1. Le critère de démarcation
p. 27-36
Texte intégral
Quelquefois, on conclut un absurde manifeste
de (la) négation (d’une hypothèse),
et alors l’hypothèse est véritable et constante ;
ou bien, on conclut un absurde manifeste de son affirmation,
et alors l’hypothèse est tenue pour fausse ;
et lorsqu’on n’a pas pu tirer d’absurde ni de sa négation ni de son affirmation,
l’hypothèse demeure douteuse ;
de sorte que, pour faire qu’une hypothèse soit évidente,
il ne suffit pas que tous les phénomènes s’en ensuivent,
au lieu que, s’il s’ensuit quelque chose de contraire à un seul des phénomènes,
cela suffit pour assurer de sa fausseté.
Blaise Pascal, « Réponse au très Révérend Père Noël », 29 octobre 1647, Œuvres complètes, p. 202
Scientificité et objectivité
1Pourquoi commencer un travail sur l’objectivité de la connaissance par une explication et une discussion du « problème de la démarcation » ? Cette nécessité provient de deux raisons :
- Il semble impossible d’aborder l’épistémologie de Popper sans passer par le critère de démarcation, car, comme le disent Freemann et Skolimowski : « Popper montre un extraordinaire degré de cohérence en reliant tous les aspects de son épistémologie et de sa méthodologie à la seule idée de réfutabilité, en particulier dans sa période classique de La Logique de la découverte scientifique et de Conjectures et Réfutations » (PKP, p. 513).
- Ce lien est particulièrement important dans le cas du problème de l’objectivité. On essaiera de montrer que ce qui fait la scientificité d’un énoncé, d’une théorie est, précisément, son caractère objectif. La science a bien d’autres caractères, qui ne sont d’ailleurs que rarement propres à toutes les sciences à la fois. Mais ce qui fait la spécificité du discours scientifique et de l’activité scientifique par rapport à tous les autres discours et toutes les autres activités, réside précisément dans sa prétention à l’objectivité. Ainsi, ne pas vouloir poser la question de l’objectivité, reviendrait à s’interdire de savoir dans quel cas on a affaire à une « science » et dans quel cas on a affaire à un mythe, ou à une puissante idéologie. L’objectivité est ce caractère qui nous permet donc de parler de « la » science, puisqu’elle est le caractère commun et spécifique à toutes les sciences. Elle est l’indice de la démarcation entre les sciences et ce qu’on appellera, par convention, « métaphysique ». Il va s’agir de proposer un critère opératoire.
La situation de problèmes : les pseudo-sciences et le critère empiriste
2La « situation de problèmes » qui l’a amené à proposer son critère a été souvent décrite par Popper [par ex. : CR, i, p. 33 sq. ; PKP, Autobiographie, p. 23 sq. ; Réponses. « Le Centre du débat (dispute) », p. 976 sq.].
3Il s’agissait de problématiser l’idée intuitive selon laquelle il y avait une différence radicale de statut entre la relativité générale d’Einstein, par exemple, et le marxisme et la psychanalyse, et d’en tirer les conséquences. Car, si l’on accepte sans critique (sans leur poser la question : quid juris ?) ces derniers systèmes théoriques, il semble que nous ne puissions plus refuser à d’autres systèmes théoriques, moins puissants que le marxisme et la psychanalyse, mais plus suspects, la possibilité de s’auto-affirmer comme science. La question poppérienne, dans son apparente « naïveté » pourrait être posée dans ces termes : qu’est-ce qui nous permet de dire que la théologie, l’alchimie, l’astrologie ne sont pas des sciences ? Il ne suffit pas de dire que le passage de la non-science à la science est le fruit d’une méditation, d’une conversion ou d’une « formation », car les métaphores, ici, sont indigentes (jamais une métaphore ne servira de critère pour décider de quoi que ce soit), mais il faut se poser la question du seuil de scientificité, du seuil d’objectivité et oser proposer une réponse. Disons encore pour préciser le sens de la question, qu’il ne s’agit pas du tout de savoir ce qui rend la relativité « plus vraie » que le marxisme ou la psychanalyse : « ce n’était pas un doute sur la Vérité de ces trois théories (Marx, Freud, Adler) qui me préoccupait » (CR, p. 34). Popper, qui ne manque pas de sévérité pour elle, dit également qu’il pense que bien des résultats offerts par la psychanalyse sont vrais (ou tout au moins approchants de la vérité), et que, si la psychologie devient un jour scientifique, elle les retrouvera. La psychanalyse aura peut-être le même destin que l’atomisme : resté pendant des siècles un ensemble d’hypothèses métaphysiques, il est devenu, à partir du xixe siècle, scientifique (CR, p. 37).
