Montaigne et les boiteux : « à propos ou hors de propos »?
p. 123-130
Texte intégral
1En 1585, au moment où Montaigne rédige Des Boyteux (III, xi), la chasse aux sorcières en Europe atteint son apogée1. Bien que l’essai soit court et qu’il ne s’y agisse pas exclusivement de sorcellerie, la condamnation par Montaigne des procès de sorcellerie est non seulement courageuse mais claire et explicite :
« A tuer les gens, il faut une clarté lumineuse et nette ; et est notre vie trop réele et essentielle pour garantir ces accidens supernaturels et fantastiques. » (p. 243)
« Après tout, c’est mettre ses conjectures à bien haut prix que d’en faire cuire un homme tout vif. » (p. 244)
2Montaigne ne nie certes pas ouvertement l’existence des sorcières et évite ainsi adroitement les attaques de démonologues enragés tels que Jean Bodin2. Il insiste pourtant sur la présomption de ceux qui se font juges dans les procès de sorcellerie et qui prennent ainsi la place de Dieu.
3Mais pourquoi avoir intitulé cet essai Des Boyteux ? Est-il ici question seulement de sorcellerie ?
4En général, seuls les passages dogmatiques sont commentés par la critique. Friedrich, dans un livre devenu classique, découpe dans le texte les deux « lopins » de choix qu’on vient de citer et en conclut que le titre est du camouflage :
« Tel est le sens, simple, mais très hardi pour son temps, de son essai sur les sorcières (dont il camoufle d’ailleurs le périlleux sujet sous le titre « Des Boyteux ».) »3.
5Sayce remarque à propos de l’essai :
« Il est remarquable aussi bien par la vigueur de sa dénonciation que par la subtilité avec laquelle celle-ci est présentée et camouflée. »4.
6De la même manière, Boase, dans son article « Montaigne et la Sorcellerie », affirme en soulignant :
« Il faut à mon avis n’admirer pas moins la finesse avec laquelle, sans annoncer son vrai sujet, – les procès de sorcellerie –, il pose les principes généraux sur lesquels tout scepticisme sur la sorcellerie doit forcément se fonder, et s’approche pas à pas de son but, qui est de jeter un doute salutaire dans les esprits. On n’a qu’à essayer d’arranger différemment la matière de cet essai (J’excepte les dernières pages qui ne sont que poudre aux yeux, comme le fifre), pour voir qu’on ne saurait mieux s’y prendre. »5.
7Mais comprend-on vraiment un texte si on en escamote le titre ainsi que toute une partie ?
8Un autre critique trouve certes que le titre de Montaigne et les deux dernières pages ne sont pas tout à fait sans rapport avec le contenu. McGowan dans son Montaigne’s Deceits : the art of persuasion in the Essais croit en effet que Montaigne « se met délibérément à démontrer l’infirmité de l’esprit humain », sans préciser davantage6. Il n’en reste pas moins exceptionnel parmi les critiques de croire seulement à un lien entre le titre et le « sujet » de l’essai.
9Or le seul caractère virtuellement dangereux de son contenu suffit à rendre indéfendable l’hypothèse d’un Montaigne ayant négligemment jeté son essai sur le papier. L’a-t-il seulement fait en apparence pour mieux dissimuler une thèse audacieuse ? Le prétendre d’emblée et exclusivement, c’est faire l’économie d’une lecture moins précipitée, moins réductrice et plus attentive de ce qu’il est d’élémentaire précaution de considérer d’abord, et enfin, comme un texte, en en cherchant les liens internes qui en font la cohérence, aussi bien qu’externes qui le rattachent à l’ensemble et à la conception générale des Essais.
