1. Sur le peu de méthode1
p. 131-140
Texte intégral
Avoir une foi robuste et ne pas croire.
Claude Bernard
1Nous ne nous intéressons pas tant à des disciplines, et à leur statut, qu’à des problèmes et à leurs solutions. Or il est bien connu que le problème central de la théorie de la méthode est selon Popper celui de la croissance des connaissances. Comment est-elle possible ? Comment pouvons-nous espérer la favoriser ? La question est de type transcendantal, mais son domaine objectif : l’erreur de la plupart des philosophes classiques serait d’avoir situé leur point de départ dans le sujet, dans le rapport qu’il entretient avec les croyances dont il est porteur, et dans la quantité de certitude qu’il convient d’attribuer à chacune d’entre elles, eu égard à leur proximité par rapport à un fondement supposé savoir. La question posée par la tradition « rationaliste critique » est celle des conditions de possibilité du remplacement de théories par d’autres, jugées meilleures. Popper tient qu’elle est première par rapport à celle de la relation du sujet à l’objet, et même à celle de relation des signes à leur référence. Le point de départ, s’il faut en indiquer un, n’est ni l’ontologie, ni la théorie de la connaissance, ni celle de la signification, mais la théorie de la rationalité, ancrée dans une analyse néodarwinienne de l’apprentissage. L’épistémologie pourra devenir « naturelle », à condition que l’on n’oublie pas que le propre de l’esprit humain est d’être en relation avec des structures dont il découvre les propriétés après en avoir été l’inventeur. La question revient à se demander quelle attitude nous devons adopter face aux produits de notre imagination en vue de comprendre le monde.
2Or une apparente contradiction surgit de la logique de la situation : d’une part l’homme est faillible ; il n’y a pas de source privilégiée du savoir, pas d’accès certain à la vérité et à la totalité. Nous ne sommes pas Dieu. D’autre part il y a progrès : nous obtenons de plus en plus d’informations sur le réel. Le dogmatisme a tort, qui prétend que la connaissance est possible parce qu’il existe une voie sûre qui garantit son obtention définitive. Et le scepticisme a tort qui, prenant au sérieux le dogmatisme dont il n’est que l’image inversée, prétend que la connaissance est impossible parce qu’il n’existe pas de voie sûre. Le rationalisme critique prétend que la connaissance est possible dans la mesure même où il n’existe pas de voie sûre pour y arriver. Car connaissance ne veut pas dire certitude, et plus l’on connaît, plus l’on sait que l’on ne sait pas. Mystère ? En tout cas problème cosmologique. Nous sommes, dit Popper, des aveugles cherchant dans le noir un chapeau noir qui peut-être n’existe pas. Malgré tout nous apprenons. La méthodologie est une théorie normative de l’amélioration de la conduite dans cette situation contraignante, une stratégie de la décision rationnelle en contexte de recherche. Or toute praxéologie suppose la définition de valeurs recherchées, et la description, sous forme d’impératifs hypothétiques, des moyens d’action qui sont censés permettre d’approcher ces valeurs.
3La difficulté tient au fait que ce qui est appelé science ne fait pas l’unanimité. Problème d’autant plus aigu que la situation de la science accorde à ceux qui s’en réclament le bénéfice d’une autorité certaine. L’erreur naturaliste consiste à croire que la méthodologie n’est rien d’autre qu’une histoire, enquête, description de ce qu’est l’objet « science ». L’essentialiste croit pouvoir disposer d’un réel bien défini et ne s’inquiète pas du sophisme qui lui permet de passer de ce qui est à ce qui doit être : assomption conservatrice de la réalité ou sa négation utopique. Dans le premier cas, les scientifiques sont supposés former un groupe de gens possédant par essence, dans toutes leurs décisions, la qualité de scientificité. Ce point de vue est en fait élitiste ; de quel droit pourrait-on critiquer les méthodes suivies par un scientifique dans ces conditions ? C’est un point de vue contradictoire : les scientifiques sont constamment amenés à se poser des problèmes méthodologiques et à se quereller à leur propos. C’est un point de vue antiprogressiste : comment pourrait-on améliorer ses méthodes si on ne peut les trouver insatisfaisantes ?
