2. Le psychologisme
p. 37-49
Texte intégral
Tout se joue dans le subjectif.
Et comme les frontières s’estompent entre le subjectif et l’objectif,
le subjectif prend l’apparence de l’objectif.
Gottlob Frege, Compte rendu de Philosophie der Arithmetik i
d’E. Husserl, in Écrits logiques et philosophiques, p. 145.
1La notion de testabilité intersubjective (qui sera plus tard généralisée par la notion de critiquabilité intersubjective, cf. LDS, p. 41, note 1*) ouvre la voie à deux séries de problèmes, intimement liées d’ailleurs puisque l’une est comme le versant négatif de l’autre (toute vraie critique comporte ces deux versants. Toute vraie critique est constructive, productrice).
- Côté négatif : on est amené à une critique sévère de tout psychologisme épistémologique qui prétend expliquer l’objectivité de la science à partir des expériences du sujet. Le problème cardinal, sur le terrain méthodologique, est ici celui de la « base empirique » (LDS, V. p. 92 sq.), ou encore le statut des « énoncés de base ».
- Côté positif : l’objectivation est un procès intersubjectif qui s’effectue grâce à l’apprentissage et à l’exercice de la critique (en droit) permanente. Les conditions de possibilité de l’objectivité ne sont plus à chercher dans les ressources d’un sujet, empirique ou transcendantal, mais dans l’existence d’institutions sociales de la communication, au premier rang desquelles il y a le langage.
L’expérience perceptive comme base empirique
2Le problème de la base empirique est fondamentalement lié à celui de l’objectivité et ceci à plusieurs titres :
- C’est au niveau de la base empirique que se situe la possibilité de la réfutation. Or, on a vu que l’objectivité trouve sa source non seulement dans la « possibilité de l’expérience » mais dans la possibilité de la réfutation par l’expérience. C’est donc au niveau de la base empirique que se trouve la « rencontre » entre nos théories et la « réalité », ce moment qu’il faut bien assumer, si l’on ne veut pas tomber dans l’idéalisme : comme dit Popper, c’est lorsque l’expérience dit « non » à nos hypothèses que nous nous apercevons que tout n’est pas totalement « construit » (OK, p. 360).
- C’est au niveau de la base empirique que le subjectivisme et le psychologisme font leur entrée dans l’épistémologie des sciences empiriques. Si en effet on pense que les énoncés scientifiques ne sont pas des dogmes, il paraît normal d’exiger qu’on soit en mesure de les justifier. Le réquisit de justification totale ou « absolue » paraît être même l’un des traits les plus marquants du rationalisme depuis Platon. Son lien avec l’idée de fondement est assez clair : en effet, si l’on admet que seuls des énoncés peuvent justifier des énoncés (LDS, p. 93), l’exigence de justification totale « doit immanquablement conduire à une régression à l’infini ».
3Plus généralement, le problème du choix entre dogmatisme, régression à l’infini et psychologisme, ou « Trilemme de Fries » (LDS, p. 93), se pose pour toute démarche visant à fonder « solidement » notre connaissance. La régression à l’infini conduit au scepticisme, à moins qu’on puisse régresser jusqu’à un moment privilégié, un « commencement radical » qui n’ait besoin lui-même d’aucune justification supplémentaire et qui soit en revanche point de départ, fondement, justification dernière (ou première) de tout le reste de nos connaissances. On reconnaît là, évidemment, les démarches de type cartésien ou husserlien, mais il est possible également d’interpréter la réminiscence platonicienne comme tentative de fonder le savoir en quelque sorte en lui-même (solution élégante, mais dont les connotations mythiques ne pourront satisfaire un Aristote, qui cherchera la réponse du côté de la sensation).