Perspective linéaire
10Montaigne ouvre Des Boyteux en utilisant l’exemple de la réforme du calendrier pour montrer les limites de la connaissance humaine : « Tant il y a d’incertitude par tout, tant nostre apercevance est grossiere, obscure et obtuse. ». Il critique alors ceux qui « s’amusent à traiter les causes » après avoir ignoré des choses », et il traite ces prétendus savants de « plaisans causeurs ». Suit une discussion sur la facilité avec laquelle le « discours » et l’esprit humain créent quelque chose à partir de rien : dans ces escarmouches des mots et de la nature, « et le pour et le contre est faux », l’homme étant incapable de distinguer le vrai du faux. Montaigne aborde ensuite le sujet des miracles et décrit le cercle où s’enferme l’opinion : » L’erreur particulière faict premierement l’erreur publique, et, à son tour, après, l’erreur publique faict l’erreur particulière ». Il se sert comme auparavant de la métaphore de la construction pour décrire l’action du « discours » et son « progrez naturel ». Prenant apparemment un ton plus intime avec son lecteur, il avoue que lui-même se laissera prendre par la « chaleur de la narration », tout en affirmant garder toujours la faculté de revenir à la « venté nue et cruë », et déplore la difficulté de la résistance à l’autorité et aux idées reçues, auxquelles il prétend néanmoins échapper.
11Ici apparaît la première anecdote de l’essai, celle de la trompeuse guérison d’un prince goutteux par un prêtre : les miracles ne sont si souvent que mirages qu’il faudrait les soumettre à un « subtil inquisiteur », possédant précisément les qualités que Montaigne vient de s’attribuer. Pourtant il n’a jamais assisté à d’autre miracle qu’à lui-même. Le deuxième exemple d’un miracle qui s’est révélé n’être que « battelage » laisse penser combien n’ont pas encore été découverts. Parce que nous avons peur d’avouer notre ignorance nous nous persuadons de ce dont nous ne pouvons pas prouver la fausseté ; une manière de parler « enquesteuse, non resolutive » serait bien préférable, par exemple à la « hardiesse » d’un juge qui condamne sans preuves à la pendaison l’un des deux hommes revendiquant la même identité.
12Parvenu à plus de la moitié de son essai, ayant persuadé pas à pas le lecteur du danger de se fier aux jugements humains, Montaigne en arrive aux sorcières, qui risquent le bûcher chaque fois que quelqu’un « vient donner corps à leurs songes ». Visant peut-être la Démonomanie des Sorciers de Bodin, il explique que, bien qu’il faille croire aux récits de ces « choses » surnaturelles qu’on trouve dans l’Écriture, l’homme n’en peut apercevoir « ny les causes, ny les moyens » et n’a donc aucun critère rationnel pour en juger : « A tuer les gens, il faut une clarté lumineuse et nette ; et est notre vie trop réele et essentielle pour garantir ces accidens supernaturels et fantastiques. ». De toute façon, l’esprit a vraisemblablement plus de facilité à voler que le corps : « Combien plus naturel que nostre entendement soit emporté de sa place par la volubilité de nostre esprit detraqué, que cela, qu’un de nous soit envolé sur un balay,... ».Vient alors le récit d’une rencontre avec plusieurs personnes accusées de sorcellerie, auxquelles, selon Montaigne, aurait plutôt convenu l’hellébore que la ciguë, c’est-à-dire la médecine plutôt que la mort. Il faut, comme Alexandre, couper le nœud Gordien des objections, aucun argument ne suffisant ici à envoyer un homme à la mort. Ainsi ne peut-on condamner quelqu’un pour une mauvaise intention ou un rêve (allusion probable à l’onguent des sorcières et à leur récits de sabbats). Aux prises de position audacieuses succèdent à présent les dénégations : Montaigne n’aura parlé que « par maniere de devis », non « par maniere d’advis. ».
13Et voici enfin, « à propos ou hors de propos », les estropiés du titre : boiteux et boiteuses qu’on dit meilleurs au lit que d’autres. Et Montaigne de chercher aussitôt les causes de cette nouvelle merveille, et de singer les « plaisans causeurs » du début de l’essai dont réapparaît le fil conducteur : « la flexibilité de nostre invention à forger des raisons à toute sorte de songes », raisons qui peuvent aller jusqu’à être contradictoires, comme le montrent deux nouvelles anecdotes et une citation. Devant l’outrecuidance des prétendus savants, on suspendra donc son jugement, comme Carnéade, on avouera son ignorance, comme Esope, non pas tant peut-être par sagesse que par impuissance.
