Avant-propos à l’édition de 1994
p. 7-12
Texte intégral
1Le présent recueil se compose, d’une part, d’une nouvelle version de Karl Popper : une épistémologie laïque ?, édité aux Presses de l’ENS en 1978 et, d’autre part, d’articles consacrés à divers aspects de l’épistémologie poppérienne et parus entre 1981 et 1992. Le texte de 1978 peut être lu comme une première introduction générale à la problématique et à la pensée de l’auteur de La Logique de la découverte scientifique, tandis que les articles suivants (Confrontations, p. 127) présentent chacun un aspect particulier de sa philosophie des sciences : la question de la méthode scientifique (p. 131), la critique du positivisme (p. 141) et celle du projet de « logique inductive probabiliste » (p. 159), ou encore l’apport de Popper à la « querelle du déterminisme » (p. 221). La conception poppérienne des sciences sociales et de l’histoire1 est également exposée, en rapport avec le problème de l’unité des sciences (p. 251 et p. 279). L’appendice présente par ailleurs un certain nombre de concepts clés de la méthodologie « falsificationniste ».
2Certains rapprochements avec des pensées apparemment éloignées de celle de Popper m’ont semblé présenter quelque intérêt, en ceci surtout qu’à leur occasion, des problèmes d’importance pouvaient être abordés : celui de la technique (Popper et Bertrand Gilles : (p. 271), celui de l’origine de la culture (Popper et René Girard : (p. 198), celui de l’heuristique (Popper et Herbert Simon : (p. 159), celui du « holisme » (Popper et Duhem-Quine : (p. 174), ou encore ceux de la vérité et de la liberté (Popper et Spinoza : (p. 340). La présentation des thèses « néopoppériennes » de J. Watkins (p. 231) permet par ailleurs de mettre en lumière plusieurs lieux problématiques du « falsificationnisme » : la notion de corroboration, celle de vérisimilitude, le problème fondamental de la « base empirique » et la question de savoir si le « scepticisme dynamique » de Popper suffit à répondre aux mises en cause contemporaines de la rationalité2.
3Il est au moins deux aspects cruciaux de l’approche poppérienne en philosophie de la connaissance qui mériteraient un développement propre3 :
- L’interprétation propensionniste des probabilités, qui seule permet de donner un sens positif à la critique qu’adresse Popper à l’interprétation « orthodoxe » de la mécanique quantique4, critique philosophiquement intéressante mais à dire vrai considérée à l’heure actuelle comme assez peu convaincante par une majorité de physiciens. Il n’en demeure pas moins que le point de vue résolument réaliste soutenu par Popper, et ce dans tous les domaines, de la thermodynamique à la logique, a au moins le mérite de la cohérence et de la clarté conceptuelle. La science pour Popper ne saurait être réduite à une pure et simple domination des phénomènes par la prédiction et le contrôle. Elle vise à expliquer « le connu par l’inconnu », et ainsi à nous donner à voir quelques aspects de l’invisible, comme aurait dit Anaxagore. Et la réalité ne manifeste jamais mieux son être irréductible à la pensée que lorsqu’elle résiste à nos tentatives de la comprendre, lorsqu’elle nous répond « Non ! ».
- La conception évolutionniste de la connaissance, ancrée dans une généralisation audacieuse de la « dialectique » néodarwinienne, et selon laquelle tout apprentissage est le fait d’une productivité interne de la part de l’organisme, couplée avec l’action sélective de son environnement : à l’« instruction » par le milieu, typique des modèles empiristes de l’apprentissage, il convient de substituer le double concept d’innovation interne et de sélection externe.
4La notion centrale de cet évolutionnisme n’est autre que celle de résolution de problèmes (problem-solving), et l’idée force en est que tout apprentissage réel est le fruit d’une attitude exploratoire active de la part du sujet. La répétition ne fait que « routiniser » ce que seule l’activité cognitive peut produire, à savoir une succession à la fois libre et réglée de tentatives de solution de problèmes. L’aperception des différences prime la répétition de l’identique. Le langage constitue une étape fondamentale du processus d’hominisation, en ceci qu’à la différence des « langages » animaux, le langage humain permet d’effectuer des descriptions indépendamment de la situation décrite, et donc de mentir, et de « demander raison » d’un compte rendu, de le critiquer, de le défendre etc. Aux trois fonctions de son maître viennois Karl Bûhler (Appell, Ausdruck, Darstellung), Popper ajoute la fonction argumentative du langage, irréductible aux trois premières. Méfiant à l’égard de toute philosophie qui réduit les problèmes philosophiques à des questions sémantiques, Popper n’en tient pas moins le langage comme la « mutation » la plus importante de l’histoire de l’animal humain. Grâce à lui, et singulièrement grâce à sa formulation écrite, nous pouvons objectiver le produit de nos états mentaux, les détacher de nous et les offrir en quelque sorte à la critique (ou à la jouissance) d’autrui. Le langage nous place de ce fait immédiatement dans la sphère de l’intersubjectivité.