4Mais la solution la plus répandue est assurément la solution psychologiste sous sa forme intellectualiste (l’évidence de l’intuition intellectuelle comme critère de vérité et le cogito comme fondement premier de toutes nos connaissances) ou surtout sous sa forme empiriste : « Dans l’expérience sensorielle nous avons une « connaissance immédiate » qui peut justifier la connaissance médiate que nous exprimons dans le symbolisme de quelque langage. » (LDS, p. 93)
5Popper fait ici directement allusion à la distinction russellienne entre connaissance directe (by acquaintance) et connaissance par description, mais aussi, par-delà celle-ci, à toute la tradition empiriste classique de Locke au Carnap de l’Aufbau1. L’expérience perceptive est reconnue dans cette perspective comme la seule source de nos connaissances (LDS, ibid. ; et CR, Introduction) : c’est ainsi que pour Russell, la connaissance directe est d’abord immédiate : « Nous avons une connaissance directe de quelque chose dont nous prenons conscience sans l’intermédiaire d’aucun procédé de déduction. » (Problèmes de philosophie, p. 55) La connaissance directe se présente à nous sous la forme des données sensibles (data) : « Les témoignages sensoriels qui me font percevoir la table sont des choses dont j’ai conscience directement, immédiatement, et simplement avec l’apparence qu’elles présentent. » (ibid.) La thèse empiriste, qui est celle du sens commun et qui ne pose pas problème pour Russell est exprimée par lui en deux temps :
- la connaissance directe (des choses concrètes) est « par essence plus simple que la connaissance des vérités » et elle en est « indépendante » (ibid., p. 54) ;
- « tout notre savoir, à la fois celui concernant les objets et celui concernant les vérités, est fondé sur la connaissance directe » (ibid., p. 56).
6L’empiriste tient que « tout ce que nous savons relativement au monde des faits doit donc pouvoir être exprimé sous la forme d’énoncés relatifs à nos expériences » (LDS, p. 93). Cette croyance est à la base du programme de « reconstruction rationnelle » dont le « père » est sans doute Russell mais dont la mise en chantier effective est due à Carnap (essentiellement dans Der Logische Aufbau der Welt). Pour ce dernier, à cette époque du moins, épistémologie veut dire « réduction des connaissances l’une à l’autre (reduction of cognitions to one another) »2. Il va s’agir de trouver des « relations de base », ou « catégories », assez simples pour avoir un contenu psychique précis, et assez fortes pour pouvoir, en se combinant les unes avec les autres, « produire » le monde de la perception, mais aussi celui de la physique, de la psychologie et des sciences sociales (à la limite, une seule suffira : la relation de « souvenir d’une similitude » (Ahnlichkeits Erinnerung). Les notions sont ainsi « constituées » les unes à partir des autres, sur la base des expériences personnelles. La construction est effectuée grâce à l’emploi de l’appareil logique des Principia de Russell-Whitehead.
7La constitution carnapienne pose beaucoup de problèmes, et Carnap en vient très vite, en partie d’ailleurs grâce aux critiques émises par Popper mais surtout semble-t-il grâce à celles de Neurath (PRC, p. 51), à abandonner le projet même. La difficulté essentielle paraît être la suivante : la connaissance est structurelle, cela est comme une maxime de la pensée des empiristes logiques. On conçoit alors que l’intersubjectivité de la connaissance provienne des régularités que tous les esprits connaissants découvrent identiquement dans le donné psychique propre et qu’ainsi « l’intersubjectif fonde l’objectif3 ». Cette reconnaissance de l’intersubjectivité rend problématique la construction carnapienne : la primitivité fondatrice est accordée au donné personnel, « privé », alors que les objets de la science viennent à l’existence seulement grâce aux régularités intersubjectives, lesquelles ne sont envisageables qu’en tant que régularités physiques.
8Comme le dit Ruytinx : « le donné psychique propre, premier du point de vue épistémologique, ne l’est pas du point de vue logique » (id.). De plus, le passage à l’intersubjectif n’est pas garanti par la construction des objets physiques : il n’est possible que dans un troisième temps, celui du passage au « donné psychique étranger ». On reconnaît là les difficultés de tout solipsisme, fût-il « méthodologique », ou encore les problèmes sans fin, bien connus de la philosophie britannique, des « autres esprits » (other minds) ou du statut de la psychologie4. Pour Popper, il faut radicalement abandonner ce point de vue si l’on veut comprendre quoi que ce soit de la pratique scientifique, et plus généralement du processus de connaissance, car, contrairement aux empiristes, il tient la science pour plus « facile » et plus intéressante à étudier que la connaissance du sens commun (cf. LDS, Préface, p. 15).
