appel à du « caché », à de la « profondeur », et ne veut considérer comme scientifiques que les corrélations entre observables : ainsi, en psychologie, il s’exprime par le béhaviorisme, qui répute dénué de sens tout appel à des intentions – inobservables – et ne veut s’en tenir qu’à des comportements. Sous l’impulsion du sociologue Neurath, le Cercle de Vienne voulait ainsi promouvoir le « béhaviourisme social », seul capable de permettre l’intégration des Geisteswissenschaften rebelles au corps uni de la science. À l’opposé, l’individualisme de Hayek et de Popper insiste sur la nécessité de faire appel à du non observable pour expliquer les comportements : les buts, les préférences, les anticipations, les calculs des agents.
20L’instrumentalisme, quant à lui, consiste à refuser toute valeur réellement explicative aux théories profondes qui font appel à des entités inobservables (champ, force, préférences), sans en nier toutefois l’utilité. Les théories ne sont pas des propositions, susceptibles d’être vraies ou fausses, et dont on pourrait donc éventuellement discuter la plausibilité – comme celle de l’« action à distance » requise par la gravitation newtonienne –, mais des artefacts, dont on ne peut discuter qu’en tant qu’instruments plus ou moins efficaces et plus ou moins commodes (voire élégants). Popper ne nie pas que les théories puissent être interprétées ainsi. Mais il nie qu’elles ne puissent être interprétées également d’une autre manière. Autrement dit, il considère l’instrumentalisme comme une conception paradoxalement essentialiste de la science : l’essence des théories, c’est de (n’) être (que) des instruments. Pour un réaliste comme Popper, les théories peuvent aussi être considérées comme des (tentatives de) description(s) vraie(s) des invariants structurels (éventuellement) cachés et profonds qui sont causalement responsables des régularités phénoménales. De ce fait, il n’est pas illégitime de se demander si les postulats fondamentaux (les assumptions, dirait Milton Friedman) d’une théorie sont de (plus ou moins) bonnes approximations de la vérité.
21La dimension instrumentale des théories n’est pas à négliger, surtout lorsqu’on a affaire à des problèmes pratiques urgents (médecine, économie, psychiatrie). Ce serait un contresens absolu que de voir en Popper un pur théoricien qui n’accorderait de valeur aux théories qu’autant qu’elles sont éloignées de toute application pratique – même s’il est vrai qu’il ne se lasse pas d’insister sur la valeur spéculative des théories, sur le fait qu’elles nous parlent de la réalité profonde et qu’en ce sens il est impossible de les réduire à des recettes rendant possible la domination technique de l’homme sur la Nature. Les sciences peuvent permettre de dominer, mais elles permettent aussi de comprendre et il est absurde de dire, comme certains, qu’elles « ne pensent pas ».
22Pour agir, il faut prévoir. La capacité à anticiper les réactions du milieu (naturel ou social) est donc fondamentale. L’orientation éthique de Sir Karl, dont la trace est constante dans toute son oeuvre, explique qu’il ait souvent tendance à mettre plus en avant la fonction technique des sciences sociales que leur fonction théorétique15. L’« utilitarisme négatif » qu’il prône conseille au politique – et à tout responsable – de chercher plus à réduire les souffrances qu’à apporter le bonheur16.
23Le « technicien social », s’il renonce à l’utopie et cherche à apprendre par ses erreurs, se doit d’utiliser du mieux qu’il peut les savoirs fragmentaires dont il dispose, en les considérant comme l’analogue – partiel, faillible et souvent seulement d’ordre qualitatif – d’une sorte de théorie de la résistance des matériaux :
La mission explicative des sciences sociales n’est pas, comme le croit I’historiciste, la prophétie du cours futur de l’histoire. Il s’agit bien plutôt de découvrir et d’expliquer les dépendances les moins évidentes à l’intérieur de la sphère sociale. C’est la découverte des difficultés qui font obstacle à l’action sociale – l’étude, pour ainsi dire, de la pesanteur, de l’élasticité ou de la fragilité du matériau social, de sa résistance à nos tentatives de le modeler et de l’utiliser17.