4La position poppérienne prend acte de cette ambiguïté du concept de science et propose des conventions pour cerner les exigences que nous sommes en droit de formuler à l’égard de tout ce qui voudra se présenter comme science, afin de ne pas avoir à considérer qu’il y a pure et simple homonymie entre toutes les sciences : démarcation, finalité et unité sont un seul et même problème. L’unité n’est ni dans l’objet, ni dans le sujet, ni dans le langage, mais dans la méthode appliquée. Le critère de réfutabilité n’est pas comparable en tous points à ceux des empiristes logiques. Il est vrai que sa pertinence ne se comprend qu’à partir du constat d’échec du vérificationnisme et de la cohérence de l’idée de réfutabilité : il existe une situation logique bien connue qui rend le modus tollens valide et le raisonnement inductiviste sophistique. Il n’en reste pas moins que, puisque tout est conjectural, une réfutation n’emporte pas plus de certitude qu’une confirmation, si l’on n’est pas prêt à reconnaître en elle, à certaines conditions, l’indice d’une faiblesse, d’une difficulté, d’un problème. La confirmation renforce, transforme en habitude ce que la réfutation, l’évènement imprévu, trouble, inquiète. La scientificité n’est pas seulement une propriété syntaxique ou sémantique, mais aussi pragmatique. Elle concerne le type de décision qu’un individu ou un groupe est amené à prendre face à des contradictions.
C’est un faux problème de se demander si un système d’énoncés donné doit être considéré comme conventionnaliste ou comme empirique. C’est seulement en référence à la méthode appliquée (que nous pouvons nous) le demander .
LDS, p. 80
5Le problème de Duhem ne constitue pas une objection à la méthodologie : c’est en un sens son point de départ. Du fait même qu’il est toujours possible de sauver une hypothèse de la réfutation en faisant porter cette dernière sur un autre point du système, il convient d’adopter des règles qui excluent que l’on puisse toujours éviter qu’une hypothèse soit rejetée. La scientificité, c’est l’usage… La seule règle que propose la méthodologie est celle de l’inexistence, non pas seulement constatée, mais souhaitable, d’une Méthode qui puisse garantir le succès. L’anticartésianisme de l’approche poppérienne s’exprime encore dans ce qu’elle met au compte de la critique intersubjective : il ne faut pas disposer d’une méthode qui amène à se passer de la critique des autres. La recherche n’est pas une guerre : le principe général de l’empirisme, tel que le propose J. Giedymin (CR, p. 244), dit que nos diverses règles ne doivent pas permettre de « stratégie dictatoriale » face à la Nature : elles doivent exclure la possibilité que nous puissions gagner toujours le jeu qu’elles définissent. Une règle est un principe de raréfaction de l’action souhaitable. Croire qu’en cela elle nuit à la liberté renvoie à une théorie naïve de la liberté : faire ce que l’on veut. Être libre peut aussi s’entendre comme l’aventure de suivre les règles que l’on s’est données et sentir l’émotion du risque pris : cela peut ne pas marcher… La ruse de la raison, si j’ose dire, consiste dans le fait que l’on ne peut gagner qu’en se donnant les moyens de perdre, et même en cherchant à perdre.
6En un sens, Feyerabend a donc raison : qu’il n’existe pas de Méthode, au sens fort, est la règle fondamentale de la méthodologie. Mais il oublie la situation de problème logique : il existe une infinité d’hypothèses possibles, y compris les plus ad hoc, les moins audacieuses, pour rendre compte d’un problème. Il convient d’en éliminer le plus possible. La méthodologie ne conseille pas de rejeter les hypothèses contradictoires, irréfutables ou ad hoc, mais d’essayer de les rendre cohérentes et (indépendamment) testables. La testabilité n’est en ce sens que la forme empirique de la critiquabilité : l’élimination des « stratégies immunisantes ». Il y a sélection : il faut se donner les moyens de ne pas avoir à considérer comme irrationnel le choix entre les hypothèses. Et Feyerabend n’a pas tort d’interpréter sa philippique contra methodologos comme une théorie « anarchiste » ; l’utopie libertaire rejoint certaines utopies libérales : laissez-faire, et tout ira bien par soi-même, comme s’il y avait harmonie préétablie entre le progrès et la résultante des actions spontanées des individus, quelles qu’elles soient. Éviter toute harmonie préétablie est un des problèmes centraux du rationalisme critique. Car il n’existe pas, au sens de Popper, d’utopie libérale fondée : l’État doit intervenir pour limiter les effets du « paradoxe de la liberté ». Le maintien de la liberté passe par son contrôle, l’État, et par le contrôle du contrôle, la démocratie.