4Une première remarque s’impose : contrairement à une idée courante, Popper souligne que Vérité et scientificité ne sont pas synonymes, et qui plus est, que l’une ne peut servir de critère à l’autre. Ceci est d’une importance capitale.
5Car tel est le critère « naïf » qui semble employé à propos des sciences, mais aussi à propos du marxisme, de la psychanalyse et aussi de l’astrologie : elles sont « vérifiées ». « Je trouvai que ceux de mes amis qui admiraient Marx, Freud ou Adler, étaient impressionnés par un certain nombre de points communs à ces théories, et en particulier par leur apparent pouvoir explicatif. Ces théories apparaissent capables d’expliquer pratiquement tout ce qui arrivait dans leurs champs de référence respectifs […] Il suffisait d’ouvrir les yeux et l’on voyait des instances confirmantes partout : le monde était plein de vérifications de la théorie » (CR, p. 34-35) ; mais ce fait qui « faisait leur force apparente était, en réalité, leur faiblesse ».
6Or, cette idée simple de la « vérification » de ce qui est scientifique, idée banale et non critiquée, avait été, dans les années 20, problématisée et érigée en dogme par les membres du Cercle de Vienne, en particulier Schlick, à partir de leur lecture du Tractatus de Wittgenstein et de leurs discussions avec son auteur. Les empiristes logiques prétendaient posséder un critère de signification implacable, et qui les rendaient capables de décider du caractère scientifique (= doué de sens) ou métaphysique (= dénué de sens) d’un énoncé quelconque. La réponse positiviste au problème de la démarcation et à celui de l’objectivité est donc : être scientifique, objectif, c’est être doué de sens, c’est-à-dire vérifiable en principe. Le dogme s’exprime par la formule : « La signification d’un énoncé, c’est sa méthode de vérification », qui est due à Schlick1.
7Popper, suivant en cela les positivistes eux-mêmes, attribue ce principe à Wittgenstein. Carnap écrira dans son autobiographie : « Le point de vue selon lequel ces énoncés et ces questions (« métaphysiques ») sont non cognitives était basé sur le principe de vérifiabilité de Wittgenstein. Ce principe dit premièrement que le sens d’un énoncé est donné par ses conditions de vérification et, deuxièmement qu’un énoncé est doué de sens (meaningful) si et seulement si, il est en principe vérifiable, c’est-à-dire s’il y a des circonstances possibles (non nécessairement actuelles) qui, si elles se produisaient, établiraient définitivement la vérité de l’énoncé. » (PRC, p. 45) (ou encore « Testability and meaning », Intro., in Readings in the Philosophy of Science, p. 423). Popper prend note de cette filiation avouée et critique donc « le père », c’est-à-dire Wittgenstein, ou plutôt, puisque nous sommes dans un domaine objectif, le Tractatus (cf. LDS, I, p. 32-33 ; CR, p. 39).
Wittgenstein essaya de montrer dans le Tractutus (cf. 6.53… ; 6.54 et 5) que toutes les prétendues propositions métaphysiques ou philosophiques étaient en fait des non-propositions ou des pseudo-propositions : qu’elles étaient dénuées de sens ou de signification. Toutes les propositions authentiques (ou pleines de sens) étaient des fonctions de vérité des propositions élémentaires ou atomiques qui décrivaient des « faits atomiques », i. e. des faits qui peuvent en principe être constatés par l’observation.