De la chaîne à la trame : le texte et ses reprises
14L’enchaînement des principaux moments et des articulations du texte montre avec évidence que la structure est loin d’en être aléatoire. Comme le signale Boase, Montaigne construit son argument logique d’une manière extrêmement persuasive : nous sommes invités à accorder d’abord que la raison humaine est faillible, ensuite que lui-même n’est pas partisan, et seulement plus tard qu’il ne faut pas brûler de sorcières.
15Néanmoins la composition de l’essai ne se réduit ni à un modèle linéaire de type logique, ni à un simple enchaînement associatif de mots-clefs ou « coings » de type simplement esthétique, comme Sayce le propose dans sa lecture des Coches7. Les différentes parties, qui semblent être à peine contiguës l’une à l’autre, sont souvent soigneusement tissées à la contexture générale de l’essai. Dans bien des cas les sujets, allusions ou anecdotes dont le changement soudain est déconcertant à la première lecture sont subtilement introduits à l’avance. C’est ainsi que les boiteux sont anticipés par le prince goutteux et que Montaigne, en les quittant, n’abandonne pas pour autant sa préoccupation de jambes et de pieds puisqu’il ne peut résister à faire son allusion au « soulier de Theramenez » : ce soulier « bon à tous pieds » paraît là superflu, il sert pourtant à lier ensemble simultanément plusieurs thèmes de l’essai. Théramène était un général athénien bien connu pour son opportunisme politique. Le peuple d’Athènes le surnommait la « botte qui va aux deux pieds. ». Xénophon le blâme pour sa participation à un procès en grande partie illégal dans lequel six collègues, généraux comme lui, sont mis à mort pour avoir abandonné des survivants de navires naufragés en bataille8. Avec trois petits mots négligemment jetés, Montaigne touche donc à la fois aux thèmes des pieds (des boiteux), du double, du revers, et de la justice.
16Le thème du double, de la réversibilité et de l’identité usurpée est introduit dès le début de l’essai : « La verité et le mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goust et les alleures pareilles... ». Les concepts abstraits de vérité et de mensonge sont ici personnifiés ; plus loin ils seront incarnés dans les deux hommes qui revendiquent au tribunal la même identité. Ces « doubles » servent aussi à suggérer la nature double du surnaturel et l’imposture qui s’y attache : comment juger du divin et du diabolique, des miracles et de la sorcellerie, et les identifier, s’ils ont même visage ?
17Un autre thème traverse l’essai : celui de la matérialisation de l’immatériel. On le rencontre d’abord dans la citation « capable de donner du poids à de la fumée », ainsi que dans des métaphores telles que : « il bastit aussi bien sur le vuide que sur le plain, » ou « donner corps à leurs songes ». Montaigne veut ainsi avertir du danger qu’il y a à confondre l’esprit et le corps, l’imagination et la réalité. Il nous dit qu’il est « lourd », que la vie est « essentielle » et nous prévient contre l’instrument « libre et vague » qu’est la pensée humaine. On retrouvera cette polarité du corps lourd et de l’esprit léger plus précisément à propos des « boyteux ».
18Des liens apparaissent donc, qui renforcent la chaîne de l’argumentation, impuissante à elle seule à rendre compte de la forte cohérence d’un essai qu’il faut lire comme un texte, si l’on veut comprendre ce qui s’y trame : « C’est l’indiligent lecteur qui pert mon subject, non pas moy ; » (III, ix : 208).