7Or on ne planifie pas la recherche ; on doit simplement créer les conditions de son plein exercice, empêcher la formation de monopoles par l’incitation à l’augmentation du nombre des hypothèses en compétition, et la concurrence déloyale par le contrôle de la testabilité des théories.
8L’historicité est essentielle à la science : révolutionnaire, elle n’est pas utopique. Ses grands moments sont des bouleversements, mais très rarement sous la forme de la tabula rasa. Il n’y a de changements que grâce à l’existence de traditions de problèmes. À ce titre, Popper accepterait peut-être l’adage popularisé par Lakatos : « L’histoire des sciences sans épistémologie est aveugle, l’épistémologie sans histoire est vide », déjà énoncé sous une autre forme par A. Comte. Le paradoxe du développement de la science est qu’il l’oblige à rectifier, gommer son passé, alors même qu’elle n’est intelligible que par cette dynamique, par la comparaison entre le gommé et le réécrit. La « tradition de second ordre » situe le vrai comme idéal, et non comme source, et postule que la solution des problèmes est à inventer et non à lire dans un passé que l’on croit sage. Mais en fait le vrai ne constitue pas la seule fin : nous pourrions nous contenter alors de tautologies, de collections ou d’approximations vagues. Le vrai fournit la règle qui rend possible la sélection des erreurs. Le but, c’est l’intelligence des problèmes, la compréhension non seulement du réel, mais aussi du nécessaire, de l’ensemble des mondes possibles qui ne diffèrent du nôtre qu’eu égard aux conditions initiales. Il faut s’éloigner du concret pour l’atteindre. Les pratiques se distinguent par les valeurs qu’elles visent ; celles de la science ne sont pas les mêmes que celles de la transformation technique ou de la vie économique.
9Il est vrai d’autre part que le progrès ne repose pas sur une vertu supposée spécifique et inhérente au scientifique, impartial, sans valeurs ni passions, désintéressé… Ceux qui montrent combien dérisoires peuvent être les motivations de certains savants oublient que ce n’est pas l’origine d’une hypothèse qui fonde sa valeur. Le mouvement d’autodépassement et d’objectivation propre aux sciences n’est pas le résultat d’un pur esprit scientifique en rupture avec le pauvre, ou plutôt le trop riche imaginaire du vieil homme, mais celui de la possibilité institutionnelle du débat critique. N’allons pas dire pour autant qu’il n’existe pas quelque chose comme une « éthique » de la science : car il y a, aux dires de Popper, ambivalence des institutions, que seules des traditions peuvent maintenir dans leur finalité. Si, par exemple, la science devenait « normale », au sens de Kuhn, c’en serait la fin, si l’on accepte l’image idéale, « romantique », que Popper s’en fait. Au-delà des règles, il faut des incitations à innover. Dans la société ouverte du savoir, fondée sur la libre communication et la libre critique, l’audace imaginative et la sévérité contestataire, les « pouvoirs » de la méthodologie ne doivent pas être multipliés sans nécessité, puisque sa fonction est de contribuer à empêcher la tyrannie, la stagnation ou la fermeture dogmatique. Mais trop de règles nuirait au progrès, par le contrôle tatillon de la bonne formation des contrats entre la théorie et l’expérience. Gare au positivisme bureaucratique !
10Aussi bien la méthodologie ne saurait-elle être ramenée à une étude ou à une prescription des voies particulières par lesquelles une discipline évolue, ou plutôt par lesquelles un problème précis est travaillé. D’où sa généralité. Elle tient son unité de l’identité de situation qui peut exister entre, par exemple, archéologues et astrophysiciens. Mais au-delà de ces principes abstraits, il convient de laisser la plus grande part de liberté de décision aux chercheurs.
11Ainsi, lorsque Popper « intervient » dans des domaines spécifiques, il le fait non pas ex cathedra philosophica, mais en tant que scientifique, et donc en proposant ses solutions, au risque de la critique. La méthodologie ne donne pas d’idées neuves à ceux qui n’en ont pas, disait Claude Bernard, elle n’enfante rien par elle-même. Elle n’est pas une théorie de la production, mais une pédagogie, dans laquelle le maître ne connaît pas les solutions. Si l’on appelle théorie critique une pensée qui enveloppe la nécessité de ne pas se trouver elle-même en situation de monopole, alors le rationalisme poppérien en est une : il n’est pas souhaitable que tout le monde adopte ses thèses, pour le bien même de la méthodologie, qui ne progressera que de sa mise en cause.