91. L’empirisme phénoméniste – subjectiviste (Russell-Mach-Carnap) présente une idée extrêmement pauvre (et fausse) de la science :
La science consiste tout simplement en une tentative en vue de classifier et de décrire cette connaissance perceptive, ces expériences immédiates dont la vérité ne peut être mise en doute : elle est la présentation systématique de nos convictions immédiates.
LDS, p. 93
10Ce jugement, peut-être vrai en ce qui concerne Mach, est sans doute quelque peu injuste envers Carnap : celui-ci ne voulait pas, dans l’Aufbau, « donner une image » de la science. Il est vrai en revanche qu’il y avait là un programme typiquement fondateur et donc « métaphysique ».
112. Cette conception est incapable de rendre compte du passage à l’universalité des lois scientifiques et même de n’importe quel énoncé informatif : en effet, « nous ne pouvons exprimer aucun énoncé scientifique qui n’aille au-delà de ce qu’on peut connaître avec certitude, “sur la base de l’expérience immédiate”. On peut se référer à ce fait comme à la transcendance inhérente à toute description. » (LDS, p. 94)
12Cela est fondamental, car cette « transcendance » rend caduque toute tentative de dénicher une « relation primitive », des « faits bruts », ou des « données premières ». « Ce qui est important, c’est que toute théorie physique en dit plus que ce que nous pouvons tester. » (CR, p. 266) L’une des idées centrales de Popper est que tout est théorique dans une plus ou moins grande mesure. Comme, chez Kant, l’échelle des concepts ne parvient jamais à un point qui serait l’individuel pur (CRP, Appendice à la dialectique transcendantale, p. 461-462), de même, pour Popper, il n’est pas, dans le domaine de la connaissance, de point où l’on « sorte » du théorique, du général, du conceptuel :
Chaque fois que nous décrivons, nous utilisons des noms (symboles ou notions) universels ; tout énoncé a le caractère d’une théorie d’une hypothèse. Les « expériences immédiates », qui sont par définition uniques, ne nous intéressent donc pas. Les termes universels ne peuvent être réduits à des classes d’expériences ; ils ne peuvent être constitués.
LDS, p. 94 ; cf. sur ce « théoréticisme », CR, p. 63
13Les membres du Cercle de Vienne, en premier lieu Carnap et Neurath, s’aperçurent très vite des dangers inhérents à ce psychologisme. Ils se rendirent compte qu’il fallait partir d’énoncés et non de sensations. L’aboutissement dogmatique de ce retournement est la théorie de la « vérité-cohérence », adoptée quelque temps en particulier par Neurath et qui provoquera l’ironique étonnement de Russell5. Avec la théorie de la vérité-cohérence, qui refuse le fameux « saut » de l’expérience, le problème de l’objectivité est complètement éludé, court-circuité par un coup de force typiquement idéaliste, n’en déplaise à ses tenants contemporains.
14Carnap n’allait pas si loin et restait assez fidèle à sa première tentative, mais cette fois dans le « mode d’expression formel » lorsqu’il proposait sa théorie des énoncés protocolaires (in Erkenntnis 2, 1932, cité par Popper, LDS, p. 94-98).
15Les énoncés protocolaires « n’ont pas besoin de confirmation et servent de base à tous les autres énoncés de la science, ce qui revient à dire – – dans le mode d’expression “matériel” ordinaire – que les énoncés protocolaires se réfèrent au “donné” : aux données des sens » (LDS, p. 95). Ils décrivent selon Carnap, « les contenus de l’expérience immédiate ou phénomènes et donc les faits les plus simples qui puissent être connus ». Ces éléments permettent à Popper de conclure que « la théorie des énoncés protocolaires n’est rien d’autre que le psychologisme traduit dans le mode d’expression formel » (LDS, p. 95) Pour Neurath également, les énoncés protocolaires devraient être « des rapports ou protocoles d’observations ou de perceptions immédiates » (ibid.). Cependant, contrairement à la première conception de Carnap, Neurath soutient que les énoncés protocolaires ne sont pas irréfutables. Mais il ne tire pas les conséquences de ce « progrès remarquable » (LDS, p. 96), puisqu’il ne donne pas de règles permettant de limiter le caractère arbitraire de « l’élimination (ou l’“acceptation”) de l’énoncé protocolaire ». Tombant dans le piège de la vérité-cohérence, « il jette l’empirisme par-dessus bord ».