24D’où l’intérêt d’exprimer une théorie sous sa forme « technologique », c’est-à-dire négative, faisant clairement apparaître ses « falsificateurs potentiels », lesquels sont, si elle est vraie, des évènements irréalisables. Cette forme technologique des lois universelles permet de décrire les limites de l’action possible : face à une théorie brillante, demandons-nous quelle pourrait en être la forme technologique, l’enseignement que pourrait éventuellement en tirer un agent social, en particulier un réformateur. Sans renoncer le moins du monde au « dualisme des faits et des décisions », selon lequel on ne peut déduire un impératif d’un fait, cette analyse permet de rendre compte de manière assez élégante des rapports possibles entre science sociale et politique.
25Une loi naturelle comme la loi de conservation de l’énergie peut s’exprimer ainsi : « On ne peut construire une machine à mouvement perpétuel », et celle de l’entropie (second principe) : « On ne peut construire une machine dont le rendement soit de cent pour cent18. » Dans le domaine des sciences sociales, Popper propose certains exemples, sans prétendre qu’ils soient autre chose que des exemples sans doute en eux-mêmes discutables : « On ne peut en même temps adopter des tarifs douaniers agricoles et réduire le coût de la vie » – « On ne peut, dans une société industrielle, organiser des coalitions (pressure groups) de consommateurs aussi efficacement que l’on peut organiser certaines coalitions de producteurs » – « On ne peut avoir, dans une société planifiée et centralisée un système de prix qui remplisse les fonctions principales des prix concurrentiels » ; ou encore, dans le domaine politique : « On ne peut engager une réforme politique sans renforcer les forces d’opposition, à peu près proportionnellement à l’importance de la réforme » – corollaire technologique de la « loi » : « Il y a toujours des intérêts attachés au statu quo » ; et « On ne peut réussir une révolution si la classe dirigeante n’est pas affaiblie par des dissensions internes ou une défaite militaire », « loi » que Popper attribue à Platon (République, livre VIII).
26Comme l’intérêt pratique de ces lois prime sur leur intérêt purement cognitif, on pourrait penser que Popper oublie totalement sa critique de l’intrumentalisme et son parti pris réaliste. Toutefois, il est clair que le réalisme se caractérise par l’idée que les théories ont une visée explicative et peuvent être considérées comme (plus ou moins) proches de la vérité. L’intérêt spéculatif de la raison, comme dirait Kant, commande que l’on ne se satisfasse pas des pures et simples « macro-lois » sans essayer d’en rendre raison : pourquoi tel effet se produit-il dans telles conditions ? En ce sens, l’individualisme méthodologique est un « programme métaphysique de recherche » – comparable au mécanisme atomiste –, c’est-à-dire un modèle (régulateur) de l’explication idéale, et donc un encouragement à poursuivre l’explication réaliste des régularités observables. Mais cela n’implique en aucune façon que l’on doive récuser toute macro-loi – indépendamment corroborée – que l’on n’aurait pas réussi à expliquer.
Difficultés propres et réelles
27Nier les difficultés réelles est tout aussi dangereux que les surestimer en les considérant comme des obstacles absolus. Rien n’empêche véritablement selon Popper que l’on tente, dans le domaine du social, de construire des systèmes hypothético-déductifs articulés, si possible testables indépendamment du domaine d’évènements qu’ils ont pour fonction d’expliquer, c’est-à-dire ayant un contenu prédictif non nul. L’économie – et peut-être la linguistique, que Popper ne prend pas en considération – occupe de ce fait une place paradigmatique, même si la testabilité des théories y est à n’en pas douter plus difficile à obtenir qu’en physique ou même en biologie. À l’heure actuelle, où certains des obstacles philosophiques que l’on vient d’évoquer semblent moins importants qu’à l’époque où Popper écrivait Misère de l’historicisme (1936-1938), les difficultés « réelles » (liées à la chose même) continuent bien sûr d’exister.
Difficultés de l’expérimentation
28Popper reconnaît qu’il existe des difficultés réelles à expérimenter et à répéter les expériences. Or l’expérimentation, en permettant d’isoler relativement les grandeurs pertinentes, celles sur lesquelles porte notre questionnement, permet d’étendre ce dernier à des domaines autres que ceux où la nature se présente déjà à nous sous forme de systèmes relativement isolés et récurrents. Expérimenter, c’est intervenir dans la nature en créant artificiellement des systèmes de ce type, de telle manière que nous puissions tirer de nos observations des enseignements comparables à ceux que nous tirons de l’observation du système solaire, quasi-laboratoire naturel, comme on l’a dit.
