5. Passages
p. 81-99
Texte intégral
Si l’ordre universel était pleinement objectif ou pleinement subjectif ;
il serait, depuis longtemps, saisi par nos observations
ou émané de nos conceptions. Mais sa notion exige
le concours de deux influences, hétérogènes quoique inséparables,
dont la combinaison n’a pu se développer que très lentement.
Auguste Comte, Système de politique positive, ii, p. 34.
1Du sens commun à la science, la conséquence n’est pas bonne. On l’a dit souvent, et c’est vrai. Mais insuffisant, ce n’est vrai qu’en un sens. Sens à déterminer, si l’on veut essayer de comprendre l’objectivité en d’autres termes que ceux de l’autoproclamation. Passage du sens commun à la science, passage aussi d’une théorie à une autre. Où nous verrons peut-être encore que l’idée de coupure ne constitue pas un filet aussi fin qu’on le pense parfois. En ce cas, peut-on faire l’économie à la fois d’une élaboration du problème de la perception et du problème de l’histoire ? Où nous pourrions découvrir peut-être une formulation moderne du problème transcendantal.
L’explication déductive
2La critique de I’inductivisme, et plus généralement du mythe supposé « baconien » du progrès comme accumulation prudente d’observations neutres, s’accompagne d’une représentation positive de la croissance des connaissances et de la structure explicative des sciences. À l’opposé de toute pensée inductiviste, la conception poppérienne des sciences est rigoureusement hypothético-déductive (en un sens différent du sens hilbertien).
3La structure d’une explication scientifique est la suivante :
- l’explicans est (au moins) une loi générale considérée comme vraie accompagnée de conditions initiales spécifiques ;
- l’explicandum est déductible de l’explicans ;
- l’explicans est testable empiriquement ;
- ces tests sont indépendants de l’explicandum (OK, 5, p. 192 et LDS, p. 58) (les conditions 3 et 4 peuvent être formulées comme suit : l’explicans a un contenu empirique riche).
4Les lois intégrées dans I’explicans peuvent être de plusieurs types : relations empiriques ou énoncés portant sur des éléments « inobservables ». On dira que l’explicans décrit des phénomènes « plus profonds » que l’explicandum. Toutefois la notion de profondeur, quoique indispensable en tant qu’« idée régulatrice » de la recherche (cf. OK, 5, p. 197), ne peut être prise comme critère de contrôle, au moins parce qu’elle ne peut être analysée logiquement (id. et PS, p. 139). Il faut noter qu’alors que dans la LDS les termes de « cause » et « d’effet » étaient, comme le terme de « vérité », utilisés avec quelque hésitation due à leurs connotations aristotéliciennes, c’est-à-dire « essentialistes » et à la vertu de la critique nominaliste de la cause (Berkeley-Hume), par la suite, la découverte de la sémantique (Carnap et surtout Tarski) enlèvera tout scrupule à Popper : on dira que « l’évènement A est la cause de l’évènement B, et B l’effet de A, si et seulement s’il existe un langage dans lequel nous pouvons formuler trois propositions u, a et b, telles que u soit une loi universelle vraie, a décrive A et b décrive B, et que b soit une conséquence logique de u et a » (OS II, chap. 25, 7, p. 362). De même un évènement E sera défini comme « le designatum commun d’une classe d’énoncés singuliers mutuellement traduisibles ». Cette structure « déductive-nomologique1 » a pour avantages :
- de ne faire intervenir que la déduction dans la structure logique des sciences ;
- sans pour autant « figer » l’image de la recherche puisque expliquer c’est tester (OS II, p. 263), en vertu du fait de la « symétrie entre explication et prédiction »2 ; symétrie qui ne doit pas conduire au « prédictivisme », puisque toute prédiction n’est pas une explication : la clause de « profondeur » est ici justifiée3.
5L’explicans décrit des propriétés structurales du monde sous forme de lois universelles, et non seulement des conditions suffisantes d’apparition d’un phénomène (ce qui aurait la fâcheuse conséquence de ne pas permettre de différencier le signe de la cause, voire l’effet de la cause, comme chez Mill dans Système de logique, par ex. p. 429). La conception hypothético-déductive non prédictiviste a donc pour corollaire un réalisme des structures inobservables comme le précise le linguiste S.K. Saumjan : son hypothèse d’une langue génotype universelle n’est pas un « truc » (device) de logicien, conçu comme devant simplement permettre, ici par les moyens de l’analyse combinatoire, là par ceux de fonctions récursives (grammaires génératives), de produire (i. e. prédire) les énoncés du langage. Mais le génotype est assumé comme ayant une réalité objective, « matérielle »4. La réalité objective de l’hypothèse idéale doit elle-même pouvoir être testée indépendamment des sous-systèmes qu’elle permet d’engendrer (ici les langues naturelles). (De cette exigence proviennent peut-être les ambitions de Chomsky de vouloir tester sa théorie de la compétence en la confrontant à une neuropsychologie à venir, ce qui est prendre le terme « réalité objective » en un sens restrictif, en l’occurrence psychologiste ou, comme il dit, « mentaliste ».) Quoi qu’il en soit, il est clair que Chomsky et Saumjan se rejoignent dans leur volonté de faire des hypothèses risquées, de théoriser, et de ne pas se contenter de la collecte et de la classification empiriste. En ce sens, il serait peut-être plus pertinent, au lieu d’opposer un « cartésianisme » assez étrange à l’empirisme béhavioriste, d’opposer le déductivisme à l’inductivisme, comme le suggère J. Bouveresse5. Il y a d’ailleurs chez Chomsky des réflexions très poppériennes, en particulier sur le critère de choix entre deux théories : choisir la plus restrictive, c’est-à-dire la plus aisément falsifiable si elle est fausse6. L’évolution de la linguistique contemporaine constitue à certains égards une illustration frappante des thèses de Popper : ce que Chomsky reprochait au distributionnalisme de Bloomfield, c’était d’en rester à une conception purement taxinomique, descriptive et classificatoire de la science : en un mot de fonder la recherche