CR, p. 39
8Ce passage, et ce qui suit, est précisément la cible de Gertrude Anscombe, qui n’a pas de mal à montrer que rien dans le Tractatus n’autorise l’équivalence posée par Popper dans son texte, qui ferait de Wittgenstein un épistémologue empiriste, ce qu’il n’est pas2. Mais l’important est que Popper critique avant tout ce que les gens du Cercle de Vienne ont retenu de Wittgenstein et ce qu’ils ont interprété de leur point de vue empiriste.
9Mais, même s’il n’est pas dit dans le Tractatus que les propositions élémentaires, images des faits atomiques, sont des constats observationnels (empirisme), ce qui est dit, c’est que les sciences de la nature sont formées de la totalité des propositions vraies (4.11) et qu’elles sont fonction de vérité des propositions élémentaires (5). Une fois posée l’équation empiriste (faits atomiques = faits d’observation) qui, si elle n’est pas chez Wittgenstein, est plus clairement exposée par Russell (avec sa notion de « knowledge by acquaintance »), nous avons le programme néopositiviste : éliminer la métaphysique, c’est-à-dire le dénué de sens, le non déductible des énoncés d’observation, le non vérifiable. C’est en ce sens que « l’aphorisme 6.53 du Tractatus formule ce l’on peut considérer comme le principe fondamental de la philosophie néopositiviste3 ». Les empiristes logiques ont considéré comme programmatique ce que Wittgenstein considérait lui-même comme « définitif » (Tractatus, Préface, p. 5)4.
10Or, quelle est la réponse de Popper face à l’énoncé de ce principe et de ce programme ? Il tient le programme pour irréalisable, dangereux et trop chargé d’émotivité (CR, p. 275 : « il n’est pas nécessaire de croire dans le caractère scientifique de la psychanalyse pour diagnostiquer dans la ferveur positiviste antimétaphysique une forme de meurtre du Père ») et il considère le principe comme réfuté.
11En effet, le critère de signification empiriste « occulte les difficultés liées au statut des hypothèses scientifiques qui vont toujours au-delà d’une simple énonciation de faits ; il néglige le problème de l’universalité ou de la généralité » (ibid. ; cf. OS, II, chap. 11, n. 51, p. 298).
12C’est ce dépassement de l’expérience par la connaissance qui est à interroger. On sait que Hume et Kant se sont, précisément, posé ce problème, et qu’ils y ont répondu, l’un par la psychologie, l’autre par le transcendantal, l’un par l’habitude, l’autre par la synthèse à priori.
13Et c’est de ce point de vue également que Popper en vient à refuser le critère empiriste. Ses griefs peuvent se ramener à trois :
14– C’est un critère de signification dont le but est l’élimination de la métaphysique. Il repose sur une conception « naturaliste » ou « essentialiste » du sens (cf. CR, p. 259) qui consiste à croire que la réponse à la question de la « signification ou non » d’un énoncé est inscrite « par nature » dans l’énoncé lui-même. Cette croyance provient d’une hypostase dogmatique de la théorie russellienne des types (ibid., p. 259). La question du sens, comme le reconnaîtra Carnap, dépend du langage adopté, c’est-à-dire est une question de convention, non de nature5.
15Or, pour Popper, il n’est pas question de critère de signification. Il n’est pas question de dire que le marxisme ou la psychanalyse n’ont pas de sens, ou même de « sens cognitif », mais seulement un « sens émotif » (comme la métaphysique pour Carnap6). De plus, il n’y a pas chez Popper cette volonté « meurtrière » contre la métaphysique, puisque la métaphysique n’est pas le contraire de la science, et que des hypothèses d’abord métaphysiques peuvent devenir scientifiques.
16– Les lois scientifiques ne sont pas vérifiables. En effet, elles se composent pour l’essentiel d’énoncés universels, lesquels ne peuvent être déduits d’aucune suite finie d’énoncés existentiels (LDS, p. 33 et p. 37). La seule solution offerte à qui veut « sauver » le principe de vérifiabilité est de « traiter les lois scientifiques comme des pseudo-propositions », ou comme des « règles pour la formation des énoncés », démarche opérée par Schlick à la suite, semble-t-il, de Wittgenstein (cf. LDS, p. 33, notes 4 et 7). Mais cette démarche est typiquement « ad hoc » et heurte trop la pratique des savants pour être retenue. Popper propose d’abandonner l’idée que nous puissions vérifier des lois. De plus l’idée de vérification postule que nous puissions arriver à un stade où la loi ne pourrait plus être menacée par une expérience possible. Popper propose de considérer ce genre de conviction comme antiscientifique ou encore irrationnel.