29Mais ces difficultés ne sont pas rédhibitoires : il n’est pas impossible d’apprendre par essais et erreurs quelles peuvent être les régularités définissant une situation donnée, en comparant nos anticipations et leurs résultats : « les expérimentations nous apprendraient que certaines conditions sociales varient selon la période historique, tout comme les expérimentations ont enseigné aux physiciens que la température de l’eau bouillante peut varier selon la position géographique19 ». Il ne faut pas sous-estimer l’intelligence et l’imagination du scientifique, bien que « […] beaucoup d’expérimentations qui seraient au plus haut point désirables resteront des rêves encore longtemps. […] Dans la pratique, le sociologue doit faire fond trop souvent sur des expérimentations purement mentales, et sur une analyse de mesures politiques appliquées dans des conditions et d’une façon qui laissent beaucoup à désirer du point de vue scientifique20. »
30Par ailleurs,
On ne peut exclure la possibilité pour un sociologue d’être mangé avant d’avoir réussi à s’adapter, par essais et erreurs, aux coutumes cannibales, pas plus que la possibilité, dans quelque société « planifiée », que ses investigations puissent se terminer dans un camp de concentration. [Mais] on peut faire des remarques analogues dans le domaine de la physique » (id.).
31Et il convient de ne pas oublier qu’à la différence des objets physiques, les agents eux-mêmes « possèdent une connaissance expérimentale très importante de la vie sociale21 ». On peut citer par exemple : la décision d’un monopoleur de changer le prix de son produit ; l’introduction, par une compagnie d’assurance publique ou privée, d’un nouveau type d’assurance sur la santé ou sur l’emploi ; ou l’introduction d’une nouvelle taxe sur la vente, ou d’une politique de prévention des cycles. Toutes ces expérimentations sont entreprises dans des buts plus pratiques que scientifiques ; et de plus, quelques expérimentations relatives aux prix, par exemple, ont été entreprises par quelques grandes firmes avec l’intention directe d’accroître leurs connaissances du marché (afin d’accroître les profits à une période ultérieure, évidemment) plutôt que dans le but d’accroître leurs profits dans l’immédiat. Ce savoir fragmentaire est dispersé, mais il peut être utilisé comme point de départ : le sociologue ne travaille pas dans le vide.
Difficultés liées à la mesure
32Il s’agit de l’une des « principales différences22 » entre les méthodes des sciences de la nature et celles des sciences sociales (avec la rationalité – voir plus loin).
Certaines de ces difficultés peuvent être, et ont été, surmontées par l’application de méthodes statistiques, par exemple dans l’analyse de la demande. Et elles doivent être surmontées si, par exemple, certaines des équations de l’économie mathématique doivent assurer un fondement même à des applications simplement qualitatives ; en effet sans une mesure de ce genre on ne saurait souvent pas si oui ou non certaines influences contrariantes ont eu plus qu’un effet simplement qualitatif […] En physique les paramètres de nos équations peuvent, en principe, être réduits à un petit nombre de constantes naturelles […] Il n’en est pas ainsi en économique : là, nos paramètres sont eux-mêmes, dans les cas les plus importants, des variables qui changent rapidement. Il est clair que cela affaiblit la signification, l’interprétation et la testabilité des mesures23.
L’indéterminisme
33De manière plus nette qu’en physique – sauf en mécanique quantique – la sphère de l’action humaine est caractérisée, heureusement, par l’existence de facteurs d’indétermination relative, et donc de facteurs de diminution du contenu prédictif des théories, à savoir tout ce qui relève de la créativité et de l’inventivité humaine. En particulier, ces facteurs rendent impossible la prédiction du cours de l’histoire ; du fait même que celle-ci dépend du progrès technique et ce dernier du progrès scientifique, et que nous ne pouvons prévoir ce que nous ne savons pas encore, nous ne sommes pas en mesure de prévoir à long terme l’évolution de la société humaine24. Les sciences sociales sont condamnées à l’incomplétude.