L’objectivité de la base empirique
16La notion poppérienne d’énoncé de base retient trois éléments de cette discussion :
- Les énoncés de base servent d’énoncés de contrôle des énoncés de la science. Là réside tout l’empirisme de Popper (CR, p. 54).
- Ils ne sont pas irréfutables. Ils ne servent pas à fonder ou à justifier (au sens fort) les autres énoncés. Tout au contraire, ils sont non seulement réfutables (testables) mais aisément testables (intersubjectivement).
- Ils satisfont à une « exigence matérielle » (LDS, p. 202). Ils décrivent un évènement « observable », c’est-à-dire que « I’on doit pouvoir soumettre les énoncés de base à des tests intersubjectifs faisant intervenir l’observation » (ibid.).
17Le terme d’observable est un « terme indéfini que l’usage précise suffisamment » (LDS, p. 203). Ses connotations psychologistes (l’observable présuppose l’observateur) peuvent être éliminées de manière « matérialiste » : on remplacera « observable » par exemple par « évènement impliquant la position et le mouvement d’objets macroscopiques » (LDS, p. 102). C’est pour cette raison que Popper, d’accord en cela avec Neurath, tient que les énoncés de base doivent être « exprimés en langage physicaliste : c’est-à-dire que nous testons nos théories les plus abstraites, psychologiques aussi bien que physiques, en dérivant à partir d’elles des énoncés décrivant le comportement d’objets physiques » (CR, p. 267). Popper prend soin de marquer ses distances avec Neurath lorsque celui-ci, dont le but est explicitement la construction d’un langage unitaire de la science, en arrive à un monisme physicaliste, dont l’une des expressions est bien entendu la « réduction » béhavioriste de la psychologie (CR, p. 62).
18Les énoncés de base sont les énoncés « les plus facilement comparables (avec les faits) » et donc « les plus facilement testables intersubjectivement » (ibid). Mais il n’est pas question de faire de ces « énoncés de base » (il vaudrait mieux, comme le fait parfois Popper lui-même, parler d’« énoncés test » : PKP, ii, p. 987) les fondements de la théorie, le « roc solide » à partir duquel on pourrait dériver (inductivement) l’ensemble de l’édifice théorique. Au contraire,
[…] nos tests ne sont jamais concluants mais toujours produits à titre d’essai, provisoires (tentative). Nous ne devrions jamais accepter de règle qui nous dise d’arrêter nos tests à un point particulier – lorsque nous serions censés être arrivés à des prédicats primitifs. Tous les prédicats sont dispositionnels, c’est-à-dire ouverts au doute et aux tests. C’est là une des idées principales de ma théorie de la base empirique dans la LDS.
CR, p. 278
19On peut donc dire avec Musgrave (« The objectivism of Popper’s epistemology », in PKP, i, p. 569) que « la base empirique ne joue pas (chez Popper) de rôle justificatoire ». En ce sens, « il ne suit pas les empiristes traditionnels, qui, dans leur vaine recherche de la certitude, vont de “voici une table” à “j’ai maintenant un sens-datum qui a l’aspect d’une table (table-like)” ». La « base empirique » ne consiste pas en énoncés dont la vérité est « établie » par l’expérience. « Elle consiste plutôt en ces énoncés expérimentaux facilement testables sur la vérité ou la fausseté desquels la communauté des scientifiques s’accorde à un moment donné. » On n’est jamais fondé à arrêter complètement de tester : l’arrêt de la procédure de testage est une question de fait, non une question de droit. « Chaque fois que nous soumettons une théorie à des tests, qui la corroborent ou la falsifient, nous devons nous arrêter à un énoncé de base que nous décidons d’accepter. » (LDS, p. 29 : « Le caractère relatif des énoncés de base », p. 103). « Ce processus n’a pas de fin naturelle » (LDS, p. 103, c’est nous qui soulignons).