trop exclusivement sur des inductions prudentes et non sur des hypothèses hautement théoriques et explicatives. Le lien entre induction et classification est certain : si l’on ne cherche pas « au-delà » des phénomènes, si l’on ne fait pas d’hypothèses sur des structures cachées, tout ce qu’il reste à faire c’est de « mettre un peu d’ordre » dans le désordre apparent des phénomènes, c’est de classifier. Mais comme cette classification n’est pas testable autrement que par sa simplicité, rien ne garantit sa valeur objective : ainsi, d’après Toulmin ce n’est qu’avec la théorie atomique de Bohr-Rutherford que la classification considérée auparavant comme accidentelle sinon conventionnelle des atomes selon leur nombre dans la table de Mendeleieff put acquérir une réelle valeur objective7. Les classifications ne peuvent jouer qu’un rôle d’étape préparatoire à la théorisation, si elles ne fonctionnement pas plutôt comme « obstacles épistémologiques ». On peut illustrer ceci en constatant par exemple avec Engels que « l’induction établit que les poissons sont ces vertébrés qui respirent exclusivement par des branchies. Et voilà que se présentent des animaux, dont les caractéristiques de poissons sont universellement reconnues, mais qui, à côté des branchies, ont des poumons bien développés, et il s’avère que chaque poisson porte dans sa vessie natatoire un poumon en puissance8 ». Seule une théorie « osée » décrivant des inobservables et permettant de déduire les phénomènes est capable de confirmer (et le plus souvent, au moins d’améliorer) une classification purement inductive :
C’est seulement en appliquant hardiment la théorie de l’évolution que Haeckel aida à sortir de ces contradictions les partisans de l’induction qui s’y sentaient parfaitement à l’aise.
6La théorie permet de déduire une classification non arbitraire, tandis que « chaque jour on découvre des faits nouveaux qui renversent toute la classification inductive antérieure9 ». La démarche hypothético-déductive n’est donc pas seulement la seule qui permette de rendre compte de la rationalité des inférences scientifiques, mais elle a également une grande valeur heuristique, comme le soutenaient déjà Whewell et Claude Bernard. Son emploi se généralise, en particulier depuis 1945, dans des domaines autres que les mathématiques ou la physique, par exemple la géologie, la médecine, la biologie, la linguistique, voire l’ethnologie : la « méthode structurale » de Lévi-Strauss est hypothético-déductive :
On rencontre ici l’analogue de la situation épistémologique exemplaire que fut celle de la construction et de l’exploitation du tableau de Mendeleieff. Un ensemble de phénomènes déjà connus et suffisamment analysés est structuré selon certains concepts ; cette structuration fait apparaître des objets abstraits que l’expérience n’a pas décelés mais dont la clôture du système exige que des phénomènes leur correspondent. On admettra sans doute qu’il y a bien en ce cas une forme très forte de « prévision », encore que le temps n’y joue aucun rôle essentiel10.
7Cette « révolution » dans les sciences non physiques permet de penser à nouveaux frais le problème de l’« unité de(s) la science(s) ». S’il faut renoncer à tout réductionnisme terroriste (OK, p. 291), en particulier à la « physicalisation » positiviste, on constate que « méthodologiquement, depuis 1950, les différentes sciences positives sont uniformes11 ». Autrement dit, des domaines de savoir auparavant pétris de métaphysique et de généralisations inductives peu informatives, acquièrent leur statut de science (leur valeur objective) en devenant testables grâce à l’emploi systématique de méthodes hypothético-déductives. Autre conséquence de ce devenir des sciences : la mathématisation n’est plus une condition sine qua non de la scientificisation (d’autant qu’un respect non critique pour les mathématiques peut avoir une « pernicieuse influence » sur les sciences empiriques : croire que mettre en formules dispense de penser ; cf. PS, p. 243).
Dialectique des problèmes : l’émergence
8Sans croire qu’il s’agit là d’une thèse d’une troublante originalité, notons qu’en conséquence, selon Popper, la démarche hypothético-déductive est une des clés du problème de la croissance des connaissances, en particulier du progrès des sciences. Il n’y a pas de « méthode inductive », mais seulement une méthode des essais et des erreurs, des « conjectures et (des) réfutations ». La séquence fondamentale des évènements du procès de croissance des connaissances peut être schématisée de la façon suivante :
9P1 → ts → ee → P2
10où P1 désigne la situation problématique (problem situation) de départ, TS une tentative de solution ou une multiplicité de tentatives, EE l’élimination de l’erreur, et P2 la nouvelle situation de problème à la fin du procès (cf. par ex. OK, 6 : « Of clouds and clocks », p. 243). L’un des traits essentiels de cette représentation est qu’elle suggère que dans le passage du troisième stade du procès au quatrième, il y a habituellement altération de la situation de problème. C’est dans cette altération qu’il faut voir la marque du progrès, et non dans une simple accumulation des connaissances. L’étape la plus importante est donc celle de l’élimination de l’erreur, étape du contrôle critique intersubjectif, étape de la confrontation avec l’expérience et de l’argumentation rationnelle ; il va sans dire que cette étape n’est possible qu’après que certaines conséquences de la tentative de solution (ou hypothèse) en ont été déduites, ce qui a lieu entre la seconde (TS) et la troisième (EE). C’est en ce sens que Popper peut considérer comme une des thèses centrales de sa philosophie « la thèse selon laquelle nous apprenons par nos erreurs » (CR, p. vii). La méthode des essais et des erreurs (qui n’est pas une méthode au sens cartésien : un chemin défini qui amène sûrement aux résultats ; « une méthode dans ce sens n’existe pas » : CR, p. 313, n. 2), est donc une méthode d’élimination. « Son succès dépend de trois conditions : que des théories suffisamment nombreuses et ingénieuses soient