17– Le principe de vérification (ou son successeur carnapien, le principe de confirmation) n’est pas capable d’éliminer de la science des énoncés de type religieux, mythiques, toutes les pseudo-sciences, ce que précisément nous voulons éliminer. Car on peut toujours « vérifier » ce que l’on veut. L’existence de Dieu ne se vérifie-t-elle pas tous les jours pour un croyant ? Avec le critère de vérification, nous ne pourrions « éliminer » ni le marxisme et la psychanalyse, ni, ce qui est plus grave, l’astrologie, le millénarisme, le vitalisme, ou la théorie reichienne de l’orgone, etc. Ces « théories » présentent le caractère d’exhiber des masses de « vérifications » empiriques. Et pourquoi continuons-nous à considérer la relativité générale qui n’a que deux ou trois « vérifications » spécifiques comme plus « scientifique » qu’elles ? Tel est le paradoxe de l’objectivité : l’énoncé le plus objectif n’est pas celui qui propose le plus de vérifications à son crédit. Encore faut-il qu’il remplisse préalablement une condition que l’épistémologie poppérienne va se donner pour tâche de construire et d’analyser : la testabilité.
La testabilité intersubjective
18Une théorie sera considérée comme satisfaisant au réquisit fondamental de la testabilité si « elle est incompatible avec certains résultats possibles d’observation » (CR, p. 36).
J’admettrai qu’un système n’est empirique ou scientifique que s’il est susceptible d’être soumis à des tests expérimentaux […]. En d’autres termes, je n’exigerai pas d’un système scientifique qu’il puisse être choisi, une fois pour toutes, dans une acception positive mais j’exigerai que sa forme logique soit telle qu’il puisse être distingué, au moyen de tests empiriques, dans une acception négative : un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience.
LDS, 6, p. 37
19Toute théorie scientifique doit prendre des risques, tel nous semble être le noyau de la méthodologie poppérienne. Prendre des risques, c’est-à-dire s’exposer aux réponses négatives de l’expérience. D’une hypothèse, d’un ensemble d’hypothèses (une théorie), on déduit (moyennant des hypothèses auxiliaires) des conséquences testables, ou prédictions, dont la comparaison avec l’expérience va nous permettre de juger en retour la théorie : si l’on accepte la vérité d’un énoncé expérimental, la théorie n’en est pas pour autant « vraie » ou « vérifiée », aussi grand soit le nombre des « vérifications », eu égard au fait de l’universalité de nos lois ; en revanche, si l’on accepte la vérité d’un seul énoncé contraire à l’une des conséquences déduites de la théorie, alors la théorie est réfutée. D’un point de vue strictement logique, il y a asymétrie entre la vérification et la réfutation. Le mode d’inférence falsifiant est le modus tollens de la logique classique (LDS, p. 74). On sait que (T → p) et p on ne peut rien conclure sur la vérité de T ; tandis que de (T → p) et non – p, on peut, logiquement, conclure que non – T : [(t → p).p] → t (cf. Kant : Logique, p. 57). Il est à noter que cette partie de la critique du critère de vérifiabilité a été adoptée par Carnap lui-même (cf. « Testability and meaning » in PS et Fondements philosophiques de la physique, p. 29).
20Nous n’entrerons pas dans le détail des problèmes purement formels posés par le critère de falsifiabilité, problèmes qui trop souvent masquent derrière un déploiement pédantesque d’appareillage logique ou mathématique l’acuité et l’intérêt proprement épistémologique ou philosophique du critère poppérien.