12La démarcation n’intervient pas comme un critère de distinction absolu entre l’être et le non-être scientifique, mais comme un indicateur tendanciel, un ensemble articulé de maximes visant à rendre explicites les moyens de faire croître le contenu informatif des théories, leurs conséquences permettant à la fois de les tester et de découvrir du nouveau. L’approche scientifique, cette sorte d’agressivité productrice à l’égard des idées, victimes à notre place, ne peut pas être attribuée, par définition et de la même manière, à tous les gestes accomplis par les scientifiques, et doit être considérée comme l’extension sophistiquée d’une attitude que l’on pourrait appeler l’intelligence des problèmes : un ingénieur, qui teste sa machine non seulement dans les conditions les plus favorables mais aussi dans les plus défavorables, retrouve le nœud de la méthodologie poppérienne, la théorie négativiste de la corroboration. Le meilleur moyen de retrouver une clé dans une pièce sombre n’est pas de la chercher uniquement sous le lampadaire. Les stratégies minimax sont à déconseiller en situation de recherche. Mais cette comparaison avec la rationalité technique n’implique pas l’instrumentalisme. Les visées sont différentes. Cela dit, quiconque utilise une théorie considérée alors comme non problématique pour prédire ou construire exhibe une attitude quasi instrumentaliste, tant qu’il ne cherche pas à « mettre à la question » une théorie (cf. CR, p. 111). Une part non négligeable de la pratique scientifique est de ce type. Un chercheur s’intéressant au laser peut utiliser la mécanique quantique sans trop se préoccuper des angoisses de son voisin théoricien : il teste quant à lui des hypothèses sur le laser, laissant la mécanique quantique dans la « connaissance d’arrière-plan ». Mais l’universalisation de cette conduite amènerait la domination de la « science normale », et non l’infinie propagation des problèmes (cf. Kant, Prolégomènes, § 57).
13Si la science ressemble bien au bateau de Neurath, sans cale sèche, ou plutôt, pluralisme oblige, à toute une flotte, elle est aussi un réseau lacustre où certains peuvent utiliser les pilotis d’un autre pour, provisoirement, soutenir leurs constrictions, avant de s’enfoncer davantage. On édifie des ponts, on s’engage parfois dans des impasses. Il n’y a pas d’architecte en chef, pas de centre, pas de fin. Cela dit, même si le sens commun peut procéder rationnellement, intelligemment, la tradition et les institutions scientifiques créent une société, une éconiche, un jeu, où les stratégies rationnelles de sélection des tentatives les plus résistantes sont systématiquement favorisées.
14 La théorie poppérienne, sans être démagogique, est démocratique en ce sens qu’elle ne dresse aucune image autoritaire de la scientificité, et qu’elle ne la restreint pas à un domaine unique, comme le ferait une définition exclusive par la mathématisation : il faudrait et il suffirait de formaliser ou de quantifier pour faire oeuvre de science. (Sur le caractère « magique » et « religieux » de certaines formalisations inutiles, cf. LDS, p. 401.) J’ai cru pouvoir appeler « laïque » cette tendance constante de la pensée poppérienne à mettre en garde contre toute substitution de « la Science » à la théologie ou à la religion : « Cette mésinterprétation est due à la tendance à attribuer à la Science (avec une majuscule) une sorte d’omniscience ; et nous devons remplacer cette vision théologique de la science par une vision plus humaniste, en nous rendant compte qu’elle est l’œuvre d’hommes ordinaires, cherchant leur voie dans le noir. » (« Indeterminism in quantum physics and in classical physics », § 9). Le rationalisme critique constitue sans doute une des tentatives les plus conséquentes pour démystifier la science tout en en faisant l’éloge, et pour sauver l’empirisme tout en le critiquant radicalement. En tant que « technologie de la recherche », selon l’expression de H. Albert, la méthodologie ne saurait avoir à rendre compte de tous les gestes accomplis par les agents, pas plus qu’une « logique des échecs » n’aurait à rendre compte de manière exhaustive des actes de l’ensemble des joueurs, débutants ou grands maîtres. Mais il serait difficile d’accepter une méthodologie qui prescrirait des stratégies systématiquement différentes de ce que font les meilleurs joueurs dans les meilleures conditions. Toute épistémologie utopique est inintéressante. Il est clair qu’une bonne manière de défendre une théorie particulière de la science est de montrer que ses concurrentes peuvent avoir des difficultés à proposer autre chose que des vues utopiques ou conservatrices.