proposées, que des théories soient suffisamment variées et que des tests suffisamment sévères soient faits. » (CR, p. 313). Cette conception est rigoureusement parallèle à la conception de l’explication hypothético-déductive, et il n’est donc pas surprenant que Saumjan12 donne comme représentation de la méthode hypothético-déductive un schéma en quatre étapes tout à fait similaire au schéma poppérien. Toutefois, le schéma de Saumjan présente cette différence qu’il est circulaire : on revient au même problème « à un nouveau niveau du procès de connaissance ». On peut dire en ce sens que le point de vue de Popper est plus « dialectique » : la positivité du mécanisme réside dans l’étape « négative » de critique et d’élimination de l’erreur, et l’on ne revient jamais au même point, même si toutes les théories ont été réfutées ; leur réfutation nous apprend toujours quelque chose, elle indique au moins les points qui font difficulté ; « ce qui était donné comme solution devient problème », c’est-à-dire matière à théorie, comme le note justement L. Althusser13. La problématisation est théorique : elle est faite à partir de toutes les théories réfutées ou améliorées, qu’elles soient d’ailleurs explicites (hypothèses) ou implicites (expectations). Le rapport de ce type de conception avec une « dialectique » a été reconnu par Popper lui-même (CR, chap. 15 : « Qu’est-ce que la dialectique ? » ; voir p. 314). Toute la différence entre la méthode des essais et des erreurs et la synthèse dialectique des contraires porte, au-delà des simples questions de terminologie, sur 1) le caractère de nécessité de I’Aufhebung hégélien ; 2) le statut des contradictions dans le procès de connaissance. Puisque la production théorique ne peut être soumise à prédiction, à programmation, elle est dans une grande mesure « libre » et « imprévisible » (cf. MH, p. x-xi) et aucune nécessité ne peut en réduire la nouveauté : il n’est jamais sûr que nous puissions « dépasser » un problème, et les nouveaux problèmes issus de la discussion sont pour la plupart inattendus (unexpected), se situant « à des niveaux de profondeur radicalement différents » (PSR, p. 75).
11La conception dialectique perd sa pertinence de par sa prétention à une totale applicabilité (« Une théorie qui explique tout ce qui pourrait arriver n’explique rien » MH, p. 151) et l’exigence (qui en découle partiellement : l’historicisme est une conséquence du totalisme : MH, p. 14) qu’elle a de voir les faits se plier à une « nécessité de fer14 ». Au contraire, dans le procès de la connaissance, « rien n’est joué d’avance », si l’on peut dire. Quant à la notion de contradiction, il appert que la dialectique hégélienne, fascinée par le rôle du négatif dans tout processus de développement, hypostasie ce qui n’est qu’un opérateur logique de raisonnement. La contradiction est bien le « moteur » du progrès des connaissances, mais son importance est celle de la critique comme instrument d’élimination de l’erreur :
Car toute critique consiste dans le repérage de contradictions ; soit une contradiction à l’intérieur de la théorie critiquée, soit une contradiction entre une théorie et une autre théorie que nous avons des raisons d’accepter, soit une contradiction entre la théorie et certains faits – ou plus précisément entre la théorie et certains énoncés factuels .
CR, p. 316
12Ce qui d’ailleurs, notons-le, affaiblit l’importance de la critique faire par Bunge au « réfutationnisme15 », selon laquelle Popper, comme Carnap, aurait cru que seuls les « tests empiriques » étaient présents dans les sciences et que de plus, ils avaient valeur décisoire. Même si dans la LDS, Popper était, du fait sans doute de son opposition au Cercle de Vienne, surtout préoccupé par le problème de la base empirique, il notait déjà l’existence et l’importance des tests non empiriques : cf. LDS, p. 29, où il distingue quatre sortes de tests : logiques, épistémologiques, inter-théoriques et, enfin, empiriques. De plus Popper n’a jamais été un « falsificationniste naïf » mais toujours plutôt un partisan d’un « falsificationnisme sophistiqué », selon les expressions de Lakatos (in CGK, p. 116) : aucune réfutation n’est elle-même irrévocable.
13Mais la contradiction n’a d’importance que parce qu’elle est l’opérateur de l’élimination des erreurs, et donc du progrès : en aucun cas elle ne recèle « en elle-même » une quelconque puissance synthétique : « Ce n’est pas une force mystérieuse à l’intérieur de deux idées ou une mystérieuse tension entre elles qui provoquent un développement – mais, c’est simplement notre décision de ne pas admettre de contradiction qui nous induit à chercher un nouveau point de vue afin de les éviter. » (CR, p. 317). Tout autre emploi des contradictions (sauf dans un sens métaphorique, inintéressant) conduirait à la « complète déroute de la science », puisque l’on peut démontrer que si deux énoncés contradictoires sont admis en même temps dans un système, alors n’importe quel énoncé doit être accepté : on peut prouver ce que l’on veut, en vertu de la tautologie exprimable dans le calcul des propositions :
14┣ (p et non p) → q
15C’est donc un principe minimal du rationalisme que de rechercher les contradictions, mais c’en est un autre de ne jamais en accepter une16. Le sens le plus acceptable, du point de vue du rationalisme critique, de la notion de dialectique se rapproche donc de son sens grec, qui est, en termes poppériens, « l’art de l’usage argumentatif du langage » (CR, p. 313, n. 4). La dialectique ainsi entendue est issue de la situation historique décrite plus haut (chap. ii, § 2) :
Tout semble indiquer que la science est née sous la forme de mythe […] Mais il peut arriver (que l’homme qui se heurte à un mythe différent, au lieu d’essayer de s’en débarrasser par la violence) se mettre à discuter avec son adversaire. Par un acte de liberté, il peut se décider à vouloir la « convaincre », en le « réfutant » et en lui « démontrant » son propre point de vue. À cette fin il parle avec l’adversaire, il s’engage dans un dialogue avec lui : il emploie une méthode dialectique17.