34Le déterminisme, en tant qu’idéologie, constitue un obstacle en ce qu’il risque de nous voiler la complexité du social, qui ne peut être comprise que si l’on en accepte l’indéterminisme partiel, lequel, en tant que réalité, constitue un « obstacle réel » à notre compréhension précise des phénomènes et donc à notre capacité de contrôler ces phénomènes.
Les anticipations autocréatrices ou « effets Œdipe »
35Le concept d’anticipation est au cœur de la philosophie poppérienne : nous ne cessons d’anticiper, du fait même que nous sommes des êtres vivants, et notre stock de connaissances innées se présente sous la forme d’anticipations. Mais celles-ci peuvent être déçues et nous pouvons apprendre à la modifier à la lumière de l’expérience. L’anticipation précède non seulement l’action, mais aussi l’observation25.
36Or, dans le domaine humain au moins, les anticipations peuvent avoir de l’influence sur l’évènement anticipé, ce que Popper, dès 1936, appelle « effets Œdipe », en souvenir de la légende bien connue, mais aussi pour rappeler avec humour aux psychanalystes que les confirmations de leurs théories pourraient bien dépendre de tels effets de suggestion. Les effets Œdipe rendent impensable l’idée d’un « calendrier social » précis et public :
Car il provoquerait sans aucun doute des initiatives qui renverseraient ses prédictions. Supposons, par exemple, que l’on prédise que la valeur des titres montera pendant trois jours, puis tombera. Évidemment, quiconque sera informé du marché vendra le troisième jour, déterminant une chute de valeurs ce jour même et rendant fausse la prédiction26.
37Il n’en demeure pas moins qu’une prédiction « performative » de ce type peut échouer, et donc être réfutée, et qu’il convient de distinguer ici tout particulièrement le problème de l’agent de celui de l’observateur27 : une théorie décrivant des enchaînements autocréateurs n’a nul besoin d’être elle-même autocréatrice.
La nécessité d’utiliser des modèles
38À la suite de Hayek28, Popper distingue deux types d’explication et de prédiction (au sens du « modèle déductif ») :
celle d’évènements singuliers : un exemple tiré des sciences physiques serait la réponse à la question : « Quand aura lieu la prochaine éclipse de la lune ? », un exemple tiré des sciences sociales : « Quand aura lieu la prochaine augmentation du taux de chômage dans l’Ontario ? » ;
celle d’espèces ou de types d’évènements : « Pourquoi n’y a-t-il d’éclipse que lors de la pleine lune ? », ou « Pourquoi y a-t-il des accroissements et des diminutions du chômage dans l’industrie du bâtiment ? »29.
39Le premier type de problèmes peut être traité sans modèle, alors que le second est plus facilement résolu à l’aide de la construction d’un modèle. Or, selon Popper, il n’est presque jamais possible de répondre à des questions du premier type dans les sciences sociales théoriques, qui opèrent en conséquence presque toujours à l’aide de modèles de situations ou « conditions initiales » typiques. Il n’indique malheureusement pas clairement la raison de cet état de fait : se référant à Hayek, il exprime l’idée qu’en sciences sociales, il y a moins d’« explications en détail » et plus d’« explications du principe » que dans les sciences physiques. Hayek en donne une raison : le nombre des données nécessaires pour remplir tous les « blancs » de la théorie est toujours trop grand pour que cette tâche puisse être accomplie : nous sommes dans l’incapacité de savoir quelles seront les valeurs des variables économiques pertinentes dans vingt ans, du fait que trop de facteurs peuvent intervenir d’ici là : trop de situations sont possibles. Nous ne pouvons – à la rigueur – que dire ce qui se passera si… Or nos modèles typiques sont nécessairement approximatifs, voire « grossiers » ; ils sont donc faux, même si nous pouvons espérer qu’ils sont des approximations suffisamment bonnes pour que nos prédictions, au moins à court terme, ne s’éloignent pas trop de la vérité. La notion de vérisimilitude est ici décisive pour le réaliste. Or la théorie formelle qu’en avait proposée Popper en 1960, pour « réhabiliter » l’idée intuitive de « meilleure approximation de la vérité » a été réfutée en 1974 par D. Miller et P. Tichy, ce qui n’est pas sans effet déstabilisateur sur la philosophie poppérienne en général, même si Popper continue à considérer comme légitime l’usage intuitif et régulateur du concept en question.