5La théorie poppérienne de la connaissance est loin d’être sans difficultés, voire apories, mais celles-ci sont en général instructives en tant que telles. Encore faut-il ne point la caricaturer outre mesure, afin que les critiques légitimes qu’on peut lui adresser ne reposent point sur de grossiers malentendus. Rappelons en un mot ce qui paraît être le triple défi que Popper tente de relever. Il s’agit 1) de sacrifier la recherche de la certitude à celle de la vérité, 2) de défendre un empirisme minimal en brisant ses liens originels avec l’inductivisme, et enfin 3) d’étayer le réalisme en le désolidarisant à la fois du déterminisme (ontologique) et de l’essentialisme. L’empirisme hypothético-déductiviste et le réalisme indéterministe sont-ils seulement possibles ? On peut arguer qu’ils le sont, et que leur couplage définit une philosophie audacieuse, complexe et relevant pleinement de la tradition rationaliste (critique).
6La question la plus délicate gît sans doute dans la prétention de Popper à avoir résolu pour l’essentiel le problème de l’induction. On demandera d’abord : est-il raisonnable de vouloir « résoudre » un problème philosophique ? Une réponse positive se serait imposée aux yeux des classiques, de Descartes comme de Kant, mais elle peut paraître présomptueuse à notre époque. N’oublions pas du reste que selon Popper, toute tentative intéressante de solution d’un problème ouvre un nouvel espace de questions.
7 Quoi qu’il en soit, essayons de rappeler pourquoi Popper s’oppose si obstinément à toutes les pensées « inductivistes ». Hume a montré qu’il était impossible de rendre compte des capacités prédictives de la science comme du sens commun avec pour seule « matière » le donné sensible, et pour seul outil formel la logique (déductive). Le « donné » n’exerce aucune contrainte logique positive sur ce qui le transcende, comme le rappellera fortement Nelson Goodman. On peut être tenté d’affaiblir la forme, en construisant une « logique de l’inférence inductive », laquelle est la plupart du temps identifiée à un calcul des probabilités (logiques). Que si l’on admet l’apparente difficulté, voire la vanité, d’un tel projet, doit-on pour autant renoncer à répondre à Hume ? Non, mais il faut renoncer à l’empirisme radical, et admettre que toutes nos connaissances ne dérivent pas de l’expérience, sans pour autant abandonner le faillibilisme et chercher quelque fondation ultime, garantie, de l’objectivité des connaissances en question. D’où la réponse de Popper : on ne part jamais des seules « données », mais toujours d’anticipations organisatrices ou structurantes, plus ou moins explicites, innées ou acquises (par essais et erreurs), mais toujours faillibles, et dont on soumet les conséquences déductives à l’épreuve de l’expérience.
8Mais quoi, s’insurge-t-on, ne passons-nous pas notre temps à « induire », à généraliser, à raisonner par analogie et non seulement à déduire ? Bien sûr, et c’est même l’une des thèses cardinales du rationalisme poppérien que nous sommes des « chercheurs de régularités », dotés de propensions à dépasser, à aller au-delà des simples données : mais il faut noter que ce qui importe, c’est d’une part notre capacité à soumettre ces généralisations à l’épreuve de l’expérience, et d’autre part le fait que de telles inductions ne sont nullement indifférentes au contexte, comme le seraient des inférences logiques, et que nous ne les produisons en général que lorsque nous disposons au moins implicitement d’une hypothèse sur la représentativité de l’échantillon de données qu’il nous a été possible d’observer. Moyennant une telle hypothèse, les « inductions » ne sont autres que des déductions5, la charge du risque inductif, comme on dit, portant sur l’hypothèse (locale) de représentativité de l’échantillon donné, éventuellement inspirée par nos « préjugés » métaphysiques, voire innés, et non sur quelque principe général d’induction, lequel se trouverait réfuté à chaque fois qu’une hypothèse induite est infirmée. L’expérience ne saurait affirmer elle-même sa propre représentativité6. Seule une hypothèse d’homogénéité du domaine permet l’extension par analogie de la structure d’abord mise en évidence sur une partie de ce domaine7. On peut bien appeler induction cette générativité, pourvu que l’on ne croie pas indispensable de codifier outre mesure les règles heuristiques en question, pas plus qu’on ne peut le faire de l’« abduction » peircienne. Le logicien inductif semble vouloir introduire des règles relativement strictes là où doit régner la liberté créatrice de l’imagination, productrice de ses propres règles. On se prend à souhaiter qu’il échoue. Que cent fleurs s’épanouissent ! Les inductivistes négligent en général ceci que le sujet cognitif « baigne » pour ainsi dire dans un océan d’attentes qui structurent à priori, quoique de manière faillible, ses « projections », selon le terme de Nelson Goodman. L’expérience nue serait impuissante, fût-elle armée de l’outil déductif8. En archè è hupothesis.