16L’hypostase hégélienne est réalisée lorsqu’on identifie l’Être et le débat critique, le « réel » et le « rationnel ». Donner un statut ontologique à l’opposition des hypothèses (par exemple aux systèmes philosophiques, en tant que figures de la Conscience, moments de l’Histoire de l’Homme), c’est immanquablement :
- occulter le caractère hypothétique, conjectural, des théories et, leur accordant un statut « en vérité », les donner comme moments nécessaires du développement de l’être ;
- s’interdire de comprendre l’activité rationaliste et ne pouvoir interpréter la science que comme description, reflet de l’Être, puisque dans la Connaissance, c’est l’Être lui-même qui se révèle (Absolu).
17Ce qui conduit précisément à nier quelque chose comme une méthode « dialectique » (au sens de Bachelard par exemple) : on a pu dire ainsi que « la méthode hégélienne est purement empirique ou positiviste18 ». Toute « dialectique de la nature » conduit à une théorie de la connaissance comme « reflet de la réalité », et à une épistémologie statique, anticonstructiviste et, paradoxalement, antihistorique19. L’une des difficultés d’une « épistémologie marxiste » ne viendrait-elle pas de cette ambiguïté profonde du terme « dialectique », de son oscillation du méthodologique à l’ontologique, et du contraste de la position ontologique de la contradiction nécessairement dans le réel avec une haute conscience des problèmes effectifs de la science, de son historicité et de son caractère conjectural ? Il est probable en ce sens qu’une théorie marxiste qui se veut « science de l’histoire » a tout intérêt à se démarquer radicalement des fascinations de la dialectique hégélienne, en particulier à propos de la notion centrale de contradiction20. Mais le prix à payer de ce démarquage nous semble être l’abandon des critères hégéliens de scientificité, en particulier les critères purement « internes », à l’instar de la circularité du « Système de la science ». Cet abandon est la condition nécessaire d’une réelle discussion de la prétention marxiste à la scientificité. Autrement dit, il faudrait se poser d’autres questions que celles, importantes mais partielles, de la spécificité de l’objet, de la cohésion des concepts et du niveau d’abstraction : en l’occurrence les questions poppériennes des critères de contrôle et de validation des théories ; de la possibilité de tests falsifiants ; de l’existence d’hypothèses ad hoc ou de « stratégies de défense », etc. C’est-à-dire la question de l’objectivité du matérialisme historique.
L’esprit réceptacle
18Que la théorie hégélienne de la connaissance soit en fin de compte « prékantienne » et plus proche de l’empirisme classique que du rationalisme moderne n’est pas sans signification : on peut tenter d’énoncer la thèse selon laquelle toute visée de l’Absolu comme objet effectif de connaissance ne peut s’accommoder que d’une théorie gnoséologique du reflet, et de l’esprit (humain) réceptif et passif.
19Cette théorie se présente en fait comme la théorie « du sens commun ». Elle prétend se fonder sur « l’évidence » selon laquelle 1) la « source » de toutes nos connaissances est la sensation et 2) l’esprit n’est qu’un réceptacle, un creux sur le fond duquel viennent s’accumuler les éléments d’information du sensible (d’où l’expression de « bucket theory of knowledge » par ex., OK, p. 60). Le langage est lui-même gros de cette théorie, repérable en particulier dans certaines vues traditionnelles sur la pédagogie : apprendre, c’est recevoir. Popper, à la suite de Russell et Moore, se proclame « défenseur » du sens commun et soutient même la thèse selon laquelle « la connaissance scientifique ne peut être qu’une extension de la connaissance du sens commun » (LDS, Préface, p. 15). Cette thèse s’articule sur sa conception « évolutionnaire » de la connaissance, selon laquelle « I’amibe et Einstein procèdent tous les deux par essais et erreurs » (OK, p. 446). Popper se déclare farouchement réaliste et tient cette thèse « banale » du sens commun comme indispensable à la science et comme une Idée régulatrice de la recherche (en particulier en physique quantique) qui doit nous empêcher de renoncer à des explications plus profondes. Mais il y a une contradiction entre le réalisme et la théorie de la connaissance du sens commun (PKP, p. 1017). Deux solutions se présentent au vu de cette contradiction (dont la prise de conscience est attribuée par Popper à Hume) : renoncer au réalisme ou renoncer à la théorie de la connaissance. Voyons tout d’abord celle-ci un peu plus en détail pour comprendre en quoi elle donne une idée fausse du progrès de la connaissance et en quoi elle peut devenir incompatible avec le réalisme. On peut la faire remonter à Aristote, du moins à ce qui est exposé dans les Analytiques Seconds (ii, 19). La sensation est conçue comme source de la connaissance de l’universel. L’inspiration de ce texte est sensualiste, comme le note J.-M. Le Blond21. La continuité du sensible à l’intelligible est affirmée en ce que la sensation est toujours déjà pénétrée d’intellectualité. L’esprit n’est donc pas agent, facteur d’intelligibilité du divers de la sensibilité, mais faculté d’acquisition du savoir (l’universel) par l’expérience de la répétition d’images sensibles. Ces images se déposent indistinctement dans l’esprit (on ne dit pas quel est le moteur de cette abstraction) ; la connaissance est cette sédimentation progressive, cette « superposition d’images sur le théâtre de l’âme22 ». C’est ainsi, dit Aristote, « que, dans une bataille, au milieu d’une déroute, un soldat s’arrêtant, un autre s’arrête, puis un autre encore, jusqu’à ce que l’armée soit revenue à son ordre primitif : de même l’âme est constituée de façon à pouvoir éprouver quelque chose de semblable23 ». Les images « s’arrêtent dans l’âme » et s’accumulent, donnant naissance aux espèces, puis aux genres, sans qu’à l’âme soit concédée une autre forme de collaboration qu’une sorte d’harmonie qui fait qu’elle est propre « à éprouver quelque chose de semblable ».