Un programme métaphysique de recherche pour les sciences sociales ?
40Popper appelle « programme métaphysique de recherche » un « idéal d’explication satisfaisante », historiquement changeant, irréfutable mais néanmoins rationnel : il peut être discuté, modifié, voire devenir testable, et parfois être réfuté.
41En sciences humaines, le programme qui a les faveurs des poppériens a pour « noyau dur » ce que Popper appelle l’analyse situationnelle, et qu’il qualifie par les termes d’individualisme méthodologique (IM)30, de principe de rationalité ou de méthode zéro, qui n’en désignent en toute rigueur que des aspects.
42Le moindre des paradoxes de cette esquisse de programme n’est pas qu’il part d’un postulat d’autonomie de la sociologie (OS, ii, chap. 14) qui se réclame explicitement de Marx, et n’est pas sans rappeler certains arguments de Durkheim. Or, Popper prétend se rattacher à la tradition individualiste. La thèse de l’autonomie stipule que les sciences sociales ne sont pas réductibles à la psychologie : à l’inverse, la psychologie n’est qu’une science sociale parmi d’autres. Dans les années 1960, Popper semble plutôt vouloir ancrer la psychologie dans la biologie, en tout cas pour ce qui est de la « psychologie cognitive » (Objective Knowledge). L’antipsychologisme traverse l’œuvre de Popper, comme celles de Frege ou de Husserl, ce qui ne veut évidemment pas dire que la psychologie soit sans intérêt. Son ambiguïté vient de ce qu’elle est prise entre la biologie et la sociologie : Auguste Comte ne lui accordait d’ailleurs aucune place. Pour Popper, les questions de territoires disciplinaires sont de toute manière secondaires. Nous nous intéressons à des problèmes : si une « loi » psychologique non triviale et non déductible de la seule rationalité est jugée nécessaire, utilisons-la (tout en la soumettant à des tests). L’idée de Popper est qu’il est de bonne politique de commencer par tenter une explication faisant appel au moins de principes possibles, quitte à compliquer le modèle situationnel ou la psychologie des agents si l’on ne parvient pas à rendre compte du caractère rationnel (adapté) de leur comportement. Mais cette rationalité minimale ne veut pas dire que les individus sont « rationnels » au sens d’une théorie normative de la rationalité qui dirait par exemple qu’être rationnel consiste à résoudre ses problèmes en soumettant ses hypothèses à la critique la plus rigoureuse possible. Il est rationnel (au sens minimal) pour un indigène de danser pour qu’il pleuve, mais la manière dont les échecs de cette danse sont expliqués n’est pas conforme à nos normes de rationalité31.
43La fonction première des sciences sociales est selon Popper l’explication des phénomènes sociaux comme résultant, souvent de manière inattendue, des actions rationnelles d’individus engagés dans certaines situations avec certains objectifs. Ces situations sont les environnements des individus, constitués des autres agents, mais aussi des contraintes naturelles, historiques et institutionnelles. Ramener les phénomènes complexes (guerres, sous-développement, crise, mouvements sociaux…) à l’action des individus ne veut donc pas dire réduire le collectif à l’individuel « pur », puisque les individus n’agissent jamais en dehors d’un contexte social, ne serait-ce que par les idées, les croyances, qui structurent leur comportement. Le psychologisme est au fond un naturalisme : tout expliquer par l’action de la nature humaine dans des environnements physiques, alors que l’individualisme méthodologique soutient que les individus « hors social » n’existant pas, le milieu, l’« éconiche » des êtres humains est toujours au moins en partie de type social. L’individualisme méthodologique est une « socioécologie », en ce sens que l’individu est toujours dans un environnement social.
44D’autre part, cet environnement traditionnel et institutionnel, même s’il est historiquement analysable comme résultant de l’action des hommes, est constitué de réalités qui transcendent leur origine (les actions intentionnelles des hommes), en ce sens qu’elles peuvent résister aux tentatives qui sont faites de les transformer ou de les ignorer32.