15Comme éthique de l’institution scientifique, la méthodologie recommande le maximum de liberté d’invention, d’échange et de critique, en proposant principalement que nous ne cessions pas de contrôler nos affirmations par leurs conséquences, et de les comparer selon leurs mérites. Elle est un ensemble de règles d’action politiques visant à promouvoir l’ouverture de la cité scientifique. L’universalisation de ses idées régulatrices au reste du champ social demeure une autre question, même si elle peut servir là encore d’instrument critique.
16Plus généralement, l’épistémologie poppérienne constitue le noyau dur d’une anthropologie, elle-même intégrée dans une cosmologie, et ordonnée autour de trois thèmes :
- la solidarité historique et conceptuelle de la démocratie et de la science ;
- le rejet de toute position autoritaire, et de toute sacralisation, sans abandon des valeurs de progrès, vérité, et justice ;
- la prise en compte conséquente de la logique néodarwinienne : l’évolution est elle-même un procès de connaissance.
17Enfin, si l’on y prend garde, la LDS ouvre l’espace d’une révolution copernicienne de l’attitude philosophique, comme le note G. Radnitzky. Ne cherchez pas à fonder, à justifier, à purifier ; il n’y a pas de point d’ancrage du certain, de source privilégiée, de position imprenable, de voie royale ; renoncez aux idoles, aux utopies de la saisie directe, de la transparence ou du point fixe ; éliminez de vos idéaux savoir absolu, langage universel, réduction totale, pleine maîtrise ou stabilité morte. Mais n’hésitez pas à inventer, à proposer, à critiquer, sans confondre faits et valeurs : si la science classique a su se séparer de tout jugement axiologique en refusant de considérer l’univers comme une hiérarchie, cette rupture permet aussi l’autonomie de l’éthique.
18Certains traits de l’approche poppérienne sont peut-être responsables de l’hostilité que bien des philosophes semblent avoir à son encontre :
19L’impératif de clarté : considérer qu’il est du devoir du philosophe de s’exprimer le plus clairement possible, tout en abordant des questions parmi les plus délicates de la science en mouvement, conduit à décevoir ceux qui recherchent dans la philosophie un discours possédant ses propres arcanes, son propre mode d’expression intraduisible, ses signes de reconnaissance, et qui soit fermé aux non-professionnels. Cet impératif, avec les risques qu’il comporte, est lié à la thèse qui fait de l’aptitude à être discuté la marque du rationnel, et à celle de la primauté des théories sur les concepts, de l’assertion sur la désignation. On risque de confondre clarté et facilité ; d’où une lecture rapide de Popper, qui n’avait peut-être pas prévu cet effet pervers : un auteur qui écrit dans une langue plus baroque, en opérant des distingos plus subtils, semble plus important, et donc mériter plus d’attention que celui qui éprouve une répulsion morale à l’abus du ton grand seigneur, et qui cherche plus à provoquer la réflexion d’autrui qu’à la séduire.
20La pensée du problème : ni sabordage scientiste, ni dentelle scolastique. Quels problèmes imposent le détour philosophique ? Le commentarisme pur tue les questions et cadavérise la pédagogie.
21La dispense du désir de justification : être « poppérien » consiste peut-être à penser que le rationalisme critique permet au moins de « dédramatiser », pour l’essentiel, le problème de l’induction, en distinguant croyance et connaissance, en montrant que la recherche de la vérité n’oblige pas à justifier, à fonder, ou même à croire en nos théories ; en fournissant une conception de l’apprentissage par essai et erreur qui remet la répétition et l’imitation à leur place. Une partie de ce que l’on considère souvent comme tâche propre du philosophe se trouve dès lors contestée.