20Il n’est pas indifférent pour notre problème que cette théorie advienne au moment où Aristote discute des mérites de l’induction (épagogè) et s’interroge sur sa capacité à fonder la science, c’est-à-dire à donner les causes et les principes. Or l’induction qui n’est, on le voit, que la traduction logique de l’image du mécanisme sensible conçu comme « pur dépôt alluvionnaire qui s’ordonne automatiquement24 », même dans le cas où elle est complète (énumération de tous les individus appartenant à l’extension d’un concept), ne peut pas fournir de principe nécessaire, et ne donne pas réellement accès au domaine de la science, c’est-à-dire du certain.
21Le « saut » de l’énumération des particuliers donnés dans la sensation à la connaissance des causes ne peut avoir lieu dans l’expérience. Mais comme il ne peut non plus être le fait d’une démonstration (sous peine de régression à l’infini), la connaissance des principes ne peut être accomplie que par une faculté supérieure, l’intuition (nous) : « Et puisque, à l’exception de l’intuition, aucun genre de connaissance ne peut être plus vrai que la science, c’est une intuition qui appréhendera les principes25 ». Il semble possible de tirer quelques conclusions à partir de ce texte :
- la théorie de la connaissance du sens commun est nécessairement liée à une théorie du progrès des connaissances par induction ;
- l’induction est insuffisante pour rendre compte du nécessaire. La croyance en sa valeur favorise donc l’irrationnalisme par le recours à des formes diverses d’intuition, de connaissance non discursive ;
- pour sortir de ces apories, il convient de penser à la fois la nécessité et le conjectural.
22Mais le caractère nécessaire doit être restreint aux raisonnements : à la forme. Et il faut renoncer à toute nécessité de contenu : à l’essence. Le nous aristotélicien est infaillible, supérieur à la science et source de sa nécessité. Il permet de fonder en droit (même si en fait on ne comprend pas bien à quoi il correspond dans la marche effective de la science26) l’idée d’une science parfaite, possédant l’intelligibilité absolue, coïncidant avec les choses.
23Le destin d’une théorie sensualiste de la connaissance corrobore ainsi la thèse de Popper selon laquelle l’erreur centrale de cette théorie est à rechercher dans la quête de la certitude (OK, p. 63). À cette fin, la philosophie (empiriste) a proprement inventé ce mythe : les sense data, en tant qu’atomes de connaissance certaine, s’accumulant petit à petit dans l’esprit, dont la seule particularité est d’être apte à les recevoir. L’expérience n’est alors que le passage des informations reçues à travers les sens, et l’activité du sujet est réduite à la production conditionnée de réponses aux stimuli externes. En toute rigueur, le refus de cette conception conduit au refus de la théorie pavlovienne : « Les réflexes ne sont pas conditionnés ; les prétendus « réflexes conditionnés » résultent de modifications qui éliminent partiellement ou totalement les faux départs, c’est-à-dire les erreurs dans le procès d’essais et erreurs. » (OK, p. 67) Les informations « pures »» n’existent pas : il y a déjà un tri, un codage de ce qui va être reçu comme information, et toute information est interprétée « à la lumière de théories », car nos organes sensoriels ne sont pas neutres : ils sont, tout autant que les instruments artificiels, des théories en acte ou des « théorèmes réifiés », selon l’expression de Bachelard.
Science et perception
24Ce qui explique d’ailleurs que Popper, alors qu’il ne cesse d’insister sur la différence essentielle qui sépare les théories scientifiques des croyances individuelles, reste réticent devant l’idée d’une « rupture » ou d’une « coupure » entre la connaissance commune et la connaissance scientifique quant à leur nature (la différence étant seulement dans le mode de validation des énoncés : il y a là, bien sûr, une démarcation). Il tient en effet que même la connaissance ordinaire n’est pas aussi naïve que les empiristes tendraient à le croire. La perspective évolutionnaire permet de comprendre la continuité en termes de développement de moyens d’adaptation : « Une théorie scientifique est un organe que nous développons hors de notre corps, tandis qu’un organe est une théorie que nous développons à l’intérieur de notre corps. » (in PS, p. 163 : « Y a-t-il un problème épistémologique de la perception ? ») On ne peut jamais « libérer l’observation des éléments théoriques d’interprétation » (ibid.). Nous ne cessons jamais de choisir, d’organiser, d’extrapoler, même au niveau de la sensation, nous interprétons toujours, à un niveau conscient, inconscient ou physiologique, comme le montrent par ailleurs certaines expériences de psychologie.
25Comme le note Michel Serres :
Il semble que l’affirmation de la discontinuité (entre l’expérience sensible et l’expérimentation scientifique) tienne à une analyse trop courte des conditions de fonctionnement des appareils sensoriels ». En sorte que, « si on rééquilibre les conditions de l’explication épistémologique, en comparant résultats et résultats, fonctionnement et fonctionnement, la continuité se retrouve, et seulement la gradation, non la rupture27.
26La croyance en une rupture tranchée, essentielle et irréversible entre le sens commun et la Science constitue ce que l’on pourrait appeler un « dogme du rationalisme », réservant le terme de « dogme de l’empirisme » à la croyance selon laquelle la science n’est qu’un développement de la connaissance du sens commun entendue comme collection d’informations sensibles. Le dogme rationaliste peut être repéré aussi bien chez Duhem que chez Bachelard. On en trouve les racines dans le cartésianisme, en particulier chez Spinoza.