Des Boyteux : le diable
19D’un point de vue iconographique, Des Boyteux, comme Des Coches, pourrait être considéré comme « la structuration d’une absence », l’absence du Diable. « Le Diable boiteux » n’est ni une invention de Lesage, ni même de Guevara dont ce dernier a retravaillé le texte, mais plutôt un lieu commun du folklore de la Renaissance et du Moyen Age. Le Diable, couramment appelé « Hinkebein » dans les pays germaniques, a été souvent représenté avec les pieds de divers animaux : cheval, bouc, oie, d’où son allure maladroite. Il est néanmoins d’autres explications de la claudication du Diable, celle, par exemple, de l’ange déchu précipité du ciel comme Héphaïstos9. Diables, boiteux et déformés prolifèrent dans l’art du xvie siècle. A ce thème se rattache celui des gens à moitié chaussés, dont l’iconographie fait des personnages à caractère diabolique10.
20L’absence manifeste du Diable dans un essai pourtant intitulé Des Boyteux est d’une importance capitale pour son impact sur le lecteur. Cette absence complète le manque de vrais miracles dans Des Boyteux. Montaigne s’est trouvé en présence du surnaturel : il a parlé avec des sorcières, visité des endroits où se sont produits des événements surnaturels, et écouté de nombreux récits de témoins oculaires (« J’ay les oreilles battuës de mille tels comptes [...]). Mais il n’a rien vu : « Jusques à cette heure, tous ces miracles et evenemens estranges se cachent devant moy. ». En niant de manière tacite toute intervention directe de Satan dans le monde des affaires humaines, il prive ainsi les démonologues d’une de leurs armes les plus puissantes. Même un défenseur de sorcières comme Wier admet une participation du Diable aux affaires terrestres, tout en limitant son pouvoir à celui d’un illusionniste malin capable, par exemple, d’abuser les esprits des vieilles femmes mélancoliques et folles, non d’être le père de leur progéniture11.
21Montaigne ne nie pas directement l’existence du Diable. Utilisant l’esquive, sa tactique favorite, il exclut toute référence polémique au Diable et à ses légions. Le mot « diable » n’apparaît qu’une seule fois, à propos des ridicules auteurs d’un canulard eschatologique, qualifiés de « pauvres diables ». De même, le mot « sorcière », qui ne se rencontre que deux fois dans l’essai (« sorcier » une fois), prend une tonalité très familière : ce sont « les sorcières de mon voisinage », et non des êtres diaboliques doués de pouvoirs cachés. La vieille femme dont Montaigne fait la connaissance en prison est « bien sorciere en laideur et deformité », c’est-à-dire en apparence seulement ; même s’il la juge folle, il la présente comme un être ordinaire. Montaigne se refuse également à raconter les histoires extravagantes des aspects les plus sensationnels de la sorcellerie que répandaient ses contemporains. Comparés à ceux de Wier les exemples qu’il donne sont fades et sans éclat. Il ne confronte pas son lecteur à des « faits divers » où l’on tue par envoûtement, où l’on mange des enfants, où l’on fornique avec la Bête. Non que Montaigne recule devant le bizarre, le répugnant, ou le fantastique, nous le savons par ailleurs : au contraire, il se plaît souvent à répéter les histoires les plus grotesques. S’il ne le fait pas dans Des Boyteux, c’est qu’il s’agit d’arrêter l’activité d’une imagination qui donne naissance à « tant de chimères et monstres fantasques ». (I, XIII : 70).
22Les sorcières, en tant que criminelles démoniaques, sont donc presque aussi absentes que le Diable d’un essai qui traite pourtant de la sorcellerie. Or l’infirmité du Diable est également attribuée à ses complices, sorciers et sorcières12. Du Diable et des sorcières : ce serait encore trop accorder à ces êtres imaginaires que de les nommer. Des Boyteux est un bien meilleur titre.