21Nous chercherons avant tout à en déduire des conséquences importantes pour notre problème, la majeure partie des règles méthodologiques mais aussi des propositions philosophiques énoncées par Popper à propos de l’objectivité étant en fait largement rendue nécessaire par l’exigence de réfutabilité : « On commence par poser une règle suprême qui sert en quelque sorte de norme décidant des autres règles ; c’est donc une règle de type supérieur. C’est elle qui nous dit que les autres règles de la procédure scientifique doivent être établies de manière à ne mettre à l’abri de la falsification aucun énoncé scientifique. » (LDS, II-11, p. 52) Cette « déduction » n’est toutefois pas formalisable et l’épistémologie n’est pas une syntaxe : les règles méthodologiques étant toujours soumises à discussion et même à « décision, par-delà l’argumentation rationnelle » (LDS, p. 34). Si donc le critère lui-même n’est pas réellement testable (ceci est une conséquence du statut non scientifique de l’épistémologie), il n’en est pas moins critiquable (l’épistémologie est un discours rationnel) et le meilleur moyen de le renforcer rationnellement, c’est-à-dire non dogmatiquement, c’est de le rendre plus ouvert à la critique, en explorant sa fécondité, c’est-à-dire ses conséquences dans des domaines différents : « Il n’y a qu’une seule manière de présenter des arguments rationnels en faveur de nos propositions ; c’est d’analyser leurs conséquences logiques : mettre en évidence leur fécondité, leur pouvoir d’élucider les problèmes de la théorie de la connaissance. » (LDS, p. 34)
22Nous proposerons donc une série de conséquences importantes qu’il nous semble possible de tirer du réquisit fondamental :
- Il convient de ne jamais cesser de considérer qu’une théorie, une loi, un protocole d’expérience, une « description » même peuvent être faux. Conséquence méthodologique : ne jamais cesser de tester. Conséquences philosophiques sur la notion de savoir, de certitude, de fondement.
- Il s’agit de rechercher les erreurs. Il y a une positivité de l’erreur : elle est l’embrayeur du progrès (non en tant qu’erreur, croyance qui est à l’origine de la fascination « dialectique » pour la contradiction (CR, chap. 15,
p. 312), mais en tant qu’elle permet sa propre élimination). Conséquences philosophiques sur le problème de la Vérité. - L’irréfutabilité est un vice. Conséquences pour le statut des énoncés métaphysiques et en méthodologie, problème fondamental des objections conventionnelles (LDS, p. 76) : on peut toujours « sauver » une théorie de la falsification.
- Définition « négative » du rationalisme : tout est critiquable, il n’y a pas d’autorité. Conséquences pour la théorie de la connaissance : renoncer au problème de la justification (et non seulement ou non nécessairement au mot).
- Enfin, les points précédents permettent d’élaborer des critères de scientificité (objectivité) en termes non plus de « sources objectives », avec les paradoxes de l’empirisme et du subjectivisme, mais en termes de disponibilité à la critique et de critique sévère. Il est à peine nécessaire de préciser qu’il ne suffit pas qu’un énoncé soit testable pour être accepté, même momentanément, dans le corps des énoncés scientifiques ; il faut aussi, bien entendu, qu’il soit testé et qu’il résiste à ces tests, aussi nombreux, rigoureux, difficiles ou encore comme le dit Popper « sévères » que possible. Les meilleurs tests seront les tests dits « indépendants », c’est-à-dire les épreuves visant à confronter avec l’expérience les prédictions les plus « osées », « audacieuses » (bold) ou encore les plus « inattendues » faites par une théorie, c’est dire celles qu’elle seule est en mesure d’effectuer. On appellera ces tests des expériences cruciales.
- Par la notion de sévérité, est introduit, nécessairement, le réquisit tout aussi fondamental de l’intersubjectivité des tests. En termes naïfs : on est rarement assez sévère avec ses propres hypothèses.
23Le rapport avec Kant est ici explicitement énoncé :
Mon usage des termes « objectif » et « subjectif » ressemble assez à celui de Kant. Ce dernier utilise le mot « objectif » pour indiquer que la connaissance scientifique devrait pouvoir être justifiée indépendamment du caprice de quiconque : une justification est « objective » si elle peut, en principe, être contrôlée et comprise par n’importe qui.
