Conclusion
p. 116-119
Texte intégral
Comment l’idéalité géométrique (aussi bien que celle de toutes les sciences)
en vient-elle à son objectivité idéale à partir de son surgissement
originaire intrapersonnel dans lequel elle se présente
comme formation dans l’espace de conscience
de l’âme du premier inventeur ?
Nous le voyons par avance : c’est par la médiation du langage
qui lui procure, pour ainsi dire, sa chair linguistique.
Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie, p. 181.
Il n’y eut dans le passé et il n’y aura jamais dans l’avenir personne
qui ait une connaissance certaine des dieux et de tout ce dont je parle.
Même, s’il se trouvait quelqu’un pour parler avec toute l’exactitude possible,
il ne s’en rendrait pas compte par lui-même.
Mais c’est l’opinion qui règne partout.
Xénophane
Le troisième monde
1Le dernier développement de la problématique de l’objectivité chez K. Popper est constitué par l’élaboration, dans Objective Knowledge, de la notion de « Troisième monde » ou, comme il est préférable de dire si l’on veut éviter toute idée de hiérarchie ontologique, de « Monde 3 », inséparable à dire vrai d’une « approche évolutionnaire » à peine évoquée ici, qui s’appuie sur le parallélisme entre la théorie de l’unité de la méthode et la théorie néodarwinienne, dans une optique qui rappelle l’idée chère à Mach, selon laquelle la connaissance est aussi un procès d’adaptation au milieu par sélection des hypothèses les meilleures (PKP, i, p. 137 : « Darwinism as a metaphysical research programme »).
2La théorie des trois mondes suppose tout d’abord une affirmation de pluralisme ontologique (cf. PKP, p. 144-145), destiné à prévenir toute possibilité de réduction moniste : idéalisme phénoméniste (Mach) ou matérialisme physicaliste (Neurath, Feigl ; cf. PKP, p. 520), qui sont dans l’incapacité de rendre compte de quelque chose comme l’émergence des significations à travers le langage, ou encore de ce que Frege appelait le « contenu de pensée » (PKP, p. 145). Ce pluralisme est un réalisme (les trois mondes « existent », chacun sur leur mode propre) qui ne s’embarrasse pas de purisme nominaliste (on peut d’ailleurs multiplier à souhait les « mondes » si cela chante : « Le monde des productions artistiques ou des institutions sociales peut soit être subsumé sous le monde 3 ou être appelé “monde 4” et “monde 5” : cela est juste une affaire de goût » (« Scientific reduction and the essential incompleteness of all science », p. 275).
3Le monde 3 est le monde des contenus informatifs des théories linguistiquement formulées, le monde des situations de problèmes et des arguments. La formulation linguistique et, mieux, écrite, est posée en tant que condition de possibilité minimale de l’existence objective des théories, comme l’avait fait Husserl dans « L’origine de la géométrie ». Le monde 3 se différencie en cela de tous les réalismes « platoniciens », en ce que ses éléments sont à la fois créés dans l’élaboration historique des problèmes et des théories, et relativement autonomes par rapport à ces origines historiques : une théorie ayant un contenu informatif (défini comme « l’ensemble des énoncés qui sont incompatibles avec la théorie », c’est-à-dire la négation de son contenu logique (Tarski), PKP, p. 18) infini, « la comprendre est toujours une tâche infinie, et elle peut toujours être comprise de mieux en mieux » (id., p. 20). Autrement dit, « toute théorie qui peut un jour remplacer (par exemple après une expérience cruciale) une théorie T appartient au contenu informatif de T » (id., p. 19). Il y a donc dans la recherche une part de découverte, qui est celle de la découverte de conséquences inattendues, de nouvelles incompatibilités entre théories (cf. le bel exemple donné par Monod, selon lequel la mécanique newtonienne appartient au « contenu informatif » de la théorie de l’évolution in PSR, p. 15).
4Le monde 3 est autonome par rapport au monde 1 (des états physiques) et au monde 2 (des états mentaux) en ce qu’il peut réagir par feed-back sur eux (cf. OK, p. 119), et en ce qu’il crée, en tant que produit humain, son propre domaine d’autonomie, puisqu’aussi bien « dans la présente situation de problème en philosophie, peu de choses sont aussi importantes que la reconnaissance de la distinction entre deux catégories de problèmes – les problèmes de production d’un côté et les problèmes liés aux structures produites de l’autre » (OK, p. 114).