20Les énoncés de base sont des hypothèses comme les autres, mais d’un niveau de généralité peu élevé (PKP, i, p. 158, note 15). Cette gradation dans la généralité explique les réticences de Popper devant l’une des thèses les plus généralement acceptées de l’épistémologie positiviste : la distinction entre « énoncés théoriques » et « énoncés d’observation », distinction qui rend nécessaire l’établissement de « règles de correspondance » entre les deux niveaux6.
21Ainsi, « presque chacun de nos énoncés transcende l’expérience. Il n’y a pas de ligne de démarcation précise entre un « langage empirique » et un « langage théorique » ; nous sommes constamment en train de faire des théories même lorsque nous formulons l’énoncé singulier le plus banal » (LDS, Appendice x, p. 431 ; cf. également la réponse de Popper à Margenau : PKP, ii, p. 1123-1124).
22D’un point de vue formel, les énoncés de base sont des énoncés existentiels affirmatifs : ils affirment l’existence de phénomènes observables que la théorie proscrit, le seul raisonnement valide, dans la perspective falsificationniste, étant celui qui va de la vérité d’un énoncé test à la fausseté de la loi dont on peut déduire sa négation. On peut ainsi reformuler le critère de démarcation :
Mon critère de démarcation entre les théories ou les énoncés de la science empirique et ceux qui n’y appartiennent pas (mais qui appartiennent peut-être à la pseudo-science, à la logique ou à la métaphysique) est la testabilité ou falsifiabilité. Je veux dire la possibilité de désaccord (clash) avec des énoncés tests (énoncés de base, énoncés singuliers décrivant des évènements observables).
PKP, p. 987
23L’élément de décision inhérent à tout test, et donc à toute tentative d’établir l’objectivité d’un énoncé, ne doit pas être mésestimé : il ne faut en effet pas confondre convention et décision arbitraire : « presque toutes (ces) erreurs peuvent être ramenées à une méprise fondamentale, la croyance que “convention” implique “arbitraire” » (OS, i, p. 64).
24Il faut cesser de croire que l’absence de critère décisoire et irrévocable dans une discussion rend le choix arbitraire et irrationnel : à ce compte-là, note Popper (PKP, p. 1111 ; et LDS, p. 109), presque tous les verdicts rendus par les jurys seraient arbitraires et irrationnels (PKP, p. 1193, n. 166, où Popper donne un exemple de « décision » prise par la communauté scientifique (le « jury ») à propos d’un test particulier, l’expérience de Miller, qui donnait un résultat positif à celle de Michelson et donc contredisait apparemment la relativité restreinte). Comme il faut cesser de croire que tout ce qui n’est pas « fondé en vérité », « justifié » (au besoin à priori), n’a aucune valeur scientifique (telle est ce que l’on pourrait appeler « l’illusion métaphysique »), il faut renoncer à l’idée selon laquelle les argumentations fournies par les sciences empiriques ont ou doivent avoir le caractère « contraignant » des preuves logico-mathématiques : substituer à ce rationalisme dogmatique, ou rationalisme absolu, un rationalisme critique (cf. OS, ii, Appendice). Cela ne veut pas dire que l’on doive employer une logique « faible » et que l’inférence déductive doive être remplacée par une « inférence inductive » ou encore « inférence probable ». Ce n’est pas la déduction qui est hypothétique, ce sont les prémisses.
25Pour revenir à la notion capitale de base empirique, il faut noter que Carnap, dans « Testability and meaning » (1936), a adopté presque intégralement les idées de Popper, en les gauchissant dans le sens néopositiviste, c’est-à-dire dans l’optique :
- de l’élimination de la métaphysique ;
- d’une doctrine de la signification définie par la confirmation, substitut « affaibli » du principe de vérifiabilité qui est rejeté ;
- d’une construction d’un langage unitaire pour la science.