45Construction de modèles situationnels et analyse par les conséquences inattendues sont les deux outils méthodologiques essentiels du programme poppérien. Rien d’étonnant dès lors à ce que l’économie soit apparue à Popper comme la science sociale la plus avancée, celle qui sait le mieux éviter les pièges holistes et psychologistes33. L’analyse situationnelle utilise : 1) des principes psychologiques la plupart du temps triviaux ; 2) une description des motifs et des buts des agents ; 3) une description des contraintes situationnelles ; 4) un principe de rationalité ; ce dernier stipule que l’action des agents dans une situation donnée est adaptée à la logique de cette situation. En tant que thèse, ce principe n’est selon Popper qu’une approximation34 (la restriction implique qu’il est en toute rigueur faux). Les théories abstraites, « pures », sont des modèles situationnels idéaux, à valeur heuristique (et normative) : que feraient des agents rationnels dans une situation (simplifiée) de tel type ? Dans les faits, la situation est toujours plus complexe, moins clairement et distinctement définie, les agents plus ou moins capables de bien l’analyser, etc. Mais, même dans ce cas, nous devons nous guider sur un principe minimal qui énonce que leur comportement est adapté à la situation telle qu’ils l’envisagent. À charge de l’historien35 de rendre compte du comportement apparemment irrationnel des agents dans des termes qui fassent apparaître qu’après tout leur comportement est rationnel, étant donné leur analyse de la situation (qu’on doit expliquer). Il y a presque toujours un élément de rationalité dans les comportements. Pour ne pas le négliger (au profit d’analyses en termes de déterminismes inconscients ou sociaux contrôlant de manière externe le moindre des comportements), on part de ce que nous dit la « logique situationnelle pure » et on compare le comportement observé et le comportement prédit sur cette seule base. Les éventuelles différences nous amènent à complexifier le modèle : les informations de l’individu, ses objectifs, ses valeurs ne sont pas ceux de l’agent rationnel pur dans une situation clairement définie (méthode zéro)36. Cela peut être fait de différentes manières, et il y aura dans ces domaines controverse entre chercheurs. Rien là que de très normal. Mais qu’en est-il du statut du principe de rationalité faible, qui énonce que les actions des individus sont adaptées à la situation telle qu’ils la voient ? Popper semble le considérer comme n’étant encore qu’une (excellente) approximation. Il n’est certes pas tautologique : il n’y a rien de logiquement contradictoire à supposer qu’un individu se fait une idée de ce qu’il veut faire et agit néanmoins différemment. Le PR dit que cela n’arrive pas : pour tout comportement on doit pouvoir remonter à un « schème décisionnel » dont la conclusion pratique correspond à ce comportement. Qu’on le considère comme vrai ou comme une excellente approximation, on doit procéder en supposant qu’il est vrai37, ce qui permet d’attribuer la réfutation au modèle situationnel lui-même, de le modifier, le compliquer, etc. Rien n’interdit cependant qu’un jour on soit amené à le remettre en cause (les programmes de recherche évoluent sous la pression de la critique).
46Popper a toujours considéré cette idée de méthode rationnelle comme plus importante que l’application de son propre modèle de l’explication causale (« nomologique-déductif », comme l’appellera Hempel) aux sciences sociales38 : il s’agissait pour lui d’une « tentative de généralisation de la méthode de la théorie économique (la théorie de l’utilité marginale) de manière qu’elle puisse s’appliquer aux autres sciences sociales théoriques. Cette « méthode zéro » consiste à construire un modèle de la situation sociale, qui inclut, en particulier, la situation institutionnelle dans laquelle un agent agit, de telle manière que l’on puisse expliquer la rationalité (le « caractère zéro ») de son action. De tels modèles sont les hypothèses testables des sciences sociales, et ceux de ces modèles qui sont singuliers sont les hypothèses singulières (en principe testables) de l’histoire » (trad. fr. modifiée)39.