22Le nominalisme méthodologique : tout ce qui risque d’empêcher la découverte de problèmes nouveaux est critiquable, par exemple toutes les formes de réductionnisme philosophique. Or il semble difficile de priver la philosophie de la quête des essences à travers les méandres de la signification, sans pour autant autoriser les solutions sceptiques et relativistes. Peut-on opérer des choix métaphysiques sans être essentialiste ni briser avec le siècle, c’est-à-dire la science ? Le propensionnisme fournit un exemple de réponse positive : en accord avec l’évolution de la logique, Popper substitue à la question : « Qu’est-ce que la probabilité ? », celle des interprétations possibles du calcul axiomatisé. D’autre part, les propensions apparaissent comme des entités relationnelles, et non comme des propriétés inhérentes à des sujets-substances. Enfin, elles permettent de penser des émergences, au lieu d’un devenir pure expression d’essences, selon l’origine ou la fin.
23Le thème évolutionnaire : sa prise en considération devrait permettre de revenir sur la négligence supposée de Popper pour l’heuristique. Il conviendrait de considérer dans cette optique l’analyse situationnelle des découvertes, les programmes métaphysiques de recherche, ou la théorie institutionnelle de la tradition scientifique. L’analyse poppérienne de la création en art et en science, bien qu’ébauchée, mérite quelque attention, fût-ce pour en dénoncer les insuffisances.
24Le rationalisme critique représente à bien des égards une exhortation cohérente à sortir de notre minorité : prendre conscience que nous ne sommes pas nous-même une autorité conduit à l’éthique. Nous mourons de croire, ou de nous défier. Apprenons à apprendre. Le but de la critique est de progresser, non de montrer à tout prix que l’autre a tort. Certaines remises en cause bruyantes des thèses de Popper semblent plutôt relever de ce dernier genre de sport. Critiquer Popper est indispensable. Ce faisant, on s’apercevra, me semble-t-il :
- qu’il est facile de parler de Popper ou même de le critiquer sans l’avoir réellement lu, médité, ruminé. La mécompréhension radicale est un cas particulier de la communication intellectuelle ;
- qu’il est un peu plus difficile de le comprendre ;
- qu’il est presque toujours intéressant de le mettre « en question », c’est-à-dire de considérer ce qu’il dit comme fournissant des réponses possibles, à débattre, à des interrogations inévitables. Ces réponses, évidemment, « posent problème ». Mais n’est-ce pas l’une de leurs fonctions ? Un système n’offre rien d’autre que de la répétition. Une théorie n’offre rien d’autre que de nouveaux problèmes. Il n’est pas de satisfaction rationnelle qui soit globale. Ouvert signifie interminable, insuffisant. La pensée de Karl Popper n’est pas, ne doit pas être une autorité infaillible. Mais quelle nostalgie nous imposerait de ne respecter que les autorités ?
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
10.1007/978-94-009-3491-7 :Albert, Hans, « Science and the search for truth », in Progress and Rationality in Science, Dordrecht, Reidel, 1978.
10.4324/9780203713969 :Popper, Karl, Realism and the Aim of Science, Londres, Hutchinson, 1983.
— , Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1972.
— , Conjectures and Refutations, Londres, RKP, 1963.
— , « Indeterminism in quantum physics and in classical physics », The British journal for the Philosophy of Science, vol. i, 3, 1950.
Radnitzky, Gérard, « Méthodologie poppérienne », in Archives de philosophie, Paris, Beauchesne, 1979.
Notes de bas de page
1 Tiré de : Cahiers STS, 8 (Karl Popper), CNRS, 1985.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Undoing Slavery
American Abolotionism in Transnational Perspective (1776-1865)
Michaël Roy, Marie-Jeanne Rossignol et Claire Parfait (dir.)
2018
Histoire, légende, imaginaire : nouvelles études sur le western
Jean-Loup Bourget, Anne-Marie Paquet-Deyris et Françoise Zamour (dir.)
2018
Approches de l’individuel
Épistémologie, logique, métaphysique
Philippe Lacour, Julien Rabachou et Anne Lefebvre (dir.)
2017
Sacré canon
Autorité et marginalité en littérature
Anne-Catherine Baudoin et Marion Lata (dir.)
2017
Jouer l’actrice
De Katherine Hepburn à Juliette Binoche
Jean-Loup Bourget et Françoise Zamour (dir.)
2017
Les Petites Cartes du web
Analyse critique des nouvelles fabriques cartographiques
Matthieu Noucher
2017