27II y a donc deux illusions à combattre. La première est, selon les termes de Michel Foucault :
L’illusion de l’expérience (selon laquelle), la science s’enracine dans la plénitude d’une expérience concrète et vécue », mais il y a également « illusion à s’imaginer que la science s’établit par un geste de rupture et de décision, qu’elle s’affranchit d’un coup du champ qualitatif et de tous les murmures de l’imaginaire, par la violence (sereine ou polémique) d’une raison qui se fonde en elle-même dans ses propres assertions : donc que l’objet scientifique se met à exister de lui-même dans sa propre identité28.
28Si l’on veut comprendre comment « la science se réfère à l’expérience et pourtant s’en détache », il faut faire sa part à la médiation opaque des théories exprimées linguistiquement, comprendre « qu’entre la science et l’expérience, il y a le savoir »29.
29L’idée selon laquelle la science est une autre forme de connaissance que la connaissance vulgaire, à tel point qu’une opinion droite n’est pas science, remonte même au geste platonicien de fondation du savoir par exclusion des opinions. Elle se passe difficilement de considérations axiologiques, voire directement morales, comme l’a montré M. Serres à propos de La Formation de l’esprit scientifique30. L’un des exemples les plus marquants de l’erreur rationaliste est de croire que la science s’oppose à l’opinion comme l’abstrait au concret :
Or, bien que l’abstraction dans la formulation soit un trait incontestable de la connaissance scientifique, ce serait une erreur évidente que de supposer que la connaissance du sens commun n’implique pas l’usage de concepts abstraits. Tous ceux qui croient que l’homme est mortel emploient les notions abstraites d’humanité et de mortalité. Les concepts de la science ne diffèrent pas de ceux du sens commun par leur seul caractère abstrait. Elles en diffèrent en étant la formulation de propriétés structurales constantes, abstraites de traits connus manifestés par des classes limitées d’objets, sous des conditions hautement spécifiées, reliées à des matériaux ouverts à l’observation directe par des procédures logiques et expérimentales complexes, et articulées en vue d’explications systématiques de champs étendus de phénomènes31.
30Les traits spécifiques de la connaissance scientifique sont donc à chercher dans sa structure logique (par exemple, le rapport de ses énoncés à des énoncés observationnels), et non dans son opposition à un type de connaissance aveugle, non théorique, incontrôlable, qui tout simplement n’existe pas. Nous avons vu que le facteur d’objectivation au sein de la structure logique de la science pouvait être caractérisé comme traitement critique adéquat (réfutable intersubjectivement) du langage. C’est la médiation du langage qui rend compte avant tout du passage de la connaissance commune à la science. Les modalités linguistiques de validation du savoir expliquent l’émergence de la connaissance objective, c’est-à-dire que la science, tout comme l’organisation de systèmes vivants, n’est pas déductible de ce qui la précède. C’est un évènement. L’homogénéité, postulée par le kantisme, entre les formes de la perception et les formes de la science, c’est-à-dire, la théoricité de la perception et l’adéquation des lois (mathématiques) qui la gouvernent aux pratiques d’objectivation de la science ne peut donc être maintenue, non plus cependant que la proclamation d’une différence radicale de statut dont on a vu la naïveté quant aux processus en jeu dans les mécanismes sensorials. L’une des origines de cette méconnaissance du caractère hautement théorique de la connaissance commune ne provient-elle pas d’une définition étroite de la scientificité entendue comme quantification du réel ?
31En ce sens la réponse kantienne proviendrait du même point de vue, mais Kant répond par l’affirmative à la question de la continuité parce qu’il conçoit la perception comme « une mathématique immanente32 », les formes pures de la sensibilité, conditions de possibilité de la perception, jouant le rôle d’objet de la connaissance mathématique, même si le sens cognitif de la mathématique se trouve en fait dans l’expérience (CRP, p. 124-125). L’émancipation de la mathématique par rapport à la mesure, effectivement absente de la perception « qualitative », l’étude des propriétés affines, puis topologiques des espaces, la théorie des groupes, la théorie des ensembles, ont permis de se faire une idée moins étroite de la scientificité. Paradoxalement, ce n’est qu’aujourd’hui que l’on est en mesure de saisir conceptuellement les éléments non quantifiables en jeu dans la perception (c’est ainsi grâce en partie à la théorie des groupes que Piaget et son école essayent de comprendre le développement sensori-moteur et intellectuel de l’enfant). La science permet d’établir des modèles théoriques de ces théories immanentes (un modèle théorique n’est rien d’autre qu’un système hypothético-déductif abstrait indépendamment testable, exprimé dans un formalisme dont il constitue une interprétation ; cf. Bunge, « Les concepts de modèle »), mais elle ne peut le faire que grâce à des langages extrêmement raffinés. S’il y a homogénéité entre la perception et la science, c’est en tant que la science n’est après tout qu’un moyen d’adaptation parmi d’autres, mais il y a hétérogénéité quant au mode d’actualisation : le langage rend seul possible le passage du subjectif (l’organisme et son milieu) à l’objectif (des théories critiquables). Ce n’est donc pas un hasard si « la médiation du langage (dans la constitution de l’objectivité scientifique) n’a aucune place assignable dans la perspective critique orthodoxe33 ». Du fait de l’homogénéité entre les conditions d’existence de la perception et les conditions de possibilité de la science, le langage ne peut avoir de rôle transcendantal, donc de rôle dans la constitution de l’objet. Notons qu’en parlant, avec G.-G. Granger, d’« homogénéité radicale des formes de la perception et des formes de la connaissance scientifique34 », nous ne voulons pas faire fi de la célèbre distinction des Prolégomènes (§ 18, p. 66) entre jugements d’expérience et jugements de perception, qui fonde l’objectivité des premiers, ni oublier qu’il n’y a chez Kant de science que par l’intervention des catégories. Mais les formes de l’expérience sont les mêmes, qu’il s’agisse de l’expérience commune ou qu’il s’agisse de l’expérience scientifique et l’on est en droit de parler à ce niveau d’homogénéité transcendantale, suivant le principe synthétique général selon lequel « les conditions de la possibilité de l’expérience en général sont aussi les conditions de la possibilité des objets de l’expérience » (CRP, p. 162).