47Ce n’est pas tant aux philosophes qu’aux sociologues et aux économistes qu’il incombe de dire si des théories individualistes, réfutables et réalistes sont possibles, et quelle importance elles peuvent avoir au sein des sciences sociales. L’idéal poppérien de la science – processus sans fin de conjectures audacieuses soumises à la critique à la lumière de l’idée de vérité – n’est-il pas trop idéaliste ? Est-il possible de comparer des théories concurrentes ; d’évaluer rationnellement les mérites de tel programme de recherche ; de s’accorder sur des procédures de réfutation ; d’envisager les théories comme autant de tentatives de compréhension de la réalité et non simplement comme des instruments ; d’arriver à un consensus sur ce qu’est une « bonne » explication, une hypothèse ad hoc, etc ? De telles questions ne sauraient être discutées à priori, et par d’autres que les praticiens des sciences sociales. Le fait que les idées poppériennes semblent souvent intéresser ces derniers plus que ne le font d’autres épistémologies n’est certainement pas dû à un hasard, ou à une sorte d’escroquerie intellectuelle, comme certains audacieux n’hésitent pas à le laisser entendre. Il me semble que cet intérêt provient de ce que beaucoup de chercheurs qui se posent des questions rencontrent en Popper quelqu’un qui ne cherche pas à les impressionner, connaît leurs doutes et leurs espoirs, ne s’embarrasse pas de préciosités formalistes inutiles et néanmoins leur propose une image somme toute exaltante – d’autres diraient démagogique – de leur tâche. Rien de tout cela n’indique évidemment qu’il ait raison. La clarté et l’audace de ses thèses les offrent à la critique. Encore faut-il bien sûr ne pas les caricaturer.
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Tiré de : Économies et Sociétés, 10 (Karl Popper et la science économique), 1987.
2 Il faut reconnaître que Popper connaît assez mal Freud, qu’il met un peu vite dans la même catégorie qu’Adler, avec lequel il travailla dans une banlieue ouvrière de Vienne au début des années vingt ; cf. cependant les quelque vingt pages qu’il consacre à l’analyse de la théorie freudienne du rêve dans Realism and the Aim of Science, i, 2, 1, où il parle du « grand livre » de Freud (Traumdeutung) entâché de confirmationnisme mais sans doute « fondamentalement correct ».
3 Cet usage du terme « idéologie » ne provient pas de Popper, qui n’emploie guère le terme qu’à propos de Marx : cf. OS, ii, p. 10 et 326. Je ne crois pas que Popper propose une théorie de l’idéologie dans sa critique de I’historicisme. En conséquence, le jugement de Raymond Boudon sur cette « théorie » ne me paraît pas totalement fondé (cf. R. Boudon, L’Idéologie, p. 314, n. 16). À ma connaissance, l’usage (plus tardif) que Popper fait du terme renvoie à « toute théorie ou conception du monde non scientifique qui s’avère attractive » (« The Rationality of Scientific Revolutions », in Problems of Scientific Revolution, p. 88). Popper note qu’« une théorie scientifique peut fonctionner comme une idéologie si elle s’enracine socialement » (id., p. 98) ; cf. aussi « The death of theories and of ideologies » in La réflexion sur la mort, où est soutenue la thèse de l’immortalité des idéologies.
4 Et sur le modèle (« dialectique ») de tout apprentissage (« de l’amibe à Einstein ») : P1 → TS → EE → P2.
P1 : problème ; TS : tentatives de solution ;
EE : élimination de l’erreur ;
cf. K. Popper, Objective Knowledge, chap. iii, et La Quête inachevée, § 37.
5 « quasi », car la méthodologie est normative et donc non réfutable stricto sensu. (Mais il est clair que démontrer I’inapplicabilité d’une norme constitue une sorte d’analogue de la réfutation. On peut encore la juger par sa cohérence, sa fécondité, sa simplicité, son unité.) II s’agit d’un test au sens d’É. Zahar, c’est-à-dire au sens où les sciences sociales n’auraient pas été « utilisées dans la construction de la théorie ».
6 Cf. K. Popper, Conjectures et Réfutations, chap. 9 et 15.
7 Qui consiste à conclure de la vérité d’une (ou de plusieurs) conséquences(s) de H (mais non équivalente(s) à H) à la vérité de H, autrement dit, conclure du fait qu’une théorie s’accorde bien avec toutes les données à sa vérité. En fait une théorie fausse a beaucoup de conséquences vraies. Une théorie vraie ne saurait avoir que des conséquences vraies. On ne badine pas avec la vérité.
8 F. von Hayek, Scientisme et sciences sociales.
9 Misère de l’historicisme, ii, 27, n. 1.
10 Cf. L’Univers irrésolu, Addendum.
11 « To ape physics », in Realism…, Préface, 1956.