5Notons que le domaine d’autonomie du monde 3 est tel que sa considération relativise les notions d’influence (p. 109) et d’auteur (p. 115) (ce qui n’est pas sans rappeler certaines vues de Foucault dans L’archéologie du savoir). On peut signaler l’aspect polémique que prend cette conception eu égard aux productions esthétiques : l’expressionisme est en ce lieu la forme prise par le psychologisme, couplé chez un Wagner par exemple, avec l’historicisme (cf. PKP, p. 41-57 ; et aussi les textes de E. Gombrich in PKP, p. 925-957 ; (pour une conception objectiviste de la littérature comme champ de structures potentielles à inventer/découvrir, cf. les travaux de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) ; voir par ex. p. 24 et p. 35).
Une épistémologie « laïque »
L’accoutumance à des principes intellectuels sans raisons est ce que l’on nomme croyance.
F. Nietzsche, Humain, trop humain, § 226.
6L’épistémologie sans sujet de Popper se démarque donc nettement de toute une tradition classique de subjectivisme, dont la problématique, aveugle à la différence ontologique qu’il y a entre la pensée d’un théorème et ce théorème, est déclarée non pertinente par rapport à l’analyse des savoirs (par ex. OK, p. 111).
7Le sujet est un médium, un moyen terme (actif) entre la matière (W1) et le troisième monde, entre le corps et le sens. Il n’est pas dépositaire d’une certitude particulière qui pourrait lui conférer une quelconque autorité, c’est-à-dire une stabilité résistante aux risques de la critique. D’une manière générale, et pour être bref, nous dirons qu’il nous semble possible de soutenir la thèse selon laquelle l’épistémologie de K. Popper se présente comme une tentative pour sortir sérieusement des modes de pensée religieux en philosophie :
- par la critique de toute référence à un sujet, à une autorité : Dieu, l’Église, mais aussi la Nature1, l’Histoire (Hegel), l’Homme, voir la Science elle-même ;
- par la critique de l’essentialisme comme : la quête de la certitude, liée à la « conception de la vérité-manifeste » (« veritas index sui » ; cf. CR Intro.) ; la conception magique du langage ;
- par la critique de tout finalisme de l’histoire, de la science, etc., critique fondée sur l’importance majeure accordée à l’idée de conséquence inattendue (d’un acte, d’une théorie, d’une institution), liée à celle d’émergence (du nouveau) ;
- par le rejet de la conception volontariste de la science et de l’éthique du savant (neutre, pur, saint) et l’insistance sur les dangers d’une « cléricalisation » possible des sciences (paradigmes kuhniens) ;
- par la dénonciation des prestiges de ce dont on ne pourrait démontrer la fausseté, structure logique de presque tout ce dont il y a foi, non savoir ;
- par la critique de toute volonté de fondement qui rapproche étroitement Popper de Bachelard2, contre ce qui fut le projet philosophique par excellence3.
La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s’édifie en quelque sorte sur un marécage. Elle est comme une construction bâtie sur pilotis. Les pilotis sont enfoncés dans le marécage mais pas jusqu’à la rencontre de quelque base naturelle ou « donnée », et, lorsque nous cessons d’essayer de les enfoncer davantage, ce n’est pas parce que nous avons atteint un terrain ferme. Nous nous arrêtons, tout simplement, parce que nous sommes convaincus qu’ils sont assez solides pour supporter l’édifice, du moins provisoirement.
LDS, p. 111
8Cette position rigoureusement « laïque » n’est pas proclamée par Popper, comme signifiant son irréductible originalité ou sa position toujours plus critique que l’on ne peut le croire ; mais il nous semble toutefois possible d’interpréter en ce sens sa pensée, et en émettant une telle hypothèse, descriptive et peut-être quelque peu explicative (en particulier en ce qui concerne le « libéralisme » de Popper et le lien qu’il y a entre sa philosophie des sciences et sa philosophie politique), nous souhaitons simplement qu’elle soit susceptible d’être discutée.
Notes de bas de page
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