32De ce fait le problème de l’historicité des formes d’objectivation ne peut être posé. Eût-il été posé que la possibilité d’un discours sur la Raison, instance suprahistorique capable de s’étudier elle-même, eût été mise en question, et le projet kantien avec elle. C’est ainsi que l’on peut penser que Kant n’a pas ignoré les problèmes du langage, mais qu’il les a considérés comme ne relevant pas d’une analyse transcendantale35. Le rôle proprement transcendantal, constitutif de l’objectivité, du langage est une découverte récente, que l’on peut attribuer essentiellement à Wittgenstein et au Cercle de Vienne36. Mais l’hypostase du langage peut conduire à négliger le fait qu’il est lui-même rectifiable et que l’objectivité n’est pas donnée en lui comme dans une forme de représentation à priori, mais qu’elle est toute entière immergée dans l’historicité d’une conquête, d’une croissance.
33Il y a donc à la fois homogénéité et rupture, saut et continuité. On peut désormais comprendre en quoi il y a déjà connaissance au niveau de l’organique ou du sens commun, c’est-à-dire déjà production d’hypothèses (plus ou moins) soumises au contrôle des faits (sélection), et pourquoi cette connaissance ne peut acquérir un statut d’objectivité que par la médiation d’institutions sociales historiquement déterminées, dont le langage (et surtout l’écriture) est une des plus importantes. C’est ainsi en posant la question de l’objectivité que nous sommes à même de délimiter avec plus de précision le problème du passage : la « coupure » n’est pas du concret à l’abstrait, du particulier au général, du sensible au théorique, mais du subjectif à l’objectif ; ce passage n’est pas une coupure inscrite dans la nature d’un sujet humain ou même dans l’allure d’une démarche d’esprit purifiée des scories et des effets troubles du sens commun, mais dans des processus pratiques d’objectivation. Ce qui explique à nouveau, malgré le fait biologique de la continuité, l’impossibilité d’une « constitution » des objets scientifiques à partir des données sensibles dans le cadre d’une théorie de l’abstraction :
En admettant une continuité préalable entre les données et leur objectivation, les systèmes de la constitution paraissent simultanément avoir commis le cercle de projeter le découpage des objets dans le donné et s’être interdit de distinguer différentes catégories d’objets37.
Position transcendantale
34Dans cette optique, il semble possible de poser le problème des conditions de possibilité de la connaissance en termes scientifiques. Car s’il est vrai que « nous en savons plus sur ce que nous savons que sur la manière dont nous savons ce que nous savons38 », il est possible désormais de nous servir de ce que nous savons pour savoir comment nous le savons. Autrement dit, d’aborder le problème transcendantal à nouveaux frais, en particulier par l’établissement de modèles hypothétiques testables du fonctionnement du système nerveux central : la perception peut devenir objet de science39. La possibilité d’une épistémologie40 est de nouveau en jeu. C’est désormais « au niveau des synapses et à celui du corps cellulaire du neurone qu’il faut étudier les fonctions fondamentales du système nerveux central, en particulier la fonction d’apprendre41 ».
35La possibilité d’une épistémologie générale est donc à rechercher au plus près de la neurophysiologie, et, à la limite, dans la théorie de l’évolution (OK, p. 270 sq.). À cette épistémologie est liée une reprise du « programme métaphysique de recherche » constitué par l’analyse transcendantale, mais elle en diffère essentiellement par le renoncement à toute idée de justification, suivant le principe selon lequel « aucune théorie de la connaissance ne doit essayer d’expliquer pourquoi nos tentatives d’explications sont couronnées de succès » (PKP, p. 1027). En effet si une théorie explique cela elle ne peut, comme on le voit avec Kant, rendre compte de l’historicité essentielle de la connaissance et du caractère conjectural de toutes nos hypothèses. Seule une théorie évolutionnaire permet de ne pas tomber dans le « piège » transcendantal. L’analyse épistémologique semble à ce titre possible de trois points de vue (au moins) :
- Biologique : la connaissance est un produit de l’adaptation. C’est le niveau de la continuité. Les organes sensoriels sont eux-mêmes des instruments théoriques et pratiques, des filtres dont on peut étudier objectivement la nature.
- Linguistique : la science est un stade non trivial de ce procès. Elle est construction de formes. C’est le niveau de la discontinuité. Mais l’objectivation linguistique impose elle-même des restrictions et des systèmes interprétatifs à l’organisation du perçu, « de sorte que la continuité entre la quasi-objectivation vécue, et l’objectivation scientifique de l’expérience – que nous récusons en termes kantiens – se trouverait paradoxalement restaurée sur une base nouvelle dans la perspective de la construction des systèmes d’expression, considérée comme constitutive et de l’une et de l’autre42 ».
- Historique : l’objectivité de la science n’est pas donnée à priori, mais elle est le résultat jamais définitif d’une histoire aux dimensions spécifiques. C’est le niveau de l’émergence théorique (cf. PSR., p. 75).
36La tâche d’une épistémologie objective en ce sens risque de présenter de grandes difficultés puisque les « théories » qui sont incorporées à notre mode génétiquement et historiquement déterminé de connaissance « font tellement partie de nous qu’il est très difficile sinon virtuellement impossible pour nous de les soumettre à l’examen critique minutieux dont Popper affirme avec insistance, et à raison, que toutes les théories doivent souffrir (ou jouir) » (Maxwell, in PS, p. 172).