Des Boyteux : ligatures
23Reste que les boiteux ne sont explicitement mentionnés que pour leurs prouesses sexuelles : est-ce seulement pour titiller le lecteur en passant ? Par cette remarque apparemment « hors de propos », Montaigne crée en fait un lien entre cet essai et le seul autre qui traite un peu en détail de la sorcellerie. Dans De la Force de l’Imagination (I, XXI) il est en effet un long passage, rajouté en 1588 (c’est-à-dire probablement après la rédaction des Boyteux), dans lequel Montaigne parle des « nouements d’aiguillette » et raconte une aventure personnelle dans laquelle il joue le rôle d’un sorcier pour aider un ami à bien finir sa nuit de noces. Dans les années 1580 l’existence de maléfices capables de provoquer l’impuissance est prise au sérieux, et constitue un motif d’accusation fréquente utilisée contre les sorcières par ceux qui, comme le dit Cardan : « parce qu’ils ont honte ou crainte ne s’auroient exercer Venus, et pensent qu’ils sont enchantez et empoisonnez. »13. Jean Bodin, par exemple, dénonce « l’empeschement qu’on donne à ceux qui se marient, qu’on appelle lier l’esguillete ». Pour lui, ces noueurs d’aiguillettes « ont part avec le Diable par actions Diaboliques »14 même lorsqu’il ne s’agit que d’enfants qui, pourtant, « en font mestier ». Il réclame la mort contre ces noueurs parce qu’en empêchant la procréation, ils sont meurtriers et violent « la loy de Dieu, et de nature », mais condamne aussi ceux qui utilisent la magie contre ces ligatures (ce que Montaigne avoue avoir fait dans De la Force de l’Imagination) :
... c’est une impiété de s’efforcer d’estre deslié par moyens diaboliques, comme plusieurs font : Car c’est avoir recours au Diable, et aux superstitions diaboliques. »15.
24Bodin constate encore qu’il y a plus de cinquante façons de nouer une ligature magique : il y a un nœud spécial qui rend une femme frigide, un autre qui rend stérile sans gêner les rapports sexuels, un autre encore qui fait s’entre-déchirer les amants avec une rage bestiale. L’effet de ces sorts peut durer un jour ou une vie ; ils peuvent avoir été jetés avant ou après le mariage. Bref, il fait des ligatures la source de presque tous les malheurs de la vie sexuelle !
25Si Montaigne a effectivement lu la Démonomanie, ce qu’affirment la plupart des critiques, il n’a pu manquer ces passages. Loin de rattacher pourtant l’efficacité de ces « plaisantes liaisons » à une action surnaturelle, il l’attribue à la force de l’imagination de la victime, faisant ainsi écho à l’aventure personnelle qui vient confirmer le rôle de l’imagination anticipatrice en conclusion de la discussion sur les causes de la supériorité sexuelle des boiteuses : « Car, par la seule authorité de l’usage ancien et publique de ce mot, je me suis autresfois faict à croire avoir reçeu plus de plaisir d’une femme de ce qu’elle n’estoit pas droicte, et mis cela en recepte de ses graces. ». Imagination, jeux de Vénus, sorciers et boiteuses forment dès lors un réseau de liens qui déborde le cadre de l’essai : « propos », il ne le sont peut-être pas seulement par rapport à lui, mais aussi par rapport à la totalité du texte de Montaigne.
Des Boyteux : enfants de Saturne
26A l’intérieur même de l’essai, les boiteux ne sont peut-être pas seulement évoqués à propos des sorciers et sorcières, mais de toute une série d’autres personnages : astrologues, philosophes, laboureurs, architectes, vagabonds, criminels et fous. Toutes ces occupations, présentes dans Des Boyteux, figurent au mois de janvier sur les calendriers de l’époque comme celles des « enfants » de Saturne. Nous avions oublié le début de l’essai où il est précisément question de calendriers et d’astrologie. Selon l’astrologie traditionnelle les gens nés sous le signe de Saturne souffrent d’une infirmité physique et morale : ce sont les boiteux du zodiaque.