26Ces trois points sont liés et Popper les rejette tous les trois (cf. CR, p. 278, note 60). Mais Carnap renonce expressément, après Neurath et Reichenbach, à l’idée d’énoncés de base irréfutables et fondateurs :
Notons que le terme « énoncé atomique » ainsi défini ne doit absolument pas être entendu comme renvoyant à des faits fondamentaux (à la différence du terme « proposition atomique » ou « proposition élémentaire » que l’on trouve chez Russell ou Wittgenstein). Notre théorie n’assume rien qui ressemble à des faits fondamentaux. C’est affaire de convention que de savoir quels prédicats on prend comme prédicats primitifs dans une certaine langue L. (1936, ii, § 10)
27Le critère de falsifiabilité n’est pas décisoire : « J’admets que mon critère ne permet pas une classification exempte d’ambiguïté. » (LDS, p. 80) La décision est extérieure au critère :
C’est seulement en référence à la méthode appliquée à un système théorique qu’il est vraiment possible de se demander si nous avons affaire à une théorie conventionnaliste ou à une théorie empirique. La seule manière d’éviter le conventionnalisme est de prendre une décision : la décision de ne pas appliquer ses méthodes. Nous devons décider que si notre système se trouve menacé, nous ne le sauverons par aucune sorte de stratagème conventionnaliste. (ibid.)
28À certains égards, le personnage du conventionaliste est tout aussi important dans la LDS que celui de l’empiriste logique (p. 76-80). Il s’agit d’éviter que la possibilité d’ajouter une hypothèse auxiliaire à une théorie permette à celle-ci d’échapper à l’élimination, « tentation à laquelle succombent souvent les psychanalystes par exemple » (LDS, p. 81). Ainsi, Popper construit la notion de degré de falsifiabilité pour rendre plausible l’idée qu’une théorie puisse être choisie de préférence à une autre pour des raisons essentielles : « La science théorique vise à obtenir des théories aisément falsifiables, (qui ont) en principe peu de chances d’échapper à la falsification (en restreignant) au minimum l’éventail des évènements permis. » (LDS, p. 113) Entre la tautologie et la contradiction, les théories s’échelonnent selon leur degré de falsifiabilité ; on considère « qu’une théorie est falsifiable si la classe de ses falsificateurs virtuels n’est pas vide » (LDS, p. 81), c’est-à-dire s’il existe une classe non vide d’énoncés de base qui sont en contradiction avec elle.
29Dans cet esprit, « en ce qui concerne les hypothèses auxiliaires, nous décidons d’instituer la règle selon laquelle seules sont acceptables celles dont l’introduction ne diminue pas le degré de falsifiabilité du système en question mais, au contraire, l’élève » (LDS, p. 81). Ainsi une théorie ne pourra être considérée comme réfutée que si une hypothèse est corroborée par une sous-classe des falsificateurs virtuels de la théorie, étant bien entendu que « nous ne reconnaissons la falsification que si une hypothèse empirique d’un niveau d’universalité peu élevé décrivant un effet reproductible falsifiant est proposée et corroborée » (LDS, p. 85). On appellera cette espèce d’hypothèse une « hypothèse falsifiante ».
Le psychologisme
30On a vu qu’un examen satisfaisant du problème de la base empirique nécessitait l’élimination du psychologisme :
Nous devons distinguer nos expériences subjectives ou nos sentiments de conviction lesquels ne peuvent jamais justifier aucun énoncé (bien qu’ils puissent faire l’objet d’un examen psychologique) et, d’autre part, les relations logiques objectives existant entre les divers systèmes d’énoncés et à l’intérieur de chacun d’eux.
LDS, p. 40-41
31II faut maintenant généraliser cette distinction : « Je désire distinguer avec précision la science objective d’une part et “notre connaissance” de l’autre. » (LDS, « L’objectivité de la base empirique », p. 97) On peut admettre en effet, avec le Cercle de Vienne, que « nous ne pouvons prendre conscience des faits que par l’observation » (H. Hahn, cité dans LDS, p. 97). « Mais cette conscience […] ne justifie ni n’établit la vérité d’aucun énoncé. » La tâche de l’épistémologie n’est donc pas de « se demander sur quoi repose notre connaissance de b, ou plus précisément, “si j’ai eu l’expérience S, quelles raisons puis-je donner pour ma connaissance (alléguée) du contenu de b ; comment puis-je la justifier contre les doutes ?”7 », mais plutôt de « s’interroger sur la manière de contrôler les énoncés scientifiques à l’aide des conséquences que nous en déduisons et sur le genre de conséquences que nous pouvons choisir à cette fin s’il faut qu’elles puissent être soumises à des tests intersubjectifs » (LDS, p. 97).