12 Cf. MH, p. 113 : « Le genre de sociétés que le sociologue appelle « statiques » est précisément analogue aux systèmes physiques que le physicien appellerait “dynamiques” » ; ou p. 160, n. 6 sur le « parallélogramme des forces » (cf. The Open Society and Its Enemies, chap. 7, n. 2).
13 Conjectures et Réfutations, chap. 16, v.
14 Sur le rôle des traditions comme substituts des régularités naturelles et fondements de nos anticipations, id., chap. iv.
15 On le voit encore dans le petit entretien qu’il a d’accordé à la Revue française d’économie, 2, (en part. p. 58).
16 Ce qui le rapproche plus de Rawls que de l’utilitarisme proprement dit.
17 The Open Society and its Enemies, ii, p. 44. Ce texte date de 1943. La traduction française (Seuil) paraît devoir être écartée si l’on veut travailler sérieusement sur ce livre (discutable). Elle n’est en effet qu’un long résumé.
18 Misère de l’historicisme, p. 65-66.
19 Misère de l’historicisme, section 25, p. 42.
20 Id., p. 44.
21 Id., p. 87-88.
22 Misère de l’historicisme, section 29, p. 139.
23 Id., p. 140. Le traducteur donne « possibilité de vérification » pour testability.
24 Misère de l’historicisme, Préface ; L’Univers irrésolu, iii, 20.
25 Cf. Conjectures et Réfutations, chap. i, 4.
26 MH, p. 10 ; cf. aussi Revue française d’économie, p. 34 : « Les économistes intègrent cette donnée en accordant une certaine place aux anticipations des agents et aux effets d’annonce. Mais le problème demeure. »
27 Objective Knowledge, chap. iv.
28 Cf. « Degrees of explanation » et « The theory of complex phenomena », in Studies in Philosophy, Politics and Economics.
29 « La rationalité et le principe de rationalité », in Les Fondements philosophiques des systèmes économiques.
30 Le terme provient de l’école autrichienne (Menger, von Mises, Hayek) ; cf. aussi R. Boudon, La Place du désordre, et les articles de Watkins et d’Agassi dans Modes of Individualism and Collectivism, éd. J. O’Neill.
31 Cf. L. Sebag, Marxisme et Structuralisme, p. 177-178 ; I. Jarvie et J. Agassi, « The rationality of magic », p. 173, et K. Popper, « La rationalité et le statut du principe de rationalité », in fine ; pour ce dernier, la rationalité (au sens fort) est affaire d’institutions et de traditions. Comme les premières sont toujours ambivalentes, les secondes sont nécessaires : cf. « Pour une théorie rationaliste de la tradition », in Conjectures et réfutations.
32 Où l’on retrouve Durkheim et la « réalité des faits sociaux », et le « Monde trois » de Popper, si fort contesté.
33 « L’analyse situationnelle n’est autre que la méthode de l’économie. Comme exemple en dehors de l’économie, on peut citer la “logique du pouvoir” (Platon, Aristote, Machiavel, Pareto et beaucoup d’autres) », The Open Society, ii, chap. 14, p. 97. Ce chapitre compact est essentiel.
34 Cf. Popper (1967) ; les difficultés d’interprétation de ce texte sont nombreuses.
35 En l’occurrence : tout chercheur qui tente de comprendre une situation singulière, que ce soit un rite Azandé, la crise de 29 ou la bureaucratie soviétique, en utilisant des éléments théoriques plus généraux (il ne peut pas ne pas le faire). La « loi » la plus générale et la seule qui doive apparaître dans presque toutes les explications n’est autre que le principe de rationalité.
36 Cf. Watkins, « Imperfect rationality », où la théorie de l’optimisation est critiquée dans le détail.
37 Si l’on exclut les cas du somnambulisme, de l’effet de drogues, etc., le principe ne semble guère douteux pour un individualiste. Selon Watkins et Popper, même la psychanalyse participe de cette méthodologie rationaliste.
38 Voir K. Popper, La Quête inachevée, chap. 24.
39 Popper se réfère, dans Misère de l’historicisme, à Marschak, à Sargent Florence (p. 139) et à l’école autrichienne. On pourrait également rapprocher la « méthode zéro » de la construction des types idéaux selon Weber [cf. Watkins, « Ideal types and historical explanation », in Modes of Individualism and Collectivism, éd. J. O’Neill].
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