27Pendant le Moyen Age, Saturne était redoutée comme une planète maléfique régnant sur des individus froids, malins, avares, sales, sombres, tristes et malhonnêtes16. Judas Iscariote est le type même de l’enfant de Saturne médiéval. Abandonnant cette conception purement négative, les philosophes de la Renaissance tels que Ficin ont renouvelé le concept du mélancolique, de l’enfant de Saturne. En accentuant sa nature bipolaire, ils ont donné naissance à la notion du génie mélancolique représenté dans la gravure de Dürer « Melencolia I ». Le saturnien de la Renaissance embrasse deux extrêmes ; il est l’enfant du zodiaque le plus étroitement lié à la terre, mais aussi le plus sujet aux errances de l’imagination. Il est, selon Ficin, « ange du ciel ou démon d’enfer. »17, D’un côté on trouve donc des mathématiciens, des architectes, des philosophes, des savants et des saints nés sous Saturne, et de l’autre des sorcières, des fileuses de laine (Dame Mélancolie est souvent représentée comme une fileuse endormie à sa quenouille), des fossoyeurs, des laboureurs, des criminels et des bourreaux, des infirmes et des fous. Cornélius Agrippa, que Montaigne avait lu, fait ainsi ce portrait, physique et moral, du saturnien mettant en évidence son caractère terrestre et bestial :
« […]car Saturne marque un homme par la couleur entre noire et jaune, maigre, voûté, d’une peau rude, à grosses veines, velu, à petits yeux, qui a les sourcils joints, peu de barbe, ou une barbe qui n’est pas épaisse ou clairsemée, à grosses lèvres, qui porte la vue en bas, qui a une marche pesante ou lourde ou grossière, qui se donne des pieds l’un contre l’autre en marchant, rusé, ingénieux, séditieux et homicide. »18.
28Dans un autre passage cependant, il explique pourquoi le mélancolique est parfois malgré tout « plus divin qu’humain », tels les visionnaires ou les poètes :
« L’on dit, outre cela, que l’humeur mélancolique est si impérieuse que par son impétuosité elle fait venir les esprits célestes dans les corps humains, par la présence et l’instinct ou l’inspiration desquels tous les anciens, ont dit que les hommes étaient transportés et proféraient des choses admirables ; […] »19.
29Tout en reprenant ce thème astrologique ainsi que l’opposition néo-platonicienne de l’esprit léger et du corps lourd, Montaigne se moque de cette conception du mélancolique : « Entre nous, ce sont choses que j’ay tousjours veuës de singulier accord : les opinions supercelestes et les meurs sousterraines. » (III, xiii : 327). Il cherche plutôt, comme Carnéade, à détruire « l’impudence de ceux qui font profession de savoir », et insiste donc sur l’aspect non pas divin mais infirme et boiteux de l’esprit, qui égare celui qui s’y fie. En un sens Montaigne réinvente ainsi la conception médiévale de la mélancolie, mais là où le Moyen Age parlait de la turpitude morale et physique des enfants de Saturne, il met l’accent sur leur infirmité intellectuelle.
Des Boyteux : sceptiques et dogmatiques
30Faut-il donc s’accorder avec McGowan pour qui le titre de l’essai est une allusion à l’imperfection de la raison humaine ? Sans doute n’explique-t-elle pas comment elle est parvenue à cette interprétation, que d’ailleurs elle ne développe guère : malgré toute sa démonstration de l’incapacité de l’esprit en général à découvrir les vraies causes, Montaigne ne fait en effet ici qu’une seule allusion possible à la difformité d’un esprit -le sien :
« On s’apprivoise à toute estrangeté par l’usage et le temps ; mais plus je me hante et me connois, plus ma difformité m’estonne, moins je m’entens en moy. » (p. 241).
31On sait pourtant qu’il ne cesse de comparer métaphoriquement le corps à l’esprit, comme Gray le signale et comme nous l’avons noté à propos de telle remarque incrédule sur le vol des sorcières ; et s’il est plus probable que l’esprit ait bien davantage de facilité à voler que le corps, n’en est-il pas de même du boitement ? De fait, plusieurs passages disséminés à travers les Essais semblent venir confirmer cette idée :
« Au demeurant, cette maladie de jugement ne se descouvre pas si aiséement, si elle n’est du tout extreme et irremediable, d’autant que la raison va tousjours, et torte, et boiteuse, et deshanchée, et avec le mensonge comme avec la verité. » (II, XII, 230).
« J’ay le pied si instable et si mal assis, je le trouve si aysé à croler et si prest au branle […] » (II, XII, 231).