32En renonçant ainsi aux prestiges du « doute méthodique » et à la recherche d’un indubitable, l’épistémologie acquiert un statut qu’on pourrait décrire, en souvenir de la formule bachelardienne (1934, chap. vi) comme « non cartésien ». Le déplacement ainsi opéré peut paraître de peu de poids, mais il n’en est rien, si l’on considère qu’
[…] aussi intense soit-il, un sentiment de conviction ne peut jamais justifier un énoncé […] Un énoncé peut-il être justifié par le fait que K. Popper est intimement convaincu de sa vérité ? La réponse est négative et toute autre réponse serait incompatible avec l’idée d’objectivité scientifique. .
LDS, p. 43
33Ce qui est en jeu, dans ce déplacement, c’est une extension au domaine entier de la connaissance de la mise à l’écart du psychologisme, déjà effectuée dans les sciences logico-mathématiques. Cette élimination est prise comme un acquis définitif (le cas de l’intuitionnisme mériterait une étude à part : OK, p. 304 : « A realist view of logic ») et comme exemplaire (LDS, p. 97-99) par Popper. Mais il ne pense pas que les sciences empiriques échappent à l’emprise psychologisante, comme le croit par exemple Husserl :
Personne ne désignera comme domaine de la science de la nature, au lieu de la nature elle-même, les vécus psychiques de l’expérience naturelle et de la pensée concernant la nature. Là, ne s’affirmeraient pas les tentatives psychologistes auxquelles succomba presque généralement la logique moderne8.
34Bien au contraire, il va s’agir de tirer les conséquences rigoureuses de I’attitude d’un Frege en épistémologie. La réponse négative de Popper à la question : « La base empirique est-elle subjective ? » est aussi nette que la réponse de Frege à la question « Le nombre est-il subjectif ? »9. C’est à ce titre que la contribution de Frege à l’édification d’une épistémologie objective (ou encore « épistémologie sans sujet », OK, chap. 3) est très importante.
35Nous aurons l’occasion d’y revenir lorsque nous aborderons la question du statut ontologique des champs d’objectivité ouverts par la conceptualisation scientifique. Mais nous pouvons d’ores et déjà insister sur un certain nombre « d’acquis » frégéens qui concernent l’élimination du psychologisme en logique, à laquelle Popper se réfère explicitement (cf. LDS, p. 98 : « Dans le domaine de la logique, cette sorte de psychologisme fait peut-être aujourd’hui partie du passé. »)
36Le psychologisme en logique, dont le représentant le plus célèbre fut J. S. Mill, florissait au xixe siècle. Cette doctrine était la systématisation « ultraempiriste » de l’idée commune selon laquelle la logique est la science des « lois de la pensée »10. Or la science de la pensée, c’est la psychologie (laquelle occupait alors à beaucoup d’égards une position dominante). Donc la logique est une partie de la psychologie. C’est contre ce syllogisme que s’insurge Frege ; il découvre un sophisme dans le passage de la première prémisse à la seconde : le terme « pensée » y est pris en deux sens différents. Tel est le contexte de la question posée dans la première « Recherche logique » : « La pensée est-elle une représentation ? »11. La réponse est évidemment non : « tout n’est pas représentation12 ». D’où le refus de « l’impérialisme » de la psychologie :
On ne pourrait méconnaître plus gravement les mathématiques qu’en les subordonnant à la psychologie. Ni la logique, ni les mathématiques n’ont pour tâche d’étudier les âmes ou les contenus de conscience dont l’homme individuel est le porteur13.
37La réduction psychologiste repose sur une confusion que l’on peut exprimer sous trois formes :
- confusion du logique et du psychologique ;
- confusion du concept et de la représentation ;
- confusion de l’objectif et du subjectif.