9Rien de plus éloigné de la vérité que de prétendre haut et fort que Popper serait le fourrier de l’irrationalisme contemporain, qui plus est un idéaliste ( !), insensible à l’idée d’explication causale, et pour couronner le tout un positiviste épris de formalismes vides… Qu’un esprit aussi puissant que le professeur Jean Largeault reprenne peu ou prou de semblables affirmations ne laisse pas d’étonner9. Que Popper agace par un certain narcissisme d’auteur, par son relatif aveuglement eu égard à des critiques après tout légitimes ou par une façon quelquefois cavalière de caricaturer ses adversaires peut se comprendre. On est en droit de juger que l’auteur du Réalisme et la science a tort de rejeter complètement l’induction, qu’il ne donne pas toute sa juste part à la question de la mathématisation ou aux réformes de l’entendement que paraît devoir imposer la théorie quantique, que sa critique des probabilités subjectives est non concluante, etc. Mais cela ne justifie en aucun cas que l’on prenne ses aises avec la « probité philologique », comme eût dit Nietzsche, ni que l’on travestisse la pensée de celui qui restera, on peut le conjecturer, l’un des penseurs les plus marquants du xxe siècle, qu’il convient de méditer même quand il erre, et d’approfondir même quand il paraît limpide : un classique, en somme.
Notes de bas de page
1 Cf. mon Explication en histoire (Lille, Presses universitaires de Lille, 1992). On peut avoir quelque difficulté à reconnaître la conception poppérienne des sciences sociales dans l’ouvrage de J.-Cl. Passeron, Le Raisonnement sociologique. L’espace non poppérien du raisonnement naturel (Paris, Nathan, 1991). L’auteur ne cite ni l’article de Popper sur la rationalité (in Les Fondements philosophiques des systèmes économiques, Paris, Plon, 1967), ni ses thèses sur les sciences sociales dans la polémique avec Adorno, ni la notion d’analyse situationnelle, ni les travaux de Watkins, Jarvie, Gellner… « Poppérien » semble être utilisé avant tout comme un terme polémique, comme « positiviste » pouvait l’être naguère. On réduit trop souvent Popper à la fameuse « falsifiabilité », non sans se gausser de ce terme lui-même (alors que Montaigne n’hésitait pas à dire que les sens sont « falsifiables »), et tout en n’en comprenant ni la nature logique ni la portée.
2 La mise en parallèle d’articles publiés d’abord indépendamment les uns des autres présente deux risques : celui de la contradiction et celui de la répétition. J’espère seulement que ce second défaut l’emporte ici sur le premier.
3 On me permettra de renvoyer sur ces deux points à l’ouvrage de K. Popper : L’Univers des propensions, (Paris, L’Éclat, 1991), ainsi qu’à l’avant-propos, intitulé « Le déploiement des possibles », où je tente de montrer que la pensée de Popper constitue une authentique « philosophie de la nature ».
4 Cf. par ex. P. Suppes, « Popper’s analysis of probability in quantum mechanics », in The Philosophy of K. Popper, éd. P. A. Schilpp, LaSalle (Illinois), Open Court, 1974, vol. ii, p. 760-774, et la réponse de Popper (p. 1125 sq.).
5 Déductions ayant la forme d’« enthymèmes », de syllogismes auxquels manque au moins une prémisse, considérée comme notoire et allant de soi, au sein d’un espace de communication donné. Je développe cette interprétation « néopoppérienne » dans « Cela va sans dire. Éloge de l’enthymème », Hermès, 15, 1995.
6 Cf. K. Popper, Le Réalisme et la Science (Paris, Hermann, 1990, p. 295-337), à propos des « méthodes de Bernoulli » et des conditions de leur applicabilité, en part, p. 318, sur la différence entre le « joueur inductif » et le « joueur rationnel », et sur la notion cruciale de pertinence.
7 Sur les généralisations de Kepler à partir du seul cas de Mars, voir par exemple W. O’Neil, Faits et Théories, Paris, Armand Colin, 1972, p. 81.
8 Sur l’approche kantienne du problème de l’induction (ou « problème de Hume »), voir A. Boyer, « La légalité du contingent », in L’Actualité de la philosophie transcendantale, Paris, Cerf, 1994. On trouvera dans cet article quelques éléments susceptibles d’éclairer ce que j’entends par « épistémologie laïque » et « athéisme méthodologique » ; la première expression n’est pas sans rapport avec ce que M. Détienne caractérisait comme « procès de laïcisation » (en Grèce) : cf. Les Maîtres de vérité, Paris, Maspéro, 1967, chap. v.
9 M. Largeault me paraissait plus objectif lorsqu’il dénonçait naguère le « danger de commettre des contresens en usant de procédures d’exclusion » (in Revue philosophique, 1, 1979), les contresens en question portant sur… Popper.
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