32Ou encore, dans De l’Expérience, où le mouvement de l’esprit est à nouveau décrit comme inégal et involontaire :
33« C’est un mouvement irrégulier, perpétuel, sans patron, et sans but. » (III, xiii, 279).
34Dès lors, s’il est vrai qu’il ne s’agit pas seulement du corps mais de l’esprit, ces boiteux de Montaigne, que nous cherchons à identifier, ne sont plus simplement les démons, sorcières et autres enfants de Saturne, mais constituent l’espèce humaine toute entière : le boitement des esprits est universel, et la vérité, par conséquent, inaccessible, qu’il s’agisse de sorcières ou de tout autre litige.
35On ne peut pourtant s’en tenir longtemps à une conclusion aussi rapide, qui ne fait que renforcer l’image traditionnelle d’un Montaigne sceptique s’attachant simplement à montrer l’imperfection de l’esprit humain : à lire plus précisément la fin de l’essai, on s’aperçoit qu’il en est tout autrement. Les dernières références tendent certes à prouver la supériorité du scepticisme sur le dogmatisme et d’impudence de ceux qui font profession de savoir » ; mais cette supériorité n’en reste pas moins très relative, Montaigne ajoutant aussitôt : « […] la fièrté de ceux qui attribuoyent à l’esprit humain la capacité de toutes choses causa en d’autres, par despit et par emulation, cette opinion qu’il n’est capable d’aucune chose. ». Autant d’excès, par conséquent, et d’arrogance dans le scepticisme que dans le dogmatisme. Peut-être convient-il alors de n’être ni dogmatique ni sceptique, mais est-ce possible s’il s’agit là, comme il le semble bien, des deux tendances naturelles de l’esprit qui n’échappe à l’une que pour se jeter dans l’autre ?
« Les uns tiennent en l’ignorance cette mesme extremité que les autres tiennent en la science. Afin qu’on ne puisse nier que l’homme ne soit immodéré par tout, et qu’il n’a point d’arrest que celuy de la necessité, et impuissance d’aller outre. »
36Fin de l’essai : sceptiques et dogmatiques, faux savants et faux ignorants se trouvent renvoyés dos à dos, comme les deux faces d’une même médaille -ce qui, déjà, interdit de faire de Montaigne un simple sceptique20. Mais il y a plus : la nature double de l’esprit ne réside pas tant dans ces deux tendances inévitables au scepticisme et au dogmatisme que dans le fait qu’il est aussi impuissant qu’immodéré, si bien qu’il n’est en fin de compte ni dogmatique ni sceptique. Faute d’arguments, le dogmatique a en effet bientôt recours à la violence : « Qui establit son discours par braverie et commandement montre que la raison y est foible. ». Et il n’est guère non plus de sceptique radical. Mais ce mouvement de l’esprit dans l’une ou l’autre voie, qui doit s’arrêter, puis recommencer, puis s’arrêter à nouveau pour reprendre indéfiniment de plus belle, qu’est-ce d’autre qu’un boitement ?
37Le boitement des esprits est donc bien universel, non cependant par ignorance des causes et impossibilité d’accéder à la vérité, mais parce que l’esprit ne peut ni s’arrêter ni avancer, ni juger ni suspendre son jugement : dogmatiques et sceptiques boitent pareillement et sont donc pareillement diaboliques. Or si tous sont diaboliques, s’il n’est plus de hiérarchie possible distinguant le diabolique du divin, le vrai du faux et le boiteux de celui qui ne boite pas, il est clair qu’on ne pourra condamner les sorcières. Le « scepticisme » qui aboutit à cette prise de position n’est pas cet impossible scepticisme théorique ou moral qui dissoudrait toute affirmation par l’affirmation contraire ou suspendrait indéfiniment son jugement : boiteux lui-même, il conduit à une esthétique qui accepte, généralise et accentue jusqu’à le valoriser, le boiteux, l’imparfait et le cahoteux dans la nature comme dans l’esprit.