38En particulier, le psychologisme est invalidé en logique du seul fait que, comme l’a vu Husserl, il est incapable de rendre compte de I’apodicticité des « lois logiques », puisqu’il est obligé de les interpréter comme des produits d’inductions14 et également de leur valeur universelle : « La loi s’applique-t-elle aussi aux animaux ? » peut-on alors demander15.
39Enfin, le psychologisme trace la voie de l’idéalisme puisqu’il fait du sujet (empirique) et du cours de ses impressions le pôle constituant, « créateur », de l’objet connu :
On dit souvent que l’équateur est une ligne fictive, mais il serait faux d’y voir un produit de notre imagination. L’équateur ne tire pas son existence de notre pensée ce n’est pas le produit d’un processus psychique, bien que seule la pensée puisse le connaître, que seule elle puisse s’en saisir. Si la connaissance était l’équivalent d’une création, nous ne pourrions rien dire de positif sur l’équateur qui concerne une période antérieure à cette prétendue création16.
40Cette conception rigoureusement objectiviste de la science permet à Frege de disqualifier toute intervention des évidences du sujet dans l’établissement de la preuve.
41L’invention d’une « langue formulaire » permettra l’élimination pratique du psychologisme :
Un autre avantage du signe écrit lui vient de sa plus grande durée et de son immutabilité. Par ces caractères, il est semblable au concept, comme il se doit, et d’autant plus dissemblable du courant incessant de nos pensées effectives17.
42En refusant ainsi tout caractère fondateur à la subjectivité, Frege rend possible une épistémologie objectiviste, susceptible de devenir, à la limite, discours interne au « tissu de la science elle-même » (Cavaillès).
43Désormais, comme le note non sans humour Popper, « Personne ne songerait plus à justifier une inférence logique ou à la défendre contre les doutes en écrivant dans la marge : “Protocole : en vérifiant aujourd’hui cette suite d’inférences, j’ai éprouvé un vif sentiment de conviction”. » (LDS, p. 98). En physique comme en logique et en mathématique, la science n’établit ses prémisses et ne fonde ses raisonnements que sur les rapports logiques entre les énoncés et non sur les rapports de ces énoncés au sujet qui, « accidentellement », en est « porteur ». En physique comme en logique « il n’y a qu’une seule manière de garantir la validité d’une chaîne de raisonnements, c’est de lui donner la forme sous laquelle on pourra le plus facilement la soumettre à des tests. » (ibid.) La coupure est nette et, dorénavant, on ne fera plus confiance en une simple analyse de la « croyance » pour faire avancer l’épistémologie d’un pas sur la voie d’une compréhension meilleure des mécanismes de fonctionnement des théories scientifiques, c’est-à-dire du « savoir » objectif.
Notes de bas de page
1 Cf., par exemple, la distinction des deux sortes de connaissances chez J. S. Mill, Système de logique, Introduction, § 4, p. 6.
2 Dans l’édition anglaise de l’Aufbau : The Logical Structure of the World, p. xvi.
3 Voir J. Ruytinx, La Problématique philosophique de l’unité de la science, p. 235.
4 Voir B. Russell, Problèmes de philosophie, p. 57-59.
5 Voir B. Russell, Signification et Vérité, chap. x.
6 Cf. R. Carnap, Fondements philosophiques de la physique, chap. 24.
7 R. Carnap, The Logical Structure of the World, p. 314.
8 E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, § 56, p. 207.
9 G. Frege, Les Fondements de l’arithmétique, 26, p. 153.
10 Cf. J. S. Mill, Système de logique, p. 5 : « [La logique] est la science qui traite des opérations de l’entendement humain dans la recherche de la vérité. »
11 Voir G. Frege, Écrits logiques et philosophiques, p. 183.
12 Ibid., p. 199.
13 Ibid.
14 Cf. J. S. Mill, Système de logique, p. 254 : « Le fondement de toutes les sciences, même des sciences déductives ou démonstratives, est l’Induction. »
15 Voir E. Husserl, Recherches logiques, p. 91.
16 G. Frege, Les Fondements de l’arithmétique, p. 154.
17 G. Frege, Écrits logiques et philosophiques, « Que la science justifie le recours à une idéographie », p. 67.
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