37Et pourtant la constitution d’une « éthologie humaine » est indispensable à la compréhension à la fois de I’innéité des structures mentales, des mécanismes de sélection et d’interprétation des données, ainsi que de l’existence d’universaux comportementaux (cf. L’Unité de l’homme, p. 215, sq.) ; mais elle est également nécessaire à la compréhension de quelque chose comme un procès des moyens d’adaptation de l’espèce humaine à son milieu, essentiellement par effet en retour (feed-back) des structures artificielles de rationalité sur les modes d’appréhension du « monde extérieur » :
La conjecture selon laquelle la manière dont nous décodons (our decoding) ce que les sens nous disent dépend de notre répertoire comportemental peut expliquer en partie le gouffre qui sépare les animaux de l’homme : car grâce à l’évolution du langage humain, notre répertoire comportemental est devenu illimité.
PSR., p. 94, n. 9
38C’est l’évolution de la praxis humaine, son triple rapport conflictuel à l’environnement naturel, à l’environnement social et enfin aux théories objectives qui rend compte du développement des instruments de connaissance (id., p. 74).
39La possibilité même de la constitution d’une science de la perception (au sens large) n’est pas à questionner plus longtemps. Ce factum rationis permet de comprendre en quoi ni la diversité des découpages du réel par les cultures ni surtout l’universalité de certaines « grilles » (qui malgré tout ne sont que les grilles d’une espèce particulièrement vigoureuse de primates), ne remettent en cause l’objectivité des théories « de plus haut niveau », c’est-à-dire des théories scientifiques : celles-ci sont dans une très large mesure indépendantes de ces « grilles » que sont par exemple nos organes sensoriels, ou notre répertoire de réceptivité et de comportements, en partie en vertu du fait qu’elles permettent d’expliquer en quoi nos « théories » incorporées se trompent (illusions d’optiques, etc.) et en quoi elles sont de bonnes approximations, critères par lesquels se distingue une théorie « meilleure » (cf. Campbell in PKP, p. 441 et CR, p. 47-48). En d’autres termes, la critique du « back-ground knowledge », y compris celui qui est immanent à nos modalités d’observation et de catégorisation, est possible (cf. supra, chap. iv et PKP, p. 1064).
40On peut s’étonner de voir resurgir la biologie comme discours au statut, non pas justificatoire ou fondateur, mais en quelque sorte privilégié dans la configuration actuelle des savoirs. Cette prétention (visible aussi bien chez Popper, chez Monod, ou chez Piaget43 que dans L’Unité de l’homme) n’est raisonnable que si elle subit des critiques sévères et si le rôle en quelque sorte transcendantal accordé à la théorie de l’évolution fait l’objet d’un débat : la conception évolutionniste de la connaissance enveloppe elle-même la nécessité d’une telle critique (ce qui est littéralement le contraire du dogmatisme), puisque « le danger pour le progrès scientifique croît si la théorie en question obtient quelque chose comme un monopole » (PSR, p. 87).
Notes de bas de page
1 Voir C. G. Hempel, Éléments d’épistémologie, p. 77.
2 Cf. C. G. Hempel, in Readings in the Philosophy of Science, p. 323.
3 Cf. I. Scheffler, Anatomie de la science, chap. iii et iv ; LDS, p. 59, n. i*
4 Cf. S. K. Saumjan, « Le problème de la réalité linguistique », p. 121.
5 Voir J. Bouveresse, Discussing Language, p. 309.
6 Cf. la contribution de N. Chomsky dans Discussing langage, p. 47-49.
7 S. Toulmin, L’Explication scientifique, p. 130.
8 Voir F. Engels, La Dialectique de la nature, p. 231.
9 Ibid., p. 230.
10 G.-G. Granger, L’Explication dans les sciences, p. 155.
11 Cf. M. Bunge, « Les concepts de modèle », p. 166.
12 Voir S. K. Saumjan, « Le problème de la réalité linguistique », p. 117 ; et Discussing language, p. 292.
13 L. Althusser, « Propositions épistémologiques du Capital », p. 18.
14 K. Marx, Le Capital, Préface.
15 M. Bunge, « La vérification des théories physiques », p. 153.
16 Idées tout à fait semblables in M. Bunge, Philosophie de la physique, p. 258.
17 A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, p. 456.
18 Ibid., p. 453.
19 Cf. R. Garcia, L’Explication dans les sciences, p. 115 : « À propos de la contradiction dans la dialectique de la nature », en part. p. 184-185.
20 Cf. L. Althusser, Pour Marx, chap. iii et v.
21 J.-M. Le Blond, Logique et méthode chez Aristote, iii, § 2, p. 131.
22 Ibid., p. 136.
23 Aristote, Les Seconds Analytiques, p. 245.
24 J.-M. Le Blond, Logique et méthode chez Aristote, p. 138.
25 Aristote, Les Seconds Analytiques, p. 247.
26 J.-M. Le Blond, Logique et méthode chez Aristote, p. 138-139.
27 M. Serres, L’Interférence, « La mathématisation de I’empirisme », p. 199.
28 M. Foucault, in Cahiers pour l’Analyse, 9, p. 38.
29 Ibid., p. 39.
30 M. Serres, L’Interférence, « La Réforme et les sept péchés », p. 201-222.
31 E. Nagel, The Structure of Science, p. 11-12.
32 Voir G.-G. Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme, p. 11.
33 Ibid., p. 12
34 Ibid., p. 11.
35 Voir T. de Mauro, Une introduction à la sémantique, ii, 4 « Le silence de Kant ».
36 G.-G. Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme, p. 13.
37 J. Vuillemin, La Logique et le monde sensible, p. 339.
38 Hao Wang, From Mathematics to Philosophy, p. 19.
39 Ibid., p. 395.
40 Au sens anglo-saxon de théorie de la connaissance, que Hao Wang oppose à une épistémographie, ibid., p. 19.
41 Voir J.-P. Changeux et A. Danchin, L’Unité de l’homme, p. 320.
42 G.-G. Granger, Essai d’une philosophie du style, p. 113.
43 J. Piaget, Biologie et Connaissance, p. 112-119.
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