LDS, p. 41
24Popper cite alors Kant : « quand la croyance est valable pour chacun, en tant du moins qu’il a de la raison, son principe est objectivement suffisant » (CRP, « Théorie transcendantale de la méthode », p. 551). Il est à noter que Kant poursuit très loin sa caractérisation de l’objectivité par le critère de l’intersubjectivité :
La pierre de touche, grâce à laquelle nous distinguons si la croyance est une conviction (objective) ou simplement une persuasion (subjective), est donc extérieure et consiste dans la possibilité de communiquer sa croyance et de la trouver valable pour la raison de tout homme, car alors, il est au moins à présumer que la cause de la concordance de tous les jugements, malgré la diversité des sujets entre eux, reposera sur un principe commun, je veux dire l’objet, avec lequel, par conséquent, tous les sujets s’accorderont de manière à prouver la vérité du jugement. .
Id., c’est nous qui soulignons ; cf. Logique, p. 63
25Kant met donc tout le poids de l’objectivité de la science dans l’accord des divers sujets entre eux, et par là, est très près d’une conception non autoritaire, c’est-à-dire conjecturale, de la connaissance : « Il est au moins à présumer que… » Mais sa croyance en la vérité des jugements, issue selon Popper de sa croyance (erronée) en la vérité de la physique newtonienne [tellement vraie qu’elle l’est à priori (CR, p. 184)], l’empêche d’arriver à une conception « faillibiliste » de l’objectivité : « [...] tous les sujets s’accorderont pour prouver la vérité du jugement. »
26La différence essentielle entre la conception poppérienne de la connaissance et presque toutes les « théories de la connaissance » réside en ce fait que Popper renonce explicitement à toute problématique de la justification ou de la garantie de nos connaissances, ainsi qu’à toutes les « philosophies du critère » (de vérité).
Notes de bas de page
1 Voir M. Clavelin, « La première doctrine de la signification du Cercle de Vienne ».
2 Voir G. Anscombe, An Introduction to Wittgenstein’s Tractatus, p. 23.
3 J. Bouveresse, « La théorie et l’observation dans la philosophie des sciences du positivisme logique », in F. Châtelet (dir.), Histoire de la philosophie, t. 8, p. 21.
4 Plus précisément, « le principe du principe de vérification, si l’on peut dire, est contenu dans l’aphorisme 4.024 du Tractatus : comprendre une proposition veut dire savoir ce qui est le cas (was der Fall ist) lorsqu’elle est vraie » (J. Bouveresse, ibid., p. 85).
5 Hempel en viendra, à la suite de Carnap, à considérer comme critère de signification la traductibilité dans un langage empiriste, c’est-à-dire un langage dont tous les termes non logiques sont « exprimables en termes de caractéristiques observables d’objets physiques » (« Problems and changes in the empiricist criterion of meaning » in L. Linsky (éd.), Semantics and the Philosophy of Language, p. 174) ; ce qui permet de résoudre certaines difficultés liées aux critères de vérification ou de confirmation, mais pose le problème de la définition (ou réduction) des concepts dispositionnels, tel celui de température, définissables opérationnellement en termes de réactions possibles (dispositions) à certaines mesures, ou encore les termes du genre « soluble dans l’eau » (ibid., p. 176). Popper récuse la notion de langage empiriste ou observationnel ; il considère en effet que tous les concepts généraux sont dispositionnels, puisqu’ils font intervenir des lois universelles qui dépassent l’expérience : le terme « dissous » est dispositionnel (bien qu’il le soit moins que le terme « soluble » : il y a une gradation – voir en particulier : LDS, p. 94). D’où une critique de I’opérationalisme, qui néglige le caractère primitif, non opérationnel, de l’introduction des concepts théoriques (cf. aussi M. Bunge in PS, p. 275) : « Quant à la circularité de la définition opérationnelle du terme « longueur », les faits suivants la prouvent : (a) la définition opérationnelle de longueur implique des rectifications de température, et (b) la définition opérationnelle (courante) de température implique des mesures de longueur. » (LDS, p. 449, n. 26)
6 Cf. R. Carnap, « La logique de la science », in Actualités scientifiques et industrielles, p. 291.
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