***
38Des Boyteux : le titre de l’essai est en effet singulièrement approprié non seulement à l’ensemble du contenu, mais au style même d’un texte dont l’allure discontinue et cahoteuse, faite d’arrêts, de reprises et de surprises, comme celle des Coches – qui commence aussi par une discussion sur les « causes » – mime bien la démarche déséquilibrée du boiteux. Montaigne fait volontairement boiter son texte : ne le suggère-t-il pas, non seulement lorsqu’il se dit capable de se laisser emporter par son sujet pour quitter « soudain [son] effort », mais qu’il le fait, en bridant sa discussion des procès de sorcellerie et en interrompant à plusieurs reprises le fil apparent de sa propre pensée ? Ou bien, spéculant sur les causes de la « chaleur » des tisserandes, donne-t-il un commentaire elliptique de son propre style ?
« De celles icy je pourrois aussi dire que ce tremoussement que leur ouvrage leur donne, ainsin assises, les esveille et sollicite, comme faict les dames le crolement et tremblement de leurs coches. » (p. 246).
39Déconcerté et éveillé par le « mouvement detraqué » de l’essai, le lecteur trouve ainsi, comme ces dames, « quelque nouveau plaisir » à traverser le texte de Montaigne.
40Mais le boitement, à nouveau, ne renvoie ni seulement au style, ni seulement aux sorcières, ni seulement au prétendu scepticisme de Montaigne ; ce pourquoi une interprétation stylistique, historico-politique ou traditionnellement philosophique de l’essai ne peut en fournir de lectures que partielles, réductrices et ignorantes du texte. Il n’est pas question, bien sûr, d’exclure l’une ou l’autre de ces approches –il conviendrait plutôt, sans doute, de les enrichir par l’iconographie, dont on a pu apprécier l’utilité à propos de cet essai ; encore faut-il ne pas s’y enfermer et être attentif à la diversité d’un texte qui n’est ni simplement ordonné ni désordonné ou chaotique, mais cahoteux, comme le monde et l’écriture de Montaigne, et dont le titre –au moins a-t-on tenté de le montrer –permet de tenir ensemble tous les fils.
Notes de bas de page
1 Michel de Montaigne, Les Essais, éd. Villey. Cf. la préface de Villey, p. 1025. Les pages citées entre parenthèse renvoient à l’édition Micha, Paris, 1969.
2 Jean Bodin, de la Démonomanie, p. 555. Bodin affirme que ceux qui nient l’existence des sorciers sont eux-mêmes presque toujours des sorciers.
3 Hugo Friedrich, Montaigne, p. 150.
4 Richard Sayce, The Essays of Montaigne : a critical exploration, pp. 248-50.
5 Alan M. Boase, « Montaigne et la Sorcellerie », pp. 408-9.
6 Margaret McGowan, Montaigne’s Deceits: the art of persuasion in the Essais, p. 95.
7 Richard Sayce, « Baroque éléments in Montaigne », pp. 1-16.
8 Oxford Classical Dictionary, p. 1060.
9 Hams Bachtold-Staubli, Handworterbuch des Deutschen Aberglaubens, Vol. IV, p. 58; Vol. III, p. 226.
10 Irving L. Zupnick, « Bosch’s Representation of Acedia », p. 138.
11 Jean Wier, Histoires, Disputes, Discours, Vol. I, p. 454.
12 Bachtold-Staubli, Vol. IV, p. 59.
13 Hierosme Cardan, de la Subtilité, p. 315.
14 Bodin, p. 207.
15 Ibid. p. 57.
16 Erwin Panofsky, Saturn and Melancholy, p. 195.
17 Ibid. p. 250.
18 Henri Corneille Agrippa, La Philosophie Occulte ou la Magie, pp. 135-6.
19 Ibid. p. 169.
20 Si l’on voulait distinguer, comme Brush (cf. Craig Brush, Montaigne and Bayle, p. 142-146) entre différentes sortes de scepticisme, il faudrait sans doute conclure à un scepticisme boîteux de Montaigne, non en tout cas à quelque « pyrrhonisme fidéiste » s’opposant au scepticisme académique d’un Carnéade.
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